Santé, nouvelles techniques, nouvelles croyances
Association Médium philosophie, nº 26, 264 p., 16 €
- Quand la médecine envahit l'espace privé, elle pose des murs :
Entretien sur les transformations économiques radicales concernant notre avenir proche, réalisé par le magazine Society - Janvier 2015 - à télécharger ici :
http://arsindustrialis.org/sites/default/files/SOCIETY%5B2%5D.pdf
Automatisation et néguentropie
Après la " grande transformation " que décrivit Karl Polanyi en 1944, qui installa ce que l'on nomme à présent " l'Anthropocène ", une immense transformation se produit, qui ouvre une alternative. Soit elle conduit à une hyperprolétarisation et à un pilotage automatique généralisé qui engendreraient à la fois une insolvabilité structurelle et une augmentation vertigineuse de l'entropie. Soit elle nous conduit à sortir du processus de prolétarisation généralisée auquel le capitalisme industriel nous a conduits depuis 250 ans, et elle généralise le développement massif de capacités néguentropiques par une politique noétique de la réticulation mettant les automates au service de capacités individuelles et collectives de désautomatisation – c'est-à-dire de production de bifurcations néguentropiques.
L'immensité de la transformation en cours est liée à la fois à la vitesse de ses effets et à leur globalité. Ce que l'on appelle les big data est caractéristique de cette immense transformation, telle que le consumérisme planétaire y conduit à liquider toutes les formes de savoir (savoir-vivre, savoir-faire et savoir-conceptualiser).
L'Anthropocène est un " Entropocène ", c'est-à-dire une période de production massive d'entropie précisément en cela que les savoirs ayant été liquidés et automatisés, ce ne sont plus des savoirs, mais des systèmes fermés, c'est-à-dire entropiques. Un savoir est un système ouvert : il comporte toujours une capacité de désautomatisation productrice de néguentropie. Lorsque Chris Anderson annonce la fin de la théorie à l'ère des big data, il néglige gravement ce fait, en ignorant que la fermeture d'un système ouvert conduit systémiquement à sa disparition.
Fondé sur la prolétarisation et la destruction des savoirs, le modèle de redistribution des gains de productivité par l'emploi est lui-même condamné. Un autre modèle de redistribution doit être conçu et mis en oeuvre, qui garantisse la solvabilité macro-économique de l'automatisation numérique. Le critère de redistribution qui doit être adopté ne doit plus être fondé sur la productivité du travail. La productivité est désormais une question machinique, et l'actuelle machine numérique n'a plus besoin ni du travail, ni de l'emploi.
Le travail manuel qui produisait de la néguentropie et du savoir – celui dont parle Hegel à propos du Knecht – fut remplacé par l'emploi prolétarisé au XIXe siècle, c'est-à-dire par le prolétaire soumis à une machinerie qui était entropique non seulement par sa consommation d'énergie fossile, mais par la standardisation des chaînes opératoires et la perte de savoir qui en résultait du côté de l'employé. Cette perte de savoir s'est aujourd'hui généralisée, au point d'atteindre Alan Greenspan, comme j'ai tenté de le montrer dans La société automatique, et comme il le déclarait lui-même le 23 octobre 2008.
L'Anthropocène est insoutenable : c'est un processus de destruction massive, rapide et planétaire, dont le cours doit être inversé. La question et l'enjeu de l'Anthropocène, c'est donc le " Néguanthropocène ", c'est-àdire la voie qui doit permettre de sortir de cette impasse de dimension cosmique – qui requiert une nouvelle cosmologie spéculative dans le sillage de Whitehead.
Le nouveau critère de redistribution qu'il s'agit de mettre en oeuvre dans l'économie du Néguanthropocène doit être fondé sur une capacité de désautomatisation qu'il faut ressusciter. Cette résurrection doit être celle de ce qu'Amartya Sen appelle les " capacités ", qu'il met au fondement du développement humain – c'està- dire de l'individuation du genre humain.
Savoirs, libertés et agentivité
Amartya Sen rapporte la capacitation au développement des libertés, qu'il définit comme étant toujours à la fois individuelles et collectives : " La liberté individuelle est un engagement social ".[2] Sen est fidèle en cela aux points de vue kantien aussi bien que socratique. C'est comme liberté que la capacitation constitue la base du dynamisme économique et du développement : " La liberté apparaît comme la fin ultime du développement, mais aussi comme son principal moyen ".[3] Ainsi définie par Sen, la liberté est une agentivité (agency, cf. p. 16-17) : un pouvoir d'agir.
Le savoir comme néguentropie
S'il y a un avenir, et non seulement un devenir, la valeur de demain sera la néguentropie constitutive de l'économie à venir du Néguanthropocène. Une telle économie doit faire de la différenciation pratique et fonctionnelle entre avenir et devenir son critère de valorisation – seul susceptible de surmonter l'entropie systémique en quoi consiste l'Anthropocène. Cette économie suppose de passer de l'anthropologie à la néguanthropologie, elle-même fondée sur une organologie générale et sur une pharmacologie : le pharmakon, c'est l'artefact qui est la condition de l'hominisation mais qui produit toujours à la fois de l'entropie et de la néguentropie, et qui menace toujours l'hominisation.
Le problème que pose un tel point de vue sur l'avenir est d'évaluer ou de mesurer la néguentropie. Appelée entropie négative par Erwin Schrödinger et anti-entropie par Francis Bailly et Giuseppe Longo, la néguentropie est toujours définie par rapport à son observateur (cf. Henri Atlan,[5] Edgar Morin[6]) – c'est-à-dire qu'elle caractérise toujours une localité qu'elle produit comme telle, et qu'elle différencie dans un espace plus ou moins homogène (c'est pourquoi une néguanthropologie sera toujours aussi une géographie). Ce qui est entropique sous tel angle est néguentropique sous un autre angle.
Un savoir – comme savoir-faire, c'està- dire comme savoir faire que ce que je fais ne s'écroule pas et ne conduise pas au chaos, comme savoir-vivre, c'est-à-dire comme savoir enrichir et individuer l'organisation sociale dans laquelle je vis sans la détruire, et comme savoir conceptuel, c'est-à-dire comme savoir n'héritant de son passé qu'en le bouleversant, et ne le bouleversant qu'en le réactivant, ce que Socrate appelle l'anamnèse, et qui, en Occident, excède structurellement sa localité – un savoir, donc, quel qu'il soit, est toujours une façon de définir collectivement ce qui est néguentropique dans tel ou tel champ de l'existence humaine.
Ce que l'on appelle l'inhumain est une façon de nier les possibilités néguentropiques de l'humain, c'est-à-dire de sa liberté noétique et de son agentivité résultante. Ce que Sen décrit comme une liberté et une capacité, cela doit être conçu de ce point de vue cosmique, qui participe d'une cosmologie spéculative au sens de Whitehead, constituant une potentialité néguentropique – c'est-à-dire comme potentiel d'ouverture d'un système local qui, étant dit " humain ", peut toujours se refermer, ce que Whitehead décrit comme régression et devenir inhumain.[7]
Il ne peut en aller ainsi que parce que l'anthropologique est hyperentropique tout aussi bien que néguentropique à la puissance deux : l'anthropos est organologique, c'est-àdire pharmacologique, ou encore, comme le dit Jean-Pierre Vernant, constitutivement ambigu.
L'anthropologie comme entropologie selon Lévi-Strauss et au-delà
Outre la localité qui le constitue fondamentalement, un système ouvert et néguentropique est caractérisé par sa durabilité relative – autrement dit par sa finitude. Ce qui est néguentropique – comme idiome, comme outil, comme institution, comme marché, comme désir, etc. – ne l'est jamais que dans le temps de son inéluctable dégradation.
" depuis qu'il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu'à l'invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu – et sauf quand il se reproduit lui-même –, l'homme n'a rien fait d'autre qu'allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d'intégration. "[8]
Lévi-Strauss pose ainsi avec une radicalité rare la question du devenir sans être, c'està- dire du caractère inéluctablement éphémère du cosmos en totalité, tout aussi bien que des localités qui s'y forment à travers des processus néguentropiques toujours facteurs eux-mêmes d'accélérations entropiques.
Si l'on prenait au pied de la lettre ce que Lévi-Strauss écrit ici dans une veine profondément nihiliste (par exemple lorsqu'il écrit que " l'homme n'a rien fait d'autre qu'allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d'intégration "), on serait obligé de tenir pour tout à fait négligeable le temps qui nous sépare de la " fin des temps ". On serait obligé de réduire ce temps à néant, de l'annihiler, et d'annuler la néguentropie présente au motif qu'elle est éphémère : on serait obligé de dissoudre l'avenir dans le devenir, que l'on évaluerait comme nul et " non avenu ", c'est-à-dire comme n'étant finalement jamais arrivé, et fruit d'aucun avenir – comme devenir sans avenir.[9] On serait d'ailleurs aussi obligé de dire qu'une éphémère, parce qu'elle est éphémère, n'est rien.
C'est à la lettre ce que nous dit l'anthropologue. Face à cela, je me définis moi-même comme " néguanthropologue ". Et j'objecte à Lévi-Strauss :
– D'une part, que la question de la raison, entendue comme pouvoir quasi-causal (au sens deleuzien) de bifurquer, c'est-à-dire de produire dans le fouillis des faits un ordre nécessaire formant un droit, est toujours d'être " digne de ce qui nous arrive ", ce qui est une autre façon de désigner la fonction de la raison telle que la définit Whitehead, à savoir comme ce qui fait de la survie un bien-vivre et du bien-vivre un mieux-vivre, c'est-à-dire une lutte contre la survie statique, qui n'est autre que la tendance entropique de toute forme de vie.
– D'autre part, que sa sophistique amère et désabusée néglige gravement deux points. Premièrement, la vie en général, comme " entropie négative ", c'est-à-dire comme néguentropie, produit elle-même toujours de l'entropie, et y reconduit invariablement : elle est un détour – comme le disent aussi Freud dans Au-delà du principe de plaisir et Blanchot dans L'entretien infini. Deuxièmement, la vie technique est une forme amplifiée et hyperbolique de néguentropie, c'est-à-dire d'organisation non seulement organique, mais organologique, qui produit une entropie tout aussi hyperbolique, et qui, comme le vivant, y reconduit, mais en accélérant les vitesses de différenciation et d'indifférenciation en quoi cet autre détour consiste, la vitesse constituant ici, dès lors, un facteur cosmique local.
Ce détour en quoi consiste la vie technique, c'est le désir comme pouvoir d'infinitiser.
Il est trompeur de donner à croire, comme le fait ici Lévi-Strauss, que l'homme serait d'essence entropique et qu'il détruirait une " création " qui serait d'essence néguentropique, en l'espèce " la nature " – vivante, profuse et féconde, végétale et animale. Les végétaux et les animaux sont des ordonnancements organiques de la matière inerte hautement improbables (comme l'est toute néguentropie), mais ils ne se déploient qu'en intensifiant euxmêmes des processus entropiques : ils ne font eux-mêmes qu'un détour, en cela tout aussi provisoire et vain dans le devenir.
En consommant et, ce faisant, en dissociant ce que Lévi-Strauss appelle des " structures ", toute créature vivante participe à une augmentation locale d'entropie tout en produisant de façon plus locale encore un ordre néguentropique. Ce que Derrida appelle la " différance ", si l'on pouvait rapporter la néguentropie à ce concept, c'est avant tout une affaire d'économie et de détour. S'il est vrai par ailleurs que la différance est un agencement de rétentions et de protentions, comme l'indique Derrida dans De la grammatologie, et s'il est vrai que chez les êtres dits humains, c'està- dire techniques et noétiques, les agencements de rétentions et de protentions sont transformés par les rétentions tertiaires, alors on devrait pouvoir redéfinir, à partir de ce concept de différance revisité, à la fois l'économie et le désir configurant les circuits qui se forment par ces détours comme spires et spirales.
À la différence des êtres purement organiques, les êtres dits humains sont organologiques, c'est-à-dire néguentropiques (et entropiques) à deux niveaux : à la fois comme êtres vivants, c'est-à-dire organiques, qui, en se reproduisant, induisent de " petites différences " à l'origine de l'évolution, et donc de ce que Schrödinger décrit comme l'entropie négative,[10] et comme êtres artificiels, c'est-à-dire organologiques, qui différencient ce qui dès lors n'est plus simplement ce que l'on nomme une " espèce ", mais un " genre " – selon ce que Simondon appelle le processus d'individuation psychique et collective.
