11 avril 2014 5 11 /04 /avril /2014 08:52

Dans son livre à charge "Françoise Dolto la déraison pure", le psychologue Manichéen Didier Pleux assassine injustement la célèbre psy des enfants. La psychanalyste Claude Halmos, qui a travaillé avec elle, s’insurge : ces attaques sont infondées voire dangereuses. Un dossier complet de l'excellente revue Psychologies.

 

dolto

Françoise Dolto, coupable désignée en lieu et place des industries de programme... Tel est le dogme simpliste et linéaire soutenu par la "Psychologie Manichéiste".

 

"Cet article est un appel fort" contre la dangereuse propagation de la "psychologie manichéiste"... Opposée par nature à la tolérance d'une théorie intégrative, elle se développe tel le chiendent dans les milieux cliniques et scientifiques, en provoquant une baisse significative de l'intelligence collective et du partage des savoirs.

 

Il s'appelait Léon...

   

C’est l’histoire d’un petit garçon. Il s’appelle Léon, il a 8 ans et une allure étrange. Plutôt grand pour son âge, il semble ne pas pouvoir porter son corps. Il ne tient ni debout ni assis, et n’avance qu’en s’accrochant aux murs ou aux meubles. À l’école, il n’arrive pas à suivre et ne joue pas avec les autres. Son quotient intellectuel est bas et son visage inexpressif. Il parle bizarrement, sur un ton monocorde, en scandant les mots et en séparant les syllabes. Aucun trouble neurologique ne pouvant expliquer son état, les médecins décident de l’adresser à un dispensaire psy, où il est confié à une psychanalyste. Sa mère l’accompagne. Avec difficulté. On est en 1942. En pleine guerre.

 

La mère explique à l’analyste qu’elle est bretonne, seule vivante d’une fratrie de cinq enfants, dont plusieurs sont morts en bas âge. Le père est un émigré polonais. Il est juif, mais la mère ne comprend pas très bien ce que cela veut dire. Elle sait seulement que les Allemands en veulent aux Juifs. Léon a une sœur plus jeune que lui de deux ans, qui n’a aucun problème. Dans le jardin du pavillon de banlieue où ils vivent, le père a creusé un trou recouvert de branchages. Pour se cacher, si on venait le chercher.

 

La mère raconte que Léon s’est assis très tôt dans son berceau et qu’il aurait voulu sucer son pouce, mais elle s’y est opposée : elle a immobilisé ses bras en attachant avec des épingles ses manches à ses vêtements. Ensuite, elle l’a assis dans l’atelier, sur une chaise, à la hauteur de la table sur laquelle son mari et elle travaillaient. Plus tard, elle l’a installé sur un petit fauteuil bas qui faisait aussi pot de chambre. Il y était attaché par une ceinture que l’on retirait, ainsi que la planchette qui recouvrait le pot, quand il voulait faire ses besoins.

 

Quand il est allé à l’école, on a voulu que sa sœur prenne sa place sur le fauteuil, mais elle ne s’est pas laissé faire. On n’a pas insisté et on n’y a pas remis Léon. Il est dès lors resté assis par terre, appuyé à un mur. Il n’a jamais marché à quatre pattes, il se traînait sur son derrière et il ne s’est mis à marcher qu’au moment où sa sœur a commencé : elle avait 14 mois, lui 3 ans et demi.

 

La mère raconte aussi que, le dimanche matin, elle fait venir Léon et sa sœur dans son lit. Elle se met à quatre pattes et, ses enfants sous elle, joue avec eux à la maman chien avec ses chiots. Le père rit et n’y voit aucun mal. Les séances avec Léon commencent. Il est hébété, ne répond à aucune question. Tout dialogue semble impossible. Peu à peu cependant, l’analyste va réussir à entrer dans son monde et un travail va commencer. Un travail au cours duquel Léon va exprimer, grâce aux modelages qu’il fait et aux questions que pose sur eux l’analyste, ce qui lui est arrivé. Comment ligoté, bébé, à sa chaise et condamné à une immobilité permanente et totale, il a perdu jusqu’à la conscience de son corps. Un corps qu’il a traîné dès lors comme un poids mort qu’il ne commandait plus. Cette phase du travail analytique va lui permettre de marcher normalement.

 

Mais son histoire n’a pas seulement volé à Léon son corps. Elle a aussi empêché sa construction psychique. Il n’a acquis aucune conscience de lui-même, il ne sait pas qui il est et c’est pour cette raison qu’il ne peut ni échanger avec les autres ni apprendre. Là encore, l’analyste va l’aider à construire ce qui n’a pas été construit. Et ce, en quelques séances, car la réalité va précipiter les choses. Un jour, en effet, ce que la famille redoutait arrive : les Allemands viennent arrêter le père. Ils ne le trouvent pas, mais exigent que la mère réveille les enfants. Ils lui disent devant eux qu’elle peut divorcer et ordonnent à Léon de se déshabiller. La mère ne comprend pas pourquoi, l’enfant non plus, mais, à partir de là, il refait pipi au lit. Informée, l’analyste explique à Léon que les Allemands voulaient voir s’il était circoncis. Elle lui apprend le sens de la circoncision, de la tradition juive qui le rattache à son père. Comprenant à ses paroles qu’il ne sait rien de la différence des sexes et de son identité sexuelle, et ne sait même pas s’il est un humain ou un animal – il a sans doute trop joué à la mère chien et ses chiots –, elle lui donne les informations nécessaires.

 

Léon, pour la première fois, se met alors à parler normalement et l’interroge sur le divorce que les Allemands ont conseillé à sa mère. Elle écrit : « Je lui ai dit que quand on s’aime comme s’aiment son père et sa mère, on ne divorce pas, que les Allemands ont prononcé ce mot parce qu’ils croient que les gens qui sont juifs comme l’est son père, c’est pas bien. Et j’ajoute que c’est parce qu’ils sont bêtes, les Allemands, qu’ils disent ça. »

 

L’histoire de Léon s’arrête là. La mère écrira à l’analyste pour lui annoncer qu’elle part avec ses enfants retrouver le père, en zone libre. Pour la remercier et lui dire que, désormais, Léon est transformé. À l’école, il commence à lire, à écrire et à compter. Il saute à cloche-pied, joue au ballon et court…

 

Des attaques injustifiées

 

 Pourquoi raconter aujourd’hui cette histoire où, au cœur de la guerre, un petit garçon, gravement handicapé, rencontre une psychanalyste qui, refusant de s’en tenir à son corps si durement atteint et à sa débilité apparente, va chercher, au-delà des symptômes et avec un infini respect, qui il est, ce qu’il a vécu et, en un temps record, le rendre à la vie normale ?

 

Pourquoi raconter aujourd’hui cette histoire où la même psychanalyste, bien loin de condamner la mère de cet enfant – laquelle évoque pourtant des épisodes qui pourraient faire dresser les cheveux sur la tête –, l’écoute avec bienveillance, la soutient, l’accompagne ? Et réussit à nous faire comprendre que, ni mauvaise ni méchante, elle a sans doute voulu, en l’attachant près d’elle, le protéger de la mort qui était venue voler, l’un après l’autre, les bébés de sa propre fratrie.

 

Pourquoi évoquer aujourd’hui cette psychanalyste qui, en 1942, à une époque où l’on pourchasse les Juifs et ceux qui les aident, prend le risque d’expliquer à un petit garçon la tradition juive dont il est issu. Et, dénonçant l’absurdité de l’antisémitisme, lui permet de restaurer l’identité de son père et, par là même, la sienne propre ?

 

Parce que cette psychanalyste, c’est Françoise Dolto. La même Françoise Dolto qu’un livre récent (Françoise Dolto, la déraison pure de Didier Pleux (Autrement, 2013)) accuse d’avoir – d’une façon irresponsable et laxiste – défendu l’idée d’un enfant roi qu’il faudrait laisser se débrouiller seul, en n’ayant pour guide que son bon plaisir. D’avoir rejeté, méprisé et culpabilisé les parents, et surtout les mères, qu’elle aurait tenues pour responsables des problèmes de leurs enfants. Et, cerise sur le gâteau, d’avoir été pendant la guerre ni plus ni moins que… « collabo ». La lecture de ce « cas Léon », tirée de L’Image inconsciente du corps, permet de juger de la pertinence de ces accusations.

 

« Les chiens aboient, la caravane passe », dit le dicton. La tentation serait grande de laisser ces chiens-là aboyer. On ne le peut pas. D’autant qu’ils aboient pour la seconde fois. Didier Pleux avait déjà publié, en 2008, un premier livre, Génération Dolto (Odile Jacob), dans lequel il s’en prenait aux thèses de la psychanalyste ou, plus exactement, à ce que – n’hésitant pas, au besoin, à tronquer les textes – il présentait comme tel. Il recommence. Et ce, sur un mode – insinuations, calomnies… – dont la violence haineuse laisse pantois.

  

Contre la théorie de Dolto, mais aussi contre sa personne !

 

 Françoise Dolto aurait été, selon Didier Pleux, victime de sa psychanalyse. De l’interprétation fallacieuse qu’elle aurait faite de son enfance. Une enfance qu’elle aurait cru pleine de souffrances et qui aurait été merveilleuse. Elle n’aurait pas souffert de sa relation avec sa mère, de la mort, durant la guerre de 1914-1918, de son oncle qu’elle adorait. De celle de sa sœur qu’elle a cru, toute son enfance, ne pas avoir sauvée : sa mère lui avait dit que, si elle priait suffisamment, sa sœur guérirait… Faux, clame Didier Pleux. La mort des frères et sœurs, si elle n’est pas cachée, n’est en rien traumatisante pour un enfant. Là encore, les lecteurs apprécieront. Quant aux parents de Françoise, écrit-il encore, ils étaient formidables, mais dépassés, les malheureux, par cette insupportable gamine enfant roi. Gamine qui deviendra plus tard, dit-il, une sorte de « gosse de riches », réclamant de l’argent à des parents dont elle ne cessait de se plaindre. La psychanalyse aurait validé les plaintes de l’enfant Françoise, lui permettant, devenue grande, de prôner l’éducation de l’enfant roi qu’elle avait été. Et cette psychanalyse aurait fait mieux : elle aurait fait d’elle, pendant la guerre, une « collabo ».

 

Pour fonder ses thèses, Didier Pleux pioche, ici ou là, dans la correspondance de Françoise Dolto ou dans ses textes, des passages qu’il interprète à sa façon. Aidé en cela par le fait qu’il n’existe à l’heure actuelle – ses ayants droit s’y étant toujours opposés – aucune biographie, qui pourrait rendre compte du trajet de ce personnage aussi important que complexe.

 

Françoise Dolto n’a jamais collaboré. Issue d’une famille d’extrême droite marquée par la Première Guerre mondiale et la fi gure de Pétain, elle s’est contentée d’exprimer, dans une correspondance privée, son admiration naïve pour le maréchal. Des travaux sérieux ont été menés sur le rôle des psychanalystes à cette époque (notamment Histoire de la psychanalyse en France, par Elisabeth Roudinesco, Fayard 1994), on peut s’y référer.

 

" La valse des contresens "

 

Partant de cette « recherche » assez particulière, Didier Pleux énonce l’hypothèse centrale de son livre : « C’est surtout la psychanalyse de Françoise Dolto qui a pu la rendre quelque peu psychotique, c’est-à-dire “hors réalité”. » Collabo et folle, qui dit mieux ? Et il entreprend, grâce à une accumulation de contresens, de démontrer le « hors-réalité » de ses théories.

 

Françoise Dolto aurait prôné de ne mettre aucune limite à l’enfant et de le protéger de toute frustration. FAUX

 

L’enfant, dit Françoise Dolto, doit avoir une place, mais pas toute la place. Et, en aucun cas, il ne doit être au centre de sa famille. Il a le droit d’avoir tous les désirs et de les exprimer, mais il doit savoir que, si tous sont légitimes, ils ne sont pas tous réalisables, parce qu’il y a la réalité, les lois, l’existence des autres qu’il faut respecter.

 

L’enfant a droit à l’imaginaire, mais on ne doit pas le laisser s’y perdre. À une mère qui se plaint que sa fille veuille passer sa vie habillée en Blanche-Neige, Françoise Dolto répond sur France Inter : pourquoi pas ? Mais Blanche-Neige travaille toute la journée pour nourrir les nains. Donc, habillée en Blanche-Neige ou pas, votre fille vous aide à éplucher les légumes !

 

Dans L’Image inconsciente du corps, Françoise Dolto décrit le développement de l’enfant comme une suite de pertes et de renoncements nécessaires pour avancer. Il perd, pour naître, la vie intra-utérine. Il perd le biberon ou le sein lors du sevrage. Il doit plus tard renoncer à l’aide des mains de sa mère pour devenir autonome, etc.

 

Elle aurait toujours soutenu l’enfant contre ses parents. FAUX

 

Si Didier Pleux soutient les parents contre l’enfant, Françoise Dolto, elle, n’était pas dans une logique de guerre. D’autant moins qu’elle a appris à toute une génération d’analystes – dont je fus – à ne jamais juger les parents, mais à écouter, en eux aussi, l’enfant souffrant.

 

Elle aurait valorisé le plaisir sans limites de l’enfant. FAUX

 

Elle ne met pas en avant le plaisir de l’enfant, mais son désir, qu’il faut prendre en compte, ce qui ne signifie pas le laisser se réaliser ! En revanche, elle pose l’importance du plaisir. Un enfant qui apprend avec plaisir a plus de chances de réussir que celui qui ressent les apprentissages comme une corvée. Affirmation particulièrement importante à l’époque où elle écrivait. Époque où l’on refusait souvent à l’enfant le droit au plaisir. Où on lui prédisait volontiers qu’il allait bien voir, plus tard, que la vraie vie n’est pas « marrante »…

 

Elle aurait préconisé de toujours écouter l’enfant et donc de lui céder. FAUX

 

Françoise Dolto écrit à une époque où l’on accorde peu, voire pas, de valeur à la parole de l’enfant. Et elle s’élève contre cela, sans pour autant sacraliser cette parole. Son fils Carlos raconte ainsi, dans son autobiographie, que, petit, il refusait les promenades en poussette. Et devant sa nounou impuissante, se roulait par terre… Celle-ci se fâchait, sans résultat. Françoise Dolto entreprit donc de le promener elle-même. Il se roula par terre. Elle ne se fâcha pas, mais l’interrogea. Il expliqua ce qu’il ressentait : que, dans la poussette, il n’avait plus de jambes. En fait, se sentant capable de marcher, il se voyait renvoyé aux temps où, plus petit, il ne le pouvait pas.

 

Françoise lui dit qu’elle le comprenait, mais que la poussette était utile quand on était fatigué. Et elle décida que, désormais, sa nounou et lui partiraient avec la poussette, mais qu’il n’y monterait que quand, fatigué, il ne pourrait plus marcher. Intelligente façon de concilier désir de l’enfant et réalité, que le petit Carlos accepta sans plus rechigner. On comprend donc, si on lit Françoise Dolto, que sa théorie est à mille lieues de ce qu’en raconte Didier Pleux.

 

Cette théorie a bien sûr donné lieu à des dérives : aucune théorie n’y échappe. Et surtout, elle a été élaborée à une époque où le statut de l’enfant était très différent de ce qu’il est aujourd’hui. À une époque où sévissait non pas le laxisme éducatif – qui détruit aujourd’hui tant d’enfants –, mais la répression éducative. Aux adultes, qui considéraient alors l’enfant comme une petite chose sans importance qu’il fallait formater au mieux, Françoise Dolto a dit : « L’enfant est, comme vous, une personne qui pense, qui comprend, qui souffre. » Elle n’a jamais dit : « L’enfant a la même place et les mêmes droits que vous. » Bien au contraire. Car elle a non seulement prôné l’éducation, mais elle en a fait pour les parents un devoir : le devoir d’éducation. Et l’on peut, à partir de son œuvre, poser les bases d’une autorité parentale qui s’adresse à un enfant conçu non pas comme un sous-être à dresser, mais comme une personne qui doit apprendre à vivre, en les respectant, au milieu de ses semblables.

 

Si le livre de Didier Pleux est dangereux, c’est, non pas comme le voudrait son auteur, parce qu’il serait susceptible, grâce à des révélations « croustillantes », de déboulonner une idole. Mais parce qu’il dit, une fois de plus, la peur et la haine que peut susciter, aujourd’hui encore, l’idée d’un enfant conçu comme un être à part entière.

 

Didier Pleux prêche le retour en arrière. Le retour au (bon) temps où l’on pouvait, du haut de sa supériorité d’adulte borné, dire à un enfant que ce qu’il éprouvait était forcément « pas grave » ou « pas vrai ». Sur ce chemin, Françoise Dolto est un obstacle majeur. On ne peut que s’en féliciter.

 

www.psychologies.com

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10 avril 2014 4 10 /04 /avril /2014 11:09

Le psychanalyste Paul-Laurent Assoun tente de déceler le mystère du passage à l’acte, où ce qui fait que  tous les coupables ne sont pas des criminels devant la justice. D’où vient le désir, ou la nécessité, de franchir le seuil qui sépare le fantasme du meurtre effectif ? Comment expliquer que le crime puisse être parfois vécu comme un soulagement de la part de celui qui le commet ?  Et enfin comment rendre compte de ce sentiment de culpabilité présent chez tous ceux qui pourtant, ne sont pas des criminels ?

 

  

 

 

 Invité(s) :
Paul-Laurent Assoun, psychanalyste, professeur à l'université de Paris VII, et membre de l'UMR CNRS psychanalyse et pratiques sociales.

 

A télécharger (cliquez ci-dessous) :


Introduction théorique

aux fonctions de la psychanalyse

en criminologie

 

par J. Lacan et M. Cénac

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2 avril 2014 3 02 /04 /avril /2014 11:51

"Boris Cyrulnik raconte pour réparer les blessures de la mémoire traumatique. Ce psychanalyste, psychiatre et chercheur en neuropsychologie, brillant et lumineux, a placé sa vie sous le signe du lien. Il nous raconte son immense appétit de vivre et comment un survivant peut devenir un homme heureux."

     

 

Boris Cyrulnik, directeur d’enseignement à l’université de Toulon, est l’auteur d’immenses succès, notamment Un merveilleux malheur, Les vilains petits canards, Parler d’amour au bord du gouffre, De chair et d’âme, tous parus aux éditions Odile Jacob et traduits dans de nombreuses langues. Il a reçu le prix Renaudot essai en 2008  pour Autobiographie d’un épouvantail. Boris Cyrulnik a beaucoup fait pour populariser le concept de « résilience » qui renvoie à la capacité qui se développe chez les individus confrontés à des situations adverses parfois extrêmes, à surmonter les épreuves. Il suggère que le meilleur peut naître de la souffrance la plus effroyable. Il a également beaucoup écrit autour du thème de la transmission intergénérationnelle. « Il faut tout un village pour élever un enfant », aime-t-il à dire, soulignant par ailleurs que la transmission exige des lieux pour que la parole circule et que « l’inquiétante étrangeté » du témoignage des anciens soit entendue par ceux qui leur succèdent. Son dernier ouvrage Sauve-toi, la vie t’appelle qui vient de paraître est le plus autobiographique de tous. Il s’ouvre sur des paroles bouleversantes : « Je suis né deux fois. Lors de ma première naissance, je n’étais pas là. Mon corps est venu au monde le 26 juillet 1937 à Bordeaux. On me l’a dit. Je suis bien obligé d’y croire puisque je n’en ai aucun souvenir. Ma seconde naissance, elle, est en pleine mémoire. Une nuit j’ai été arrêté par des hommes armés qui entouraient mon lit. » C’est de cette seconde naissance dont il va donc être question, naissance dans un monde d’une adversité extrême puisque le petit Boris frôle la mort plus d’une fois et puisqu’il a perdu ses deux parents dans les horreurs de la guerre et de la déportation. C’est le long chemin vers la reconstruction de soi que Cyrulnik raconte, la guérison des blessures d’une enfance fracassée, et la réparation d’une mémoire traumatisée.

