Voici un ouvrage qui bousculera bien des certitudes. Celles des spécialistes des disciplines de l’esprit, au premier chef, mais par ricochet, certaines croyances des anthropologues. Lionel Naccache propose avec génie au lecteur de suivre cette odyssée à travers son expérience de jeune clinicien, neurologue à l’hôpital de La Pitié Salpêtrière à Paris et chercheur en neurosciences cognitives à l’inserm.
Biographie de Lionel Naccache:
- Professeur de Médecine (Physiologie) à l'Université Pierre et Marie Curie Paris 6
- Neurologue et neurophysiologiste à l'Hôpital de la Pitié-Salpêtrière
- Chercheur en neurosciences cognitives à l'Institut du Cerveau et de la Moelle épinière (ICM) à Paris
- Consacre ses travaux à l'exploration des propriétés psychologiques et cérébrales de la conscience
Rompu aux méthodes de l’imagerie cérébrale fonctionnelle, il réfute une « inquiétante » néophrénologie, mais aussi la neuropsychologie clinique standard, en effectuant des allers et retours entre patients neurologiques ou psychiatriques et sujets « sains », pour décrypter la vie mentale et en restituer l’inépuisable richesse. Dans un premier temps, l’auteur pose la question du statut épistémologique de l’inconscient, campant vigoureusement les deux challengers en présence : l’inconscient freudien vs l’inconscient cognitif. Première surprise : que le lecteur ne s’attende pas à une condamnation sans appel des travaux de l’inventeur de la Métapsychologie, car ce discours s’écarte des anathèmes et des invectives bas de gamme qui persistent à opposer psychanalystes et chercheurs en neurosciences. Certes, toute la démonstration de Naccache consistera à souligner l’irréductible incompatibilité de l’hypothèse de l’Unbewusst freudien avec la théorie de l’inconscient cognitif, mais deuxième surprise, de taille : « élaborer un discours contemporain sur l’inconscient, et faire l’économie d’une discussion de la pensée freudienne relèverait, je crois, du mépris ou de l’ignorance, bref d’une forme de barbarie intellectuelle » (p. 13). Or, la psychanalyse, Lionel Naccache ne l’a pas rencontrée sur le divan, mais au fil d’une lecture talmudique de l’œuvre de Freud, exhaussé au rang d’un maître de la conscience, explorateur de notre capacité à imaginer, à placer la fiction au cœur de l’économie psychique. La thèse est, qu’au fond, l’œuvre de Freud reste incontournable, même si sa découverte porte sur une autre terre que celle qu’il croyait avoir découverte. On sait que Freud se dévisageait volontiers, dès son adolescence, dans la pose du conquistador, à la recherche des mystères de la vie psychique. Naccache pousse encore plus loin l’ana-logie en transformant carrément le jeune Sigmund en Christophe Colomb. Bien vu : le premier inventeur d’un territoire confondu avec un autre, parti conquérir les terres de l’inconscient, n’aurait fait qu’explorer celles du conscient.
L’ouvrage se divise en trois parties. La première partie traite de « l’inconscient contemporain ». C’est la plus technique, mais la séduction exercée par l’intrigue exposée est telle, que le lecteur profane avale sans broncher les descriptions du cortex visuel primaire ou les explications sur la voie ventrale. L’inconscient, il faut d’abord aller le chercher, nous dit Naccache, dans les protocoles de recherche concernant la vision aveugle, ou blindsight (Weiskrantz), modèle paradigmatique des dissociations entre la performance et la conscience (p. 19). Les exemples, pour spectaculaires qu’ils soient, sont relativement « élémentaires », mais ils fraient la voie à l’approche des phénomènes perceptifs pouvant véhiculer aussi des contenus émotionnels. D’où une orientation de l’enquête du côté des mécanismes cérébraux qui leur sont sous-jacents. Naccache montre avec conviction comment l’expérimentation permet d’approcher le phénomène de blindsight comme traducteur de l’existence d’une vie mentale perceptive inconsciente, connectée à un circuit cérébral sous-cortical archaïque (p. 51). Abandonnant les activités des régions anciennes et « inférieures » du système nerveux, il se focalise sur les régions les plus « complexes » et les plus « récentes ». C’est là que les neurosciences introduisent une sorte de révolution qui va bouleverser notre conception immédiate, celle d’une commonsense psychology, des rapports entre le cerveau et la pensée. En particulier sur un point précis : « il n’existe pas de sanctuaire anatomique de la conscience visuelle » (p. 95). En conséquence, il convient d’abandonner une approche topique, fondée sur la partition neuro-anatomique entre le substrat de la conscience et celui de l’inconscient, car les processus perceptifs inconscients trouvent leur siège dans la totalité des régions cérébrales visuelles (p. 98). D’où aussi l’idée de rechercher des représentations mentales très abstraites pour montrer la richesse de la vie mentale, et des interactions entre notre cerveau et l’environnement. Quelques démonstrations vont s’y employer, en particulier lorsque l’auteur examine le « destin cérébral d’un mot », permettant de traiter la dimension sémantique d’un stimulus qui ne serait pas perçu consciemment, et la réalité objective de ce traitement sémantique inconscient. L’enjeu, c’est de parvenir à mettre en évidence des images de représentations inconscientes abstraites, et d’expliquer au lecteur comment un mot, cet « objet culturel symbolique » dont la maîtrise n’est possible qu’au terme d’un long apprentissage, peut être pensé inconsciemment.