Les artifices sont d'autres détours, euxmêmes plus ou moins éphémères, comme les insectes nommés éphémères, et ils sont ni plus ni moins " sans pourquoi " que les roses tant appréciées en Grande Bretagne, qui sont d'ailleurs elles-mêmes artificielles pour l'essentiel.[11] Mais ces artifices, en tant qu'ils donnent des arts et des oeuvres, d'art autant que de science, peuvent s'infinitiser et infinitiser leurs destinataires au-delà d'eux-mêmes, c'est-à-dire au-delà de leur propre fin, les projetant dans la protention infinie d'une promesse toujours encore à venir, seule capable de trouer l'horizon du devenir indifférencié.
On pourra rétorquer à ce que j'objecte à Lévi-Strauss que la néguentropie organologique, et non seulement organique, qui constitue ce que je décris ainsi comme le néguanthropos, est un accélérateur d'entropisation qui précipite la fin et qui, de ce point de vue, raccourcit ce qui est finalement l'essentiel, à savoir le temps de cette différance. Mais ce serait précisément ne pas comprendre de quoi je parle.
Il y a certes la question de la vitesse, qui est un facteur crucial en matière de physique thermodynamique aussi bien que de biologie et de zoologie. Mais la question est ici celle d'une politique de la vitesse, où se présentent des possibilités opposées, et où il s'agit de savoir en quoi, où, sur quel plan et pour combien de temps ce que Leroi-Gourhan, pour définir la dynamique de l'hominisation, appelle la " conquête de l'espace et du temps ", augmente ou réduit l'entropie.
Le numérique atteint de nos jours 200 000 km/s, soit 2/3 de la vitesse de la lumière, ce qui est quatre millions de fois plus rapide que l'influx nerveux. Dans la situation si exceptionnelle et insoutenable de l'Anthropocène, seule une assomption résolue de la condition organologique dans le sens d'une augmentation de néguentropie peut transformer la vitesse des vecteurs technologiques et – permettre, au sens strict, de gagner du temps, c'est-à-dire de la différenciation, pour autant précisément qu'une transvaluation de l'économie industrielle nous engage dans le néguanthropocène et nous dégage de l'Anthropocène.
Si la néguentropie hyperbolique en quoi consiste le devenir organologique de l'organique instaure une néguanthropologie qui accélère le devenir (entropique et anthropique), elle transforme aussi cette accélération en un avenir qui diffère ce devenir aux deux sens du verbe que Derrida mobilisait dans ce qu'il appelait la différance, laquelle installe un avenir (néguentropique et néguanthropique) qui constitue cette forme infinitisante de protention qu'est l'objet du désir comme facteur d'individuation et d'intégration (psychique, sociale et technique) – faute de quoi cette différance ne serait que formelle.
C'est à l'aune de ces questions – que le triste propos de Lévi-Strauss efface en écrasant l'indétermination de l'avenir sous le poids probabilitaire du devenir – qu'il faudrait aujourd'hui réinterpréter Spinoza.
Intermittence noétique et potlatch cosmique
Les êtres organologiques sont capables d'organiser délibérément ces oeuvres néguentropiques et organologiques que nous disons néguanthropiques. Selon la manière dont ils procèdent à cette organisation à la fois psychique et sociale, selon la manière dont ils prennent ou ne prennent pas soin du pouvoir à la fois anthropique et néguanthropique en quoi consistent leurs comportements, ils peuvent soit précipiter indifféremment le déchaînement entropique, soit au contraire le différer – constituant ainsi une différance que Simondon appelle une individuation et qu'il pense comme un processus ainsi que Whitehead.[12]
" Chaque fois que le sens d'un débat dépend de la valeur fondamentale du mot utile, c'est-à-dire chaque fois qu'une question essentielle touchant la vie des sociétés humaines est abordée [...], il est possible d'affirmer que le débat est nécessairement faussé et que la question fondamentale est éludée. Il n'existe aucun moyen correct [...] qui permette de définir ce qui est utile aux hommes. "[14]
Ici sont en jeu des " dépenses dites improductives "[15] qui se rapportent toutes au sacrifice, c'est-à-dire à la " production de choses sacrées [...] constituées par une opération de perte ".[16]" La dépense, bien qu'elle soit une fonction sociale, aboutit immédiatement à un acte de séparation, d'apparence anti-sociale. L'homme riche consomme la perte de l'homme pauvre en créant pour lui une catégorie de déchéance et d'abjection qui ouvre la voie à l'esclavage. [...] De l'héritage indéfiniment transmis du monde somptuaire ancien, le monde moderne a reçu en partage cette catégorie, actuellement réservée aux prolétaires. "[17]
Dans ce monde prolétarisé, la dépense de " l'homme riche " devient cependant stérile :" Les dépenses engagées par les capitalistes pour secourir les prolétaires et leur donner l'occasion de s'élever sur l'échelle humaine ne témoignent que d'une impuissance – par épuisement – à pousser jusqu'au bout un processus somptuaire. Une fois réalisée la perte de l'homme pauvre, le plaisir de l'homme riche se trouve peu à peu vidé de son contenu et neutralisé : il fait place à une sorte d'indifférence apathique. "[18]
À l'heure où le savoir devenu automatique est au coeur de l'économie, au risque de se nier lui-même comme computation a-théorique, nous reprendrons ce chantier sous les angles épistémique et épistémologique dans L'avenir du savoir. Nous y verrons que 1° la question de l'avenir du savoir est inséparable de celle de l'avenir du travail et que 2° elle doit se traduire par une politique industrielle alternative qui rende à la France et à l'Europe leur place dans le devenir – et comme trans-formations de ce devenir en avenirs.
Devenir, avenir et néguanthropologie
Notre question est l'avenir – du travail, du savoir et de tout ce que cela engendre, c'est-àdire tout – en tant qu'il n'est pas soluble dans le devenir. Qu'il n'y soit pas soluble ne signifie pas qu'il ne pourrait pas s'y dissoudre et s'y résoudre mais cette dissolution qui serait sa disparition serait aussi, du même coup, la nôtre. Cette possible dissolution en fait est ce qui n'est pas possible en droit : nous n'avons pas le droit de nous y résoudre.
" deux tendances principales [... le] délabrement de la nature physique [... où] l'énergie se dégrade lentement mais sûrement [... cependant que] l'autre tendance se manifeste au printemps, dans le renouveau annuel de la nature et par le cours ascendant de l'évolution biologique. [...] La raison est la discipline que s'impose l'élément originaire dans le cours de l'histoire. "[22]
Cette discipline est ce qui manque à Lévi-Strauss et à son entropologie.
Notes:
Le monde actuel nécessite d'urgence une nouvelle sorte d’élites dirigeantes : souples, renouvelées, équitablement issues de cursus académiques et contributifs (mouvements des commons, amatorat et savoirs libres), représentatives de la société civile, en phase avec les inquiétudes légitimes du peuple et capables d’imaginer de nouveaux moyens de le protéger.
Des élites coupées du peuple et incapables de le protéger :
Brice couturier - France culture : En 1999, dans un essai en avance sur son temps, le regretté Philippe Cohen faisait le constat suivant : le peuple, dans nos sociétés post-industrielles, a consenti un pouvoir immense aux élites, en échange d’une promesse : le protéger. Sécurité sociale, stabilité de l’emploi et donc des revenus, sécurité physique et personnelle. Cette promesse ne pouvait être tenue, selon lui, que dans le cadre des Etats-nations. Or, prévenait Philippe Cohen, les élites, au nom d’un progressisme new look, appellent à présent à faire preuve de souplesse et de mobilité dans un monde où les Etats-nations sont appelés à perdre leur centralité.
Dans la mesure où elles renoncent à protéger le peuple, ces élites ne doivent pas s’étonner de voir leur légitimité de plus en plus contestée, concluait l’essayiste.
Depuis, il y a eu bien d’autres livres, comme celui d’Eric Conan, La gauche sans le peuple (2004), lui aussi journaliste à Marianne. Aussi n’est-ce pas un hasard qu’on trouve dans Marianne l’un des meilleurs résumés disponibles de la situation, sous la plume de Jacques Julliard. « Le peuple et les élites », écrit Julliard, n’ont plus les mêmes valeurs, ni les mêmes priorités. »
Primo, poursuit-il, « Pour le peuple, le danger principal est le terrorisme islamiste. Pour les élites, c’est le fascisme d’extrême droite. » Et en effet, les élites, elles, sont favorables au multiculturalisme, quand le peuple y voit l’abandon du social au profit du culturel. Je renvoie aux thèses de Laurent Bouvet, dans son livre L’insécurité culturelle.
« Secundo, écrit encore Julliard, Pour le peuple, l’objectif principal est la sécurité : Sécurité sociale, sécurité de l’emploi, sécurité individuelle. Pour les élites, l’objectif principal est le progrès, grâce à la mondialisation, au commerce, aux droits de l’homme. » Et de poursuivre : « le peuple se reconnaît dans la nation », parce qu’il a « la nostalgie de l’unité ». Les élites, elles, encouragent la diversité, soutiennent les minorités et maintiennent leur confiance à l’instance européenne.
Enfin, les élites restent attachées aux partis de gouvernement existants. Mais la vague populiste, qui traverse l’Europe comme les Etats-Unis, montre qu’un nombre croissant d’électeurs les considèrent à présent comme des castes fermées sur elles-mêmes et défendant leurs propres intérêts, et non l’intérêt général. D’où le succès de formations aussi aberrantes que le Mouvement 5 Etoiles de Beppe Grillo (27 % d’intention de vote ce mois-ci, contre seulement 30, au Parti Démocratique de Matteo Renzi), du PIS polonais, de Donald Trump aux Etats-Unis… et bien sûr du Front national, chez nous.
Dans un article demeuré fameux, Raymond Aron a discuté la notion de classe dirigeante. Il la juge trop idéologique. Dans toute société, même celles qui se vantent d’être démocratiques, c’est une minorité qui commande et le grand nombre obéit. Dans tout régime, aussi, existe un personnel politique, qui est engagé dans une compétition pour l’exercice du pouvoir.
Mais ce qui caractérise nos sociétés démocratiques modernes, c’est « la pluralité des catégories dirigeantes ». Le directeur général de General Motors n’est pas le président des Etats-Unis. En régime démocratique, enfin, le pouvoir est l’objet d’une compétition régulière entre des partis. Face au « pouvoir temporel », celui des gestionnaires des moyens de production, des meneurs des masses, ou des hauts fonctionnaires, existe un « pouvoir spirituel », celui des dirigeants religieux, des savants et des intellectuels.
Notre problème est double. Nous avons hérité de la monarchie absolue une tradition autoritaire et centralisatrice : c’est l’Etat qui, à Paris, décide de tout. Lorsque le pays va bien, qu’il jouit d’une certaine prospérité et de la paix, cette autorité est tolérée parce que la société se sent protégée. Lorsque le chômage est effrayant et que plane le risque de la guerre civile, on ne le supporte plus.
D’autre part, chez nous, les élites sociales se sont fondues en une caste unifiée, à la manière de la nomenklatura des pays communistes ce sont les mêmes fonctionnaires, interchangeables et formatés, qui dirigent les partis politiques, les administrations publiques, les banques, les grandes formations universitaires.
Des dirigeants politiques coupés du peuple et conseillés par des experts nous rejouent le despotisme éclairé – cette utopie des intellectuels progressistes, depuis nos philosophes du XVIII° siècle qui, on l’oublie trop souvent, tenaient le peuple en suspicion, le jugeant victime de ses préjugés et de ses superstitions, insuffisamment ouvert aux idées modernes... Ils savent mieux que nous ce qui est bon pour nous…
Le monde actuel nécessite une nouvelle sorte d’élites dirigeantes : souples, renouvelées, représentatives de la société civile, en phase avec les inquiétudes légitimes du peuple et capables d’imaginer de nouveaux moyens de le protéger.
La critique en direct sur France Culture :
Hervé Gardette reçoit :
Jacques Attali, polytechnicien, énarque et inclu au sein des controversées " élites politiques ", ancien conseiller spécial du président Mitterrand pendant onze ans. Il a publié en août dernier Peut-on prévoir l’avenir (Fayard).
Rejoint en seconde partie par Agnès Van Zanten, sociologue de l’éducation, directrice de recherche au CNRS, elle travaille à l'Observatoire Sociologique du Changement de Sciences Po Paris.
