31 janvier 2013 4 31 /01 /janvier /2013 11:41

A l'heure où notre société devient une civilisation d'expertise, où domine une population suradaptée souvent normative, aseptisée par les structures régaliennes, et trop docile face aux aberrations provoquées par les institutions: Bernard Stiegler nous rappelle combien l'amatorat, véritable thérapeutique de soi - à travers la passion créatrice qu'il génère - permet par le principe des externalités positives, la guérison par l'oeuvre d'une époque désenchantée !

 

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 1- Il y a un temps de l’amateur, un rapport au temps qu’ignore celui qui n’est pas amateur — et c’est un temps de l’amour, c’est-à-dire de la fidélité : amateur vient d’amare, aimer. Socrate pose d’ailleurs dans Le Banquet que le philosophe est avant tout un amateur : l’amateur de sagesse. Et dans Ménon, il dit que ce rapport à la sagesse est fondé sur « un autre temps ».

  
L’amateur est prêt à donner beaucoup de temps à ce qui le passionne. Il est absolument disponible. Dans le contexte si spécifique et fatigué de notre époque, cela signifie que l’amateur est tout sauf un consommateur. L’amateur pratique ce qu’il aime, donc il le fréquente : par exemple, il est capable d’aller voir plusieurs fois le même spectacle. Proust le narre dans La recherche du temps perdu aussi bien à propos du théâtre que des œuvres plastiques (portraits des Guermantes, peintures d’Elstir) ou que de la « petite musique de Vinteuil ». Les artistes dont j’aime l’œuvre, c’est leur trajectoire qui m’intéresse, la série que forme cette œuvre, et son  inscription dans ce que j’appelle un circuit de transindividuation (ainsi, par exemple, ce qui relie Marcel Duchamp à Sophie Calle, en passant par Joseph Beuys).

 
L’amateur cultive un rapport au temps qui fonde un rapport aux œuvres. Même l’amant, qui est l’amateur le plus répandu qui soit, a un tel rapport – que l’on dit amoureux. Une histoire d’amour, c’est-à-dire d’amateur, est toujours l’histoire d’une altération par cet autre qu’est l’être aimé : œuvre, personne, discipline, pays, langue, etc. Celui que l’on aime, comme amant, est celui — ou celle — que l’on fréquente inlassablement et dont, en quelque sorte le mystère s’épaissit dans cette fréquentation par laquelle on se trouve trans-formé, à savoir aussi, individué (dans le langage de Simondon).

  

 Et s’il est vrai que les amateurs forment des communautés d’amateurs, et aiment à se rencontrer pour parler ensemble de ce qu’ils aiment, cette individuation psychique devient aussi une individuation collective à travers un processus de transindividuation, c’est cela qui constitue une époque, et dans ce processus, les tout premiers amateurs sont les artistes eux-mêmes (un artiste « professionnel », c’est, tout comme un philosophe « professionnel », une contradiction dans les termes, et ceci est un problème propre à notre temps, où les « professionnels » se satisfont si lamentablement du consumérisme qui les coupe des amateurs, par où ils perdent eux-mêmes leur amour des œuvres.

 
Un objet aimé — œuvre, personne — s’idéalise. L’idéalisation est coextensive à l’amour, soit à la forme plénière du désir. En cela, l’objet de l’amateur et de l’aimant s’infinitise. C’est ainsi que l’art conduit à ce que Kant désigne non seulement comme étant le beau, mais le sublime. Le passage de l’art au religieux — ou du religieux à l’art — se fait aussi par là.

 
Une œuvre est intrinsèquement inachevée, infinie, et renaît à chaque expérience du regard qui se pose sur elle, pour autant que le regard se pose sur elle, parce que mon œil peut fonctionner comme celui d’un poulpe : il peut voir qu’il y a du bleu et du rouge sans en être affecté. Il peut ne rien se passer : l’œuvre peut ne pas œuvrer. Et la plupart dutemps, elle n’œuvre pas. La plupart du temps, quand je suis devant une œuvre théâtrale, plastique, littéraire, musicale, je n’y entre pas — du moins pas d’emblée. Les œuvres sont comme d’Artagnan et Aramis : je les rencontre d’abord dans un combat. Les œuvres qui m’ont le plus marqué m’ont souvent d’abord blessé, heurté et contrarié. Et je me méfie des personnes qui disent entrer dans toute œuvre : je crains qu’elles n’entrent dans rien d’autre que leur narcissisme béat. On n’entre pas dans une œuvre comme dans un moulin. Peu de gens savent ce qu’est une œuvre : ceux qui le savent sont des amateurs, et il n’y a plus beaucoup d’amateurs parce qu’on en a détruit les conditions de possibilité.

  
Je parlais de temps et d’infini. L’autre temps, celui qui œuvre dans l’amateur, et qui l’ouvre, est un temps infini. Or, en principe, un temps infini n’est pas possible : le temps a un début et une fin. L’expérience du temps des œuvres a à voir en cela avec Dieu : l’œuvre n’œuvre que pour autant qu’elle n’est pas sur le même plan que moi, qui suis sur un plan d’immanence finie. Depuis l’art moderne, qui est aussi l’art de la mort de Dieu, c’est un plan d’immanence infinie. Je suis un immanentiste qui pense que nous sommes à jamais tombés dans l’immanence, qu’il n’y a plus de transcendance, mais je ne crois pas pour autant qu’on en ait fini avec l’infini. Il y a dans l’immanence une expérience de l’infini, s’il est vrai que l’immanence est l’expérience du désir dont l’objet est intrinsèquement infini, et ces questions constituent l’étoffe des œuvres de Nietzsche et de Freud.

 

 

"Les amateurs travaillent, ils n’ont rien à voir avec la consommation. Ils ne travaillent pas pour survivre, mais pour exister."

 

2- Ce travail, qui ne procure pas forcément un emploi, apparaît dans le cadre du post-consumérisme lequel passe aussi par une reterritorialisation. Les technologies réticulaires numériques sont des technologies territoriales, ou du moins qui peuvent se territorialiser à très peu de frais, non seulement grâce au gps, mais parce qu’elles permettent de développer localement des politiques relationnelles, et à travers une écologie relationnelle, permettant de lutter contre les effets calamiteux notamment du consumérisme.

 

Il est évident que ces technologies sont des pharmaka, c’est-à-dire des poisons autant que des remèdes. Mais il dépend de nous de savoir si ces poisons peuvent devenir des remèdes. La philosophie, en particulier celle des Stoïciens, consiste à confectionner des remèdes à partir de poisons. Ainsi de l’écriture, dont Platon montre — en écrivant — qu’elle est devenue un poison pour la cité grecque, à l’époque des sophistes, elle, qui est l’origine du droit, de la géométrie, de l’histoire, de la géographie, de la tragédie, etc.

  
"Il y a une thérapeutique des pharmaka en tous âges, dont Sénèque est un penseur. Cette thérapeutique est la façon dont une société fait du pharmakon un remède, et c’est ce qui caractérise chaque époque. Quant à nous, c’est la question d’une écologie relationnelle qui nous affecte dans le contexte de la réticularité territoriale nouvelle, et c’est pour les artistes et leurs amateurs un enjeu immense et planétaire."

 

Par Bernard Stiegler. Le temps de l’amatorat - p. 161-179.

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