Existerait-il alors une représentation mentale qui serait spécifique des pensées conscientes ? Suivons le guide. Après l’exploration des processus mentaux à très haut niveau d’abstraction, Naccache propose d’étudier la conscience et l’inconscient cognitif comme deux domaines en interrelation – un inconscient cognitif « sous influence », celui d’un agent qui ne serait pas notre activité mentale consciente (p. 208). Pour l’auteur : « la proximité anatomique des substrats cérébraux de nos pensées conscientes et inconscientes recouvre donc effectivement une proximité fonctionnelle ». Ergo : « certains de nos processus inconscients subissent les effets de nos postures psychologiques conscientes ». Et c’est là que Naccache frappe fort : « nos processus mentaux inconscients sont incapables d’induire l’adoption d’une nouvelle stratégie, cette faculté ne semblant reposer que sur des représentations mentales conscientes » (p. 209). Une fois achevé ce travail d’explication par la clinique, surgit la question : « qu’est-ce qui échappe à la sphère inconsciente de notre pensée ? » (p. 218) Freud avait-il raison ? C’est pourquoi Naccache aborde, dans la deuxième partie de l’ouvrage, les relations entre inconscient psychanalytique et inconscient cognitif, imaginant au passage que Freud aurait été passionné par le développement des neurosciences. Et l’auteur de dissiper un doute : « je ne suis pas analyste ni analysant. Mais je suis un lecteur attentif de certaines de ses œuvres depuis des années » (p. 220), ce qui lui concède le droit d’affirmer que Freud est bien un « indiscutable génie des neurosciences »… par le fait même d’avoir rompu avec la neurologie.
La troisième partie est consacrée à « Freud, Christophe Colomb du mental ». Première interrogation : qu’est ce que l’inconscient selon Freud ? Tout d’abord un constat : « les “inconscients” des diverses théories du mental ne se définissent qu’à l’aune de notre propre définition de la conscience » (p. 311). Bien sûr, Naccache est tenté d’explorer les convergences possibles entre inconscient cognitif et inconscient freudien. À première vue, elles sont claires : la richesse tout d’abord, ensuite le statut nécessairement inconscient à l’origine de toutes les représentations mentales, et leur passage dans la conscience. Mais la distinction entre système préconscient et système inconscient ruine l’idée d’une adéquation avec la théorie proposée par les neurosciences, du concept de refoulement, inadéquation du discours freudien et de celui des neurosciences du contrôle mental et du rapport exclusif du système inconscient à la prime enfance du sujet. Le résultat est bien là : « l’inconscient freudien est largement incompatible avec l’inconscient cognitif » (p. 360).