Vous êtes fatigués des petites phrases, des analyses politiques et médiatiques incapables de se projeter au-delà du prochain sondage ? Pour rompre avec cette médiocrité récurrente, voici une interview fleuve du philosophe Bernard Stiegler... Entretien sans détour réalisé par la revue bastamag.net. Disciple de Derrida, il dirige l’Institut de recherche et d’innovation et a cofondé l’association Ars Industrialis. Face à la domination du marketing et à l’hégémonie du capitalisme financier, qui font régresser nos sociétés, il est urgent, pour Stiegler, de changer de modèle et de renouer avec les savoirs !
Peut-on sortir de l’ère industrielle ?
J’ai la conviction profonde que ce qu’on appelle humain, c’est la vie technicisée ! La forme de vie qui passe par la technique, qu’elle soit du silex taillé ou du silicium, organisée comme aujourd’hui par un microprocesseur ou par autre chose. Dans tous les cas, nous avons affaire à de la forme technique. L’individuation psychique, c’est-à-dire la manière de devenir ce que je suis, l’individuation collective, la manière dont se transforme la société dans laquelle je vis, et l’individuation technique, la manière dont les objets techniques se transforment, sont inséparables. Un homme qui vit sur une planète où il y a un million d’individus n’est pas le même homme que celui qui vit dans une société où il y a sept milliards d’individus. Sept milliards, cela veut dire sept mille fois plus ! Ce sont des facteurs colossaux.
Quand on appréhende les questions dans leur globalité, il est inconcevable de faire face à cette poussée démographique avec des moyens non industriels. Ce n’est pas possible. La question n’est pas de sortir du monde industriel, parce que ça, c’est du vent. Les gens qui disent cela sont des irresponsables ! La question est d’inventer une autre société industrielle, au service de l’humanité et non pas du capital. Des gens ont rêvé de cela. On les appelait des communistes. Marx est le premier philosophe à avoir dit que l’homme est un être technique. Mais Marx et le marxisme, c’est très différent ! Il faut repenser en profondeur, premièrement, qu’est-ce que la technique pour l’être humain ; deuxièmement, sa socialisation ; et troisièmement, le projet d’économie politique qui doit accompagner une industrialisation. Le problème n’est pas l’industrie, mais la manière dont on la gère. Elle est sous l’hégémonie du capitalisme financier.
D’où vient cette hégémonie du capitalisme financier ?
En 1977, au moment du mouvement punk, c’est l’enclenchement d’une catastrophe annoncée. La droite radicale pense : il faut remplacer l’État par le marketing. En 1979, arrivent Thatcher puis Reagan en Grande-Bretagne et aux États-Unis, les conservateurs tirent les conséquences de ce qu’on appelle la désindustrialisation. L’énorme RCA (Radio Corporation of America, ndlr) est rachetée une bouchée de pain par Thomson, l’électronique part au Japon, Thatcher a compris que la grande puissance du Commonwealth touche à sa fin. Donc, pour pallier à la déroute de la puissance industrielle, ils se lancent tous les deux dans la spéculation financière. Tout ce système qui s’est écroulé en 2008 a été mis en place à cette époque, c’est l’école de Chicago. Ils dérèglent tout, les puissances publiques, le système social, et de manière systématique. Ils vont tout dézinguer. La conséquence de tout cela, c’est la destruction des savoirs et une nouvelle prolétarisation généralisée.
Comment s’opère cette destruction des savoirs ?
Les institutions familiales, l’éducation, l’école, les systèmes de soin, la sécurité sociale, les partis politiques, les corps intermédiaires : tous les outils du savoir sont systématiquement détruits, le savoir-faire (les métiers, les techniques), le savoir-vivre (le comportement social, le sens commun), le savoir-penser (la théorisation de nos expériences). Les lieux où se développaient ce que les Grecs et les Romains nommaient la schola. Tout cela a cédé face au goût vers la satisfaction immédiate, à la pulsion infantile égoïste et antisociale. Alors que le désir est le départ d’un investissement social.
Aujourd’hui, 180 millions de Chinois sont dépressifs et partout ailleurs les gens sont dépressifs. C’est grave, plus personne n’est pilote, l’avion vole de lui-même. Nous ne sommes pas encore dans l’apocalypse, nous sommes dans un « ton apocalyptique » qui est perçu par tout le monde. Dans les rues à Paris, au bistro en face, là, vous discutez avec les gens, il y en a de toutes les nationalités et ils sont tous d’accord sur une chose, c’est que ça va mal et que personne ne voit comment sortir de là. L’organisation de la destruction de tout cela, c’est le marketing. C’est le fer de lance programmé depuis 1979 par les économistes libéraux de l’école de Chicago.
Le marketing triomphant… ?
Ce qui s’est mis en place dans les années 1950 avec le développement des médias de masse, c’est le projet d’Edward Bernays, le neveu de Sigmund Freud. Edward Bernays, concepteur du "public relation", est convaincu que pour faire adopter des idées ou des produits par des individus, il faut s’adresser à leur inconscient et non à leur conscience. Son idée est de faire consommer les Américains de plus en plus en détournant leurs désirs, en court-circuitant leurs pulsions. Sur la base d’une théorie freudienne, Bernays construit une stratégie de développement du capitalisme qui permet de capter, de contrôler, de canaliser chaque individu et de l’orienter vers les objets de l’investissement économique, les objets de consommation.
Le but est de prendre le pouvoir sur le psychisme de l’individu afin de l’amener à un comportement pulsionnel. Cette captation est évidemment destructrice. On canalise le désir vers des moyens industriels et pour ce faire, on est obligé de court-circuiter l’énergie libidinale et tout son dispositif, parce que l’énergie libidinale est produite dans un deuxième rang, ce n’est pas une énergie primaire, les énergies primaires ce sont les pulsions. C’est ce qui nous rapproche des animaux. Nous sommes tous habités par des pulsions et nous pouvons nous comporter comme des bêtes. Nous sommes témoins d’une régression des masses, qui n’est plus une régression des masses politiques mais une régression des masses de consommateurs. Le marketing est une des grandes causes de désaffection du public pour le progrès. Le marketing est responsable de la destruction progressive de tous les appareils de transformation de la pulsion en libido.
Comment enrayer cette régression, ne pas en rester à nos pulsions de consommateurs ?
Herbert Marcuse a fait un discours important en 1953 sur le processus de désublimation. À l’époque, ça fait six ans que la télévision fonctionne, et il voit déjà comment va s’accomplir le processus. En 2011, on observe avec une conscience planétaire ce processus de désublimation prédit par Marcuse il y a plus de cinquante ans. La sublimation, beaucoup sont d’avis de dire que c’est un cas un peu exceptionnel de la libido. Dans un texte précis, Freud dit : « La libido, c’est la sublimation. » C’est-à-dire que de près ou de loin, il n’y a pas de libido sans idéalisation de l’objet de celle-ci. Il n’y a pas d’idéalisation sans sublimation. Si j’aime un artiste ou si je suis prêt à libérer mon pays, c’est le même processus. Derrière cela, il y a le sacré. On en parlait couramment autrefois. Marcuse pose l’hypothèse qu’il n’y a pas de possibilité de lien social sans un processus de ce type-là, sans idéalisation.
Peut-on retrouver le goût de la sublimation, de l’idéalisation ?
Il faut profiter de cette prise de conscience pour renverser le processus, pour transformer la panique en nouvel investissement. La nouvelle lutte a commencé dans le nord de l’Afrique. Apprenons à faire de la thérapeutique. Il s’agit de reconstruire progressivement les savoirs et les saveurs. C’est le travail de l’artiste, c’est de la création et de la technique. L’artiste doit être un technicien. Ce que vous faites est très important. Même si l’art conceptuel semble avoir effacé toute la technicité de l’art. Le conceptuel est aussi de la technique. En tant que fabricant de concepts, je me considère comme un artisan. Je peux vous dire que mes concepts, je les usine. (Bernard Stiegler place ses deux mains en étau puis mime le façonnage d’une pièce). J’ai un établi, j’ai besoin d’un étau pour bien les serrer, ça se passe dans la matière. C’est une technologie matérielle. Je suis un manuel.
Qui sont ces artisans thérapeutes de nos sociétés en régression ?
Je compte moyennement sur le monde économique et le monde politique. Quand je dis « nous devons », je compte plus sur les scientifiques, les artistes, les philosophes et tous au sens large : les profs, les juristes, les psychologues, les soignants, tous ceux qui prennent soin du monde. Nous avons tous besoin d’ouvrir une discussion avec la vie parce que plus rien ne se fera sans une volonté indépendante des pouvoirs. Aujourd’hui, il est évident que l’utilisation des réseaux numériques est fondamentale parce qu’ils sont de nouveaux systèmes d’écriture et de publication. Nous vivons l’émergence d’une nouvelle politeia planétaire : nouveau temps, nouvel espace, qui se disent en latin respublica, la chose publique ; en grec politeia. Un retour aux origines de la démocratie.
Avec Internet et les nouvelles technologies de l’information comme outils ?
Le web, c’est l’ère industrielle de l’écriture. Le numérique, c’est de l’écriture. Une écriture faite avec l’assistance d’automates, de moteurs de recherches, de serveurs, d’ordinateurs, qui se propage à la vitesse de la lumière, est évidemment technique, et de dimension industrielle, car elle suppose des infrastructures de type Google. Soit trois millions de serveurs, trois pour cent de la consommation électrique de tous les États-Unis. C’est une industrie de dimension mondiale qui permet de développer toutes sortes de choses extrêmement intéressantes. La révolution numérique crée une situation nouvelle sur le plan économique et politique et c’est là que Marx regagne de l’intérêt, il ne pense pas la politique sans l’économie et réciproquement. Nous pensons, à Ars Industrialis, que cela rend possible l’émergence d’un nouveau modèle industriel. L’évolution humaine est indissociable de l’évolution technique.
La technique peut-elle aussi provoquer des régressions...
Pensons une pharmacologie générale où la technique est un remède (un facteur de progrès) si elle contribue à intensifier les possibilités d’évolution des individus psychiques et sociaux, et un poison (un facteur de régression) lorsqu’elle conduit à court-circuiter ces mêmes individus. Après le protocapitalisme que décrit Marx, puis le capitalisme consumériste, celui que décrit Marcuse, il y a maintenant un troisième modèle industriel qui émerge depuis la crise de 2008. Et je ne sais pas s’il restera capitaliste longtemps, je vous dirai que je m’en fous.
Microsoft a divulgué ses codes sources parce qu’il a fini par comprendre que la dynamique des logiciels libres est beaucoup plus forte que celle des propriétaires. Un rapport de la Commission européenne prévoit qu’en 2014 le logiciel libre sera majoritaire. Aujourd’hui une multitude de domaines s’établissent sur ce modèle libre (Linux, Wikipedia…). C’est ce que nous appelons l’économie de la contribution. C’est une reconquête du savoir, une déprolétarisation. De grands mouvements fondamentaux se mettent en place, et il est indispensable que nous, thérapeutes, accompagnions, théorisions, critiquions avec joie, courage et modestie !
Fort loin des philosophes " de foire ", qui imposent lourdement leurs présences sur toutes les chaines de France, voici un homme d'exception qui montre son vrai visage : Sérieux, humain et travailleur... Souvent torturé par ses inquiétudes concernant l'avenir des enfants (dont ses propres enfants). Il nous livre un récit profond des pensées qui le hantent... Pour son engagement et son labeur quotidien, je lui témoigne toute mon estime.
Qu’est-ce que cette économie de contribution ?
L’économie contributive existe déjà, elle est déjà extrêmement prospère et elle s’imposera parce qu’elle seule est rationnelle. Une politique industrielle contributive est en train de rompre avec le modèle consumériste. Elle s’est développée dans le domaine du logiciel, qui est aujourd’hui tiré par le modèle contributif. Toutes les grandes boîtes comme Google reposent sur cette culture. Et c’est ça qui est en train d’inventer l’avenir. Et nous pensons que ces modèles-là sont expansibles à beaucoup de secteurs. Y compris à la construction du monde énergétique.