 
Le sujet central de votre livre, son fil conducteur, c’est la mémoire traumatique. Vous écrivez qu’elle est le résultat de microtraumas répétés chaque jour qui se produisent lorsqu’on doit survivre dans des conditions adverses, ou d’un trauma flagrant. Vous parlez également d’altérations neurobiologiques qui affectent la mémoire et empêchent de contrôler les émotions. Pouvez-vous revenir sur ce concept central de votre travail ?
 
Nous disposons aujourd’hui de moyens d’analyse qui nous sont donnés par la neuro-imagerie, mais également par la psychologie et la sociologie, et qui nous permettent de mieux observer l’effet des traumatismes sur le cerveau et sur les comportements. Dans le cas d’un petit nombre de personnes, il existe un déterminant génétique qui fragilise le sujet et finit par provoquer son isolement sensoriel. Mais le plus souvent, c’est lorsqu’un enfant est isolé dans les dernières semaines de la grossesse ou lors des premiers mois de sa vie (parce que sa mère traverse une épreuve, se trouve plongée dans une sorte de déprime), que l’on observe une atrophie des deux lobes préfrontaux supports de la mémoire et des émotions. Cet isolement affectif précoce a pour résultat que le cerveau va fonctionner de façon différente et que le sujet sera plus facile à traumatiser, entraînant souvent une cascade de traumas. Ce schéma, on le retrouve dans 90 % de ce que les psychologues appellent les « états limites » et qui peuvent s’associer à des tendances suicidaires. Mais ce type de mémoire n’est pas inexorable, quoique tracée dans le cerveau. Elle évolue si le milieu change ou au gré des rencontres qui entraînent le cerveau à réagir différemment. Ainsi si on tend la main à un traumatisé ou si on lui tend la parole, se met en place un processus de résilience, et les vulnérabilités peuvent disparaître. 
 
Mais ce que vous décrivez ici ne correspond pas à votre cas, et pourtant vous avez, vous aussi, fait l’expérience de cette mémoire traumatique.
 
Lors de mes premières années, ma mère m’a fait un cadeau : elle a imprégné en moi un attachement sécure. Ce style relationnel qui facilite la rencontre m’a aidé, plus tard, à ne pas rater les mains tendues. Mais ma mère s’est retrouvée seule et sans ressources, dans la région de Bordeaux et dans un contexte de guerre extrêmement stressant, ce qui a dû provoquer chez elle une sorte de déprime. J’ai été séparé d’elle brutalement puisqu’elle m’a confié à l’Assistance publique, la veille même de son arrestation par la Gestapo, pour me sauver. Je dirais donc que dans mon cas, j’ai un véritable trou de mémoire : une mémoire préverbale vive et confirmée puis un immense trou noir, un arrêt des apprentissages et du développement. La mémoire me revient avec Margot Farges qui joue le rôle de substitut affectif et qui permet au processus de résilience de se mettre en place et à mon développement interrompu de reprendre.
En revanche, c’est plus tard que se développera chez moi une mémoire traumatique : c’est le silence, l’empêchement de parler qui la provoquent. Je m’aperçois qu’on ne me croit pas, que mes récits gênent, que personne n’a envie d’entendre ce que j’ai à dire, et je développe alors un clivage entre une partie de moi socialement partageable à travers des histoires que je raconte et qui amusent mon entourage, et une autre non partageable en raison du déni culturel. Se forme ainsi en moi ce que les psychanalystes appellent une « crypte » de l’âme.
 
Vous parlez également de chimères – ces monstres qui organisent notre mémoire et qui, à l’instar des chimères de la mythologie, sont des compositions imaginaires dont tous les éléments sont vrais – et de faux souvenirs. Pouvez-vous clarifier la différence entre ces deux concepts ?
 
Pour nous tous, la représentation de soi est chimérique : nous composons des chimères, des arrangements de vrais souvenirs, pour en faire une représentation dans notre théâtre intime. Le film que nous projetons dans notre monde psychique est l’aboutissement de notre histoire et de nos relations. Quand nous sommes heureux, nous allons chercher dans notre mémoire quelques fragments de vérité que nous assemblons pour donner cohérence au bien-être que nous ressentons, alors qu’en cas de malheur, ce sont d’autres morceaux de vérité qui donneront cohérence à notre souffrance. Lorsque je me remémore que l’escalier de la synagogue où nous avions été regroupés et d’où je sors pour m’enfuir avait un escalier monumental comme celui du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein où l’on voit un landau dévaler les marches, alors que dans la réalité il n’y avait que trois marches, il s’agit là d’une composition chimérique : j’ai bien descendu des marches, et comme ce moment est accompagné dans ma mémoire d’une émotion très forte à laquelle j’ai besoin de donner une forme imagée, je vais choisir cette image dans un film que j’ai vu. En revanche, lorsque je me remémore qu’un capitaine allemand a soulevé le matelas sur lequel était allongée une dame mourante et sous lequel j’étais caché, qu’il m’a vu et a néanmoins donné le signal du départ, il s’agit là d’un faux souvenir. Dans la réalité, pas de capitaine allemand mais un Français au service des SS, personne ne rentre dans la camionnette, et si on la laisse partir, c’est parce que la dame peut mourir ici ou ailleurs, peu importe. J’ai inventé ce faux souvenir parce que j’avais besoin de penser que le mal n’était pas inexorable, que même les agresseurs conservaient une part d’humanité. J’avais besoin de garder espoir pour trouver la force de continuer à vivre. 
 
Vous évoquez à plusieurs reprises l’histoire biblique de Loth qui dit que l’on peut continuer à vivre à condition de ne pas se retourner sur son passé et en même temps, vous montrez bien que pour se reconstruire, il faut se retourner sur ce passé douloureux et même le raconter. Est-ce qu’il s’agit finalement de temps différents : il y aurait donc un temps pour l’amnésie et un temps pour le souvenir ?
 
Oui, c’est tout à fait ça, sauf qu’il ne faut pas parler d’amnésie mais de déni. Il y a un temps du déni qu’on doit respecter, et tous les traumatisés le manifestent. Je ferais bien une analogie pour m’expliquer : quand quelqu’un se casse une jambe, il ne faut pas le faire marcher tout de suite. Cela ne ferait qu’aggraver le traumatisme et provoquer de la souffrance. On lui pose donc un plâtre et on met ainsi la jambe au repos. Par la suite, on procèdera à une rééducation progressive. De la même manière, le déni est un mécanisme de protection nécessaire, et si on ne respecte pas ce temps-là, on prend le tapis roulant vers la dépression. On reste prisonnier de son passé qui se fige. Le déni néanmoins ne peut s’opérer qu’au prix d’une amputation de la personnalité : on n’est pas amnésique, on se rappelle les événements douloureux, mais on ne veut pas y penser.
 
Peut-on transposer ce même mode de fonctionnement aux sociétés qui ont, elles aussi, besoin de ces périodes de déni après les guerres par exemple ?
 
Oui, bien sûr, c’est le même mécanisme qu’on observe au niveau social. La culture a besoin de ce temps du déni. En France, on aurait pu basculer dans la guerre civile après la Seconde Guerre mondiale, tant la haine était féroce entre les résistants et les collabos. De Gaulle avait conscience de ce risque qu’il a désamorcé en nommant des communistes au gouvernement. Car les tribunaux d’épuration avaient commencé à faire leur travail et il y a eu à peu près 10 000 fusillés. Le déni a permis de démarrer les « trente glorieuses », de rentrer dans une période d’euphorie et de dynamisme où toutes les énergies étaient mobilisées pour reconstruire. Le témoignage des survivants était gênant. On ne voulait pas les entendre. Le déni est donc quelque chose de confortable individuellement et de nécessaire socialement. 
 
De façon étonnante, vous écrivez que c’est la fiction et non les témoignages des survivants, que personne au demeurant ne supportait de lire ou d’entendre, qui a mis du baume sur vos blessures, que c’est la fiction qui a apprivoisé les consciences et permis d’envisager l’impensable.
 
Quand les revenants ont voulu témoigner, ils ont jeté de la glace sur les relations sociales ou familiales. Quand Primo Lévi écrit Si c’est un homme, il n’en vend que 700 exemplaires ! Son témoignage est insupportable et empêche le déni. Ceux qui ont écrit des fictions (et même si celles-ci comportaient des erreurs historiques) ont posé le problème, l’ont rendu supportable et partageable, et ont permis aux revenants de réintégrer le corps social. Je pense à André Schwartz Bart ou à Anne Frank par exemple. Que raconte Anne Frank ? L’histoire supportable d’une gentille famille obligée de se cacher, histoire qui se termine quand la Gestapo arrive sur les lieux. Au théâtre où j’ai assisté à la pièce qui en a été tirée, quand on entend les coups sur la porte, c’est la fin. Donc ce récit est facilement partageable par les non-traumatisés et il entre très vite dans la culture, à l’inverse de celui de Primo Lévi. Jorge Semprun a, lui aussi, voulu témoigner et n’y est pas parvenu. « Mes brouillons saignent », écrit-il, soulignant à quel point l’écriture entretient la blessure. Vingt ans plus tard, il écrit un roman pour raconter ce qui s’est passé, et c’est seulement à ce moment-là qu’il peut avouer : le héros de ce roman, c’est moi.
 
À la toute fin de l’ouvrage, vous dites avoir été étonné par votre propre livre ; vous ne vous attendiez pas à écrire une défense de la judéité qui, dans votre vie quotidienne, occupe peu votre esprit.
 
Faisons d’abord une distinction entre judaïsme et judéité. La judéité concerne l’histoire du peuple juif qu’il faut lire avec une mappemonde tant elle concerne de lieux géographiques différents et elle soulève des problèmes humains universels. C’est une histoire que je dirais « affolée », qui révèle nombre de questions essentielles et que l’on peut comparer à celle des Arméniens ou des Rwandais qui ont, eux aussi, connu les horreurs des génocides. Il est tout à fait passionnant de s’inscrire dans une telle histoire. En revanche, je connais très peu de choses sur le judaïsme et je n’ai pas reçu d’éducation religieuse. Je pensais, en démarrant ce livre, réfléchir à la mémoire traumatique ainsi que vous l’avez noté d’entrée de jeu. Mais je me suis aperçu que le fil rouge de mon histoire était la judéité, mais également la question du regard : comment le regard des autres peut nous traumatiser ou nous réchauffer, nous contraindre au silence ou nous donner la parole, nous enfermer ou nous inviter à la créativité. Les cultures allemande, autrichienne ou espagnole ont pu, à différents moments de l’histoire du peuple juif, nous inviter à la créativité ou nous exclure jusqu’à l’enfermement. Cette question du regard de l’autre qui mène à l’affrontement ou à la créativité est essentielle pour moi. 
 
Pour finir, je souhaiterais revenir sur les premiers travaux de votre parcours de chercheur qui concernent l’éthologie, et sur la question du lien dont vous avez mis en évidence le rôle tout à fait central dans la construction de l’humanité des individus. N’est-ce pas révélateur qu’alors que vous avez été privé, de façon précoce, de liens essentiels à vos deux parents, vous ayez choisi de vous attacher à ce sujet de recherche ?
 
Georges Devereux, psychiatre et professeur au Collège de France, parle de contre-transfert de l’objet de science. Il souligne à quel point le choix de notre objet de science n’est jamais le fruit du hasard, car on choisit toujours un objet qui nous touche. Nombre de linguistes ont par exemple, dans leur entourage, une personne proche atteinte de troubles du langage, un père aphasique ou un frère autiste. Un choix de carrière est souvent un aveu autobiographique. Tendre la main, donner la parole, sont pour moi des événements majeurs. Je suis extrêmement sensible à ces enfants condamnés par des ruptures affectives précoces, des carences affectives, et je ne supporte pas les prophéties autoréalisatrices qui affirment qu’ils sont foutus, qu’ils n’y arriveront pas. Sans doute parce que j’ai moi-même entendu ce type de discours autour de moi. L’éthologie m’a donc offert le dispositif expérimental qui permettait d’observer l’effet des ruptures du lien sur le comportement.
 
Par Georgia Makhlouf pour http://www.lorientlitteraire.com

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25 mars 2014 2 25 /03 /mars /2014 08:09

La concertation médiatique et la profusion de l’information contribue-t-elle à une meilleure connaissance des problèmes ? A une meilleure diffusion du savoir ? Contribue-t-elle à une amélioration du débat démocratique ? La surinformation favorise-t-elle l’information ou débouche-t-elle sur une désinformation ?

 

 

Dossier réalisé par l'écrivain et journaliste René Naba:

Ancien responsable du monde arabo-musulman au service diplomatique de l’Agence France Presse, ancien conseiller du Directeur Général de RMC/Moyen orient, expert chargé de l’information, est l’auteur notamment des ouvrages suivants: "Média et Démocraitie, La captation de l'imaginaire un enjeu du XXI me siècle", Golias Novembre 2012 -"Erhal (dégage), La  France face aux rebelles arabes" Golias Novembre 2011. Il nous livre, dans cet article, un témoignage géopolitique poignant d'un long vécu aux services des médias, qui exercent une hégémonie quasi-totalitaire sur les différentes populations du monde...

 

Média et Démocratie ?

 

Le développement de la diffusion satellitaire, la multiplication des chaînes transfrontières et d’autres canaux de diffusion tels l’Internet (Web), le courrier électronique, le blog ou encore le fax ou le mobile (téléphone portable) ont porté les sociologues et analystes politiques à célébrer l’avènement d’une "société de l’information" comme la marque caractéristique du XXIeme siècle, l’échec du totalitarisme et le terme ultime de la démocratie néo-libérale.

Toutefois, le contrôle accru des grands conglomérats industriels sur les vecteurs d’information, l’importance prise par ailleurs par les stratégies de communication, au détriment de l’information proprement dite, l’endogamie croissante au sein du couple médias et politique de même que l’interactivité des divers acteurs au sein de ce même couple, tendent à relativiser ce premier constat au point que se pose la question de la viabilité d’un débat démocratique dans une société où les principaux vecteurs d’information sont dominés par les puissances d’argent et la promotion des intérêts privés.

Dans ce contexte, le langage, moyen de communication et d’échange par excellence, devient un marqueur d’identité culturel de par la terminologie empruntée ou l’accent utilisé par le locuteur.

L’effondrement d’une idéologie à dimension humaniste, utile contrepoids à l’hégémonie capitaliste, a accéléré cette évolution au point que le langage apparaît désormais comme un redoutable instrument de sélection et de discrimination, de domination et d’exclusion.

 

I- Le débat démocratique face à la profusion d’information
La société de l’information ou le village planétaire.

 

Jamais dans l’histoire de l’humanité, l’information n’a été si abondante et si instantanée au point que l’information mondialisée, abolissant les frontières physiques et linguistiques, a transformé la planète en un « village planétaire ».

Tous les grands évènements mondiaux se vivent dans une quasi communion universelle, (Mondial du foot, Jeux olympiques, les grandes catastrophes naturelles, telles le Tsunami en Asie en Décembre 2004, l’ouragan Katrina durant l’été 2005 au sud des Etats-Unis, de même que les deux guerres d’Irak en 1990 et 2003, ainsi que la destitution de la statue du président irakien Saddam Hussein, en avril 2003.

Depuis la révolution technologique opérée il y a vingt ans, des chaînes d’information continue ont supplanté les chaînes généralistes (CNN aux Etats-Unis, LCI, BFM, I-TELE et France info et France TV, en France) développant des programmes interactifs avec interventions des auditeurs téléspectateurs dans les débats politiques, induisant avant le terme un débat participatif.

L’exemple le plus manifeste, en France, s’est déroulé sur TF1 à l’occasion du débat sur le referendum constitutionnel, en avril 2005, entre le président Jacques Chirac et un panel de jeunes, ainsi qu’à l’occasion de la campagne présidentielle française de 2007 toujours sur TF1 dans l’émission « j’ai une question à vous poser », où le candidat à l’élection présidentielle était confronté pendant 90 minutes à un échantillon représentatif de la population française.

 

Même la presse écrite a opéré une mutation, couplant son édition papier par une édition électronique donnant ainsi la possibilité à un plus large lectorat, au delà les océans, d’accéder aux informations du journal.

En France, par exemple, les grands quotidiens parisiens peuvent être consultés électroniquement depuis l’Afrique ou l’Asie, contournant la censure généralement en vigueur dans les pays autoritaires. Dans le Monde arabe, où la censure est la norme, le quotidien « Al-Qods Al-Arabi » journal critique trans-arabe, offre quotidiennement l’hospitalité de ses colonnes à certains des principaux proscrits intellectuels arabes et contourne ainsi depuis Londres les restrictions édictées par les gouvernements arabes.

De même, à coté de la presse payante, une presse gratuite s’est développée dans les pays occidentaux accentuant l’offre d’information. En outre, un service de messagerie à la demande (à la carte) a été aménagé pour les usagers des téléphones portables.

 

A. Surinformation ou désinformation ?

 

Toutefois, la concertation médiatique, la profusion de l’information contribue-t-elle pour autant à une meilleure connaissance des problèmes ? A une meilleure diffusion du savoir ? Contribue-t-elle à une amélioration du débat démocratique ? La surinformation favorise-t-elle l’information ou débouche-t-elle sur une désinformation ?

Dans les années 1980, cinquante méga-compagnies dominaient le paysage médiatique aux Etats-Unis, mais, moins de dix ans plus tard, il n’en restait plus que vingt trois pour une domination comparable. « La vague des énormes marchés conclus dans les années 1990 et la mondialisation rapide ont laissé l’industrie médiatique centralisée en neuf conglomérats internationaux: AOL-TimeWarner, Viacom CBS, News corporation, Bertelsman (Allemagne), General Electric (NBC), Sony, ATT-LIBERTY Media et Vivendi Universal France.

Quatre d’entre eux (Disney, AOL Time Warner, Viacom et News corporation) contrôlent tout le cycle de la production (films, livres, magazine, journaux, programmes de télévision, musique vidéo, jeux) ainsi que la distribution (radio, câble, grandes surfaces, salles de cinéma multiplex) (1).

Mais cette concentration médiatique, pour impressionnante qu’elle soit avec les immenses possibilités de diffusion qu’elle recèle, contribue-t-elle à une amélioration de l’information du citoyen et du débat démocratique ?

La réponse ne saurait être tranchée à en juger par les déboires enregistrés tant par les Etats-Unis que par la France dans deux moments clés de leur histoire contemporaine:la guerre d’Irak pour les Etats-Unis et le referendum sur le traité constitutionnel par la France.

 

B. Les Etats-Unis et la guerre d’Irak.

 

Les Etats-Unis ont baigné dans une ferveur nationaliste cimentée par l’horreur des attentats anti-américains du 11 septembre 2001 contre les symboles de l’hyper puissance américaine, les tours jumelles (Twin Tower) de New York et le Pentagone à Washington. Cette ferveur a d’ailleurs été attisée par les médias avec leur longue évocation des scènes d’horreur et leurs commentaires conséquents.

