L'ignorer, lui faire face, l'apprivoiser : quelle est votre stratégie face à la mort?
Le terme d' « existence » est utilisé depuis saint Thomas d'Aquin, mais ce n'est que récemment que la philosophie s'est intéressée à l'existence en elle-même. La réflexion philosophique a toujours été plus portée sur l'essence, parce qu'elle désigne la nature des choses, tandis que l'existence semble aller de soi. Les philosophies existentialistes affirment au contraire que c'est de l'existence (et son énigmatique contingence) que le philosophe doit se soucier. Toute réflexion sur l'existence doit aussi porter sur sa finitude (la mort), ainsi que les thèmes de l'absurde, de l'angoisse et d'un éventuel au-delà.
La contingence de l'existence
Essence et existence
L'essence est, par définition, la nature d'une chose. La question « Quel est l'essence de la liberté ? » équivaut à « Qu'est-ce que la liberté ? ». Il appartient ainsi à l'essence du triangle que la somme de ses angles soit égale à 180°. De même, il appartient à l'essence de Socrate d'être mortel.
Selon le Christianisme, Dieu a créé l'Homme à son image. Cela signifie que d'avant d'être créé, l'Homme existait dans la pensée de Dieu. L'essence (l'idée) a précédé l'existence (le fait d'être). De même, lorsqu'un architecte construit une maison, il a d'abord la maison dans sa tête et sait précisément ce qu'il construit: là encore l'essence précède l'existence.
Mais pour l'existentialisme, courant philosophique né au XIXème siècle avec Kierkegaard, il n'y a pas de Dieu. L'Homme n'existe donc pas à l'état de projet, son existence est contingente. Ainsi remarque Jean-Paul Sartre (1905-1980), pour l'Homme « l'existence précède l'essence ». C'est en effet l'Homme qui forge sa nature, qui invente sa conduite, qui façonne donc son essence au cours de son existence.
Le sentiment de l'absurde
Avec une loi divine, il y a une norme universelle du juste et de l'injuste. Mes choix sont contingents mais ont un sens: même Don Juan, lorsqu'il défit Dieu, n'est pas tout seul puisqu'il a Dieu à défier. Mais dans la contingence radicale, je n'ai plus de modèle, plus de norme, je suis confronté à ma propre contingence (par définition, la contingence désigne ce qui aurait pu ne pas être).
De ce fait, notre existence devient une pure absurdité: que je sois un saint ou un malfrat cela revient au même puisque je n'ai plus aucun modèle auquel me confronter.
Notre vie n'a de fait aucun sens: j'aurais pu très bien ne pas exister, j'aurais pu très bien être quelqu'un d'autre, mon environnement aurait pu très bien être différent. Nous sommes « jetés dans le monde », « seuls et sans excuses » selon les mots de Sartre.
Le choix de l'existence
Pour échapper au sentiment vertigineux de l'absurde, pour sortir de ma solitude axiologique (relative au sens: l'absence de sens extérieur), il faut que je donne une orientation à ma vie afin de lui conférer un sens. S'il n'y a rien, ni Dieu ni Diable, c'est à l'Homme, et à lui seul, de donner un sens à son existence. C'est dans cette tragique solitude que je découvre ma liberté: comme l'écrit Sartre, « si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais rien expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée; autrement dit, il n'y a pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté » (L'existentialisme est un humanisme). Puisque rien n'est donné, l'Homme est fondamentalement libre.
La finitude de l'existence: la mort
Le vivant et la mort
La mort ne concerne que le vivant, elle est à la fois le contraire de la vie et le signe de la vie (seul ce qui vit meurt). Cette affirmation n'est cependant pas tout à fait exacte: la biologie nous apprend que les êtres unicellulaires se reproduisent par scission, indéfiniment: ils sont potentiellement immortels. La bactérie ne meurt pas, elle se divise. La mort est donc une caractéristique des êtres plus complexes qui donnent naissance à des êtres différents (par le biais de la sexualité).