Le problème n’est pas de passer du pétrole au nucléaire, ou du nucléaire aux énergies renouvelables. La question fondamentale, c’est de créer des réseaux, des « smart grids » (réseau intelligent, ndlr) contributifs. Là il y a du soleil, on va baisser les rideaux, ça va produire de la chaleur qu’on va canaliser et mettre en commun sur des serveurs d’énergie. Beaucoup de monde travaille là-dessus. Je connais deux architectes de l’école polytechnique de Zurich, une des meilleures écoles scientifiques du monde, qui soutiennent que le photovoltaïque suffit entièrement à satisfaire les besoins énergétiques. Mais cela ne se développe pas parce que c’est contraire aux intérêts des spéculateurs.
Je pense qu’il faut relancer une critique de l’économie politique qui repose sur la sublimation, et fait que les gens s’investissent dans des projets contributifs. En économie, il y en a de plus en plus. Comme Wikipedia. C’est inouï. Sept personnes font marcher Wikipedia – quatre-vingt treize salariés. Salariés au service de centaine de milliers de contributeurs, dont je fais partie, et des millions d’internautes dans le monde. Ils contribuent par amour de faire quelque chose de bien. Et ce bien qu’ils font produit beaucoup de valeur économique. Wikipedia produit une utilité sociale énorme. Et il faut trouver des moyens de le valoriser économiquement sans le monétariser ! Car sinon, ça devient du business, et les actionnaires rentrent…
Quel rôle pour les nouvelles générations ?
C’est le problème le plus urgent, le plus fondamental, il faut montrer aux jeunes générations ce recyclage possible. Avec eux, on peut devenir beaucoup plus intelligents. L’intelligence n’est pas une compétence mentale ou neurologique, c’est une compétence sociale. Il faut reconstruire une intelligence intergénérationnelle, ça passe par la technique parce que aujourd’hui, ce qui fait les générations, ce sont les mutations technologiques. Après l’analog native, dont je suis (les enfants du cinéma et de la télé), nous avons les enfants du Net, qui inventent des tas de choses. Il est urgent de faire la critique des générations successives, les analog natives, aussi les litterate natives, et les print natives ; Luther était natif de l’imprimerie, Socrate était natif de la lettre. La technique est fondamentale dans la construction de l’intergénérationnel. Autrement dit, de ce qui relie l’inconscient à la conscience.
Quand je parlais tout à l’heure des nouvelles technologies, je le prends au sens kantien. Kant, c’est la critique de la conscience. Je veux que l’on fasse une critique de l’inconscient. Je veux aussi laisser s’exprimer une critique qui vient de l’inconscient. Et ça c’est le problème de 68. N’avoir pas su penser une critique de l’inconscient. Le faire est urgent. Freud disait de lui-même qu’il était un grand rationaliste. Repensons la critique des Lumières à partir de la question de l’inconscient. Les seuls qui l’ont fait ce sont les capitalistes, les gens du marketing, qui sont de plus en plus aguerris sur ces questions. Ils en ont tiré un maximum, en ont fait de véritables instruments de domination.
Cette économie de la contribution passe-t-elle par l’éducation ?
À Ars Industrialis, nous disons que le modèle américain, the American Way of life, est épuisé. Nous considérons qu’une nouvelle industrie est en train de se mettre en place, une industrie de la contribution. Nous pensons que cette industrie de la contribution, il faut la mettre en œuvre en développant une politique de recherche. Une politique éducative d’un genre tout à fait nouveau. Non pas en faisant une dixième réforme de l’Éducation nationale, d’une manière ridicule et administrative, non. En posant les problèmes comme ils doivent être posés. Réunissons des philosophes, des mathématiciens, des physiciens, des historiens, des anthropologues… Cela ne se fait pas du jour au lendemain, mais il faut mettre en place les travaux de ce qu’a fait Jules Ferry à l’époque. Il faut se donner du temps et savoir raisonner à deux temporalités différentes. Le court terme et le long terme. Et là, il faut effectivement développer des pratiques tout à fait nouvelles, de nouveaux médias.
Fini, les universités ?
Comme je vous le disais, l’écriture se produit aujourd’hui à la vitesse de la lumière par l’intermédiaire d’une machine. Mais c’est toujours de l’écriture. Qu’est-ce qu’une université ? En fait, l’Université, qui est apparue au début du XIXe siècle en Europe, vient de l’Académie au sens de Platon. L’Université, appelons-la le monde académique, qu’est-ce que c’est ? C’est ce qui transforme le caractère empoisonnant de l’écriture en quelque chose de bénéfique. « On dit qu’avec l’écriture, les sophistes ont détruit la vie collective, et bien moi, répond Platon, je vais faire une école, que j’appellerai l’Académie, qui produit des livres, des manuels, et je fais en sorte que l’écriture soit mise au service des mathématiques, du droit et de la philosophie. » C’est ce qu’il faut faire aujourd’hui. On nous dit que cela va se faire par le marché, mais le marché, il ne faut pas y compter. Le marché, ce sont les sophistes.
Les profs ne sont pas armés intellectuellement pour suivre notre vie technicisée, ils n’ont actuellement aucune critique là-dessus. Il faut donc repenser en totalité l’Université. Il faut surtout comprendre que le numérique est en train de faire exploser ce qui est à la base de l’Université du XIXe siècle. Il faut repenser tout cela. En totalité. En fait, l’informatique est absolument partout, et on n’enseigne pas ça à l’école. On ne l’a pas même enseigné aux profs. Alors ils ne sont pas intellectuellement armés pour faire face à une génération bardée de smart phones, de caméras, de transformateurs. Il n’y a aucune réflexion sur ces changements, ni en France ni en Europe.
Et aux États-Unis ?
De par son histoire, l’Amérique a été confrontée au fait de développer une culture de l’adoption. Adoption des émigrants, des nouveautés technologiques. Cette culture de l’adoption a mis le développement de l’industrie et des industries culturelles au cœur des États-Unis, et le cinéma en particulier. L’Amérique a su accueillir les grands cinéastes qui fuyaient l’Allemagne, comme Fritz Lang, la Tchécoslovaquie, comme Milos Forman. Et l’Amérique a su aussi accueillir Derrida. Il faut quand même savoir qu’on lui a refusé un poste en France, à Jacques Derrida, et il s’est retrouvé prof aux USA. Ils ont aussi accueilli Foucault, Lyotard [3]. Aujourd’hui, mes meilleurs étudiants sont aux USA, chez Google.
L’intelligence, c’est ce qui manque à l’Europe ?
On veut supprimer l’enseignement de la philosophie. On avait au moins cela. Je peux vous dire qu’aux États-Unis, les Français ont une cote d’enfer, grâce à Derrida, Deleuze, Barthes, Foucault… Lorsque j’y enseigne, je suis un nabab, parce que je suis un philosophe français. En France, ils veulent flinguer la philosophie. Ils sont en train de rendre la philosophie optionnelle en première, pour pouvoir la supprimer en terminale. C’est absolument hallucinant. L’enseignement du grec et du latin aussi. C’est calamiteux. On a affaire à des benêts…
L’Amérique sait faire venir les intelligences. L’Europe, c’est une calamité. Elle n’a pas de politique industrielle, n’investit pas dans la culture et dans ce que l’on appelle « les nouveaux médias », alors que Google est devenu aujourd’hui la plus importante entreprise du monde. Je ne dis pas que c’est parce qu’elle gagne le plus d’argent, mais parce qu’elle détient les clefs de la nouvelle ère. Peut-être pas pour longtemps d’ailleurs, car cela va très vite. Pendant des années, Google perdait de l’argent, ils ont été soutenus. Essayez ici de monter une entreprise qui perd de l’argent. Vous ne pouvez pas. Parce que vous avez affaire à des crétins qui sont dans la logique « prends l’oseille et tire-toi ! ». Ils ne pensent qu’à se faire du fric comme de pauvres philistins…
Ce qui permettrait de transformer le poison en remède, c’est une politique industrielle publique qui ne consiste pas simplement à donner des réductions de charges sociales aux entreprises. Avoir une politique industrielle, c’est avoir une vision de son développement sur vingt ans. À une époque où la France était un très grand pays industriel, on n’a pas fait le TGV en réfléchissant sur dix-huit mois, il a fallu quarante ans d’anticipation. Cela a été massacré à partir de Giscard d’Estaing, puis par Mitterrand, Chirac et bien sûr Sarkozy. C’est l’effet du néolibéralisme, qui consiste à dire « moins il y a d’État et de politique, mieux on se porte ». C’est le vieux discours de Reagan et de Thatcher.
Recueilli par Thomas Johnson et Marc Borgers pour http://www.bastamag.net/
Excès de viandes, trop de sucre, pas assez de sport, pas assez d'exercice mental, pas assez d'ascétisme, etc... Les avertissements, prescriptions et autres études médicales sont partout ! La médecine devient-elle un moyen de régence au 21ème siècle ? Les patients sont-ils volontairement soumis aux directives médicales régulièrement assénées dans les médias ? réponses avec Régis Debray, Philosophe et écrivain.
La médecine exerce une emprise grandissante sur nos vies. Et la santé n'échappe pas au grand chambardement de nos démocraties. L'autorité du médecin ne va plus de soi, patient docile ou pas. Le brutal et pertinent Dr House a remplacé l'inquiétant et charlatan docteur Knock. L'automédication triomphe, la consultation numérique est autorisée et les internautes se livrent à de savants ou hasardeux autodiagnostics. Nos attitudes ont changé. Patients impatients, nous serions tous devenus des généralistes, des experts patentés. Pour ces raisons, la revue Médium philosophie, dirigée par l'écrivain, médiologue et philosophe Régis Debray, s'est emparée de ce passionnant sujet.
Le constat est partagé par tous les rédacteurs de cette publication trimestrielle : la médecine est partout. Pas un hebdo sans son palmarès des hôpitaux, pas une télé sans son émission de santé. Et le Mediator est d'abord un drame, mais également " un feuilleton ". Alors, que peut nous apprendre sur ce moment d'emballement sanitaire la "médiologie" (terme combiné du latin - medium, le véhicule - et du grec - logos, le discours), qui désigne une discipline qui s'attache au moyen de communication plutôt qu'au contenu que celle-ci véhicule et s'intéresse aux effets produits par l'innovation technique sur l'espace public ?
Tout d'abord un "effet jogging" : De même que le progrès des moyens de transport développe paradoxalement la marche et la course à pied dans un monde fortement urbanisé, de même l'hyper-technicité médicale provoque des retours aux médecines traditionnelles, expliquent Monique Sicard, coordinatrice du numéro, et Paul Soriano, rédacteur en chef de Médium. Ensuite un "effet wiki" : blog, forum, réseaux sociaux ou experts "on line" font que le savoir médical est participatif et interactif. Au point que Dominique Dupagne, médecin généraliste, célèbre l'avènement d'une "médecine 2.0". Car le Web permettrait de contourner les intérêts financiers et d'inventer un nouvel art de soigner. "Estompement des frontières du savoir et du pouvoir", du sachant et de l'ignorant, du médecin et du patient, le Net met une déterminante expérience en partage, celle du vécu de la maladie.
Directeur des ressources humaines du centre hospitalier de Senlis, Lucien Gérardin n'y voit pas qu'un progrès. Un " mouvement de consumérisme médical " est en marche, dit-il. Et les prescriptions des médecins sont souvent vérifiées sur des sites spécialisés par des patients inquiets des effets secondaires d'un médicament, ou dubitatifs sur le diagnostic établi par leur médecin traitant. Ainsi cette " hypochondrie généralisée " de la société où chaque citoyen se transforme en petit médecin appeuré par les maladies a, selon lui, "un côté orwellien". Il faut dire que les crises sanitaires (vache folle, vaccin H1N1, Mediator, etc.) ont inauguré une ère de la méfiance et de la défiance.
Mais attention à ne pas oublier que l'espérance de vie, dans les pays dits "développés", ne cesse d'augmenter, rappelle Jean de Kervasdoué, titulaire de la chaire d'économie et de gestion des services de santé du CNAM. Et que le système de santé français demeure l'un des plus performants. Inutile, pourtant, de dépenser plus. Car "plus de médecine ne veut pas dire plus de santé". Ainsi le Japon, pays qui dépense le moins pour ses soins, à l'exception de la Corée, est aussi celui où l'on vit le plus longtemps, écrit-il.
Gardons-nous donc de donner raison à Aldous Huxley, l'auteur du Meilleur des mondes (1931), qui disait que "la médecine a fait tellement de progrès que plus personne n'est en bonne santé" !