Cette unanimité nationale a atteint son paroxysme lors de la guerre d’Afghanistan, en Octobre-Novembre 2001, engagée par les Etats-Unis avec la caution de l’ONU et perçue dans l’opinion américaine et internationale comme des représailles aux attentats du 11 septembre.

Cette unanimité s’est reproduite avec la même ferveur lors de la guerre d’Irak, engagée deux ans plus tard, en mars 2003, grâce notamment au travail de mobilisation de la presse américaine, quand bien même la guerre d’Irak a été engagée sans la caution des Nations-Unies.

Les grands médias américains ont longtemps relayé les thèses de l’administration néoconservatrice américaine avant de reconsidérer leurs positions avec les déboires militaires américains sur le terrain, le pillage du Musée de Bagdad, les tortures de la prison d’Abou Ghraib et les révélations sur les mensonges de la guerre (absence d’armes de destruction massive, lien du régime de Saddam Hussein avec l’organisation Al-Qaîda)

Une journaliste vedette du New York Times, Judith Miller, l’une des plus actives propagatrices de la thèse mensongère des armes de destruction massive en Irak, a été licenciée de son journal et de grands journaux tels le Washington Post et le New York Times ont publiquement reconnu leurs erreurs.

Il n’empêche les médias américains dans la guerre d’Irak ont été complices de la plus grande mystification de l’opinion publique relayant sans la moindre retenue et sur une longue période, la propagande de guerre du président George Bush jr.

La guerre d’Irak a démontré au grand jour la connivence entre le pouvoir politique et le monde médiatique, au détriment de la Démocratie.

 

C. La France et le référendum sur le traité constitutionnel.

 

Les dirigeants des principales formations politiques et la quasi totalité des grands commentateurs des grands médias se sont prononcés en faveur du Traité européen, stigmatisant l’archaïsme de ses opposants, quand bien même le texte soumis à référendum était long, touffu, confus et inaccessible au lecteur de base.

Les partisans du Oui, -grands patrons de presse et grands dirigeants politiques- ont été désavoués d’une manière manifeste, sans que soient remis en cause leur mode de fonctionnement.

Dans le cas de la France, si la connivence est aussi manifeste qu’aux Etats-Unis, le désaveu est plus marqué.

Contrairement aux Etats-Unis, les grands médias français, tels Le Monde ou TFI, n’ont jamais formulé la moindre autocritique, pas plus pour la guerre d’Irak que pour la campagne référendaire européenne ou la couverture de la précédente campagne présidentielle française, celle de 2002, où déjouant tous les pronostics, le chef de l’extrême droite française, Jean Marie Le Pen, chef du Front National, avait dangereusement supplanté, au premier tour des élections, le premier ministre Lionel Jospin, candidat du parti socialiste, éliminant la gauche de la première compétition majeure du XXI me siècle.

 

Jamais le Journal « Le Monde » ne s’est expliqué sur cette emphatique sentence décrétée par son ambitieux directeur selon laquelle « Nous sommes tous Américains » après les attentats anti-américains du 11 septembre. Nul non plus ne l’a interpellé sur ce pouvoir prescripteur qu’il s’est arrogé de se faire le porte-parole des Français, sans le moindre mandat électif.

Six ans après cette profession de foi, alors que l’Amérique s’enlise dans le bourbier irakien, M. Colombani a été déchargé de ses responsabilités, en juin 2007, par un vote de défiance des journalistes de son établissement s’opposant à la reconduction de son mandat.

Auparavant, Patrick Poivre d’Arvor, présentateur vedette de TFI, la plus importante chaîne télévisuelle d’Europe, a été convaincu de « bidouillage », manipulation de l’information, sans que cela n’entraîne le moindre discrédit. Poivre d’Arvor s’était abusivement attribué une interview du dirigeant cubain Fidel Castro, en substituant son image à celle de l’interview et en reformulant les questions afin de donner à l’entretien un cachet personnel.

Jean Marie Colombani et Patrick Poivre d’Arvor ont été cités dans des procès en relation avec l’affaire Pierre Botton, l’ancien gendre de l’ancien député chiraquien de Lyon, Michel Noir, sans que cela, non plus, n’entrave leur fulgurante carrière. PPDA a même été décoré, en mars 2007, de l’ordre du mérite, au rang de chevalier, par le ministre de la culture Renaud Donnedieu de Vabres, sans doute à titre de reconnaissance pour sa contribution à la déontologique journalistique.

De son côté Serge July, fondateur de l’ancien journal de gauche « Libération », plutôt que de s’interroger sur sa fausse perception de la société française, a laissé percé son dépit après l’échec du referendum constitutionnel européen, en Mai 2005, fustigeant ses compatriotes de tous les maux, sans la moindre critique à l’égard de l‘élite dirigeante qui avait établi un texte long et complexe.

Sans chercher à faire œuvre de pédagogie politique sur la portée et la signification de la construction européenne, ou même sans chercher à mettre en cause le président Jacques Chirac pour sa manœuvre démagogique qui avait instrumentalisé l’enjeu européen et le référendum constitutionnel pour rebondir sur la scène politique locale après ses déboires électoraux.

Ainsi donc, deux fois, en cinq ans, la classe politico-médiatique française a été désavouée, sans que cela n’entraîne une réforme des rapports entre le Pouvoir politique et les Médias au point qu’une tendance à l’endogamie paraît se développer à en juger par le nombre de mariages croisés entre politiciens et journalistes.

 

« Les Médias français se proclament et se vivent comme un « contre pouvoir ». Mais « la presse écrite et audiovisuelle est dominée par un journalisme de révérence, par des groupes industriels et financiers, par une pensée de marché, par des réseaux de connivence ( ... ) Alors, dans un périmètre idéologique minuscule, se multiplient les informations oubliées, les intervenants permanents, les notoriétés indues, les affrontements factices, les services réciproques ( ... ) un petit groupe de journalistes omniprésents – et dont le pouvoir est conforté par la loi du silence- impose sa définition de l’information-marchandise à une profession de plus en plus fragilisée par la crainte du chômage. Ces appariteurs de l’ordre sont les nouveaux chiens de garde de notre système économique ».

 

Le constat, féroce, s’apparente, par moments, à la réalité. Il a été dressé par un journaliste du mensuel Le Monde diplomatique » Serge Halimi, dans un opuscule au titre ravageur, « Les Nouveaux Chiens de Garde », Editions « Raisons d’agir », 2eme édition-2005.

La forme la plus achevée de l’imbrication du journalisme au pouvoir politique aura été le journalisme embarqué « embedded », littéralement dans le même lit, durant la Guerre d’Irak. Cette proximité a été jugée malsaine par bon nombre des membres de la profession car elle faussait l’esprit critique dans la mesure où le journaliste était littéralement incorporé au sujet de son observation, sans la moindre distanciation.

En immersion totale avec son sujet et le combat de son colocataire du char, sa capacité d’appréciation était immanquablement biaisée. Cette technique a réussi à retarder, sans totalement l’annuler, l’appréciation objective d’une politique, comme ce fut le cas lors de l’invasion américaine de l’Irak, en mars 2003.

 

(Pour ce qui est de la France, cf à ce propos l’article du même auteur « Média et Démocratie I De la consanguinité entre Politique et Média en France ou « l’embedded à la française ».)

http://renenaba.blog.fr/2007/09/06/p2935657#more2935657

 

II) Les Chiffres de la publicité et le neuro-marketing

 

La communication tend à se substituer à l’information et ses dérives nous renvoient à la propagande de base des régimes totalitaires que les pays démocratiques sont censés combattre. « Spin doctor’s », c’est le nom que l’on donne aux Etats-Unis et au Royaume uni à ses « maîtres de l’embobine » chargés de gérer l’opinion publique.

A la fin des années 1990, le budget américain de l’industrie des relations publiques a dépassé celui de la publicité. Selon une étude de John Stauber et Sheldon Rampton, qui passent pour être les meilleurs spécialistes de la profession et co-auteurs d’un remarquable ouvrage sur la question (Toxic sludge is good for you- Common Courage presse 1995), le nombre des salariés des agences des relations publiques (150.000) dépasse celui des journalistes (130.000).

Aux Etats-Unis, 40 pour cent de ce qui est publié dans la presse est directement reproduit, sans altération, des communiqués des « Public relations » (3) soutient Paul Moreira, producteur de l’émission de référence de Canal + et auteur d’un ouvrage documenté sur « Les nouvelles censures- dans les coulisses de la manipulation de l’information » (Editions Robert Laffont février 2007).

Deux chiffres suffisent à caractériser l’Empire des Médias : il vit aux deux tiers de la publicité, et il dépense chaque année deux fois le budget de l’état français. Au niveau mondial, le chiffre d’affaires mondial de la télévision, hors subventions, est voisin de 220 milliards de dollars en 2006, dont environ 160 milliards financés par la publicité, soit 70%.

Le chiffre d’affaires mondial des journaux et magazines est voisin en 2006 de 275 milliards de dollars, dont environ 175 milliards financés par la publicité, soit 65%, en augmentation, avec un maximum de 88% aux Etats-Unis. En ajoutant les radios, cela fait environ 540 milliards de dollars par an, soit presque deux fois les dépenses annuelles de l’état français.

« Entertainment » (divertissement) comme outil et « advertising » (publicité) comme finalité. Le but n’est pas d’informer, mais d’attirer assez l’attention pour faire passer le vrai produit : la publicité. L’« information » là-dedans est un excipient comme un autre, dont le but n’est pas d’informer mais d’attirer l’attention et de véhiculer des messages publicitaires.

L’information devient « infotainement », une information de divertissement. Ce qui explique en France que les grandes émissions politiques des précédentes décennies, comme l’ « Heure de vérité » sur France 2, faite par des journalistes, a depuis longtemps cédé la place aux émissions de divertissement. Les hommes politiques préfèrent, et de loin, passer chez les animateurs Michel Drucker ou Marc Olivier Fogiel pour promouvoir leurs idées.

 

Le temps de cerveau disponible du lecteur ou téléspectateur humain ingurgite chaque année pour 400 milliards de dollars américains de messages intéressés. Emis par qui ? Sur les 360 milliards fournis aux anciens médias par la publicité, selon ce document du groupe Lagardère, 160 milliards, soit 44%, sont « attribués » par les sept premiers groupes de publicité, qui font un chiffre d’affaires direct d’environ 50 milliards.

La captation de l’imaginaire et le conditionnement psychologique des consommateurs se fait à un âge de plus en plus précoce. Selon une étude d’une équipe de chercheurs de l’Université de Stanford (Californie), 48 pour cent des enfants âgés entre 3 et 5 ans sont conditionnés par la publicité dans leur goût alimentaire.

Le directeur de l’équipe, le Docteur Thomas Robinson, chef du département de pédiatrie à la Faculté de médecine de Stanford, dont les conclusions ont été publiées, en Août 2007, dans la revue « The Archives of Pediatrics & Adolescent Medicine, préconise de « réguler voire de bannir la publicité et le marketing des produits hautes-calories et à faible valeur nutritionnelle, ou d’interdire tout marketing visant directement les jeunes enfants ». D’autant, estiment les chercheurs, qu’une telle pub est « par essence déloyale » (inherently unfair), parce que « les moins de 7/8 ans sont incapables de comprendre les visées persuasives de la publicité ».

Avec le lancement de la campagne présidentielle française, en 2007, les publicitaires ont affiné leurs recherches et leur ciblage. Ils se livrent désormais au « Neuromarketing », une technique qui permet de déterminer la combinaison média idéale qui permettre la meilleure pénétration du message. En gros, quels médias choisir pour que ma publicité rentre bien la tête du consommateur.

Dans le jargon professionnel, l’étude peut déterminer l’impact d’un message publicitaire sur la « mémoire explicite » (la mémoire consciente) ainsi que sur la « mémoire implicite », ce que le cerveau enregistre à l’insu de la personne.

Certes, la multiplication des sources d’information est la garantie de la démocratie car elle permet la formation d’une opinion libre par recoupement des connaissances.

Mais la profusion des vecteurs hégémoniques dans leur approche globalisante, (avec le contrôle du contenant et du contenu, la production et la distribution)porte en elle le risque d’un dévoiement de la démocratie, par les manipulations que les opérateurs du champ médiatique sont tentés de procéder en vue de la satisfaction d’objectifs personnels qui peuvent se révéler, par contrecoup, fatal tant pour la liberté de pensée que pour la démocratie.

 
III- Le Langage comme marqueur d’identité culturelle ou la guerre sémantique

 

"Le langage est un marqueur d’identité culturelle de la manière que les empreintes digitales, le code génétique, les mesures anthropométriques sont des marqueurs biologiques et physiques. L’accent, l’usage des termes, le ton révèlent l’identité culturelle de l’être."

Sous une apparence trompeuse, (des termes généraux, lisses et impersonnels,) le langage est codifié et pacifié. Il devient alors un redoutable instrument de sélection et de discrimination.
Un Plan social renvoie à une réalité immatérielle contrairement au terme douloureux de licenciement massif.

De même qu’ « externalisation et sous traitance » à des opérateurs fonctionnant en dehors des normes de la législation sociale ou encore « Délocalisation » et Optimiser rendement en exploitant une main d’œuvre bon marché et surexploitée des pays pauvres et souvent dictatoriaux, sans la moindre protection sociale, ou enfin « Privatisation » opération qui consiste souvent à transférer à des capitalistes d’entreprises du service public souvent renflouées par les deniers publics, c’est-à-dire les contribuables.

Même au niveau du discours politique le langage est aseptisé au point que l’ancien premier ministre socialiste Pierre Mauroy avait reproché au candidat socialiste aux présidentielles de 2002, Lionel Jospin, d’avoir gommé dans son discours le terme de « travailleurs ». Dans le langage convenu l’on préfère le terme pudique de « Gens de condition modeste » à celui plus parlant de « pauvres » de même pour le tandem « Exclus et « exploités ». Ou encore Classes (qui suggère idée de lutte) et couches sociales. Couches comme couches de peinture.

 

Le langage est connoté. Le seul licite est le LQR « Lingua Quintae Respublicae » (4), le langage en vogue sous la Vme République Française, homologué, estampillé. Gare à quiconque recourt à un langage personnalisé, forgé dans un vocabulaire qui lui est propre. L’homme risque l’ostracisme, aussitôt mis à l’index, affublé d’une tare absolue, irrémédiable : « ringard », « tricard », etc…..

La Langue substitue aux mots de l’émancipation et de la subversion, ceux de la conformité et de la soumission. L’on prône la fléxibilité au lieu de la précarité, dans un pays qui a érigé la rente de situation en un privilège à vie, notamment au sein de la haute fonction publique. Les Enarques ont une rente de situation à vie, mais quiconque ose relever cette incongruité est accusé de faire le lit du « populisme ».

Il en est de même au niveau diplomatique : Problème du Moyen Orient ou Question d’Orient.

Pour un problème, la réponse est unique, le problème ouvre la voie à des experts qui doivent techniquement apporter la solution. Mais la question d’Orient est plus floue. Une question suggère des réponses multiples, et induit l’absence de solution immédiate. Selon que vous utilisez un terme ou l’autre vous serez classé « moderne et dynamique » ou « ringard ».

Un exemple « Le Figaro » du 28 Août 2004 titre en manchettes « L’aveu du président Bush », sans que le journal ne précise en quoi consistait cet aveu, à propos de quoi. Dix ans auparavant, tout autre journal complaisant aurait titré :« Le président Bush admet son échec dans ses prévision sur l’Irak ». Mais si par malheur un journaliste audacieux avait titré la stricte vérité « Bush, le grand perdant de la guerre d’Irak », vous serez aussitôt accusé d’« anti-américanisme primaire ».

La « Novlangue » résulte de la présence de plus en plus manifeste de décideurs- économistes et publicitaires- dans le circuit de la communication, assurant une installation en douceur de la pensée néo-libérale.

Guerre psychologique autant que guerre sémantique, la guerre médiatique, vise à soumettre l’auditeur récepteur à la propre dialectique de l’émetteur, en l’occurrence la puissance émettrice en lui imposant son propre vocabulaire, et, au delà, sa propre conception du monde.

 

Si la diffusion hertzienne est la moins polluante des armes sur le plan de l’écologie, elle est, en revanche, la plus corrosive sur le plan de l’esprit. Son effet est à long terme. Le phénomène d’interférence opère un lent conditionnement pour finir par subvertir et façonner le mode de vie et l’imaginaire créatif de la collectivité humaine ciblée.

Nulle trace d’un dégât immédiat ou d’un dommage collatéral. Point besoin d’une frappe chirurgicale ou d’un choc frontal. Dans la guerre des ondes règne le domaine de l’imperceptible, de l’insidieux, du captieux et du subliminal. Qui se souvient encore de « Tal Ar-Rabih » (La colline du printemps) ?

Près d’un siècle d’émissions successives et répétitives a dissipé ce nom mélodieux, synonyme de douceur de vivre, pour lui substituer dans la mémoire collective une réalité nouvelle. “Tal AR-Rabih” est désormais mondialement connu, y compris au sein des nouvelles générations arabes, par sa nouvelle désignation hébraïque, Tel Aviv, la grande métropole israélienne. Le travail de sape est permanent et le combat inégal.

Il en est de même des expressions connotées : L’extermination d’une population en raison de ses origines s’appelle en français « génocide ». (génocide arménien en Turquie, génocide des tutsus au Rwanda). Lui préférer l’expression hébraïque du terme biblique de « Shoah » (holocauste) signe son appartenance au camp pro-israélien.

Israël n’a jamais reconnu le caractère de « génocide » aux massacres des Arméniens en Turquie au début du XX me siècle, sans doute pour marquer le caractère unique des persécutions dont les Juifs ont été victimes en Europe. D’abord en Russie, les « pogroms » de la fin du XIX me siècle, puis en Allemagne et en France durant la Seconde Guerre mondiale (1939-45).

Il en est aussi des termes antisémitisme et antiracisme. Arabes et Juifs sont des sémites, mais l’anti-sémitisme ne concerne que les Juifs, pour se distinguer des autres, alors que l’anti-racisme englobe Arabes, Noirs, Musulmans, Asiatiques etc.).

 

Le Président Jacques Chirac, lui-même, en fustigeant « l’antisémitisme et le racisme » dans son discours d’adieu, le 27 mars dernier, a consacré dans l’ordre subliminal un racisme institutionnel.

Jusqu’à présent, les pays occidentaux en général, les Etats-Unis en particulier, auront exercé le monopole du récit médiatique, un monopole considérablement propice aux manipulations de l’esprit, qui sera toutefois brisé à deux reprises avec fracas avec des conséquences dommageables pour la politique occidentale : la première fois en Iran, en 1978-79, lors de la « Révolution des cassettes » du nom de ces bandes enregistrées des sermons de l’Imam Ruhollah Khomeiny du temps de son exil en France et commercialisées depuis l’Allemagne pour soulever la population iranienne contre le Chah d’Iran,

La deuxième fois à l’occasion de l’Irangate en 1986, le scandale des ventes d’armes américaines à l’Iran pour le financement de la subversion contre le Nicaragua, qui a éclaté au grand jour par suite d’une fuite dans un quotidien de Beyrouth « As-Shirah », mettant sérieusement à mal l’administration républicaine du président Ronald Reagan.