Au terme de son enquête, l’auteur se demande alors : pourquoi s’intéresser encore à la psychanalyse, non plus du point de vue du contenu conceptuel mais de la forme du discours ? Lionel Naccache se tourne astucieusement vers l’epoché husserlienne, c’est-à-dire finalement en débarrassant le discours freudien sur l’inconscient de son contenu (p. 376). Ce qui reste alors c’est la posture du sujet conscient, le psychanalyste, s’interrogeant sur le mental. Freud est bien « le découvreur d’un immense continent psychique, celui de l’interprétation consciente fictionnelle qu’il nomme à tort l’“inconscient” » (p. 379). Il faut donc s’intéresser à toutes ces manifestations conscientes qui, renchérit l’auteur, « fictionnalisent » systématiquement le réel. La force de l’« interprétation-croyance » est au cœur de notre mode de pensée conscient, d’où la puissance thérapeutique de la découverte de Freud, mais aussi le grand courage qui fut le sien, renchérit Naccache, de tenir compte des interprétations des patients de leur propre souffrance. Au cœur de la démarche freudienne, se tient l’irremplaçable exploration de cette réalité psychique, qui vient prendre le pas sur la réalité objective. Nonobstant, ce que Freud a pris pour l’inconscient n’est autre que la conscience du sujet qui interprète sa propre vie mentale inconsciente à la lumière de ses croyances conscientes. Ce sont des représentations fictives et d’authentiques supports de croyances, qui interviennent y compris dans le libre arbitre. On le sait, Freud est matérialiste : pas de vie psychique sans nos cerveaux socialisés. À la réalité matérielle, biographique, objective et extérieure au sujet s’oppose celle de sa vie psychique fictionnelle. Voilà bien la fondamentale découverte du conquistador et c’est pourquoi il s’écarte tellement du discours des neurosciences de son temps.
Après avoir envoyé dans les orties tous les thuriféraires de Freud qui, à travers d’innombrables courants, se disputent son héritage, le jeune clinicien, qui n’a décidément pas froid aux yeux, affirme qu’il reste un « noyau inestimable » : « la mise au jour du rôle vital de l’interprétation consciente dans l’économie psychique de l’humain » (p. 427). Le seul facteur fondamental pour l’efficacité du travail analytique resterait la capacité du psychothérapeute et du patient à accorder une certaine cohérence aux interprétations qu’ils manipulent ensemble. Il devient alors possible de préserver l’in-variance des contenus analytiques en les considérant pour ce qu’ils sont, « c’est-à-dire des principes fictionnels qui font sens ici et maintenant dans l’interaction d’individus soumis à une culture, un mode de vie et une histoire communs » (p. 430). D’où leur efficacité et leur évolution en fonc- tion du contexte sociohistorique. Naccache encore : « Freud a mis au jour un rouage essentiel de notre conscience : précisément ce besoin vital d’interpréter, de donner du sens, d’inventer à travers des constructions imaginaires » (p. 439). Et c’est bien pourquoi, « Freud fut un maître de fictions, un romancier de génie égaré dans l’univers de la neurologie et des neurosciences » (ibid.). En bref, la psychanalyse garde toute sa place dans la prise en charge de la souffrance et du traitement des pathologies mentales.
- 1 André Green, « Le psychisme entre biologie et anthropologie », in P. Bidou, J. Galinier & B. J
- 2 Frank Sulloway, Freud, Biologist of the Mind. Beyond the Psychoanalytic Legend, Cambridge, Harvard
- 3 Mark Solms, Oliver Turnbull & Oliver Sacks, The Brain and the Inner World. An Introduction to
Quel livre ! Fascinant, il l’est au premier rang par le talent pédagogique qui le porte de bout en bout. Lionel Naccache fait passer directement le lecteur des expériences cliniques à un chambardement théorique sans retenue, déboulonnant avec jubila- tion la vulgate psychanalytique, tout en démystifiant les réticences des chercheurs en neurosciences vis-à-vis de la pensée freudienne. Mais aussi en fustigeant avec férocité le nouvel angélisme œcuménique appelant à la convergence des perspectives autour de la notion d’inconscient, cognitif ou psychanalytique. Le style, les interjections, le jeu des questions et des réponses, l’effet de suspense de ce polar neurolo-gique, montrent à quel point le chercheur accompli est à l’aise dans ce rôle. Bien sûr, cette entreprise souffre un peu de la hâte mise à sa réalisation. L’auteur ne s’attarde pas sur certains travaux qui justement s’intéressent à cette nouvelle frontière du savoir, et aux réponses déjà apportées par des psychanalystes aux défis des neurosciences – en particulier le débat de fond engagé par André Green à partir des travaux de Edelman1 – ni sur l’ouvrage classique de Sullivan sur le Freud « biologiste de l’esprit »2 ou plus récemment sur les recherches novatrices de Solmes, Turnbull et Sacks3.