Source : Nicolas Truong sur http://www.lemonde.fr/
Santé, nouvelles techniques, nouvelles croyances
Association Médium philosophie, nº 26, 264 p., 16 €
" Même si votre vie n'a plus de sens, le droit de mourir libre vous est retiré ! "
Psychanalyste, docteur en philosophie et en mathématiques, professeur à l’université Paris-VIII et écrivain, il a publié une vingtaine d’ouvrages, dont “La Haine du désir”(Bourgois, 1994), Les Trois Monothéismes, Violence, Perversions, Le Racisme, une haine identitaire (Le Seuil, 1997, 1998, 2000, 2001). Il a également publié Evénements III. Psychopathologie de l’actuel, au Seuil.
Au-delà de l’aspect politique, idéologique et religieux, les récents conflits et les mouvements de foules soulèvent la question des pulsions de haine et de destruction. D’où viennent ces élans mortifères qui peuvent pousser à se détruire, pourvu que cela nuise à l’autre ? Pouvons-nous tous être en proie à des flambées de haine ? Les réponses d’un psychanalyste.
Comment expliquer que des hommes aillent jusqu’au suicide pour en éliminer des milliers d’autres ?
Daniel Sibony : La haine totale, à l’état pur, rend prêt à engager sa propre vie, quitte à s’opposer à l’univers entier. Elle vient de la sensation de ne pouvoir « rien », et elle s’entretient d’elle-même, de sa propre impuissance. Mais, plus que l’expression d’un désespoir, elle témoigne de l’impuissance à toucher cet autre autrement. Quand elle atteint ce degré, elle vise l’être même de l’autre, exclut tout partage avec lui. Seule sa suppression peut l’apaiser. Le haineux décide qu’il ne veut plus jouer avec les autres. Parce qu’il veut gagner. Plus fou encore : il veut « avoir été gagnant » sans avoir eu à se confronter à aucun autre.
Dans "Perversions", vous consacrez un chapitre au thème “Terrorisme et perversion”. Pourquoi ?
Daniel Sibony : Dans les deux cas, l’altérité est intolérable. « Si je détruis des choses, c’est qu’elles méritent de l’être. La preuve, c’est que j’ai décidé de les détruire », disait un terroriste allemand. C’est un discours qui tourne en rond et ne tolère pas la réplique ou le dialogue. On commence à entendre les familles des terroristes des réseaux Ben Laden. Toutes disent de leur enfant : « On ne comprend pas, il allait bien, il était normal, il allait à la fac. Et puis un jour, on a appris qu’il était parti en Afghanistan. »
C’est très proche des discours des familles de toxicomanes : « Il était gentil, il avait une petite amie et, un jour, nous avons su… » Pour les toxicos, c’est l’ivresse solitaire, autosuffisante, du flash. Pour les terroristes, c’est la griserie, le sentiment de toute-puissance conférée par le pouvoir de tuer qui on veut.
Quel rapport entre le “j’ai la haine” des jeunes des banlieues, et les “je te hais” que l’on se lance au cours des scènes de ménage ?
Daniel Sibony : L’expression « j’ai la haine » traduit surtout la colère et l’impuissance de se sentir rejeté, hors jeu. Dans le « je te hais » des drames amoureux et familiaux, à l’inverse, les protagonistes sont liés par un même jeu : ils sont acteurs. Et leurs proclamations de haine ne valent qu’à l’instant où elles sont énoncées. Ensuite, on passe à autre chose. Il y a même souvent quelque chose de convivial dans cette haine : on a besoin de l’autre pour lui signifier qu’on le rejette ; donc, pas question de le tuer. Et s’il meurt, vous êtes malheureux.
On peut dire que ce type de haine, à l’œuvre dans les liens amoureux, familiaux, amicaux, professionnels, est de l’amour inversé. Comme si au dernier moment, l’amour était empêché : à cause de rancœurs, de ressentiments, de comptes à régler. D’ailleurs, à ce jeu-là, il y a toujours un moment où l’on se dit : « Non, en vrai, ce n’est pas toi que je hais, c’est quelque chose de toi, un comportement, une particularité de caractère. » Aussi, plutôt que de haine, je préfère parler ici de violence, de rejet violent. La haine radicale, elle, s’enkyste, elle ne passe pas.
Chacun de nous peut-il éprouver de la haine ?
Daniel Sibony : Je crois que c’est une fausse question. La psychanalyste Melanie Klein a repéré chez des tout-petits une agressivité absolument meurtrière, et donc mortifère pour eux. Mais nous n’arrivons pas dans l’existence dotés d’un capital d’amour et d’un capital de haine. Ce sont les événements qui inscrivent en nous des expériences de haine et des moments d’amour.
Quelles caractéristiques doit posséder l’autre pour que nous le haïssions ? Il est riche, je suis pauvre ?
Daniel Sibony : Il doit être perçu par vous comme ayant rapport à tout ce qui vous limite, vous fait de l’ombre, vous prive de quelque chose qui, selon vous, devrait vous revenir. Mais les pauvres ne haïssent pas totalement les riches, car presque toujours, ils conservent un petit espoir de devenir quand même un peu riches… En aucun cas, vous ne pouvez haïr les Martiens : ils sont sans rapport avec vous.
Peut-on haïr sans le savoir ?
Daniel Sibony : Evidemment. Les haines méconnues, refoulées sont même assez surprenantes. Ainsi, vous découvrez qu’un individu entièrement tourné vers la bonté, l’humilité, exprime – et combat – au moyen de ces comportements admirables une haine tenace. On déguise la haine, pour ne pas exploser, devenir fou ou passer à l’acte violemment. Une bonne partie des symptômes névrotiques les plus banals sont là pour travestir une haine inavouable. Et si elle l’est, c’est qu’elle concerne le soi : on ne se trouve pas assez bien, et l’avouer reviendrait à se taper dessus.
Depuis les attentats, on entend souvent des arguments du type : “Après tout, avec leur arrogance, les Américains méritent bien ‘quelque part’ ce qui leur est arrivé.” Selon vous, c’est de la haine dissimulée ?
Daniel Sibony : Ce discours signifie : pour que l’autre ne mérite pas le malheur, il faudrait qu’il soit parfait. Or, parfait, on ne le devient que dans la mort : plus de faille, plus de manque. En cela, effectivement, il y a de la haine dans ces propos. C’est une façon de dire que les Américains sont cause de ce qui s’est passé. Des arrogants, il en existe partout… On pourrait aussi considérer que les victimes des attentats étaient des individus comme vous et moi, avec du bon et du mauvais. Ils étaient imparfaits. Méritaient-ils pour autant cette mort ? Et de la main de ces justiciers-là ?
Notre société est-elle de plus en plus haineuse ?
Daniel Sibony : Je le pense. C’est une société où l’un des idéaux les plus forts est la petite niche, le cocon où l’on serait autosuffisant, inatteignable par l’autre. On s’efforce de nier les conflits au lieu de les affronter, de jouer le jeu. Et quand ils resurgissent, c’est avec une force décuplée. Au nom du refus de la violence, on produit des violences plus extrêmes.
La haine est-elle forcément au service de la destruction ?
Daniel Sibony : Le plus terrible, c’est que la haine est aussi facteur de vie, tout comme la jalousie dont elle n’est souvent qu’une variante. Un peu de haine de soi, de temps en temps, ça aide à bouger. Il faut pouvoir se dire : « J’en ai assez, je hais cet aspect de moi. » Comme passage vers autre chose, la haine peut être tout à fait stimulante. Le tout est de ne pas s’y enliser. Vous pouvez bien haïr des gens, si vous êtes capable de vous retourner sur vous et de considérer qu’après tout, c’était idiot de les haïr, que vous et eux méritez mieux !
L'explosion de la haine et des violences en France : Les chiffres !
Véritable flux libidinal qui draine l'energie des désirs, " le Mainstream " est l'aboutissement d'une stratégie marketing fine, initialement mise en place par Edward Bernays en 1920. Sa capacité à posséder et divertir les cerveaux a désormais atteint son apogée ! Jamais, dans l'histoire de l'humanité, n'a été déployer tant de puissance et d'ingénierie pour unifier les goûts et les couleurs des populations ! Le but : maîtriser les désirs et vendre à grande échelle... Imposer une culture de masse dans l'ensemble des domaines humains (philosophie, psychologie, sciences, loisirs, comportements, etc.) qui ne rencontre aucune opposition, car soutenue par les pulsions et les besoins primaires des populations. véritable fléau pour la singularité et l'intelligence, elle soumet les individus à ce que Bernard Stielgler nomme " l'incurie ". Infantilisés et privés d'esprit critique, les contemporains du 21e siècle sont à la merci des industries culturelles... Les rescapés sont aujourd'hui minoritaires et souffrent d'avoir perdu la reconnaissance et les valeurs d'un monde devenu " caduc ". Nombre de dépressions sont aussi liées à ce phénomène !
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« Le mainstream est l’inverse de la contre-culture, de la subculture, des niches ; c’est pour beaucoup le contraire de l’art. » Si la culture de marché a longtemps été un objet d’étude illégitime (en France, en tout cas), le livre de Frédéric Martel, journaliste et universitaire, dessine, enfin, une cartographie des nouvelles guerres culturelles, mal connues, que se livrent pays dominants et pays émergents pour la conquête du « soft power ».
Une méthode qui repose sur plusieurs constats : « la mondialisation des contenus est un phénomène insuffisamment analysé » et « les stratégies, le marketing et la diffusion de produits culturels sont souvent plus intéressants que les contenus eux-mêmes, » écrit-il. L’auteur s’est ainsi livré à un travail de terrain de plusieurs années, sillonnant les capitales de l’entertainment comme New York ou Singapour, écoutant du Christian Rock à Nashville et visitant des plateaux de tournages dans le désert ou dans la jungle. Internet oblige, cet ouvrage interactif propose de retrouver l’équivalent de mille pages de notes, ainsi que des documents, sur un site dédié.
Au commencement était l’Amérique
La culture mondialisée puise sa source aux États-Unis, la moitié de ce livre-somme est ainsi consacrée à la naissance du monopole américain de la « diversité standardisée », à son écosystème et au business du show-business.
L’auteur est ainsi allé à la rencontre des acteurs qui façonnent un paysage culturel américain dominé par Hollywood. Avant de s’imposer ailleurs, ce modèle s’est d’abord installé dans l’espace américain, depuis les années 1950 : « le drive-in fut l’une des matrices de la culture de masse américaine d’après-guerre, » explique t-il. Le passage du drive-in, dans la suburb, aux multiplexes dans les shopping-malls des exurbs, ou immenses centres urbains, symbolise bien ce développement de l’industrie du cinéma de masse. Le cinéma est aujourd’hui rentable moins grâce au tickets vendus que par les concessions de pop corn et de coca-cola, devenu son véritable modèle économique.
En passant par Disney, où la stratégie culturelle est axée sur le cross-over, l’auteur visite le Nouvel Hollywood où tout le monde est indépendant tout en restant attachés aux grands studios (« l’indépendance est une catégorie esthétique »). De son côté, le lobby de la Motion Pictures Association of America, premier ambassadeur culturel américain, veille aux intérêts d’Hollywood à l’étranger et fait aujourd’hui de la lutte contre le piratage sa priorité mondiale.
Mainstream décrit également comment l’Amérique dérive une partie de sa domination culturelle de son influence musicale : « la pop music n’est pas un mouvement historique, ce n’est pas un genre musical, on l’invente et on la réinvente constamment. » Detroit, berceau du Motown, a émergé grâce à une stratégie marketing cross-over : une musique noire faite pour les blancs, donc une musique populaire américaine. Dans ce paysage musical, la chaîne MTV a, ensuite, dans les années 1980, créé le lien manquant entre culture et marketing. Les universités sont un autre lieu d’expérimentation culturel et un « facteur d’explication déterminant de la domination croissante des industries créatives américaines. »
Le développement de la mass culture américaine a aussi entraîné dans son sillage un basculement de toute une profession, celle de critique culturel. L’auteur consacre d’ailleurs plusieurs pages éclairantes à l’excellente et atrabilaire critique cinéma du New Yorker, Pauline Kael (et à ses fans, les « paulettes »), star aux États-Unis et inconnue en France.
Cette « intellectuelle anti-intellectuelle » a en effet été la première à traiter sérieusement du cinéma populaire, dans un magazine pourtant élitiste. Viendra ensuite l’anglaise expatriée à New York Tina Brown, à l’origine du « celebrity journalism ». Oprah, la reine des médias, contribue également à brouiller la frontière entre High culture et Low culture avec son émission littéraire accessible à tous. Le nouveau critique, devenu par la force des choses trendsetter, médiateur de l’entertainement ou « consumer critic », contemple ainsi la fin de la hiérarchie culturelle.