 

Hormis ces deux cas, les Etats-Unis auront constamment cherché à rendre leurs ennemis inaudibles, au besoin en les discréditant avec des puissants relais locaux ou internationaux, tout en amplifiant leur offensive médiatique, noyant les auditeurs sous un flot d’informations, pratiquant la désinformation par une perte de repères due à la surinformation en vue de faire des auditeurs lecteurs de parfaits « analphabètes secondaires », pour reprendre l’expression de l’allemand Hans Magnus Einsensberger (5)

Non des illettrés, ou des incultes, mais des êtres étymologiquement en phase de processus de « désorientation », psychologiquement conditionné et réorienté dans le sens souhaité. Pur produit de la phase de l’industrialisation, de l’hégémonie culturelle du Nord sur le Sud, de l’imposition culturelle comme un préalable à l’envahissement et à l’enrichissement des marchés, « l’analphabète secondaire n’est pas à plaindre. La perte de mémoire dont il est affligé ne le fait point souffrir. Son manque d’obstination lui rend les choses faciles.

 

Une inversion radicale du schéma économique se produit et la loi de l’offre et de la demande se décline désormais selon un mode radicalement différent : la fabrication du désir de consommation détermine désormais l’activité d’une entreprise. Ce n’est plus le consommateur qui commande le rythme de la production mais le producteur qui orchestre désormais le désir de consommation. Le contrôle de l’appareil de production parait compter désormais moins que la maîtrise de la demande de consommation.

Le citoyen actif cède ainsi le pas au consommateur passif, l’aventurier de l’esprit au télé phage, le journaliste à l’animateur de divertissement, le patron de presse au capitaliste, entraînant du coup le glissement du journalisme vers le règne de l’« infotainement » néologisme provenant de la contraction de l’information et de l’entertainement (terme américain de divertissement). La mondialisation des flux d’information permet ainsi la mise sous perfusion éditoriale d’un organe de presse et par voie de conséquence la sédentarisation professionnelle de l’information, stade ultime de l’anaphabétisme secondaire.

Toutefois ce viol du monde par la publicité et la propagande par la profusion des sons et des images, dans le paysage urbain, sur les écrans dans la presse, au sein même des foyers, se heurte à des résistances éparses mais fermes.

De même que le monopole du savoir par la technocratie est battu en brèche, sur le plan international, par des contrepouvoirs notamment les acteurs paraétatiques (Greenpeace, Médecins sans frontières, Confédération paysanne), démultipliant les sources d’information non contrôlées, de même l’informatique a développé au niveau de l’information une sphère d’autonomie contestataire à l’ordre mondial américain.

Chaque percée technologique s’est accompagnée d’une parade. A la cassette du temps de la révolution khomeyniste, a succédé le fax puis les sites Internet enfin le blog, le journal électronique en ligne, dont le développement s’est accéléré depuis la guerre d’Irak et la dernière campagne présidentielle de George Bush jr (2004), des parades qui retentissent comme la marque d’une revanche de l’esprit contestataire et de la sphère de la liberté individuelle, en réaction au matraquage de la propagande et la concentration capitalistique des médias.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

1- Noam Chomsky et Edward Herman « The manufacturing consent–La Fabrique de l’Opinion publique, la politique économique des médias américains » Ed. Le Serpent à plumes (2003) ».

2- Serge Halimi « Les Nouveaux Chiens de Garde », éditions « Raisons d’agir », 2me édition-2005.

3- Paul Moreira, producteur de l’émission de référence de Canal + et auteur d’un ouvrage documenté sur « Les nouvelles censures- dans les coulisses de la manipulation de l’information » (Editions Robert Laffont février 2007).
Nota bene : l’ouvrage de John Stauber et Sheldon Rampton (Toxic sludge is good for you- Common Courage presse 1995) est cité dans le livre de Paul Moreira cf supra.

4- LQR « Lingua Quintae Respublicae », par Eric Hazan, éditions « raisons d’agir »-2006

5- « Analphabètes secondaires », l’expression est de l’allemand Hans Magnus Enzensberger, auteur de « Médiocrité et folie » Editions Gallimard-1991. cf à ce propos « Aux ordres du Nord, l’ordre de l’information » de Jacques Decornoy dans le bimestriel du journal Le Monde « Manière de voir » N°74 « les 50 ans qui ont changé notre Monde ».

Source: http://oumma.com/

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24 mars 2014 1 24 /03 /mars /2014 12:05

Aujourd'hui, 247 milliards de mails transitent chaque jour par la toile. Quelle énergie le permet ? Propre en apparence, le monde virtuel est en réalité aussi polluant qu'énergivore... Voici l'impact réel de nos vies numériques :

 

 

 

Si Internet était un pays, il serait le cinquième consommateur mondial d'électricité. Mais ses besoins, immenses, se heurtent à la diminution des ressources énergétiques. Voyage dans les «datacenters», usines de stockage qui fonctionnent jour et nuit (pensez à supprimer vos mails pour éviter le trop plein de datacenters), centres névralgiques de la prochaine guerre de l'économie numérique. Certains grands groupes, comme Google ou Apple, ont réagi en construisant de nouveaux centres, utilisant des énergies renouvelables. La Toile pourrait-elle être, à l'inverse, à l'origine d'une "troisième révolution industrielle" ?

 

Quelques mots sur « la troisième révolution industrielle » de Jeremy Rifkin, par Fréderic Ichay, avocat spécialisé en financement :

 

« Une troisième révolution industrielle doit prendre le relais de notre modèle actuel, à bout de souffle », J. Rifkin. Dans son essai intitulé « The Third Industrial Revolution : how lateral power is transforming Energy, the Economy, and the World », l’économiste et essayiste américain J. Rifkin, conseiller de nombreux chefs d’Etats, dresse les contours d’un nouveau modèle économique et social fondé sur les énergies renouvelables et l’utilisation d’internet.

 

La crise financière mondiale a, selon lui, démontré que nos modèles de croissance économique fondés sur les énergies fossiles, le travail à temps plein, une organisation pyramidale des entreprises, et une gestion exclusivement marchande du monde ne sont plus viables. Nous vivons la fin d’une ère économique et nous entrons dans ce qu’il nomme la troisième révolution industrielle qui va bouleverser nos manière de vivre, de consommer, de travailler et d’être au monde.

 

Il indique que la crise économique actuelle n’est pas financière mais énergétique. Nous serions actuellement en train de subir l’agonie d’un modèle économique fondé sur le pétrole abondant et bon marché. Depuis 1979, la quantité de pétrole disponible par habitant diminue tandis que la demande émanant notamment des puissances émergentes telles que la Chine et l’Inde augmente. Cette tendance a entraîné l’envolée des cours du baril conduisant par là même à un ralentissement de l’économie mondiale. L’économiste estime que c’est cette hausse des prix du pétrole qui a déclenché la crise économique en juillet 2008. A cela s’ajoute le fait que cette énergie est polluante et que les catastrophes naturelles liée à la pollution sont de plus en plus violentes et fréquentes (par exemple la marée noire dans le golfe du Mexique suite à l’explosion en avril 2010 d’une plateforme pétrolière louée par BP).

 

Ainsi, afin de contrer les effets néfastes d’une économie fondée sur les énergies fossiles, J. Rifkin préconise la mise en œuvre d’une troisième révolution industrielle. Selon lui, les grandes révolutions se produisent lorsqu’une technologie de communication rencontre un nouveau système énergétique. La première révolution industrielle a vu l’alliance de la vapeur et de l’imprimerie tandis que la seconde s’est construite à partir de la combinaison du moteur à combustion et de la communication électronique (radio, télévision, etc.). Selon l’essayiste américain, la troisième révolution industrielle s’appuie sur la rencontre des énergies renouvelables et de la communication en réseaux dématérialisés (internet).

 

Il expose, dans son ouvrage, un plan d’action pour conduire cette révolution à l’échelle mondiale. Celui-ci repose sur cinq grands piliers.

 

Le premier est celui du passage aux énergies renouvelables : les énergies fossiles, actuellement utilisées dans la quasi-totalité de nos activités doivent être remplacées par des sources d’énergie verte tels que l’éolien, le solaire, l’hydroélectricité, la géothermie, etc.

 

Pour mener à bien cette étape, le pilier numéro 2 du plan propose de transformer les bâtiments (maison ou usine) de chaque continent en mini-centres énergétiques (source de milliers d’emplois). Mais puisque, comme le souligne J. Rifkin, le soleil ne brille pas toujours et que le vent ne souffle pas en permanence, il faudra procéder au stockage de l’énergie notamment via l’hydrogène, pilier numéro 3 du plan.

 

Enfin les quatrième et cinquième piliers reposent sur la transformation du réseau électrique en un réseau intelligent, grâce à internet où chacun pourra vendre et acheter son électricité et la création de réseaux électriques continentaux dans lesquels les véhicules électriques pourront vendre leur surplus d’énergie en se branchant à une prise. Les réseaux de voitures électriques en libre service, à l’instar d’Autolib à Paris, seront de ce fait appelés à se développer.

 

Ces cinq piliers doivent être interconnectés et envisagés dans le cadre d’une réflexion d’ensemble pour pouvoir produire la troisième révolution industrielle.

 

Au-delà du changement de régime énergétique, la troisième révolution industrielle devrait selon l’auteur entraîner une transformation profonde de nos sociétés en modifiant la façon dont nous travaillons, vivons et sommes gouvernés. Nous entrons désormais dans ce qu’il nomme le « capitalisme distribué » construit sur des énergies vertes accessibles à tous. Cette démocratisation de l’énergie devrait conduire au passage d’un pouvoir hiérarchique et vertical aujourd’hui pratiqué par les entreprises à un pouvoir latéral et collaboratif. Les décideurs se verront de moins en moins comme les chefs de territoires délimités mais de plus en plus comme les membres d’une « biosphère », c’est à dire la Terre. Dans ce nouveau contexte, ils privilégieront la coopération par rapport à la confrontation. Des millions d’entreprises ainsi que des propriétaires privés devraient devenir « coopérativement » des acteurs de l’énergie. Un certain nombre d’entreprises se sont déjà lancées dans cette transition (Bouygues et Phillips).

 

La troisième révolution industrielle devrait également avoir pour effet de dépasser le clivage gauche/droite. Il deviendra anachronique de raisonner en terme de socialisme ou de capitalisme puisque la nouvelle ligne de partage se jouera entre les partisans de la coopération, de l’ouverture et de la transparence et ceux de l’ancien système fondé sur la hiérarchie.

 

Les transformations toucheront également le système éducatif. Il s’agira d’ébranler la conception traditionnelle de l’enseignement basée sur l’objectif de formation de futurs travailleurs productifs. Il conviendra désormais d’envisager l’apprentissage comme une expérience collective, partagée et ludique où les élèves pensent et agissent en tant qu’éléments d’une biosphère commune dont ils sont responsables. L’enseignement devient lui aussi latéral et coopératif. Nous pouvons d’ailleurs d’ores et déjà constater cela au travers des nouvelles méthodes d’enseignement au travers d’internet.

 

La troisième révolution industrielle doit aussi encourager l’échange d’énergie entre les continents. Cela requiert une gouvernance continentale et en réseau. L’auteur indique que l’Union européenne semble être le projet le plus abouti. Il souligne en effet que cette dernière s’est officiellement engagée en faveur de la troisième révolution industrielle et qu’elle a adopté dès 2008 un « paquet climat-énergie » prévoyant à l’horizon 2020 de produire 20% d’énergies renouvelables, d’augmenter de 20% les économies d’énergie et de réduire de 20% les émissions de CO2. L’Union européenne a également établi un plan stratégique pour le déploiement des smart grids (réseaux intelligent) au sein de l’Union. En cela, elle a pris une longueur d’avance sur les Etats-Unis qui n’ont pas compris, selon l’économiste, la logique qui sous-tend la troisième révolution industrielle.

 

L’Allemagne semble être le pays leader en la matière. Elle produit déjà 20% d’énergies vertes et devrait  atteindre les 35% en 2020. Elle a converti, en cinq ans, un million de bâtiments à l’énergie positive, et a créé ainsi 250 000 emplois. Sa force réside dans son modèle décentralisé avec une fédération de régions où le pouvoir est distribué.

 

La France possède également de nombreux atouts pour réaliser la troisième révolution industrielle (forte compétitivité de l’industrie de la construction, bonne maîtrise des technologies de stockage d’énergie, solide gestion du transport et de la logistique, etc.). Elle laisse cependant entrevoir certaines faiblesses par rapport à son voisin allemand. Parmi celles-ci : son organisation fortement centralisée. L’auteur encourage ainsi la France à s’orienter vers un modèle coopératif.

 

Cette vision économique qui suscite l’intérêt de plusieurs Etats a toutefois essuyé quelques  critiques. Certains auteurs ont en effet émis des doutes quant à la viabilité de la théorie développée par J. Rifkin. Des auteurs à l’instar de Jared Diamond ont critiqué les systèmes économiques et de gouvernance comme celui de la troisième révolution industrielle fustigeant un risque d’inertie. Des observateurs français ont également fait valoir qu’il serait impossible de prévoir l’aménagement de tous les bâtiments en mini-centres énergétiques. La France compte en effet de nombreux immeubles historiques ou classés qu’il est impossible d’aménager ou de détruire. Le chroniqueur Peter Fost, réfute quant à lui les pronostics de l’auteur de la troisième révolution industrielle. Il l’accuse d’aller à l’encontre du développement économique et de vouloir instaurer un modèle anti-capitaliste.

 

J. Rifkin quant à lui, estime que la mise en place de ce nouveau système prendra sans doute environ une vingtaine d’années mais qu’ensuite, « le développement de la troisième révolution industrielle sera très rapide ». Il ne s’agit pas selon ses dires d’une panacée qui guérira la société de tous ses maux mais d’un plan économique pragmatique réalisable sans que sa réussite ne soit totalement garantie. Il espère cependant son succès car… il ne dispose pas de plan B !

 

Comme souvent, ce type de théorie globalisante requiert une adaptation au cas par cas et pays par pays. Néanmoins, il apparait clairement que le modèle économique sur lequel repose notre système actuel génère de plus en plus de tensions à la fois financières, énergétiques, économiques, que géopolitiques, ethniques, religieuses et confessionnelles. L’excellent ouvrage d’Amy Chua (professeur de droit à Yale), « Le monde en feu » met clairement en lumière le lien qui existe entre violences sociales et mondialisation. L’un des substrats de ces violences sociales est la distorsion économique toujours plus importante entre des pans entiers de population.

 

La théorie de J. Rifkin qui tend à appréhender de manière plus large l’élément participatif de l’économie semble ici faire écho à d’autres études qui démontrent la nécessité de plus en plus impérieuse de tenir compte des inégalités économiques et financières trop criantes.

 

Dans ce contexte, l’accès à l’énergie tient une place majeure. Etant donné les contraintes environnementales et les risques écologiques aujourd’hui clairement identifiés, les énergies renouvelables apparaissent donc comme un complément nécessaire des autres sources d’énergies afin d’assurer un niveau de production suffisant (à des prix abordables) permettant un accès au plus grand nombre tout en ménageant au mieux les contraintes environnementales. La limite de cet exercice, et elle est immense, est qu’une telle évolution de notre société, ne se conçoit que si tous, ou la grande majorité, des états y prennent part de manière active… et convergente ! La partie n’est donc pas encore gagnée.

 

En France, la transition énergétique revient de nouveau au centre des débats. Pourquoi un tel engouement intellectuel pour ce sujet ? La France, comme ses partenaires européens, doit résoudre la question de son approvisionnement en énergie en tenant compte d’un certain nombre de paramètres essentiels :

 

-          Enjeu géostratégique : Indépendance énergétique afin de dépendre le moins possible d’approvisionnement extérieur ;


-          Accompagnement de la croissance économique : la France comme les Etats-Unis ou la Chine, doit assurer un niveau d’accès à l’énergie suffisant (et à des conditions tarifaires raisonnables) pour soutenir sa croissance économique ;


-          Maintien du pouvoir d’achat : il s’agit ici d’une contrainte de politique intérieure incontournable puisque le niveau de croissance économique actuel ne permet d’assurer mécaniquement le maintien du pouvoir d’achat. De surcroit, la tendance haussière des prélèvements obligatoires rend d’autant plus cruciale le contrôle des prix.


-          Aspects environnementaux : les évènements tels que la catastrophe de Fukushima vient nous rappeler, plus de 30 ans après celle de Tchernobyl, qu’un accident dans une centrale nucléaire n’est pas un évènement anodin sans conséquence sur les années qui suivent.


-          Contraintes budgétaires : l’Etat est un gros consommateur d’énergie au travers de ses différents services et ses administrations. Dès lors, le coût de l’énergie impacte sensiblement sur le budget de l’Etat et donc….sur ses dépenses et recettes (impôts).


-          Engagement financiers actuels et futurs : nos énergéticiens ont investi des sommes colossales dans la production d’énergie d’origine nucléaire. Il est évident que les modalités de production sont aujourd’hui largement maîtrisées. En revanche, les coûts liés au démantèlement des installations ne sont pas précisément chiffrables car nous ne bénéficions que de peu de retour d’expérience en la matière.  


-          Aspects psychologiques : à l’instar d’internet, l’accès à l’énergie est perçu comme un droit « acquis »….je dirais même en un quasi droit de l’homme. Nous ne connaissons pas, en France, de contingentement de notre consommation (au sens d’une limitation de MW par exemple) comme c’est le cas dans certains pays où les coupures d’électricité sont fréquentes. Néanmoins, un coût trop élevé de l’énergie pourrait être perçu comme une restriction d’accès.

 

La question énergétique n’est plus aujourd’hui la chasse gardée des mouvements écologiques et c’est tant mieux. De même, il est intéressant de constater que cette question est à l’ordre du jour de nombreuses grandes économies mondiales (la Chine, les Etats Unis, l’Allemagne, etc). Comparaison n’est pas raison disons-nous habituellement. Néanmoins, les expériences vécues par nos partenaires, leurs décisions liées à leur propre transition énergétique interne sont autant d’éléments que nous pouvons utilement utiliser pour nourrir nos réflexions sur le sujet.

 

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20 mars 2014 4 20 /03 /mars /2014 18:52

Avec "Le plaisir d'apprendre", Philippe Meirieu nous donne un beau livre. Contre l'utilitarisme scolaire, il rappelle les exigences culturelles du métier et invite l'Ecole à chercher dans la culture les remèdes à l'ennui. Douze personnalités (F. Dubet, M. Gauchet, B. Cyrulnik, B. Stiegler etc.) appuient son propos et illustrent, parfois de façon saisissante comme Daniel Hameline, la pédagogie du chef d'oeuvre que défend P. Meirieu.  C'est cette vibration , écho de la tension qui nait en classe quand le monde s'éclaire dans le  regard des élèves, qui nourrit ce beau livre.

 

A qui ce livre est-il destiné ? Au jeune prof qui entre dans le métier et qui y trouve l'écho de son engagement ? Au professeur chevronné qui y verra aussi l'écho de ses réflexions et de son expérience ? Avec cet ouvrage, Philippe Meirieu publie un bel ouvrage qui invite au plaisir d'apprendre.

 

Il faut lire les pages où Philippe Meirieu explique ce qu'est le bonheur d'apprendre, "le seul événement qui fait grandir un être : quand il accède à la compréhension du monde. La connaissance , alors ne l'alourdit plus , elle l'allège. Autant dire qu'elle le libère". C'est ce "face à face lumineux", cette flamme que l'enseignant lit dans le regard de son élève, qui motivent le professeur et alimente sa passion.