Par ailleurs, Naccache n’a sûrement pas eu le temps d’imaginer le malaise qu’il va provoquer dans le petit monde des sciences sociales. Il est clair que la communauté des anthropologues n’est absolument pas préparée pour l’instant à répondre à un tel défi : d’un côté, il y a les très rares chercheurs tentés par la psychanalyse, ouvertement déclarés, plus ceux qui s’y intéressent discrètement, mais n’osent à juste titre s’en réclamer, pour ne pas compromettre le destin d’un dossier de carrière dans des temps difficiles. Tous ceux-là n’y retrouveront pas leur Freud. De l’autre, l’écrasante majorité des anthropologues, qui rejette son œuvre, et se contentera des seuls résultats de la clinique présentés par Naccache qui ruinent l’édifice métapsychologique. Ce serait là un lourd contresens, contre lequel s’élève l’auteur, avec une probité intellectuelle sans défaut, car son « Sigismund », c’est clair, il l’admire au plus au point, il l’a lu et relu en tous sens. Et comme il voudrait bien sauver le soldat Freud ! Au fond, ce que propose Naccache, c’est de ne surtout pas se défaire de cette expérience qu’est la cure analytique, qui, comme aucune autre démarche, permet ce travail sur les fictions. Et c’est peut-être là que se situerait la seule véritable issue possible d’un entrecroisement des méthodes du neurologue avec celle de l’ethnographe. Ce qui rejoint notre angoisse constante de ce que devrait être véritablement notre travail sur le terrain : comment se mettre mieux à l’écoute de cette activité de l’imaginaire chez nos interlocuteurs ? D’aucuns soutiendront qu’il suffit d’apprendre les parlers vernaculaires, d’observer, de noter et de transcrire, et que plus il y aura d’observations, plus le tableau sera complet. Certes, mais c’est tout ce travail de broderie autour de l’ouvrage, que pourtant nous connaissons bien, qui mérite qu’on le prenne au sérieux : lapsus, oubli, secret, silence, etc… Là encore il nous faut faire le deuil de nos propres illusions, en particulier que les récits seraient des aventures phénoménales au-delà de toute expérience subjective, que les sujets seraient interchangeables; catéchisme au fond bien commode, puisqu’il suffirait, comme on nous l’a enseigné depuis un siècle, de coudre ensemble ces pièces pour construire du discours. De fait, l’ouvrage de Naccache produit cet étonnant effet collatéral de renforcer l’hypothèse de l’inconscient, mise à mal ou simplement ignorée par les anthropologues, voire considérée hors sujet, mais sans que l’on parle de la même chose. Le problème est que nous ne disposons pas d’une hypothèse suffisamment solide, et celle de Lévi-Strauss en est bien l’illustration, à laquelle nous adosser. Alors, doit-on continuer à faire du terrain en faisant comme si l’inconscient n’existait pas ? Peut-être est-ce la voie de la sagesse, de ranger au placard nos espoirs démesurés.
L’irruption des neurosciences dans les débats internes de la psychanalyse a de toute évidence contribué à ébranler l’autorité de cette dernière, mais l’ouvrage de Naccache est là pour tempérer l’ardeur des partisans du « tout neurologique » qui voudraient déposséder la psychanalyse de ce qu’elle sait faire mieux que personne, traiter des affects et du rôle du corps dans la construction du sujet. C’est pourquoi cet ouvrage nous invite implicitement à ce commerce triangulaire, entre neurosciences, anthropologie et psychanalyse, si l’on considère qu’une des tâches de notre discipline est aussi de comprendre « le dedans », et pas seulement du côté des psychologies indigènes, de type commonsense ou autres, et non plus de nous contenter « du dehors », afin de mieux décrypter ce qu’il est convenu d’appeler des « épistémologies alternatives».