« Le marché mainstream, souvent regardé avec suspicion en Europe comme ennemi de la création artistique, a acquis aux Etats-Unis une sorte d’intégrité parce qu’il est considéré comme le résultat des choix réels du public. »
Un nouvel ordre culturel mondial
S’éloignant ensuite des États-Unis, Mainstream s’intéresse à la guerre mondiale des contenus qui se traduit par des batailles régionales. Si l’on pense, par réflexe, aux promesses du marché chinois, la Chine avec sa censure et ses quotas n’est en réalité pas le géant escompté, Rupert Murdoch s’y est d’ailleurs cassé les dents. Selon Martel, India is the new China. En effet, « Les Indiens ont besoin des Américains pour faire contrepoids à la Chine et les Américains ont besoin de l’Inde pour réussir en Asie. »
Le revival de Bollywood qui a lieu depuis quelques années constitue en fait l’immense majorité du box-office indien qui connaît une très faible pénétration du cinéma américain. Les Américains n’ont d’autre choix désormais que de produire des films indiens en Inde, alors que celle-ci souhaite de son côté conquérir le monde. Mais les contenus locaux, tout en images et en musique qui font le succès de Bollywood ont pour l’instant du mal à se transformer en contenus globaux.
Sur la scène musicale, les flux culturels « pop » occupent en Asie une place prédominante, la musique américaine étant finalement moins présente qu’on ne l’imagine. L’enquête décrit ainsi la guerre que se livrent la pop japonaise (J-Pop) et coréenne (K-Pop) pour diffuser en Asie des cover songs et de la musique formatée dans différentes langues.
La guerre des contenus a aussi lieu sur le terrain de l’audiovisuel et des séries télévisées. L’exportation très lucrative et en pleine explosion des « dramas » coréens donne le « la » de la culture mondialisée asiatique. Boys over Flowers, immense succès de 2009 en Asie, est une sorte de Gossip Girl coréen sirupeux menée par quatre garçons pervers mais bien coiffés.
De l’autre côté du globe, les telenovelas brésiliennes sont celles qui ont le plus de succès : le Brésil étant un nouvel entrant dans le marché des échanges culturels internationaux, il exporte ses séries produites par le géant TV Globo, en Amérique Latine et en Europe centrale.
« Le marché international des telenovelas représente aujourd’hui une guerre culturelle entre la plupart des pays d’Amérique Latine et elle est mené par de puissants groupes médias. Le marché de la télévision est très local et les Américains s’en sortent le mieux, » explique Martel.
Dans les pays arabes, les « mousalsalets » ou feuilleton du ramadan sont des soap operas moraux qui peinent à se renouveler, alors que les séries syriennes, inspirées du modèle américain, décollent. Le conglomérat de médias panarabe Rotana, détenu par le Rupert Murodch du Moyen-Orient, le prince saoudien Al Waleed, a, de son côté, développé son vaste empire d’entertainement mainstream qui s’étend de Beyrouth au Caire.
Le livre se termine sur une note mitigée, en Europe, site d’une « culture anti-mainstream ». Il en ressort que « les Européens ne produisent que rarement de la culture mainstream européenne, » et que, malgré des cultures nationales fécondes, celles-ci ne s’exportent pas. Cette géopolitique actuelle de la culture et des medias n’est en tout cas pas favorable à l’Europe, qui voit sa culture commune s’affaiblir.
Ce travail au long cours mené par Frédéric Martel et ces regards croisés, glanés d’un bout à l’autre du globe, convergent vers une hypothèse : la montée de l’entertainment américain va de pair avec le renforcement des cultures nationales (c’est le cas avec la montée en puissance de pays comme le Brésil, l’Inde ou la Corée). L’enquête, dans sa conclusion, esquisse l’avènement d’un modèle dynamique de « capitalisme hip » :
« un nouveau capitalisme culturel avancé, à la fois concentré et décentralisé (..) les industries créatives n’étant plus des usines comme les studios à l’age d’or d’Hollywood mais des réseaux de productions constitués de centaines de milliers de PME et de start-up. »
De Hollywood à Dubaï, la mondialisation ainsi qu’Internet réorganisent tous les échanges : avec le basculement d’une culture de produits à une culture de services, la dématérialisation des contenus et l’économie immatérielle amplifient et renforcent ces mutations géopolitiques. Finalement, conclue le livre, « La grande nouveauté du XXIème siècle est la conjonction de ces deux phénomènes. »
Frédéric Martel, Mainstream, Flammarion, mars 2010, 460 p.
Même en Inde, soyez fun ! pensez " Mainstream "
> Article initialement publié sur Électron Libre
Source : http://owni.fr/
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L’auteur du livre, Frédéric Martel, était reçu par Nicolas Demorand en avril sur France Inter.
Année 2060 : Un avion traverse une zone de turbulences. À son bord, Jane, 8 ans, a peur. Pour se rassurer, la fillette engage la conversation avec son voisin de cabine, l’archéologue anglais Charles Granda. Il doit donner une conférence sur l’Union européenne qui, dans ce futur proche, a volé en éclats : l’euro n'existe plus, les frontières sont fermées, chacun doit faire son deuil ! Charles Granda raconte à la petite Jane ce que fut ce beau "rêve" européen... et comment la montée des nationalismes, des diktats technocratiques, de l'aveuglement des citoyens et de l'immaturité des élites ont participé à son déclin final.
L'europe des élites : la grande décrépitude
" Droit dans le mur "
Pour le moins original, le film d'Annalisa Piras mêle des images de fiction et d'archives à des entretiens avec des figures de l'Europe d'aujourd'hui. On retrouve notamment le président de la Banque centrale européenne Mario Draghi, l'économiste Thomas Piketty, ou d'autres personnalités politiques controversées comme Élisabeth Guigou, aux côtés de manifestants anonymes. En 2060, les péripéties du vol dans lequel se trouvent Jane et Charles Granda symbolisent les menaces qui planent sur l’UE : comment les ailes du rêve européen se sont-elles brisées, condamnant l’appareil à s’écraser au sol ?
Les promesses de justice sociale et de prospérité nées de la construction européenne semblent désormais de lointains mirages, avec ce sentiment amer d'une Europe à deux vitesses séparant les élites de la population. Les pauvres luttent contre les pauvres, les médias s'en réjouissent, les intellectuels et les scientifiques se jettent dans une guerre fratricide pour promouvoir leurs idées... Plus rien n'a de sens et seul prédomine la sensation profonde d'aller droit dans le mur ! Ce film invite à réfléchir – non sans un humour grinçant – et exhorte les citoyens Européens à reprendre le pouvoir en faveur d'une nouvelle cohésion sociale, avant qu’il ne soit trop tard.
Article connexe sur l'immaturité citoyenne :
http://www.psy-luxeuil.fr/article-l-immaturite-croissante-en-occident-118542166.html
Dans ce second volet consacré à la puissance disruptive, Eric Scherer - directeur chez France Télévisions - signe ici une magnifique recension des prospectives de Bernard Stiegler et du groupe de réflexion Ars-Industrialis, concernant la débâcle de l'Europe et des sociétés modernes, rongées par le fléau de la disruption... Détérioration de nos modes de vies, dégradation sociale, vague d'automatisation des emplois, "déni généralisé ", radicalisation, liquéfaction des droits fondamentaux et perte de contrôle du système... Vous saurez tout sur les fléaux provoqués par le contournement systématique de toutes les "règles et conventions", primordiales à nos démocraties.
L’homme soumis, inéduqué :
« L’humanité est entrée dans une ère nouvelle où le pouvoir technologique nous met à la croisée des chemins », écrit François. « … Mais nous ne pouvons pas ignorer que l’énergie nucléaire, la biotechnologie, l’informatique, la connaissance de notre propre ADN et d’autres capacités que nous avons acquises, nous donnent un terrible pouvoir. Mieux, elles donnent à ceux qui ont la connaissance, et surtout le pouvoir économique d’en faire usage, une emprise impressionnante sur l’ensemble de l’humanité et sur le monde entier ».
Pour Stiegler, qui planchait dans notre séminaire de recherche « Journalisme et bien commun à l’heure des algorithmes », « toute la ressource intellectuelle française et européenne devrait aujourd’hui impérativement se mobiliser (sur cette disruption). Car il y a urgence, extrême urgence, c’est une question de survie de l’Europe ».
« Nous sommes en train de vivre une phase disruptive de l’humanité. Et un des très gros problèmes de l’Europe et de la France, c’est de ne pas comprendre. C’est ne pas comprendre ce que cela signifie, quels en sont les enjeux, et de ne pas avoir de discours sur la disruption. Parce que la disruption ce n’est pas une fatalité que Dieu nous enverrait par exemple « maintenant c’est comme ça, le numérique est là, vous allez devoir vous aligner… ». Non pas du tout, il n’y a pas de déterminisme technologique. Il n’y en a jamais eu et il n’y en aura jamais ».
Dans une « critique du nouveau paradigme et des formes de pouvoir qui dérivent de la technologie », le pape, plus précis, dénonce «la soumission de la politique à la technologie et aux finances ».
(…) « Le fait est que « l’homme moderne n’a pas reçu l’éducation nécessaire pour faire un bon usage de son pouvoir »,[84] parce que l’immense progrès technologique n’a pas été accompagné d’un développement de l’être humain en responsabilité, en valeurs, en conscience. Chaque époque tend à développer peu d’auto-conscience de ses propres limites. C’est pourquoi, il est possible qu’aujourd’hui l’humanité ne se rende pas compte de la gravité des défis qui se présentent, et « que la possibilité devienne sans cesse plus grande pour l’homme de mal utiliser sa puissance » quand « existent non pas des normes de liberté, mais de prétendues nécessités : l’utilité et la sécurité ».
Pour le chef de l’Eglise catholique, le danger vient notamment de « l’alliance entre l’économie et la technologie (qui) finit par laisser de côté ce qui ne fait pas partie de leurs intérêts immédiats ».
L’homme sidéré :
A la soumission, Bernard Stiegler, préfère parler pour l’instant d’état de choc, de stupéfaction :
« … La pratique de la disruption est militaire : c’est une pratique de tétanisation, de paralysie de l’adversaire face à une stupéfaction, une création de stupéfaction. Aujourd’hui nous sommes absolument stupéfait, du clodo du coin à François Hollande, jusqu’à Madame Merkel, en passant par le patron d’Axel Springer, Monsieur Döpfner, qui a écrit cette phrase incroyable « nous avons peur de Google ». C’est inconcevable de la part d’un PDG de dire qu’il a peur de quoi que ce soit. Qu’est ce que ça veut dire ? Ca veut dire disruption. (…) C’est une stratégie du choc.»
Les Américains ont, eux, une vision claire de la disruption :
Directeur de l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) au Centre Pompidou, prof à Berlin, Zürich et aux USA, Stiegler, qui anime aussi le groupe international de réflexion Ars Industrialis, estime que l’Amérique, les géants du web, aidés du complexe militaro-industriel US ont eux une vraie vision et un discours sur cette disrutpion, appuyés sur des fonds publics.
« Les gens de Facebook, les gens de Google, les gens d’Amazon, surtout Amazon -- parce que Amazon c’est quand même une réflexion extrêmement systématique sur cette question-- , mais beaucoup d’autres, eux, ont une vision de la disruption, ont un discours sur la disruption. Leur discours n’est pas forcément leur visée, ils savent très bien distinguer ce que l’on doit dire au peuple, au vulgum pecus, et ce que l’on doit garder parce que l’on a une politique de la disruption. L’armée américaine aussi a une politique de la disruption ».
(…)
« Je pense qu’il faut une politique nationale et européenne sur ces sujets. Tant qu’il n’y en aura pas, on passera son temps à courir après la disruption en étant fasciné, fatigué de courir d’ailleurs, épuisé, et on disparaîtra, parce que c’est ce qui est en train de se passer ».