 

Mais pour Philippe Meirieu, cette passion est toute d'exigence. Il fustige "l'utilitarisme scolaire", la recherche de l'efficacité à tout prix et de l'utilité. "L'utilisation incantatoire et systématique du mot "compétence" dans les programmes scolaires signe l'incapacité de l'école à mobiliser les élèves sur de vrais enjeux culturels au profit des critères de la simple employabilité", écrit-il. A vouloir enseigner que ce qui rend employable, l'école est à coup sur perdante. "En cherchant systématiquement à l'extérieur des savoirs eux-mêmes les raisons de se mobiliser sur leur apprentissage, l'école se délite". Contre l'ennui, P. Meirieu dresse la barrage du chef d'oeuvre. C'est le rôle du pédagogue que d'accompagner l'élève vers la construction de son projet, de son chef d'oeuvre qui à la fois intègre et émancipe. Pour P. Meirieu le plaisir d'apprendre est dans cette tension exigeante qui doit mener l'élève vers la culture et non vers les exercices routiniers.

 

A l'appui de sa thèse, P. Meirieu a fait appel à 12 auteurs, qui deviennent presque ses 12 apôtres. Qui mieux que André Malicot, directeur de la formation chez les Compagnons de France, peut défendre la place du chef d'oeuvre dans la formation d'un jeune ? Qui peut mieux que le sociologue François Dubet parler du bonheur à l'école, une question largement sous estimée par l'institution ? Il faut lire aussi le très beau texte de Daniel Hameline où il parle du  partage d'une oeuvre musicale et de l'ouverture d'âme qu'elle apporte. Boris Cyrulnik, Berabrd Stiegler, Eric Favey, Emmanuelle Daviet, Jeanne Benameur, Isabelle Pelloux, Agnès Desarthe, Marcel Gauchet, Victor Caniato apportent aussi leur contribution à ce Plaisir d'apprendre.

 

Ce "Manifeste" de Philippe Meirieu est évidemment une réflexion sur l'enseignement. Mais c'est plus que cela. C'est un beau livre qui nous rappelle, les jours difficiles, la noblesse et la sincérité du métier d'enseignant. Merci Philippe Meirieu !

 

Philippe Meirieu, Manifeste. Le plaisir d'apprendre, Edition Autrement:

 

 

Meirieu : "Les valeurs de l’École et celles de la société s’éloignent de plus en plus. Un moyen de lutter contre ce divorce est de mettre la question du plaisir d’apprendre sur le tapis"

 

 

" Si nous ne voulons pas abandonner nos enfants à la sous-culture des « joueurs de flûte » qui les traitent essentiellement comme des « cœurs de cible », il faut bien se reposer la question du « plaisir d’apprendre »". Philippe Meirieu explique ses choix pédagogiques et partage son inquiétude. "La bataille pour une école publique vraiment démocratique est loin d’être gagnée".

 

Pourquoi faut-il écrire un livre sur "le plaisir d'apprendre" ? Qu'est ce qui menacerait ce plaisir ?  L'utopie technologique ? L'utilitarisme scolaire ? Le poids des injonctions, des programmes ineptes et de la routine ?

 

Sans doute un peu tout cela. Mais, plus largement, nous assistons, je crois, à ce que Marcel Gauchet – que j’interroge dans le livre – nomme « l’inversion capitale de notre histoire culturelle récente » : que faire de savoirs qui « prennent la tête » dans une société qui aspire d’abord à « prendre son pied » ? C’est cela qui me frappe fortement aujourd’hui : même les méthodes prônées depuis l’Éducation nouvelle pour « donner du sens aux savoirs » - les « méthodes actives » ou la « pédagogie du projet » - tombent souvent à plat sur des élèves pour lesquels l’ « apprendre » n’est source que d’ennui, de difficultés, voire de souffrances. Certains, bien sûr, parviennent à trouver du plaisir dans tel ou tel exercice, telle ou telle discipline ; d’autres savent qu’il faut faire des sacrifices et que le plaisir est au bout du chemin, dans une réussite scolaire ou professionnelle future : c’est pourquoi ils concèdent des efforts, mais sans enthousiasme et en pensant que c’est un « mauvais moment nécessaire à passer ». Mais les premiers comme les seconds, de toutes façons, ne sont pas équitablement répartis dans le champ social ! C’est une banalité de dire que la motivation pour la grammaire ou la biologie, pour Hésiode ou la loi de Joule n’est pas spontanément partagée par tous les enfants et les adolescents, indépendamment de leur origine sociale ou de leur histoire personnelle… Or, la chose est d’autant plus problématique qu’on cherche aujourd’hui à « refonder l’école », qu’on veut la « démocratiser », lutter contre les injustices sociales et contrecarrer les effets délétères de l’inflation publicitaire comme de la démagogie de certains médias. Si nous ne voulons pas abandonner nos enfants à la sous-culture des « joueurs de flûte » qui les traitent essentiellement comme des « cœurs de cible », il faut bien se reposer la question du « plaisir d’apprendre » et de la manière d’en faire un plaisir véritablement accessible et partagé.

 

Beaucoup d'enseignants se déclarent épuisés par l'exercice du métier.  Souvent le métier réel leur apparait trop éloigné du métier voulu. D'autres fois, c'est les situations impossibles où les plongent les injonctions officielles. Quel regard jetez vous sur l'évolution du métier enseignant ?

 

Je comprends cet épuisement et, au-delà des situations matérielles particulièrement difficiles vécues par certains d’entre eux, il me semble précisément lié à cet enjeu proprement anthropologique du statut de « l’apprendre » et de l’accès à la culture dans notre société. Comment ne pas être épuisé quand on a le sentiment que toute transmission se heurte à une forme de délégitimation a priori ou, au mieux, de relativisation condescendante ? Comment ne pas être affecté – au sens fort de ce mot – quand des connaissances, des biens culturels, des œuvres que l’on considère comme des expressions essentielles de « l’humaine condition », dans ce qu’elle a de plus exigeant et exaltant à la fois, ne mobilisent guère des élèves pour lesquels « la vraie vie est ailleurs » ou qui ne cèdent à nos injonctions qu’en considérant tout cela sous l’angle exclusif de son « employabilité » immédiate ou future ? Comment ne pas être découragé quand on ne parvient pas à transmettre cette vibration particulière des savoirs dont on est porteur, ce plaisir d’apprendre et cette joie de comprendre qui nous ont fait nous engager dans ce métier et qui semblent hors de portée de la majorité de ceux et celles dont on est chargé ? C’est tout cela que j’aborde dans le livre et à quoi je tente d’apporter, sinon des solutions, du moins des perspectives qui permettent d’espérer.

 

Précisément, vous dites que la transmission du plaisir d’apprendre est liée au fait de ressentir le plaisir d’enseigner. Mais n’est-ce pas un cercle vicieux, alors ? Quelles mesures prendre pour développer le plaisir d'enseigner ?

 

Pour moi, le plaisir d’enseigner est profondément indissociable de la posture que l’on a à l’égard de ses propres savoirs : si l’on se place dans un posture de simple « détenteur-transmetteur », on risque de ne rien engrener dans sa classe et de ne guère mobiliser ses élèves. En revanche, si l’on se place dans une posture d’ « explorateur-créateur » de ses propres savoirs et des moyens de les transmettre, alors on peut enclencher une dynamique particulièrement féconde. C’est pourquoi, je crois que la formation initiale et continue doit permettre aux enseignants de réinvestir sans cesse cette posture, de chercher ensemble comment on peut donner prise sur les savoirs, mobiliser l’intelligence sur des connaissances, réussir à faire fonctionner des situations d’apprentissage pour que le cerveau des élèves se mette à pétiller et qu’ils découvrent – même fugitivement – que l’école n’est pas seulement le lieu de contraintes arbitraires mais aussi le lieu de découvertes qui donnent vraiment du plaisir. Il suffit, sans doute, pour un élève d’avoir entrevu cela, d’avoir rencontré un adulte qui en témoigne, d’avoir réussi lui-même à éprouver la joie d’expliquer ce qu’il a compris, pour que son destin scolaire puisse en être changé… Et vous comprenez bien que je plaide ici pour une révolution copernicienne en matière de formation des enseignants : pour qu’ils éprouvent et transmettent le plaisir d’apprendre, je crois qu’il leur faut une véritable formation pédagogique, qui leur fait cruellement défaut.

 

Vous défendez le chef d'œuvre et l'effort de l'élève dans le plaisir de l'école. Effort et plaisir, n'est ce pas contradictoire ?

 

Je critique vivement cette pédagogie laxiste qui consiste à noter successivement des exercices ou des devoirs médiocres sans jamais permettre à un élève de pouvoir s’améliorer pour accéder jusqu’à ce qui pourra représenter, pour lui, un niveau de perfection. Je crois que le plaisir s’éprouve dans le travail pour se dépasser, dans la réalisation d’une œuvre dont on peut être fier, quand on a vraiment compris quelque chose, qu’on s’est approprié des connaissances et qu’on a pu les ressaisir dans un « chef d’œuvre » qui en est, tout à la fois, la miniaturisation et la conceptualisation. Là l’intention et la réalisation se conjuguent, comme l’effort et le plaisir… Je tente d’expliquer, dans le livre, comment s’opère ce processus et comment il peut fonctionner pour l’élève de maternelle à qui l’on apprend à dessiner comme pour l’élève de terminale qui fait une dissertation de philosophie, pour l’élève de collège qui étudie les vallées glaciaires comme pour l’étudiant d’université qui rédige un mémoire. Le chef d’œuvre n’est pas réservé à « l’élite », tout au contraire : il doit être possible à tous les niveaux taxonomiques. C’est de le considérer comme un « aboutissement » réservé à quelques-uns, après une enfilade d’exercices médiocres, qui crée artificiellement des « élites ». En réservant l’excellence au soi-disant « couronnement » des études, on condamne toute une série d’élèves à la médiocrité et, finalement, à l’échec.

 

On sait que le métier d'enseignant est difficile et peu payé. Pourtant de nombreux salariés font ce choix et quittent des carrières souvent bien parties. Vous en avez connus et aidés de nombreux à l'IUFM de Lyon. Qu'est-ce qui  les motive ? Serait-ce le plaisir d’apprendre et d’enseigner ?

 

Oui, je le crois, au moins pour une part. C’est pourquoi je suis absolument convaincu qu’il faut encourager, par tous les moyens, ces reconversions qui viennent enrichir de manière particulièrement précieuse le corps enseignant. En se recentrant sur le désir de transmettre leur propre plaisir d’apprendre, ces nouveaux enseignants « venus d’ailleurs » nous disent des choses essentielles sur le métier. Il faut les entendre nous expliquer ce que représente la possibilité de ne plus être tenaillés en permanence par des exigences de rentabilité immédiate, la joie qu’il y a à prendre le temps d’examiner les choses pour comprendre vraiment « comment ça marche » et pas seulement « comment satisfaire aux impératifs de la production ». Il faut les voir accéder avec bonheur à cette posture de « chercheur-créateur », portés par le désir de transmettre, non pas seulement des résultats, mais une démarche, une impulsion, un engagement. Il faut les entendre dire leur plaisir à pouvoir être, au quotidien, au plus près de l’exigence de précision, de justesse, de rigueur, de vérité… Au point que j’en viens à me demander si dans la « société de la connaissance » qu’on nous annonce, il ne serait pas possible, utile, indispensable même… que chacune et chacun, quel que soit son métier et sa fonction, puisse disposer d’un temps pour desserrer les mâchoires de l’efficacité immédiate, réinterroger les savoirs qu’il utilise avec les yeux d’un apprenant et les transmettre à d’autres ! Sans nier la spécificité du métier d’enseignant, on pourrait imaginer, dans le cadre d’un meilleur partage du temps de travail, de dégager du temps pour tout le monde afin de mettre la transmission des savoirs au cœur de notre société, dans la perspective de cette « économie contributive » que Bernard Stiegler appelle de ses vœux dans le livre.

 

L'ouvrage est enrichi de contributions d'auteurs connus ou moins connus, écrivains, sociologues, artistes et une seule enseignante. Certains ont parfois la dent dure avec l'institution scolaire, voire les  enseignants. Qu'est ce qui motive leur participation et votre choix ?

 

J’assume tout à fait ce choix. Car, même si la plupart des contributeurs ont été longtemps enseignants (et le sont encore d’une manière ou d’une autre), j’ai voulu qu’ils puissent se situer de manière un peu décentrée par rapport aux approches souvent trop didactiques de cette question. J’avais envie que les enseignants puissent entendre, sur une question qui est au cœur de leur métier, les points de vue d’une romancière et d’un sculpteur, d’un pédopsychiatre et d’un sociologue, d’un philosophe et d’un formateur d’adultes… Je ne crois pas qu’ils aient la dent dure avec les enseignants. Ils reconnaissent l’extraordinaire difficulté de leur tâche et tentent de comprendre pourquoi il en est ainsi. Ils disent aussi, avec leurs mots, ce que les enseignants n’osent pas toujours dire… parce que ce n’est pas « institutionnellement correct », parce que ce n’est pas « prouvé par les neurosciences » ou parce que ce n’est pas « dans les instructions officielles »… Ils évoquent des dimensions de « l’apprendre » qui relèvent souvent de l’impensé, qui échappent à nos discours formatés… Au total, je crois qu’ils donnent une belle idée de ce qu’est « le plaisir d’apprendre » et la « mission d’enseigner » : ils rendent ainsi un superbe hommage aux enseignants !

 

Aujourd’hui, l'Ecole vous semble-t-elle menacée et en panne ou en train de se reconstruire ?

 

J’aimerais être sûr qu’elle est en train de se reconstruire. Mais je reste inquiet. Inquiet politiquement, car la bataille pour une école publique vraiment démocratique est loin d’être gagnée. Inquiet institutionnellement, car je ne vois pas les modes de « gouvernance » - comme on dit aujourd’hui – évoluer sensiblement vers plus de coopération pour créer de véritables dynamiques collectives. Inquiet pédagogiquement, car j’ai le sentiment que la pédagogie reste – malgré la volonté du ministre – assez marginale dans la formation des enseignants et des cadres éducatifs, comme dans le pilotage du système. Inquiet sociologiquement aussi, car je mesure l’écart qui se creuse de plus en plus entre le monde de l’École et le fonctionnement sociétal dans son ensemble : les valeurs de l’École et celles de la société s’éloignent de plus en plus ! Un moyen de lutter contre ce divorce est de mettre, précisément, la question du plaisir d’apprendre sur le tapis. Même si cette question paraît farfelue à certains. Car, aucune réforme, aucun changement de programme, aucun « comité Théodule » supplémentaire ne pourra contribuer à faire advenir l’École dont notre démocratie a besoin si la question du plaisir d’apprendre ne devient pas un enjeu collectif fondateur.

 

Propos recueillis par François Jarraud pour l'excellent site www.cafepedagogique.net

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20 mars 2014 4 20 /03 /mars /2014 09:01

Dossier skholé.fr : À propos de "La vraie vie à l’école. La psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l’école" – Entretien avec Philippe Lacadée

 

 

<< En tant que psychanalyste, je dois m’intéresser plus aux processus affectifs qu’aux processus intellectuels, plus à la vie psychique inconsciente qu’à la vie psychique consciente. Mon émotion lors de ma rencontre avec un ancien professeur de lycée m’invite à faire un premier aveu : je ne sais pas ce qui nous sollicita le plus fort et prit pour nous plus d’importance, avoir affaire aux sciences qu’on nous exposait ou aux personnalités de nos professeurs. […] Nous quêtions leurs faveurs ou nous détournions d’eux, imaginions chez eux des sympathies ou antipathies qui n’existaient probablement pas, étudiions leurs caractères et formions ou déformions les nôtres sur ces modèles. Freud, À propos de la psychologie du lycéen[1] >>

 

Face à l’impossible d’éduquer qu’évoquait Freud en son temps, l’ouvrage La vraie vie à l’école. La psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l’école prend résolument le contre-pied des débats des dernières années qui ont alimenté des positions tranchées et souvent schématiques, créant finalement un antagonisme artificiel entre les missions de l’école, et limitant le fait d’enseigner à des positions auxquelles la vie d’une classe ne saurait se réduire : car avoir le souci de l'élève, prendre ses capacités cognitives comme ses difficultés ou encore sa parole au sérieux, en un mot être à son écoute, ne remet en cause ni l’exigence des contenus d’enseignements, ni le goût du savoir et de l’effort, ni même l’autorité symbolique de l’école ou de son enseignant, en tant que l’école est le lieu d’apprentissage-transmission des savoirs visant à l’autonomie de l’esprit par la formation intellectuelle où l’on apprend à vivre collectivement selon des principes de respect et de compréhension de l’autre. C’est précisément un lieu qui offre la chance et le cadre propre à faire la nécessaire expérience de l’altérité et du lien social autrement que dans le contexte familial premier. Avec cet ouvrage nous rentrons de plain-pied dans ce qu’est réellement l’école à travers le prisme de la psychanalyse, puisqu’il rend compte du « parcours » du psychiatre-analyste, Philippe Lacadée, qui pendant treize années dans le cadre du Centre interdisciplinaire du champ freudien[2] – CIEN –, a pu échanger, dialoguer, avec les élèves et les professeurs et entendre les points de butée de là où ils s’énonçaient, mais aussi parce que des témoignages d’enseignants rendent compte de leur manière d’y faire à partir de la parole des élèves comme de leur refus de céder face à ce qui embrouille l’élève, le déborde, non sans conséquence sur le fonctionnement de la classe en cours ou son avancement dans la progression des savoirs.

 

Pour Philippe Lacadée, « l’école doit inventer aujourd’hui les lieux et les liens pour rendre les élèves plus présents, plus attentifs au savoir vivant que les enseignants leur transmettent, plus responsables devant la vie qu’ils ont à construire. » Si pour beaucoup d’élèves, le sens de l’école comme celui de leur présence obligatoire en son sein ne posent pas de difficultés, pour d’autres élèves de milieux sociaux divers, l’école est un problème comme le sens des savoirs enseignés. Certains signent parfois leur relation à l’école par un ratage momentané ou durable, quand rien ne vient border la répétition d’une jouissance pulsionnelle en trop : refus d’apprendre, isolement, désertion, ennui, refuge dans un ailleurs extra-scolaire qui peut prendre des formes diverses, violence verbale ou physique, et parfois passage à l’acte mortifère. Se tenir toute la journée assis en classe, écouter, prendre des notes, faire ses devoirs, apprendre : toutes ces activités peuvent poser problème à un moment où les questions de corps, de sexualité, de perte des repères de l’enfance sont très préoccupantes. Il y a souvent une grande solitude qui habite l’adolescent, en tension avec la découverte d’une nouvelle autonomie valorisante, désirable, comme menaçante, non sans danger parfois pour lui. Il est parfois démuni, sans mot pour dire ce qui lui arrive, et peut chercher à le dire à l’envers, ou sous forme de provocation, ce qui n’est pas sans pertinence et toujours à prendre au sérieux. L’élève, qu’il en ait ou pas le goût, n’est jamais dépourvu d’esprit, même si les voies scolaires ne paraissent pas le lieu de son épanouissement, pour de multiples raisons qui relèvent aussi bien d’une position défaitiste, inquiète, ou encore du sentiment entretenu par d’autres de son âge, qu’ici il n’y aurait rien les concernant, aussi bien que du discours social et de l’héritage familial.