- 4 Lucien Scubla, « Sciences cognitives, matérialisme et anthropologie », in Daniel Andler, ed., Intr
Il faut lire Le Nouvel Inconscient pour comprendre à quel point le conflit autour des sciences de la cognition comme nouvelle frontière de l’anthropologie nous concerne tous. En particulier lorsque l’auteur met en évidence la place que la culture tient dans le formatage des images mentales, et leur transmission à travers le cours des générations, mais aussi comment les fictions servent de schèmes directeurs de toutes nos actions, nos attitudes, de nos choix individuels ou collectifs. Et c’est là où nous sommes tous conduits, nolens volens, à prendre position. De fait, Naccache nous suggère que l’une et l’autre discipline perdraient leur temps à vouloir courir après l’exigence de scientificité des neurociences. Il le dit clairement : la psychanalyse a mieux à faire que de tenter de s’ériger en modèle de science, ce qu’elle est incapable d’assu-mer. Si l’anthropologie est une science de la culture, elle doit le rester. On ne peut qu’applaudir, en reprenant cette mise en garde, comme le fait Scubla, en montrant que sa capacité à comprendre la dimension symbolique des rapports sociaux demeure intacte, mais aussi leur aspect concret, institutionnel, et non pas simplement des représentations distribuées dans l’espace et le temps sur un mode épidémiologique4. À vrai dire, le vœu de Naccache est bien d’inviter à la table des négociations des religions qui continuent à s’ignorer, empêtrées dans leur fiction impériale de toute-puissance, sans faire croire aux lendemains qui chantent d’une vision œcuménique de la science. En déplaçant simplement les vieilles disputes dans le nouveau champ de la neurologie clinique, en affirmant que «la posture même du discours freudien détient une clé essentielle de notre faculté à construire notre pensée consciente », il donne sa vraie place à la mise en forme des fictions, à l’œuvre dans la construction des institutions et des normes sociales. Bien sûr, Naccache ne dit rien des effets de sens produits par les cadres culturels de la connaissance, les points de vue indigène sur la conscience, le savoir, le jugement, mais c’est à nous de répondre, on the spot, en assumant notre propre refoulement théorique. Le lecteur l’aura compris : après Naccache, c’est toute la question de la « causalité psychique », théorisée par Green, qui s’installe définitivement dans le champ de l’anthropologie. À l’heure où les identifications aux sciences dures se cristallisent plus que jamais, Naccache apparaît comme un très bon candidat pour redistribuer les cartes et engager ce « réchauffement diplomatique possible entre scientifiques et psychanalystes freudiens » (p. 223)… en prenant à contrepied tant les psychanalystes cliniciens dont le fonds de commerce s’effondrerait sans l’hypothèse freudienne de l’inconscient, que les cogniticiens hard et les spécialistes de l’intelligence artificielle, renvoyés à la lecture raisonnée de Freud.
Pour les anthropologues, les retombées d’une telle démarche restent encore à intégrer à nos vieux schémas sociologiques. La question n’est pas de savoir si l’inconscient existe. C’est une certitude, et qu’il soit freudien ou cognitif, il nous reste à comprendre de manière plus fine comment s’effectue le pilotage de nos actions et de nos stratégies au sein des collectivités qui nous hébergent, prises dans des systèmes culturels tous différents, mais tous porteurs de la même humanité. Récapitulons : nos interlocuteurs, sur le terrain, ne sont peut-être pas des théoriciens éprouvés des neurosciences émergentes, et de tous ces systèmes de traitement logique de l’intelligence humaine. Pas plus que nous, ni moins. En revanche, sur ces « mondes autres », produits de la conscience, sur ces « fictions » esquissées sous forme de mythologies, d’épopées, de fresques rituelles, ils sont nos maîtres, et c’est grâce à cette ascèse talmudique qui est celle de la psychanalyse, que nous pouvons encore croire à une vision renouvelée du désir d’interpréter, de donner à notre univers un sens.
Lionel Naccache, Le Nouvel Inconscient. Freud, Christophe Colomb des neurosciences. Paris, Odile Jacob, 2006, 465 p., bibl., ill.
Notes:
1 André Green, « Le psychisme entre biologie et anthropologie », in P. Bidou, J. Galinier & B. Juillerat, eds, Anthropologie et psychanalyse. Regards croisés. Paris, Éd. de l’ehess, 2005 : 27-34.
2 Frank Sulloway, Freud, Biologist of the Mind. Beyond the Psychoanalytic Legend, Cambridge, Harvard University Press, 1992.
3 Mark Solms, Oliver Turnbull & Oliver Sacks, The Brain and the Inner World. An Introduction to the Neuroscience of Subjective Experience, New York, Other Press, 2003.
4 Lucien Scubla, « Sciences cognitives, matérialisme et anthropologie », in Daniel Andler, ed., Introduction aux sciences cognitives, Paris, Gallimard, 2004 : 530-538.
Par Jacques Galinier pour http://lhomme.revues.org/