« Je suis stupéfait lorsque je vais aux Etats-Unis où j’enseigne, je peux faire des cours sur le numérique, la théologie etc… mais ici je ne peux pas. En France, il y a un très gros problème de sous-estimation de ce dont il s’agit avec le numérique. Le numérique c’est ce que j’appelais une disruption tout à l’heure, en fait c’est ce que Michel Foucault appelait un changement d’épistème (NDLR : ensemble des connaissances scientifiques, du savoir d’une époque)
Et je dirais que ce changement d’épistème, c’est un méta-changement d’épistème, parce que ce n’est pas seulement un changement d’épistème comme il s’est produit par exemple à la Renaissance. C’est beaucoup plus que ça encore, c’est beaucoup plus profond que ça. Certains disent que c’est peut-être l’origine même de l’écriture en tant que telle qui est en jeu, je pense que c’est même encore plus profond que ça. C’est de l’ampleur du passage du paléolithique supérieur, du mésolithique au néolithique. Grosso modo, le début de la sédentarisation. C’est de cette ampleur là ce qui est en train de se passer et si nous ne le voyons pas, nous ne verrons rien. Les gens qui réfléchissent à ces questions, aux Etats-Unis notamment, au Canada aussi, eux le voient ».
La dernière édition du magazine trimestriel de Prospective Usbek & Rica dénonce d’ailleurs, cet été, dans une longue enquête « l’absence de culture numérique de la classe politique française (…) qui est en train de passer dangereusement à côté de la révolution numérique ».
Enorme menace sur les industries culturelles européennes :
Stiegler y voit d’abord une énorme menace sur les industries culturelles européennes :
« Nous allons vers un effondrement généralisé de toutes les industries éditoriales Françaises et Européennes ».
« J’aurais pu rajouter la disparition des Presses Universitaires de France, l’effondrement programmé de Gallimard avec Flammarion qu’il a racheté et qui s’est endetté qui ne pourra pas payer etc.
En tout cas le tableau est absolument sinistre. C’est une catastrophe. Et ce n’est pas simplement en France, en Allemagne aussi. En Italie aussi. En Allemagne par exemple il y a des grands éditeurs, de très grands éditeurs, formidables, qui se font racheter par des fonds de pension et qui sont en train de complètement détruire leurs lignes éditoriales, totalement, pour se soumettre à la logique Amazon ».
Et Stiegler, membre de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), accuse les Européens, pourtant inventeurs du web, d’avoir laisser les Américains s’emparer très vite de cette plateforme il y a seulement quelques années :
«Souvenez-vous, cent sites web, cent mille sites web, un million de sites web, dix millions de sites web, cinquante millions de sites web, ça progressait comme ça en l’espace de semaines. Et on a eu de nouveau ce truc là avec Facebook. Et ça n’a pas été analysé du tout ce qui est absolument incroyable. Assister à un phénomène pareil qui est un phénomène stupéfiant, disruptif, sans l’analyser quand on est responsable d’Etat, c’est une grave faute. Ca a été analysé, oui mais sous la pression du storytelling des cabinets de conseil anglo-saxons ».
(…) A Bruxelles, « Les anglo-saxons venaient porter la bonne parole américaine qui vous expliquait comment marchait le web, alors que c’est nous qui l’avions crée quand même. C’est incroyable ça. Stupéfiante démission de la responsabilité publique dans cette affaire. Mais pas simplement publique, aussi privée. Les initiatives privées ont été lamentables dans cette affaire ».
Il stigmatise ensuite l’abandon progressif du caractère d’expression individuelle, contributive et démocratique du web, dans « l’extraordinaire dynamique de ce que l’on appelait le web 2, qui depuis a été tué, massacré, par le social engineering, par les big data, par les mesures de doubles numériques de Amazon, par l’automatisation généralisée qui éliminent les singularités ».
Repenser le web au niveau européen :
Stiegler veut donc non seulement « repenser l’architecture du web », mais aussi « relancer une politique européenne du web ». « Parce qu’il n’y a pas de politiques numériques en Europe ».
Sans l’armée américaine pendant des années en Californie sur ces sujets, il n’y aurait jamais eu Google, ajoute-t-il. Par conséquent, on vous dit « aux Etats Unis il n’y a pas d’aides publiques » c’est archi-faux. L’Etat américain avait mis mille milliards de dollars dans le multimédia en vingt ans, par l’intermédiaire de l’armée. C’est beaucoup ».
« Et ça, c'est ce que les Européens n'ont pas compris, parce que les Européens sont toujours dans le modèle de la Royal Academy, Newton ».
« Il faut aussi repenser le web, et ça c'est un élément de discussion qui suppose un investissement à long terme par l’Europe sur une vingtaine d'années et ça veut dire qu'il faut lancer une politique d'investissement public ... »
(…) « Il faut bien comprendre que si on veut que la compétence, celle des professionnels, se développe, il faut qu’elle se développe partout. (…) Il faut développer les digital studies. Nous pensons qu’il faut bien comprendre que la disruption telle qu’elle se produit avec le digital, elle commence par transformer radicalement ce que c’est que l’enseignement et la pratique de l’histoire par exemple, ce que c’est que l’astrophysique ou la nano-physique, ce que c’est que la biologie, les mathématiques… bref c’est une révolution épistémique et épistémologique ».
La menace encore plus vaste de l’automatisation sur l’emploi :
Cette ignorance des politiques est encore plus dangereuse face au nouveau changement en cours : la nouvelle automatisation logicielle qui va se substituer à des millions d’emplois.
« Ce que nous soutenons, c’est que nous entrons dans une période très intéressante, extrêmement importante et extraordinairement dangereuse de disruption massive et généralisée qui est en train de faire exploser le modèle de redistribution et donc toute la solvabilité des Etats, des entreprises, des banques etc… parce que si on croit en tout cas Oxford, le MIT, Bill Gates et un certain nombre d’autres, et bien la voie de la redistribution par le salaire est finie, elle va régresser donc la macroéconomie devient insolvable ».
« Elle est déjà depuis déjà un certains temps mais on la dissimule avec du spéculatif, du capital spéculatif qui a une fonction de dissimulation de l’insolvabilité, ça a jusqu'à maintenant plus au moins bien ou mal marché ... et maintenant ça ne peux plus marcher car l’insolvabilité à absorber va être absolument colossale ».
Détérioration de la vie, dégradation sociale :
Dans le partie « Détérioration de la qualité de la vie humaine et dégradation sociale », le pape François, craint lui que « les dynamiques des moyens de communication sociale et du monde digital, qui, en devenant omniprésentes, ne favorisent pas le développement d’une capacité de vivre avec sagesse, de penser en profondeur, d’aimer avec générosité. Les grands sages du passé, dans ce contexte, auraient couru le risque de voir s’éteindre leur sagesse au milieu du bruit de l’information qui devient divertissement. Cela exige de nous un effort pour que ces moyens de communication se traduisent par un nouveau développement culturel de l’humanité, et non par une détérioration de sa richesse la plus profonde ».
« La vraie sagesse, fruit de la réflexion, du dialogue et de la rencontre généreuse entre les personnes, ne s’obtient pas par une pure accumulation de données qui finissent par saturer et obnubiler, comme une espèce de pollution mentale ».
Le système va partir en vrille :
Avec Ars Industrialis, Stiegler entend lui « réfléchir à de nouveaux critères de redistribution ».
Se basant sur une étude de 2012 de 22 universitaires américains surtout de Berkeley : écologistes, climatologues qui disent : "Attention nous sommes arrivés à une période de shift, c'est à dire au moment où le système va partir en vrille et on ne saura pas le contrôler. Ce n'est pas pour vous tenir un discours apocalyptique, mais d'un point de vue macro-économique le problème est que nous produisons beaucoup d'entropie et pas assez de néguentropie. Il faut passer de la politique de l'emploi à une politique du travail ». « Une politique de l'emploi qui rémunère des employés entropiques qui exécutent des tâches, à des gens qui travaillent et qui sont capable de dire "non ca va pas je modifie la tache".
« Demain il faut rémunérer les gens qui désautomatisent, mais pour les rémunérer, il faut les former. Qu'est ce que c'est qu'un journaliste demain ? C'est quelqu'un qui est capable d’utiliser des automates pour produire la désautomatisation. »
« Le problème c'est de repenser fondamentalement la fonction éditoriale : pour la repenser, .. et c'est tout à fait possible, parce que c'est une politique d'investissement dans la nouvelle formation, dans la nouvelle recherche, si nous voulons créer une économie fondée sur la valorisation de la néguentropie, et ça suppose une extension progressive du régime des intermittents du spectacle qui consiste à dire :vous produisez vos capacités hors emploi ».
« Pour que ce soit possible, il faut réinventer totalement la fonction éditoriale, il faut modifier le fonctionnement des universités, des écoles ect.... il faut donc que les éditeurs, la presse, les éditeurs de logiciels, les acteurs télcos modifient très profondément leur business modèles, qu'il soient financés par une puissance public, parce que à court terme ceci n'est pas solvable.
C'est ce que l'US Army a fait entre 1950 et 1999, moment où Google a lancé son activité. C'est parce que l'armé américaine quasi pendant 50 ans a permis ce genre de chose, que Google est né .... Google n'est pas né comme ça, et je pense que l'Europe doit prendre la mesure de ces questions.... ».
Mélancolique insatisfaction :
Le pape, enfin, a des doutes sur les vertus des écrans et des communications par Internet.
« Cela permet de sélectionner ou d’éliminer les relations selon notre libre arbitre, et il naît ainsi un nouveau type d’émotions artificielles, qui ont plus à voir avec des dispositifs et des écrans qu’avec les personnes et la nature. Les moyens actuels nous permettent de communiquer et de partager des connaissances et des sentiments.
Cependant, ils nous empêchent aussi parfois d’entrer en contact direct avec la détresse, l’inquiétude, la joie de l’autre et avec la complexité de son expérience personnelle. C’est pourquoi nous ne devrions pas nous étonner qu’avec l’offre écrasante de ces produits se développe une profonde et mélancolique insatisfaction dans les relations interpersonnelles, ou un isolement dommageable. ».
Sources :
par Eric Scherer, Directeur de la Prospective, France Télévisions
Beaucoup de ceux qui travaillent dans le domaine de la culture en France sont inquiets. Les menaces qui pèsent sur les radios, la réduction des budgets de subvention, et les impératifs de rentabilité qui sont exigés désormais ont grandement changé le paysage de la création artistique en France. Les pouvoirs publics évoquent la crise économique, mais le mal est plus profond et semble dessiner une remise en cause de l’esprit même de la politique culturelle que mène la France depuis 50 ans... Imaginez le néant d'un futur sans culture !
Entre 2002 et 2014, l’État n’a pas versé les 87 millions d’euros à Radio France qui étaient prévus dans le contrat d’objectifs et moyens. 2015 voit le premier budget de Radio France voté avec un déficit de 21 millions d’euros. Face à ce désengagement de l’État dans le maintien d’une radio de service public de qualité et d’excellence, les salariés de Radio France ont entamé une grève qui dure désormais depuis 20 jours.
Mais qu’est-ce que la radio de service public aujourd’hui ? Radio France, ce sont des missions de la République pour les citoyens, autour du triptyque Informer-Éduquer-Divertir. Radio France, ce sont 7 chaînes de radio, deux orchestres, un chœur et une maîtrise, qui permettent de s’adresser à tous les publics avec des programmes exigeants et de qualité. Radio France, c’est aussi le premier employeur de comédiens en France, et un défricheur indispensable au tissu artistique français.
Si nous ne nous battons pas pour garder un niveau de financement acceptable pour produire une véritable radio de service public qui offre des programmes que personne d’autres ne propose (magazines, documentaires, fictions…), nous allons vers un appauvrissement culturel et intellectuel qui peut avoir des conséquences dramatiques sur notre société. Au-delà de Radio France, c’est toute l’industrie culturelle qui est menacée. Elle a déjà été très éprouvée, on sait que de nombreux festivals ont fermé, les subventions de l’État baissent un peu partout. L’éducation et la culture sont de tous temps indispensables au maintien de la civilisation ; elles le sont d’autant plus en période de crises, lorsque la cohésion sociale est menacée. La crise ne doit pas justifier ces coupes budgétaires, ça n’est pas une fatalité, c’est une question de courage politique.
Le ministère de la culture ne porte pas de discours clair sur l’avenir de la radio de service public. Le désengagement de l’État est d’autant plus difficile à comprendre qu’il encourage en parallèle la mise en place d’actions d’éducation artistique et culturelle, et notamment l’éducation aux médias.
C’est contre la politique d’austérité (et contre la destruction programmée de l'ensemble du patrimoine) qui s’attaque au dernier bastion de la culture qu’est Radio France et qui avait été jusque-là préservé que luttent ses salariés ; et il faut tous se soutenir et s’associer pleinement à leur combat.