 

L’école n’est cependant pas ce Moloch sans pitié qui engloutit chaque élève à la première difficulté venue, puisque c’est précisément un lieu où développer ses capacités cognitives, son savoir sur le monde à travers des disciplines, goûter aux plaisirs intellectuels d’une culture générale, un lieu où s’émanciper pour dialoguer autrement avec les autres et le monde qui nous entourent et développer un esprit critique à partir de ce que nous appelons la culture universelle. Que serait une école avec des élèves qui sauraient tout d’avance ou pire encore qui se ressembleraient ? Cet ouvrage est réjouissant à plus d’un titre, à commencer parce qu’il s’aventure là où souvent l’on s’en tient aux idées d’impasses, parce qu’il est chargé de la promesse de bonnes rencontres à l’école, mais aussi parce que la psychanalyse permet de faire un pas de côté avec les idées reçues et fossoyeuses de la possibilité d’une vraie vie à l’école, comme si la vie devait s’arrêter aux grilles des lycées… Comme si les élèves n’étaient que des élèves et les professeurs que des professeurs, sans nom, ni style propre, sans autre interaction entre eux. Avant d’échanger avec l’auteur de son travail, nous souhaiterions encore présenter brièvement trois autres points de vue qui ont trouvé place dans cet ouvrage et qui font miroiter l’école d’aujourd’hui selon des angles différents. 

 

Dans son article, « une éthique de la parole », Joseph Rosetto, principal du collège Pierre Sémard à Bobigny, s’interroge sur l’éthique de la parole dans un système scolaire très concentré sur le résultat scolaire, le classement… Quand l’enfant fonctionne autrement dans ce circuit d’apprentissage, il est de suite évalué comme « enfant en difficulté », il s’en suit toute une cohorte d’accompagnements spécifiques afin de traiter l’absence de résultats scolaires évalués comme insuffisants. Lors des conseils de classe, c’est bien à partir des résultats scolaires que l’élève est envisagé, « nous exprimons sur l’élève un regard photographique, un condensé inexact, souvent injuste qui ne s’intéresse pas à l’enfant dans son intégralité et ne reflète pas sa personnalité. Quant aux conflits qui peuvent rendre la classe impossible, ils sont souvent provoqués par une parole trop rigide ou blessante. » Pour lui, « la France est le pays du grand écart scolaire » parce que l’école ne saurait pas s’adresser ou enseigner aux enfants qui ne font pas corps avec l’idéal du bon élève et du savoir. Par exemple, en Seine-Saint-Denis, la moitié des enfants qui rentrent en 6ème sur environ quinze mille élèves ne peuvent pas lire, ni écrire quelques lignes compréhensibles, il y a là tout un programme de travail pour amener les enfants à apprendre. Tous n’y arrivent pas. C’est pourquoi dans ce contexte, les projets qui associent d’autres aptitudes de l’enfant sont primordiaux, pour ne pas laisser ces enfants sur le bord de la route. Autour du collège de Bobigny, des enseignants, des parents d’élèves, des artistes se sont réunis avec Joseph Rosetto pour créer « une école de l’expérience », « parce que l’école est toute entière tournée vers des programmes qu’il faut faire et des savoirs que les enfants doivent « absolument » apprendre.

 

Ces objectifs n’ont pas grand-chose à voir avec l’expérience. L’expérience c’est autre chose, c’est une mise en mouvement qui ne conduit pas les enfants vers quelque chose de figé, de fini, mais elle est l’élan qui le porte, le dépasse souvent, le transforme. Elle est désir et énergie. Le voyage qui se construit par l’expérience n’est plus un voyage d’étude, il devient vie, il est la vie. » De cette école sont nés entre autres des pièces comme « Les enfants d’Héraklès » d’après Euripide, ainsi qu’un voyage en Grèce, « Enfances » de Céline Baliki, ou encore « Antigone », épopée adaptée du récit de Henry Bauchau et de la pièce de Sophocle, jouée au Centre dramatique national de Montreuil. Joseph Rossetto évoque avec passion les défis d’un collège en banlieue, l’enseignement comme « un métier qui ne cesse de se réinventer », et qui peut prendre appui sur la vitalité d’un tissu associatif de proximité pour trouver ensemble des réponses pour accueillir la diversité des enfants qui vivent-là.

 

Dans son article, « Adolescent à l’école : est-ce possible ? », Philippe Meirieu, professeur en sciences de l’éducation à l’Université Lumières-Lyon 2, propose de réfléchir à ce qui de manière immuable fait frontière entre les enseignants et les élèves, les adultes et les enfants, dans le « face à face » de la classe, cette séparation de facto entre les places ou les fonctions que l’école assigne à chacun, qui va jusqu’s’inscrire dans l’espace même des lieux réservés, qui divisent, séparent en deux groupes les professeurs des élèves, et ce de la plus petite classe jusqu’à l’université, tout en rappelant qu’une tradition philosophique républicaine ne connaît que l’enfance et l’âge adulte, aucun entre-deux. Frontières également entre « la culture scolaire » et « la culture jeune », entre l’idéal d’un savoir qui s’adresse à l’intelligence et ce qui occupe l’adolescent singulièrement, comme ses propres élaborations et expériences, hors discours scolaire. Dans le passage de l’étudiant à l’enseignant ne retrouve-t-on pas cette transformation radicale, et parfois caricaturale, de la personne qui dans son passage d’un groupe à l’autre joue désormais au professeur ? Et j’aimerais ici citer assez longuement Philippe Meirieu qui prolonge autrement encore cette idée quand il se demande pourquoi l’école a su un temps intégré « la révolte adolescente » et « la culture scolaire classique. » « […] si l’école ne supporte plus les « ados », il fut pourtant un temps, pas si lointain, où elle s’accommodait parfaitement des adolescents, pourvu qu’ils soient, tout à la fois, intégrés et révoltés. […] Au fond « la génération 68 » fut sans doute la dernière, contre toute apparence, dont l’adolescence était parfaitement assimilable par une institution scolaire où l’élégance du geste parvient toujours à faire oublier le pathos de l’intention.

 

À cet égard, Mai 68 marque non point le début, mais la fin d’une époque : depuis quarante ans, le modèle "intégré / révolté" n’en finit pas de perdre du terrain au profit d’un autre, aujourd’hui très largement dominant, voire hégémonique, le modèle "indifférent / agressif". […] L’adolescent des années 60 conjuguait acceptation de la culture scolaire et refus de la culture sociale : il pouvait ainsi, dans sa révolte même, rencontrer l’assentiment de ses maîtres. L’adolescent d’aujourd’hui associe la dévotion à la culture sociale au refus de la culture scolaire : il ne peut donc rencontrer que l’hostilité de ses profs. L’adolescent des années 60 lisait Sartre et Camus – bons élèves par excellence – et contestait « la société de consommation ». L’adolescent d’aujourd’hui veut son lecteur MP3, passe des heures devant You Tube, et trouve profondément ridicule de manifester le moindre intérêt pour les savoirs scolaires. C’est pourquoi, même s’il faut prendre ses distances avec les stéréotypes dominants et ne pas confondre la diversité sociologique d’une population avec les images qui en sont données, force est de constater que « la figure adolescente » contemporaine – indissociablement descriptive et prescriptive – n’est plus une "figure scolaire"». Bien évidemment, l’auteur ne conclut pas pour autant sur la fin de l’école pour les adolescents, mais plaide plutôt pour de « nouveaux paradigmes pédagogiques ». Cette analyse pose finalement la question de la transmission et de l’héritage.

 

Qu’est-ce qui de « la figure scolaire » des parents et des enseignants a passé ou pas entre les générations ? Et pourquoi ? La culture de la critique politique de la société s’est-elle affaiblie au fur et à mesure que cette génération s’installait dans la société de consommation et désirait les mêmes objets que ceux offerts à leurs enfants ? Peut-être est-il possible d’avancer que les formes de « rébellion » s’énoncent plus individuellement aujourd’hui que sous la bannière d’idéaux politiques collectifs d’hier, qui pour des raisons multiples n’ont plus guère le vent en poupe, et sont assurément moins politiques, à en juger « les modes de jouissance » qui préoccupent les adolescents. 

 

Fernand Cambon, traducteur de Freud et de poésie, agrégé d’allemand et ancien élève de l’ENS, témoigne avec humour dans son article « de l’évaluation dans l’enseignement » de ce qui  dans les année 80 le décida à quitter l’enseignement supérieur pour le dit « 93 », où il enseigna en lycée son amour de la langue allemande en choisissant ses textes, de Celan à Schiller, élaborant ses propres exercices appropriés, en offrant un enseignement très éloigné de la conception de la langue comme outil de communication. Son approche, comme il en témoigne, a été visiblement fructueuse au regard des notes obtenues par certains élèves au baccalauréat et appréciée en raison de ce qu’ont pu lui dire certains élèves rencontrés plus tard. Or dès les années 90, « une dichotomie s’installa, peut-on dire, entre les inspecteurs et les élèves. […] Soudain, mais très probablement portés à leur insu par une déferlante « historiale », les inspecteurs, pas seulement de « langues vivantes », se mirent à être obsédés par le « problème de l’objectivation de l’évaluation. » Fernand Cambon finit par prendre une retraite anticipée après une « résistance » solitaire et sans espoir.

« Les évaluateurs démagogues étaient, n’en doutons pas, démocratiques ; n’était-il pas plus « démocratique » de rapprocher Celan, Schiller et Beethoven d’adolescents du 93 ? »

 

Elise Clément

 

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ENTRETIEN AVEC PHILIPPE LACADÉE

 

Elise Clément : Pour la psychanalyse, l’adolescence est une période de « métamorphose », de conflits psychiques, où les pulsions sont sur le devant de la scène, où pour grandir, il faut pouvoir inventer ce qui n’a pas encore de nom, débusquer les voies propres de son désir en tension entre idéal et peur de l’inconnu, l’amour et la jouissance, mais aussi avec ce qui est extérieur au cocon familial– si tant est qu’il en ait été un – et son style. Dans une certaine mesure, nous pourrions dire que depuis Freud, le temps de l’adolescence, qui, même s’il demeure récent est lié à la société industrielle moderne, puisque longtemps on passait de l’enfance à l’âge adulte selon d’autres modalités, comporte des éléments permanents dans ce moment de trouble particulier, parfois extrême, de la puberté où se renégocie le rapport entre le corps et le langage de manière plus ou moins traumatisante. En ce sens, ce qui aurait changé, serait-ce les réponses ou les points d’appui que le jeune peut trouver au XXIe siècle ou y aurait-il un remaniement en profondeur de ce que l’adolescent traverse pour lui même et dans la découverte de l’altérité amoureuse, sociale ?

 

Philippe Lacadée : Votre question laisse entendre que bien en dehors de l’approche psychanalytique, l’adolescence a été approchée comme une période soit un temps où s’actualise dans le corps et la pensée du sujet qui la traverse une métamorphose. Ce fut très bien décrit par les philosophes grecs et repris par certains auteurs de la fin du XIX siècle et début du XX. Que ce soit chez Robert Musil ou Kafka vous avez l’adolescence vécue comme un moment de désarroi ou d’une extrême solitude où le sujet qui la rencontre fait l’épreuve d’un moment déterminant où il se doit de trouver la voie de ce qui sera son désir en-dehors du milieu familial. Il est vrai qu’alors c’est le corps qui envahit la scène d’où l’appétence pour certains de la mise en scène ou de la prise de risque. En soit c’est vécu comme une période de crise nécessaire et il ne peut en être autrement. Rimbaud en a saisi l’essentiel avec ces deux phrases : « Moi pressé de trouver le lieu et la formule » et l’autre : « Le pubère où circule le sang de l’exil et d’un père ».

Vous avez là les enjeux essentiels de tout adolescent en dehors d’un quelconque contexte : Un moi pressé par les pulsions qui s’agitent dans le corps et la pensée, la nécessité de trouver un lieu pour que chacun trouve sa formule qu’il faut là entendre comme son choix d’objet de désir ou d’amour en dehors de la famille, mais aussi la formule pour bien dire son désir avec un bien dire au plus prés du réel de leur corps. Vous avez aussi la tension entre maintenir un lien au père tout en s’en détachant et en même temps la rencontre avec un certain exil lié à l’éveil de la puberté. Victor Hugo qualifiait l’adolescence de la plus délicate des transitions, le commencement de la femme dans la fin d’une enfant. Voilà bien dit ce que Freud décrivait lui comme la traversée d’un tunnel avec deux trous qui d’ailleurs ne se rejoignent pas forcément, un trou du côté de l’enfant lié à la pulsion qui vient trouer son corps d’enfant, traversé qu’il est par des pulsions et de l’autre côté un trou dans le savoir de l’Autre parental, personne ne pourra répondre aux questions qui concernent ce que le sujet vit dans son corps. C’est ça qui vient faire trou et là on peut parler de troumatisme de l’adolescence. Ce qui ne veut pas dire que l’adolescence soit une maladie mais que chacun doit inventer sa réponse ou comme le disait Rimbaud trouver une langue soit sa langue ou sa façon de parler. Voilà ce qui fait que je suis très sensible à la façon de parler des jeunes mais aussi de ceux qui s’occupent d’eux. Et c’est là où effectivement on peut noter que les réponses ou les discours que l’on tient sur eux ont changé. Du coup les ados ne prennent plus appui sur la langue comme autrefois. C’est pour cela que j’ai proposé de parler d’une crise de la langue articulée à l’Autre. Ils ne parient plus sur l’Autre de la langue, celle porteuse  d’un certain savoir ou sens. D’où notre responsabilité de parole vis-à-vis d’eux. Là dessus on de doit rien lâcher et cela implique de notre part une certaine position éthique.

 

EC : Dans « Pour introduire la discussion sur le suicide » que vous donnez à lire dans votre ouvrage dans une traduction de Fernand Cambon, Freud écrit : « Ce n’est pas le lieu de critiquer l’enseignement secondaire sous sa forme actuelle. Mais peut-être suis-je autorisé à faire ressortir un seul facteur. L’école ne doit jamais oublier qu’elle a affaire à des individus qui ne sont pas encore mûrs et auxquels on ne peut dénier le droit de s’attarder à certains stades de développement, y compris peu réjouissants. Elle ne doit pas revendiquer pour elle le côté impitoyable de la vie ; elle n’a pas le droit de vouloir être un lieu plus qu’un lieu où l’on joue à la vie. » A la lecture de votre ouvrage et des témoignages des enseignants qui s’engagent pleinement à trouver des solutions et un savoir y faire avec les élèves dans des temps de conversation hors classe, où il est possible de prendre acte d’une plainte subjective, il semblerait que le désir décidé de certains enseignants ne lâche pas sur « le peu réjouissant » qui embarrasse certains élèves – le refus d’apprendre ou de ne s’exprimer qu’en criant… Ce qui bat en brèche l’idée que l’école serait du « côté impitoyable de la vie » à partir du moment où les enseignants considèrent qu’il est aussi de leur ressort de trouver des solutions au « ça rate » de certains élèves. On peut imaginer que l’école ait été plus sévère et asymétrique dans sa relation enseignant-élève à des époques antérieures. Pour autant, si dans l’institution comme elle est organisée aujourd’hui, il est possible de trouver des chemins de traverse non excluant qui reposent, il est vrai, principalement sur le désir de l’enseignant qui va à la rencontre de celui de l’élève, on se demande où se loge « l’impitoyable de la vie » pour les adolescents. Est-ce dans un marché de l’emploi inégalitaire qui pousserait à la course aux diplômes et à la concurrence, ce qui « démonétariserait » le goût et la valeur du savoir et, par ricochet, déprécierait la mission des enseignants et celle des élèves, qui sont là pour apprendre et trouver du plaisir ? Un certain discours familial, émis dans l’angoisse des lendemains qui inquiètent, participe-t-il d’une vision utilitariste et pragmatiste de l’école ? Last but not least, dans une société où le capitalisme consumériste est aux commandes des pulsions des jeunes comme des adultes, et particulièrement sur le marché des nouvelles technologies où tout le monde se trouve connecté, et parfois grignoté dès le lever par tous ces petits et grands objets ?

 

PL : Je vous remercie de citer ce beau texte de Freud qui démontre que déjà à son époque les adolescents pouvaient se suicider. Ce qui a changé encore ce sont les modalités de réponses et le fait que l’on veuille une totale efficacité, un risque zéro et une sécurité absolue. Très souvent un jeune pense à se suicider pour se séparer de ce qui lui prend la tête, de ce qui le fait souffrir et l’empêche de vivre, de trouver dans sa pensée ou sa vie de quoi savoir y faire avec elle. C’est toujours à prendre au sérieux les idées noires, l’agressivité contre l’autre souvent reflet de celle qui vise notre propre être. Souvent d’ailleurs les professeurs reçoivent certaines confidences, il ne peut en être autrement. Et c’est là où nous avons à travailler en lien avec le corps enseignant, ce fut le but de mon livre. Alors Freud parle de l’école comme un lieu où l’on doit jouer à la vie. Ici il s’agit d’entendre qu’il ne faut pas jouer avec l’enfant mais veiller à l’éveiller à la vie de l’esprit soit lui offrir dans une transmission exigeante, ce qui le sépare de ce qui lui prenait la tête. L’ouvrir à un savoir ou à des matières où il puisse se rendre compte que d’autres avant lui se posaient les mêmes questions. Vous savez, elles ne sont pas très nombreuses les questions essentielles de l’être humain, où il doit – et pas tout seul ! – trouver ses propres réponses, cela concerne son existence et sa mort et aussi la question de son sexe, comment dois-je me comporter comme femme ou homme ? Et c’est là où la rencontre avec le savoir y faire d’un professeur est essentielle. Ici, il ne s’agit pas de se soutenir d’un discours défaitiste à l’endroit de l’école ou nostalgique en regrettant « un ordre hiérarchique mieux réglé entre enseignant et élève », et d’une école qui faisait autorité à l’endroit des savoirs. S’il y a une autorité à démonter et à défendre c’est l’autorité authentique soit que le professeur démontre à ses élèves comment lui-même aime le savoir qu’il transmet, comment il le fait parce que cela a transformé sa vie et comment il transmet ce goût d’apprendre. Et les élèves sont sensibles à ça et souvent témoignent que tel ou tel professeur a transformé leur rapport aux études. Mais il y a aussi à notre époque l’autorité de la langue à ne pas lâcher et cela implique que le professeur sache aussi ce que parler veut dire. Il se doit aussi de dire à son élève que la parole a une certaine valeur et qu’un mot a une valeur signifiante et que dire certains mots a des conséquences, c’est ça aussi la vie de l’esprit, c’est aider les ados à faire avec le sens et le signifié de certains signifiants. L’école du XXI n’est pas « inhumaine », mais elle se doit de savoir ce qui fait l’humain soit le lien de chacun à la langue et ne doit rien lâcher sur sa mission d’exigence de transmission des savoirs.

 

EC : Pour revenir à la fin de ma deuxième question, s’il y a aujourd’hui une emprise incontournable des nouvelles technologies dans le quotidien et l’intimité de presque chacun d’entre nous et dont les usages peuvent parfois aller jusqu’au ravage chez certaines adolescents, en même temps que d’autres peuvent en faire un usage créatif et stimulant, ne reviendrait-il pas à l’école de les introduire en son sein afin d’en montrer les usages raisonnés et intelligents et d’en comprendre les mécanismes de fabrication et leur place dans l’histoire de la technologie ?