La mort affecte des êtres qui tendent à persévérer dans leur être pour une durée indéfinie, elle a donc une cause extérieure. La mort n'advient que lorsque l'on est vaincu par ce qui nous est extérieur. En considérant cela, on en vient à affirmer que la mort n'est pas la fin de la vie mais que la vie est l'histoire de la mort.
La crainte de la mort
Qu'est-ce qui différencie l'Homme des autres animaux par rapport à la mort ? En tant qu'animal, l'Homme meurt, mais à la différence des autres animaux, il sait qu'il est mortel. La sépulture n'existe nulle part ailleurs que chez l'Homme, et nombre de spécialistes considèrent que la conscience de la mort est signe d'humanité. L'être humain anticipe: il sait qu'il y aura un présent où il ne sera plus. C'est pourquoi Heidegger écrit: « seul l'homme meurt, l'animal périt ».
Ce savoir propre à l'Homme le plonge dans l'angoisse. Cette angoisse n'est pas à confondre avec la peur de mourir: dans la peur de mourir, nous avons peur de la mort en tant qu'événement à venir qui mettra un terme à notre vie; dans l'angoisse de la mort, notre conscience se révolte contre l'idée même du néant.
La dissolution épicurienne de la crainte de la mort
Le philosophe grec Epicure (342/341-270 av. J.C.), en affirmant que « la mort n'est rien pour nous », ne dit pas que la mort ne nous affecte pas mais entend nous délivrer de la crainte de la mort. Il tient le raisonnement suivant: je ne rencontre jamais la mort puisque la vie est marquée par la sensibilité et que la mort, au contraire, est absence de sensibilité. Ou bien je suis en vie, et dans ce cas la mort n'est pas là, ou bien je suis mort, et dans ce cas je ne suis plus là. Il n'y a aucun contact entre la vie et la mort. Epicure affirme qu'il est absurde de redouter ce que l'on ne rencontre jamais.
L'idée de l'immortalité de l'âme
La croyance en l'après-vie
Une autre manière que celle d'Epicure de se soustraire à la crainte de la mort est de se représenter la survie de mon être pensant dans un monde parallèle à celui des vivants. Ce « moi pensant » (l'âme) est immortel, et seul mon corps serait sujet à la disparition. La mort est donc pensée comme la rupture des liens qui unissent l'âme et le corps, la souffrance ne pouvant venir que de l'attachement que l'âme a conçu à l'égard du corps.
Cette croyance est universellement répandue et très ancienne: les légendes sont remplies de revenants, de fantômes, de vampires qui viennent exprimer la peur que les morts ne viennent hanter les vivants. Une des fonctions des religions est précisément de dissoudre l'angoisse de la mort en promettant après cette vie un au-delà. Des milliers de générations s'en sont trouvées réconfortées.
L'importance de la vie
Dans l'ensemble des religions, la vie est le temps des libertés. C'est dans cette vie, et cette vie seulement, que se joue mon sort dans l'au-delà. La mort est le moment ultime où il n'est plus temps de changer de vie, de se repentir, d'être sauvé. Selon les religions, l'âme possède paradoxalement après la mort la sensibilité (plaisirs du paradis ou douleurs de l'enfer) mais pas la liberté de se déterminer.
La mort est donc le moment où le vécu (dans le monde matériel) est figé: elle transforme le contingent en nécessaire et l'accidentel en essence. C'est pourquoi la mort fait tout le sérieux de la vie.
Pour l'existentialisme, la contingence radicale de l'existence fait son absurdité; ainsi, la seule manière de donner un sens à sa vie est de lui conférer un projet. On peut cependant remarquer que donner un engagement à sa vie ne suffit pas, et que le sens ainsi donné à notre existence n'est qu'un artifice s'apparentant à une bouée de sauvetage.
Quant à la mort, il y a plusieurs façons de l'envisager: en tant qu'arrêt (avec la mort vient la fin de l'existence) ou en tant que passage (la mort n'abolit alors pas la continuité personnelle, elle n'est considérée que comme une rupture). Nous n'avons cependant qu'une connaissance clinique de la mort, et c'est à la métaphysique de considérer ce qu'elle représente pour l'Homme.