Loé Lagrange, porte-parole et Audrey Le Tiec, adhérente ND, salariée de Radio France pour http://www.nouvelledonne.fr/
Sans art et sans culture, quelle humanité serions-nous ?
Dès l’Idéologie allemande, Marx refusait la segmentation arbitraire des activités humaines et des rôles auxquels notre condition notamment sociale nous assigne. L’idée selon laquelle l’affirmation et la réalisation de soi passent par une voie unique est radicalement écartée, voire discréditée. Le mouvement qu’appelle et génère le projet communiste ne peut effectivement se contenter de limiter ainsi l’offre des expériences au monde.
Or, les logiques capitalistes à l’œuvre dans les « démocraties modernes » valident et acceptent de fait la répartition déterminée sociologiquement du savoir et l’exclusivité des jouissances intellectuelles. À l’accaparation du profit vient s’ajouter une accaparation tout aussi violente et organisée des richesses et des produits de la pensée.
L’art, s’il a été par le passé et demeure par une partie des forces réactionnaires réduit à sa dimension purement consumériste et/ou industrielle, doit redevenir pour la gauche le lieu et les occasions par lesquelles tous les individus sont amenés à partager une expérience sensible. Dans une société dans laquelle on a si longtemps prescrit que cette dimension pouvait être cantonnée à un service commercial, on a subordonné cet objet à sa dimension profitable : le reléguant à un statut de marchandise mis en concurrence comme tout autre dans la course de la mondialisation.
Contre la commercialisation de l’art et la culture, il nous faut redonner à ces réalités leur caractère politique en tant qu’elles mettent le monde en mouvement et prétendent à leur manière saisir le réel. C’est pourquoi la défense du droit « à éprouver et cultiver le beau » en multipliant les expériences esthétiques n’est jamais un vœu pieu ni une idée purement abstraite : elle incarne au contraire, à travers les gestes de la pensée et de la création, un attachement ferme à l’accès à la citoyenneté, la liberté, l’égalité.
Prôner une véritable démocratie culturelle, c’est donc revendiquer une société de citoyens épanouis et conscients, tous capables de penser et qui refusent de n’être valorisés ou considérés que sur le plan comptable, monnayable, c’est-à-dire comme « clients du monde que nous partageons ».
Comme le dit fort justement la philosophe Marie-José Mondzain, le défi consiste à se battre contre « la réglementation de nos divertissements, de la distribution de l’information, du savoir… sous le régime de la concurrence, de l’évaluation, de la normalisation… ». D’où la question, fondée autant philosophiquement que politiquement, quelle société sans art et sans culture ? Laquelle contient l’interrogation sous-jacente : quelle humanité voulons-nous être ?
La crise économique multiforme que nous vivons s’impose avec la force d’une évidence, mais qu’est-il fait pour prévenir, éviter ou même contenir la « crise culturelle » qui se profile ? Force est de constater que ce sont les mêmes élites qui jouissent le mieux et le plus durablement de l’offre culturelle et artistique, en qualité et en diversité. Réanimant les vieilles mais persistantes oppositions de classe.
Une refondation du rapport de l’art à la société, de l’art au travail, de la politique à l’esthétique… ne peut donc faire l’économie d’une transformation profonde de cette relation privant de nombreux groupes sociaux (relativement) de toute possibilité d’expression et de manifestation artistiques, excluant ainsi la majorité même du corps social des fruits de cet apprentissage.
Car nous n’entrons pas dans l’art ou en art comme on pousse les portes de son supermarché. La méconnaissance des codes esthétiques, l’ignorance des présupposés et référants historiques, des comportements correspondant à ces savoirs et leur apprivoisement… n’en finissent pas de maintenir bien vivante cette ségrégation culturelle qui sévit sans pousser un cri ni verser une goutte de sang.
Mais combien de temps allons-nous laisser les privilégiés culturels conserver jalousement l’étendue infinie qu’ouvrent ces savoirs, qui, s’ils tendent à s’homogénéiser, offrent une remarquable diversité d’apprivoisement du sensible et de représentations du réel ?
Sans les relais institutionnels, associatifs et pédagogiques que représentent l’école, les missions d’éducation populaire, les comités d’entreprise, les ateliers d’initiation… cette promesse ne peut se faire jour. Cette promesse n’est rien.
Aussi, que ce soit dans l’entreprise, au sein de la famille, dès l’école élémentaire jusqu’aux bancs de l’université, la création – par-delà les considérations et les débats portant sur la formation et la légitimité du jugement du goût – doit être approchée comme un but en soi, existant pour lui-même et par lui-même. Indistinctement des capacités initiales de chacun.
Pour lutter contre l’uniformisation de la pensée ou le tri organisé entre savoirs utiles et dispensables, il faut abandonner la croyance selon laquelle un champ de connaissance posséderait un primat sur un autre. Regardons plutôt en quoi et combien tous participent, avec leurs outils propres, à comprendre ce monde que nous avons trouvé et à agir sur lui. Or un projet émancipateur réellement égalitaire place cette faculté, ou cette capacité, comme potentiellement présente en tout homme et donc appropriable collectivement. Une éducation artistique et une ouverture culturelle véritablement partagées permettront alors de sortir du schéma de domination sociale écrasant et figé (en plus d’être stérile) élites « savantes »/peuple « à cultiver ».
Or le moyen le plus sûr et efficace d’offrir à tous les connaissances et pratiques artistiques qu’il transportera (voire transformera) toute sa vie comme à la fois une stimulation de ses potentialités et un éveil de son imaginaire est que l’école républicaine place chacun devant les mêmes possibles. Entendons par là des invitations concrètes incitant à devenir à la fois spectateur et acteur de la chose artistique comme de l’expérience culturelle.
Si on adhère avec Marx à l’idée selon laquelle « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », n’attendons pas, n’attendons plus pour dénoncer et dépasser « la concentration exclusive du talent artistique chez quelques individualités, et corrélativement son écrasement dans la grande masse des gens ».
(*) La Revue du projet consacre, dans son numéro d’octobre (n° 20), son dossier à « l’art et la culture, les sentiers de l’émancipation ». Pour consulter la revue, tapez : http://projet.pcf.fr/
Source: Nicolas Dutent pour http://www.humanite.fr
Après sa programmation spéciale sur l’économie à l’automne dernier, la chaîne franco-allemande poursuit dans "sa volonté de sonder les réalités sociales actuelles en s’inscrivant résolument du côté de l’humain'", explique Vincent Meslet, directeur éditorial d’Arte France. La chaîne franco-allemande entame la diffusion de "Classe moyennes, des vies sur le fil". Un documentaire en trois volets sur ces dix millions de Français qui vivent avec 1 200 euros par mois pour une personne seule, 2 600 pour une famille de deux enfants. Véritable réflexion sur la crise, loin des discours froids des économistes du CAC 40 et plutôt vu par le prisme de l’émotion, le film met en lumière cette petite classe moyenne oubliée des statistiques, ces "déclassés" en proie à la précarisation.
Synopsis et documentaires en trois parties :
Classe moyenne, des vies sur le fil 1/3
Classe moyenne, des vies sur le fil 2/3
Classe moyenne, des vies sur le fil 3/3
Entretien avec le réalisateur Frédéric Brunnquell :
Arte a récemment diffusé une série documentaire d'exception : "Classe moyenne, des vies sur le fil", un film en trois volets humain, sans pathos et sans fard, sur ces oubliés de la petite classe moyenne. Frédéric Brunnquell, le réalisateur, raconte le terrible cercle vicieux du sentiment de déclassement et de l'isolement, brisant les citoyens dans leurs désirs d'un avenir plus juste.
Vous vous intéressez à une catégorie sociale, inconnue des statistiques, que vous nommez "la petite classe moyenne". Que recouvre-t-elle ?
Frédéric Brunnquell.– La classe moyenne inférieure, juste au-dessus de celle des Français les plus modestes. Soit 10 millions de personnes désormais exposées à des difficultés les rendant de plus en plus vulnérables. Ces gens ont une existence très différente de celle qu’ils prévoyaient il y a peu. Leur angoisse du lendemain irradie l’ensemble de la société.
Vous avez choisi de suivre six hommes et femmes. Comment les avez-vous rencontrés ?
- Même s’ils vivent autour de nous, il n’était pas évident de les convaincre de témoigner sur une période compliquée de leur vie. Une journaliste m’a aidé en contactant des associations. J’ai ainsi rencontré Régis, qui multiplie les heures dans une brasserie de Lille, et son épouse Jacqueline, vendeuse en CDD à temps partiel. J’ai aussi connu, à Lyon, Gaëlle, intermittente du spectacle et célibataire avec 3 enfants. J’avais travaillé sur le phénomène du hard-discount et c’est ainsi que j’ai pensé à Jean-Philippe, directeur d’un de ces supermarchés dans la région de Nancy, et à sa femme Isabelle, visiteuse médicale à mi-temps. Quant à Catherine, j’étais entré un jour par hasard dans sa maison de la presse, à Paris. Nous avions discuté. Je me suis souvenu de cette petite dame qui a du caractère et des choses à dire.
Ces Français se sentent oubliés. Comment l’expriment-ils ?
- De manière assez détournée. Ils ne s’intéressent plus à la politique ni à l’actualité. La plupart d’entre eux fuient les JT, ne lisent pas les journaux. Depuis que son salaire a été diminué de 25 %, Jean-Philippe laisse la télévision fermée afin de ne pas inquiéter ses enfants. Isabelle et lui se protègent du climat anxiogène, comme beaucoup de Français.
Gaëlle, metteuse en scène de théâtre, ignorait même le nom du Premier ministre. Ils rejettent tout ce qui, pour eux, s’apparente à l’élite, tournent le dos au débat public. Autant de répercussions de leur impression de délaissement.
Quel est le sentiment qui domine chez ces familles précarisées ?
- La colère. Cette indignation qui naît lorsqu’on se rend soudain compte que ses aspirations ne peuvent être satisfaites.
" On évite les amis qui ont réussi. On sort moins, parce qu’on n’en a pas les moyens. On reçoit peu : offrir un repas coûte cher. "
On rompt avec certaines activités, sportives ou autres, par crainte de ne plus être à la hauteur dans certains cercles. La vie sociale se réduit. On s’enferme. On s’isole.
Comment les enfants vivent-ils ces bouleversements ?
- Tout dépend de leur âge et du contexte parental. Les plus jeunes, comme les enfants de Jean-Philippe et d’Isabelle, très couvés, ne réalisent pas la paupérisation. Dans leur cas, la famille élargie compense financièrement les besoins. Les deux pré-ados de Gaëlle composent très bien avec la situation. Ils parviennent à s’offrir des marques en courant les promos et ils en sont très fiers.
Pour les plus grands, c’est un peu compliqué. Durant toute leur adolescence, ils ont vu leurs parents trimer comme des dingues pour s’en sortir avec un résultat proche de zéro. "La valeur travail" est très dépréciée auprès de ces jeunes. Pourquoi se tuer au boulot si c’est pour se retrouver au chômage à 45 ans ?
La précarisation atteint forcément l’intimité des couples...
- Rentrer le soir chez soi épuisé déstructure forcément la vie familiale. Catherine, qui travaille 12 heures par jour, reconnaît qu’elle n’a pas pu s’occuper de ses filles comme elle l’aurait souhaité. Régis, qui fait de 80 à 90 heures par semaine sans connaître ses horaires à l’avance, tombe de fatigue en permanence. De retour à la maison, il ne pense qu’à dormir. Il n’a même plus l’énergie d’emmener ses enfants se balader.
Les couples n’ont plus de vrais moments à deux. Et si ça va mal, ils sont bien obligés de rester ensemble. Impossible d’abandonner l’autre alors qu’il ne gagne que 600 euros par mois. La précarité interdit de choisir sa vie.
Vous avez filmé vos personnages entre juillet 2013 et mars 2014. Qu’en retenez-vous ?
- On s’en tire mieux quand la famille est présente, quand son enfance a été choyée, quand ses repères restent forts, quand le système ne vous broie pas depuis trop longtemps, via des CDD à répétition. A la longue, certains s’accusent même de ce qui leur arrive et finissent par mettre en doute leurs propres capacités. Le problème qui touche souvent cette population fragile est la perte de confiance en soi.
Sources: http://teleobs.nouvelobs.com/ et http://www.arte.tv/fr
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