 

PL : Vous parlez d’une société où le capitalisme pulsionnel repris par Philippe Meirieu est venu se brancher sur les pulsions des jeunes comme des adultes, et souvent pour en prendre la commande. Ce marché des nouvelles technologies a envahit la chambre de l’enfant comme je le démontre dans mon livre « Vie éprise de parole. » Dés le lever, comme vous le dites, l’enfant se trouve connecté, et parfois grignoté par ces objets gadgets. Lacan dés 1975 faisait valoir que la question essentielle de ces objets gadgets était que l’on ne pourra pas empêcher qu’ils deviennent les nouveaux symptômes de notre modernité. La question devient dés lors non pas de les supprimer mais d’en repérer pour chacun dans la particularité de son cas l’usage symptomatique qu’il en fait. Nous devons être bienveillant à la particularité du symptôme de chacun. L’école peut jouer un rôle face aux nouveaux moyens de la communication et ne pas toujours penser qu’ils sont responsables des problèmes d’inattention. S’il peuvent être les nouveaux temples du savoir, ils ne doivent pas évacuer la présence essentielle du professeur celle qui fonde l’éducation et l’apprentissage, soit une présence exigeante porteuse d’un désir de transmettre ce qui fait l’humain, ce qui fait l’apprentissage de la vraie vie qui ne doit pas être comme fantasmée ailleurs, mais bien à l’école où l’on apprend ce qui fait la différence et l’altérité, soit ce que chacun pense et dit avec ses mots à lui en fonction de ses sensations inédites. L’école peut être un lieu de traduction et de nomination particulier à chacun et partager dans un apprendre à vivre ensemble l’altérité de l’Autre. C’est là où je situe le côté paradoxal du titre de mon livre : non, la vraie vie comme le disait Rimbaud n’est pas ailleurs, et il est vrai que le signifiant ailleurs est souvent employé par les ados, la vraie vie doit se jouer à l’école grâce au partage de la transmission de savoirs. Savoirs non plus anonymes véhiculés par le Web, mais savoirs articulés à la présence des corps enseignants, car l’enseignant enseigne avec son  corps vivant avec deux objets du désir que sont la voix et le regard. La voie du Web ne remplacera jamais la sonorité de la voix du prof, ni le regard qu’il porte sur vous. L’ado est très sensible au respect qu’on lui porte, à l’intonation de la voix du prof, il est sensible à la valeur qu’il pense avoir pour un prof. C’est ce désir rencontré dans l’échange avec un prof qui ouvre la voie au désir d’apprendre dont est porteur l’ado, car il a envie d’apprendre mais pas n’importe comment.

 

EC : A partir de deux films : « l’Esquive » d’Abdellatif Kechiche et « la Journée de la jupe » de Jean-Paul Lilienfeld, mais aussi de l’ouvrage « Conversation sur la langue française » de Pierre Encrevé  et Michel Braudeau, vous abordez le point fondamental de la langue dont vous faîtes un des enjeux essentiels de l’adolescence et cela depuis votre premier livre « Le Malentendu de l’enfant » dans lequel vous parliez d’une conversation que vous aviez menée avec des adolescents d’une classe de quatrième. Dans ce même livre vous démontriez aussi que la demande de respect des adolescents était l’équivalent pour eux d’un nouveau symptôme alors qu’ils ne cessent pour certains de se montrer de plus en plus irrespectueux. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

 

PL : Je vous remercie de cette question qui me prouve que je suis bien lu à partir de mes différents livres qui sont parcourus par un souci essentiel qui est de faire entendre qu’avant tout l’adolescent est le prince du paradoxe. Vous le soulignez d’ailleurs se monter irrespectueux tout en réclamant le respect, faire de la langue un usage provocateur pouvant aller jusqu’à la rupture alors qu’il se plaint qu’on ne l’entend pas. Alors voilà ce qui complique la tâche de ceux qui ont à s’occuper des adolescents que ce soit les parents mais aussi les professeurs.

J’ai beaucoup insisté dans mon livre sur l’adolescence : L’éveil et l’exil sur la langue des adolescents que j’ai qualifié de la langue de l’authenti-cité en décomposant le mot authenticité en deux, soit être authentique et d’autre part la cité comme étant le lieu pour certains où ils s’inventent entre eux une langue particulière dont ils ont un certain usage qui, bien sûr, leur semble utile entre eux comme s’il s’agissait d’une certaine survie mais qui en même temps les isole.

 

D’ailleurs vous même citez les deux films entre autres qui me semblent majeurs sur cette question de la langue des ados. Dans L’esquive dont je fais une longue analyse dans mon livre L’éveil et l’exil on voit très bien vivre cette langue de l’authenti-cité, on entend combien elle est vivante, vive, chargée d’une forte sonorité et de mots provocateurs comme les insultes, elle est très pulsionnelle directement nouée au corps, elle est très immédiate et ne supporte aucune médiation de l’autre, elle ne supporte aucun refoulement et au nom d’une certaine authenticité on se doit de dire tout, tout de suite directement et sans retenue. Mais vous verrez dans le commentaire que font ces mêmes adolescents du film : « La journée de la jupe », dans le cadre d’une conversation avec une professeur de 3ème, qu’ils ne supportent pas de parler comme ça et qu’ils demandent justement à l’école de trouver les solutions les aidant à les éloigner de cette souffrance dont témoigne cette façon de parler. Voilà un des enjeux du livre La vraie vie à l’école, soit faire vivre la langue à l’école, et ne pas les laisser s’isoler dans cette jouissance solipsiste, ils font alors appel au fait d’introduire des matières vivantes qui prennent en compte le théâtre, la musique et la danse sans oublier la poésie essentielle à loger sa douleur d’existence dans la langue.

 

La vraie vie à l’école ne peut pas se lire sans le livre qui le précède soit Vie éprise de parole dans lequel je propose toute une recherche sur la question de l’insulte et de l’injure que je préfère nommer les provocations langagières. Car il s’agit de bien saisir que de fait les adolescents provoquent non pas tant l’autre en face d’eux que la langue, ils provoquent la langue pour qu’elle puisse les aider à en dire plus et comme ils n’y arrivent pas alors surgit l’insulte. Provoquer vient du latin provocare qui veut dire appeler, donc vous voyez que certains ados appellent la langue pour qu’elle puisse les aider à traduire en mots de qu’il ressentent en eux, leurs « sensations inédites » ou leurs « souffrances modernes » qui sont deux expressions de Rimbaud.

Voilà pour conclure ce que je voudrais qu’on entende, savoir créer dans les écoles des lieux et des liens pour que les adolescents puissent entrer en conversation pour pouvoir rencontrer grâce à leurs professeurs un usage de la langue qui les sorte de l’insécurité langagière dans laquelle ils sont souvent immergés. Cela peut se faire autour des matières qui sont à leur transmettre et qu’ils se doivent d’apprendre. Car l’école, c’est avant tout ça : un lieu où l’on apprend, et pas tout seul ! On y apprend la vraie vie de l’esprit, celle qui s’ouvre non seulement à la différence mais surtout à l’altérité. On y apprend à consentir à rencontrer que chacun de nous a droit de faire entendre ce qui fait la particularité de son symptôme ou de son style de vie, car c’est la seule façon de prendre en compte le fait que l’esprit ne peut pas vivre sans un corps de sensations. L’éducation nationale a là à faire son œuvre essentielle, celle de savoir y faire avec les adolescents modernes qui nous apprennent eux aussi la modernité dans laquelle ils vivent.



[1] Philippe Lacadée, La vraie vie à l’école. La psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l’école, Paris, Éditions Michèle, 2013, pp. 211-212.

[2]Le CIEN est né en 1996 sous l’initiative de Jacques-Alain Miller. Il s’agit d’« une instance internationale dont l’enjeu est d’aborder dans l’interdisciplinarité, avec les professionnels qui s’y confrontent, les difficultés rencontrées dans le lien social par les enfants et les adolescents. Cette communauté de travail se structure autour d'un dispositif original ayant pour colonne vertébrale la psychanalyse d'orientation lacanienne : le laboratoire de recherche. Réunissant des professionnels de différentes disciplines (médecins, enseignants, éducateurs, sociologues, psychologues, orthophonistes, historiens, juristes, juges, artistes, économistes, architectes, écrivains, etc.) autour d’un axe de recherche déterminé, le laboratoire instaure une forme nouvelle de lien social, fondé sur les échanges des expériences de chacun et une réflexion orientée par la psychanalyse, en sorte qu’elles s’éclairent les unes les autres. »

 

Elise Clément pour www.skholé.fr

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16 mars 2014 7 16 /03 /mars /2014 08:17

 Voici un ouvrage qui bousculera bien des certitudes. Celles des spécialistes des disciplines de l’esprit, au premier chef, mais par ricochet, certaines croyances des anthropologues. Lionel Naccache propose avec génie au lecteur de suivre cette odyssée à travers son expérience de jeune clinicien, neurologue à l’hôpital de La Pitié Salpêtrière à Paris et chercheur en neurosciences cognitives à l’inserm.

 

Biographie de Lionel Naccache:

  • Professeur de Médecine (Physiologie) à l'Université Pierre et Marie Curie Paris 6
    • Neurologue et neurophysiologiste à l'Hôpital de la Pitié-Salpêtrière
    • Chercheur en neurosciences cognitives à l'Institut du Cerveau et de la Moelle épinière (ICM) à Paris
    • Consacre ses travaux à l'exploration des propriétés psychologiques et cérébrales de la conscience
    • Le 22 septembre 2013, il est nommé membre du Comité national d'éthique

 

Rompu aux méthodes de l’imagerie cérébrale fonctionnelle, il réfute une « inquiétante » néophrénologie, mais aussi la neuropsychologie clinique standard, en effectuant des allers et retours entre patients neurologiques ou psychiatriques et sujets « sains », pour décrypter la vie mentale et en restituer l’inépuisable richesse. Dans un premier temps, l’auteur pose la question du statut épistémologique de l’inconscient, campant vigoureusement les deux challengers en présence : l’inconscient freudien vs l’inconscient cognitif. Première surprise : que le lecteur ne s’attende pas à une condamnation sans appel des travaux de l’inventeur de la Métapsychologie, car ce discours s’écarte des anathèmes et des invectives bas de gamme qui persistent à opposer psychanalystes et chercheurs en neurosciences. Certes, toute la démonstration de Naccache consistera à souligner l’irréductible incompatibilité de l’hypothèse de l’Unbewusst freudien avec la théorie de l’inconscient cognitif, mais deuxième surprise, de taille : « élaborer un discours contemporain sur l’inconscient, et faire l’économie d’une discussion de la pensée freudienne relèverait, je crois, du mépris ou de l’ignorance, bref d’une forme de barbarie intellectuelle » (p. 13). Or, la psychanalyse, Lionel Naccache ne l’a pas rencontrée sur le divan, mais au fil d’une lecture talmudique de l’œuvre de Freud, exhaussé au rang d’un maître de la conscience, explorateur de notre capacité à imaginer, à placer la fiction au cœur de l’économie psychique. La thèse est, qu’au fond, l’œuvre de Freud reste incontournable, même si sa découverte porte sur une autre terre que celle qu’il croyait avoir découverte. On sait que Freud se dévisageait volontiers, dès son adolescence, dans la pose du conquistador, à la recherche des mystères de la vie psychique. Naccache pousse encore plus loin l’ana-logie en transformant carrément le jeune Sigmund en Christophe Colomb. Bien vu : le premier inventeur d’un territoire confondu avec un autre, parti conquérir les terres de l’inconscient, n’aurait fait qu’explorer celles du conscient.

 

 L’ouvrage se divise en trois parties. La première partie traite de « l’inconscient contemporain ». C’est la plus technique, mais la séduction exercée par l’intrigue exposée est telle, que le lecteur profane avale sans broncher les descriptions du cortex visuel primaire ou les explications sur la voie ventrale. L’inconscient, il faut d’abord aller le chercher, nous dit Naccache, dans les protocoles de recherche concernant la vision aveugle, ou blindsight (Weiskrantz), modèle paradigmatique des dissociations entre la performance et la conscience (p. 19). Les exemples, pour spectaculaires qu’ils soient, sont relativement « élémentaires », mais ils fraient la voie à l’approche des phénomènes perceptifs pouvant véhiculer aussi des contenus émotionnels. D’où une orientation de l’enquête du côté des mécanismes cérébraux qui leur sont sous-jacents. Naccache montre avec conviction comment l’expérimentation permet d’approcher le phénomène de blindsight comme traducteur de l’existence d’une vie mentale perceptive inconsciente, connectée à un circuit cérébral sous-cortical archaïque (p. 51). Abandonnant les activités des régions anciennes et « inférieures » du système nerveux, il se focalise sur les régions les plus « complexes » et les plus « récentes ». C’est là que les neurosciences introduisent une sorte de révolution qui va bouleverser notre conception immédiate, celle d’une commonsense psychology, des rapports entre le cerveau et la pensée. En particulier sur un point précis : « il n’existe pas de sanctuaire anatomique de la conscience visuelle » (p. 95). En conséquence, il convient d’abandonner une approche topique, fondée sur la partition neuro-anatomique entre le substrat de la conscience et celui de l’inconscient, car les processus perceptifs inconscients trouvent leur siège dans la totalité des régions cérébrales visuelles (p. 98). D’où aussi l’idée de rechercher des représentations mentales très abstraites pour montrer la richesse de la vie mentale, et des interactions entre notre cerveau et l’environnement. Quelques démonstrations vont s’y employer, en particulier lorsque l’auteur examine le « destin cérébral d’un mot », permettant de traiter la dimension sémantique d’un stimulus qui ne serait pas perçu consciemment, et la réalité objective de ce traitement sémantique inconscient. L’enjeu, c’est de parvenir à mettre en évidence des images de représentations inconscientes abstraites, et d’expliquer au lecteur comment un mot, cet « objet culturel symbolique » dont la maîtrise n’est possible qu’au terme d’un long apprentissage, peut être pensé inconsciemment.

 

Existerait-il alors une représentation mentale qui serait spécifique des pensées conscientes ? Suivons le guide. Après l’exploration des processus mentaux à très haut niveau d’abstraction, Naccache propose d’étudier la conscience et l’inconscient cognitif comme deux domaines en interrelation – un inconscient cognitif « sous influence », celui d’un agent qui ne serait pas notre activité mentale consciente (p. 208). Pour l’auteur : « la proximité anatomique des substrats cérébraux de nos pensées conscientes et inconscientes recouvre donc effectivement une proximité fonctionnelle ». Ergo : « certains de nos processus inconscients subissent les effets de nos postures psychologiques conscientes ». Et c’est là que Naccache frappe fort : « nos processus mentaux inconscients sont incapables d’induire l’adoption d’une nouvelle stratégie, cette faculté ne semblant reposer que sur des représentations mentales conscientes » (p. 209). Une fois achevé ce travail d’explication par la clinique, surgit la question : « qu’est-ce qui échappe à la sphère inconsciente de notre pensée ? » (p. 218) Freud avait-il raison ? C’est pourquoi Naccache aborde, dans la deuxième partie de l’ouvrage, les relations entre inconscient psychanalytique et inconscient cognitif, imaginant au passage que Freud aurait été passionné par le développement des neurosciences. Et l’auteur de dissiper un doute : « je ne suis pas analyste ni analysant. Mais je suis un lecteur attentif de certaines de ses œuvres depuis des années » (p. 220), ce qui lui concède le droit d’affirmer que Freud est bien un « indiscutable génie des neurosciences »… par le fait même d’avoir rompu avec la neurologie.

 

La troisième partie est consacrée à « Freud, Christophe Colomb du mental ». Première interrogation : qu’est ce que l’inconscient selon Freud ? Tout d’abord un constat : « les “inconscients” des diverses théories du mental ne se définissent qu’à l’aune de notre propre définition de la conscience » (p. 311). Bien sûr, Naccache est tenté d’explorer les convergences possibles entre inconscient cognitif et inconscient freudien. À première vue, elles sont claires : la richesse tout d’abord, ensuite le statut nécessairement inconscient à l’origine de toutes les représentations mentales, et leur passage dans la conscience. Mais la distinction entre système préconscient et système inconscient ruine l’idée d’une adéquation avec la théorie proposée par les neurosciences, du concept de refoulement, inadéquation du discours freudien et de celui des neurosciences du contrôle mental et du rapport exclusif du système inconscient à la prime enfance du sujet. Le résultat est bien là : « l’inconscient freudien est largement incompatible avec l’inconscient cognitif » (p. 360).

 

Au terme de son enquête, l’auteur se demande alors : pourquoi s’intéresser encore à la psychanalyse, non plus du point de vue du contenu conceptuel mais de la forme du discours ? Lionel Naccache se tourne astucieusement vers l’epoché husserlienne, c’est-à-dire finalement en débarrassant le discours freudien sur l’inconscient de son contenu (p. 376). Ce qui reste alors c’est la posture du sujet conscient, le psychanalyste, s’interrogeant sur le mental. Freud est bien « le découvreur d’un immense continent psychique, celui de l’interprétation consciente fictionnelle qu’il nomme à tort l’“inconscient” » (p. 379). Il faut donc s’intéresser à toutes ces manifestations conscientes qui, renchérit l’auteur, « fictionnalisent » systématiquement le réel. La force de l’« interprétation-croyance » est au cœur de notre mode de pensée conscient, d’où la puissance thérapeutique de la découverte de Freud, mais aussi le grand courage qui fut le sien, renchérit Naccache, de tenir compte des interprétations des patients de leur propre souffrance. Au cœur de la démarche freudienne, se tient l’irremplaçable exploration de cette réalité psychique, qui vient prendre le pas sur la réalité objective. Nonobstant, ce que Freud a pris pour l’inconscient n’est autre que la conscience du sujet qui interprète sa propre vie mentale inconsciente à la lumière de ses croyances conscientes. Ce sont des représentations fictives et d’authentiques supports de croyances, qui interviennent y compris dans le libre arbitre. On le sait, Freud est matérialiste : pas de vie psychique sans nos cerveaux socialisés. À la réalité matérielle, biographique, objective et extérieure au sujet s’oppose celle de sa vie psychique fictionnelle. Voilà bien la fondamentale découverte du conquistador et c’est pourquoi il s’écarte tellement du discours des neurosciences de son temps.

 

Après avoir envoyé dans les orties tous les thuriféraires de Freud qui, à travers d’innombrables courants, se disputent son héritage, le jeune clinicien, qui n’a décidément pas froid aux yeux, affirme qu’il reste un « noyau inestimable » : « la mise au jour du rôle vital de l’interprétation consciente dans l’économie psychique de l’humain » (p. 427). Le seul facteur fondamental pour l’efficacité du travail analytique resterait la capacité du psychothérapeute et du patient à accorder une certaine cohérence aux interprétations qu’ils manipulent ensemble. Il devient alors possible de préserver l’in-variance des contenus analytiques en les considérant pour ce qu’ils sont, « c’est-à-dire des principes fictionnels qui font sens ici et maintenant dans l’interaction d’individus soumis à une culture, un mode de vie et une histoire communs » (p. 430). D’où leur efficacité et leur évolution en fonc- tion du contexte sociohistorique. Naccache encore : « Freud a mis au jour un rouage essentiel de notre conscience : précisément ce besoin vital d’interpréter, de donner du sens, d’inventer à travers des constructions imaginaires » (p. 439). Et c’est bien pourquoi, « Freud fut un maître de fictions, un romancier de génie égaré dans l’univers de la neurologie et des neurosciences » (ibid.). En bref, la psychanalyse garde toute sa place dans la prise en charge de la souffrance et du traitement des pathologies mentales.

  • 1  André Green, « Le psychisme entre biologie et anthropologie », in P. Bidou, J. Galinier & B. J
  • 2  Frank Sulloway, Freud, Biologist of the Mind. Beyond the Psychoanalytic Legend, Cambridge, Harvard
  • 3  Mark Solms, Oliver Turnbull & Oliver Sacks, The Brain and the Inner World. An Introduction to

Quel livre ! Fascinant, il l’est au premier rang par le talent pédagogique qui le porte de bout en bout. Lionel Naccache fait passer directement le lecteur des expériences cliniques à un chambardement théorique sans retenue, déboulonnant avec jubila- tion la vulgate psychanalytique, tout en démystifiant les réticences des chercheurs en neurosciences vis-à-vis de la pensée freudienne. Mais aussi en fustigeant avec férocité le nouvel angélisme œcuménique appelant à la convergence des perspectives autour de la notion d’inconscient, cognitif ou psychanalytique. Le style, les interjections, le jeu des questions et des réponses, l’effet de suspense de ce polar neurolo-gique, montrent à quel point le chercheur accompli est à l’aise dans ce rôle. Bien sûr, cette entreprise souffre un peu de la hâte mise à sa réalisation. L’auteur ne s’attarde pas sur certains travaux qui justement s’intéressent à cette nouvelle frontière du savoir, et aux réponses déjà apportées par des psychanalystes aux défis des neurosciences – en particulier le débat de fond engagé par André Green à partir des travaux de Edelman1 – ni sur l’ouvrage classique de Sullivan sur le Freud « biologiste de l’esprit »2 ou plus récemment sur les recherches novatrices de Solmes, Turnbull et Sacks3.

 

Par ailleurs, Naccache n’a sûrement pas eu le temps d’imaginer le malaise qu’il va provoquer dans le petit monde des sciences sociales. Il est clair que la communauté des anthropologues n’est absolument pas préparée pour l’instant à répondre à un tel défi : d’un côté, il y a les très rares chercheurs tentés par la psychanalyse, ouvertement déclarés, plus ceux qui s’y intéressent discrètement, mais n’osent à juste titre s’en réclamer, pour ne pas compromettre le destin d’un dossier de carrière dans des temps difficiles. Tous ceux-là n’y retrouveront pas leur Freud. De l’autre, l’écrasante majorité des anthropologues, qui rejette son œuvre, et se contentera des seuls résultats de la clinique présentés par Naccache qui ruinent l’édifice métapsychologique. Ce serait là un lourd contresens, contre lequel s’élève l’auteur, avec une probité intellectuelle sans défaut, car son « Sigismund », c’est clair, il l’admire au plus au point, il l’a lu et relu en tous sens. Et comme il voudrait bien sauver le soldat Freud ! Au fond, ce que propose Naccache, c’est de ne surtout pas se défaire de cette expérience qu’est la cure analytique, qui, comme aucune autre démarche, permet ce travail sur les fictions. Et c’est peut-être là que se situerait la seule véritable issue possible d’un entrecroisement des méthodes du neurologue avec celle de l’ethnographe. Ce qui rejoint notre angoisse constante de ce que devrait être véritablement notre travail sur le terrain : comment se mettre mieux à l’écoute de cette activité de l’imaginaire chez nos interlocuteurs ? D’aucuns soutiendront qu’il suffit d’apprendre les parlers vernaculaires, d’observer, de noter et de transcrire, et que plus il y aura d’observations, plus le tableau sera complet. Certes, mais c’est tout ce travail de broderie autour de l’ouvrage, que pourtant nous connaissons bien, qui mérite qu’on le prenne au sérieux : lapsus, oubli, secret, silence, etc… Là encore il nous faut faire le deuil de nos propres illusions, en particulier que les récits seraient des aventures phénoménales au-delà de toute expérience subjective, que les sujets seraient interchangeables; catéchisme au fond bien commode, puisqu’il suffirait, comme on nous l’a enseigné depuis un siècle, de coudre ensemble ces pièces pour construire du discours. De fait, l’ouvrage de Naccache produit cet étonnant effet collatéral de renforcer l’hypothèse de l’inconscient, mise à mal ou simplement ignorée par les anthropologues, voire considérée hors sujet, mais sans que l’on parle de la même chose. Le problème est que nous ne disposons pas d’une hypothèse suffisamment solide, et celle de Lévi-Strauss en est bien l’illustration, à laquelle nous adosser. Alors, doit-on continuer à faire du terrain en faisant comme si l’inconscient n’existait pas ? Peut-être est-ce la voie de la sagesse, de ranger au placard nos espoirs démesurés.

 

L’irruption des neurosciences dans les débats internes de la psychanalyse a de toute évidence contribué à ébranler l’autorité de cette dernière, mais l’ouvrage de Naccache est là pour tempérer l’ardeur des partisans du « tout neurologique » qui voudraient déposséder la psychanalyse de ce qu’elle sait faire mieux que personne, traiter des affects et du rôle du corps dans la construction du sujet. C’est pourquoi cet ouvrage nous invite implicitement à ce commerce triangulaire, entre neurosciences, anthropologie et psychanalyse, si l’on considère qu’une des tâches de notre discipline est aussi de comprendre « le dedans », et pas seulement du côté des psychologies indigènes, de type commonsense ou autres, et non plus de nous contenter « du dehors », afin de mieux décrypter ce qu’il est convenu d’appeler des « épistémologies alternatives».

  • 4  Lucien Scubla, « Sciences cognitives, matérialisme et anthropologie », in Daniel Andler, ed., Intr

Il faut lire Le Nouvel Inconscient pour comprendre à quel point le conflit autour des sciences de la cognition comme nouvelle frontière de l’anthropologie nous concerne tous. En particulier lorsque l’auteur met en évidence la place que la culture tient dans le formatage des images mentales, et leur transmission à travers le cours des générations, mais aussi comment les fictions servent de schèmes directeurs de toutes nos actions, nos attitudes, de nos choix individuels ou collectifs. Et c’est là où nous sommes tous conduits, nolens volens, à prendre position. De fait, Naccache nous suggère que l’une et l’autre discipline perdraient leur temps à vouloir courir après l’exigence de scientificité des neurociences. Il le dit clairement : la psychanalyse a mieux à faire que de tenter de s’ériger en modèle de science, ce qu’elle est incapable d’assu-mer. Si l’anthropologie est une science de la culture, elle doit le rester. On ne peut qu’applaudir, en reprenant cette mise en garde, comme le fait Scubla, en montrant que sa capacité à comprendre la dimension symbolique des rapports sociaux demeure intacte, mais aussi leur aspect concret, institutionnel, et non pas simplement des représentations distribuées dans l’espace et le temps sur un mode épidémiologique4. À vrai dire, le vœu de Naccache est bien d’inviter à la table des négociations des religions qui continuent à s’ignorer, empêtrées dans leur fiction impériale de toute-puissance, sans faire croire aux lendemains qui chantent d’une vision œcuménique de la science. En déplaçant simplement les vieilles disputes dans le nouveau champ de la neurologie clinique, en affirmant que «la posture même du discours freudien détient une clé essentielle de notre faculté à construire notre pensée consciente », il donne sa vraie place à la mise en forme des fictions, à l’œuvre dans la construction des institutions et des normes sociales. Bien sûr, Naccache ne dit rien des effets de sens produits par les cadres culturels de la connaissance, les points de vue indigène sur la conscience, le savoir, le jugement, mais c’est à nous de répondre, on the spot, en assumant notre propre refoulement théorique. Le lecteur l’aura compris : après Naccache, c’est toute la question de la « causalité psychique », théorisée par Green, qui s’installe définitivement dans le champ de l’anthropologie. À l’heure où les identifications aux sciences dures se cristallisent plus que jamais, Naccache apparaît comme un très bon candidat pour redistribuer les cartes et engager ce « réchauffement diplomatique possible entre scientifiques et psychanalystes freudiens » (p. 223)… en prenant à contrepied tant les psychanalystes cliniciens dont le fonds de commerce s’effondrerait sans l’hypothèse freudienne de l’inconscient, que les cogniticiens hard et les spécialistes de l’intelligence artificielle, renvoyés à la lecture raisonnée de Freud.

 

Pour les anthropologues, les retombées d’une telle démarche restent encore à intégrer à nos vieux schémas sociologiques. La question n’est pas de savoir si l’inconscient existe. C’est une certitude, et qu’il soit freudien ou cognitif, il nous reste à comprendre de manière plus fine comment s’effectue le pilotage de nos actions et de nos stratégies au sein des collectivités qui nous hébergent, prises dans des systèmes culturels tous différents, mais tous porteurs de la même humanité. Récapitulons : nos interlocuteurs, sur le terrain, ne sont peut-être pas des théoriciens éprouvés des neurosciences émergentes, et de tous ces systèmes de traitement logique de l’intelligence humaine. Pas plus que nous, ni moins. En revanche, sur ces « mondes autres », produits de la conscience, sur ces « fictions » esquissées sous forme de mythologies, d’épopées, de fresques rituelles, ils sont nos maîtres, et c’est grâce à cette ascèse talmudique qui est celle de la psychanalyse, que nous pouvons encore croire à une vision renouvelée du désir d’interpréter, de donner à notre univers un sens.

 

Ouvrage :

Lionel Naccache, Le Nouvel Inconscient. Freud, Christophe Colomb des neurosciences. Paris, Odile Jacob, 2006, 465 p., bibl., ill.

 

Notes:

1  André Green, « Le psychisme entre biologie et anthropologie », in P. Bidou, J. Galinier & B. Juillerat, eds, Anthropologie et psychanalyse. Regards croisés. Paris, Éd. de l’ehess, 2005 : 27-34.

2  Frank Sulloway, Freud, Biologist of the Mind. Beyond the Psychoanalytic Legend, Cambridge, Harvard University Press, 1992.

3  Mark Solms, Oliver Turnbull & Oliver Sacks, The Brain and the Inner World. An Introduction to the Neuroscience of Subjective Experience, New York, Other Press, 2003.

4  Lucien Scubla, « Sciences cognitives, matérialisme et anthropologie », in Daniel Andler, ed., Introduction aux sciences cognitives, Paris, Gallimard, 2004 : 530-538.

 
Par Jacques Galinier pour http://lhomme.revues.org/

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10 mars 2014 1 10 /03 /mars /2014 18:10

L'ignorer, lui faire face, l'apprivoiser : quelle est votre stratégie face à la mort?

   

Le terme d' « existence » est utilisé depuis saint Thomas d'Aquin, mais ce n'est que récemment que la philosophie s'est intéressée à l'existence en elle-même. La réflexion philosophique a toujours été plus portée sur l'essence, parce qu'elle désigne la nature des choses, tandis que l'existence semble aller de soi. Les philosophies existentialistes affirment au contraire que c'est de l'existence (et son énigmatique contingence) que le philosophe doit se soucier. Toute réflexion sur l'existence doit aussi porter sur sa finitude (la mort), ainsi que les thèmes de l'absurde, de l'angoisse et d'un éventuel au-delà.
  

 

La contingence de l'existence

Essence et existence

L'essence est, par définition, la nature d'une chose. La question « Quel est l'essence de la liberté ? » équivaut à « Qu'est-ce que la liberté ? ». Il appartient ainsi à l'essence du triangle que la somme de ses angles soit égale à 180°. De même, il appartient à l'essence de Socrate d'être mortel.
Selon le Christianisme, Dieu a créé l'Homme à son image. Cela signifie que d'avant d'être créé, l'Homme existait dans la pensée de Dieu. L'essence (l'idée) a précédé l'existence (le fait d'être). De même, lorsqu'un architecte construit une maison, il a d'abord la maison dans sa tête et sait précisément ce qu'il construit: là encore l'essence précède l'existence.
Mais pour l'existentialisme, courant philosophique né au XIXème siècle avec Kierkegaard, il n'y a pas de Dieu. L'Homme n'existe donc pas à l'état de projet, son existence est contingente. Ainsi remarque Jean-Paul Sartre (1905-1980), pour l'Homme « l'existence précède l'essence ». C'est en effet l'Homme qui forge sa nature, qui invente sa conduite, qui façonne donc son essence au cours de son existence.

Le sentiment de l'absurde

Avec une loi divine, il y a une norme universelle du juste et de l'injuste. Mes choix sont contingents mais ont un sens: même Don Juan, lorsqu'il défit Dieu, n'est pas tout seul puisqu'il a Dieu à défier. Mais dans la contingence radicale, je n'ai plus de modèle, plus de norme, je suis confronté à ma propre contingence (par définition, la contingence désigne ce qui aurait pu ne pas être).
De ce fait, notre existence devient une pure absurdité: que je sois un saint ou un malfrat cela revient au même puisque je n'ai plus aucun modèle auquel me confronter.
Notre vie n'a de fait aucun sens: j'aurais pu très bien ne pas exister, j'aurais pu très bien être quelqu'un d'autre, mon environnement aurait pu très bien être différent. Nous sommes « jetés dans le monde », « seuls et sans excuses » selon les mots de Sartre.

Le choix de l'existence

Pour échapper au sentiment vertigineux de l'absurde, pour sortir de ma solitude axiologique (relative au sens: l'absence de sens extérieur), il faut que je donne une orientation à ma vie afin de lui conférer un sens. S'il n'y a rien, ni Dieu ni Diable, c'est à l'Homme, et à lui seul, de donner un sens à son existence. C'est dans cette tragique solitude que je découvre ma liberté: comme l'écrit Sartre, « si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais rien expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée; autrement dit, il n'y a pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté » (L'existentialisme est un humanisme). Puisque rien n'est donné, l'Homme est fondamentalement libre.


La finitude de l'existence: la mort

Le vivant et la mort

La mort ne concerne que le vivant, elle est à la fois le contraire de la vie et le signe de la vie (seul ce qui vit meurt). Cette affirmation n'est cependant pas tout à fait exacte: la biologie nous apprend que les êtres unicellulaires se reproduisent par scission, indéfiniment: ils sont potentiellement immortels. La bactérie ne meurt pas, elle se divise. La mort est donc une caractéristique des êtres plus complexes qui donnent naissance à des êtres différents (par le biais de la sexualité).

La mort affecte des êtres qui tendent à persévérer dans leur être pour une durée indéfinie, elle a donc une cause extérieure. La mort n'advient que lorsque l'on est vaincu par ce qui nous est extérieur. En considérant cela, on en vient à affirmer que la mort n'est pas la fin de la vie mais que la vie est l'histoire de la mort.

La crainte de la mort

Qu'est-ce qui différencie l'Homme des autres animaux par rapport à la mort ? En tant qu'animal, l'Homme meurt, mais à la différence des autres animaux, il sait qu'il est mortel. La sépulture n'existe nulle part ailleurs que chez l'Homme, et nombre de spécialistes considèrent que la conscience de la mort est signe d'humanité. L'être humain anticipe: il sait qu'il y aura un présent où il ne sera plus. C'est pourquoi Heidegger écrit: « seul l'homme meurt, l'animal périt ».

Ce savoir propre à l'Homme le plonge dans l'angoisse. Cette angoisse n'est pas à confondre avec la peur de mourir: dans la peur de mourir, nous avons peur de la mort en tant qu'événement à venir qui mettra un terme à notre vie; dans l'angoisse de la mort, notre conscience se révolte contre l'idée même du néant.

La dissolution épicurienne de la crainte de la mort

Le philosophe grec Epicure (342/341-270 av. J.C.), en affirmant que « la mort n'est rien pour nous », ne dit pas que la mort ne nous affecte pas mais entend nous délivrer de la crainte de la mort. Il tient le raisonnement suivant: je ne rencontre jamais la mort puisque la vie est marquée par la sensibilité et que la mort, au contraire, est absence de sensibilité. Ou bien je suis en vie, et dans ce cas la mort n'est pas là, ou bien je suis mort, et dans ce cas je ne suis plus là. Il n'y a aucun contact entre la vie et la mort. Epicure affirme qu'il est absurde de redouter ce que l'on ne rencontre jamais.


L'idée de l'immortalité de l'âme

La croyance en l'après-vie

Une autre manière que celle d'Epicure de se soustraire à la crainte de la mort est de se représenter la survie de mon être pensant dans un monde parallèle à celui des vivants. Ce « moi pensant » (l'âme) est immortel, et seul mon corps serait sujet à la disparition. La mort est donc pensée comme la rupture des liens qui unissent l'âme et le corps, la souffrance ne pouvant venir que de l'attachement que l'âme a conçu à l'égard du corps.
Cette croyance est universellement répandue et très ancienne: les légendes sont remplies de revenants, de fantômes, de vampires qui viennent exprimer la peur que les morts ne viennent hanter les vivants. Une des fonctions des religions est précisément de dissoudre l'angoisse de la mort en promettant après cette vie un au-delà. Des milliers de générations s'en sont trouvées réconfortées.

L'importance de la vie

Dans l'ensemble des religions, la vie est le temps des libertés. C'est dans cette vie, et cette vie seulement, que se joue mon sort dans l'au-delà. La mort est le moment ultime où il n'est plus temps de changer de vie, de se repentir, d'être sauvé. Selon les religions, l'âme possède paradoxalement après la mort la sensibilité (plaisirs du paradis ou douleurs de l'enfer) mais pas la liberté de se déterminer.
La mort est donc le moment où le vécu (dans le monde matériel) est figé: elle transforme le contingent en nécessaire et l'accidentel en essence. C'est pourquoi la mort fait tout le sérieux de la vie.


Pour l'existentialisme, la contingence radicale de l'existence fait son absurdité; ainsi, la seule manière de donner un sens à sa vie est de lui conférer un projet. On peut cependant remarquer que donner un engagement à sa vie ne suffit pas, et que le sens ainsi donné à notre existence n'est qu'un artifice s'apparentant à une bouée de sauvetage.

 
Quant à la mort, il y a plusieurs façons de l'envisager: en tant qu'arrêt (avec la mort vient la fin de l'existence) ou en tant que passage (la mort n'abolit alors pas la continuité personnelle, elle n'est considérée que comme une rupture). Nous n'avons cependant qu'une connaissance clinique de la mort, et c'est à la métaphysique de considérer ce qu'elle représente pour l'Homme.

 

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9 mars 2014 7 09 /03 /mars /2014 10:47

À la manière d'un Oliver Sacks, le psychiatre canadien Norman Doidge explique de façon limpide et distrayante la plasticité neuronale et l'adaptabilité du cerveau.

 

 

D'intrigantes histoires cliniques servent de point de départ à cette plongée dans les replis du cerveau. Livrant avec beaucoup de clarté les nouvelles connaissances sur les capacités de réorganisation structurale et fonctionnelle du cerveau, Norman Doidge nous ouvre les portes d'un domaine de recherche en perpétuelle évolution, à l'image du cerveau lui-même.

 

Ce documentaire est une adaptation du livre éponyme du même Norman Doidge. Traduit en français en 2008 et publié chez Belfond, cet ouvrage a trôné en tête des ventes au Canada et figuré sur la liste des best-sellers du New York Times. Un regard révolutionnaire (et complémentaire) sur le développement et le potentiel d'adaptation de l'homme.

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