Objet de respect et de mépris, de savoirs et de rumeurs, de louanges et de critiques, l'eau du quotidien porte beaucoup de paradoxes.
Léda et Jupiter métamorphosé en cygne Bas-relief en pierre situé sur la façade Est de la fontaine de Médicis (Jardin du Luxembourg).
Fonds mythologique profond, mythes littéraires, symboliques religieuses, tous ces éléments culturels sont présents dans notre inconscient. L'eau imaginaire, l'eau imaginée, l'eau désirée, celle que nous portons tous est nourrie de ces symboliques puissantes. Pour décrypter la nature complexe de ces attitudes face à l'eau, nous pouvons analyser les mythes de l'eau. Ainsi se clarifie la complexité des interrogations, ainsi s'éclairent les attitudes passionnelles.
C'est le miroir de la fontaine qui ouvre l'imagination. Pour l'Homme qui se mire et se cherche, l'eau devient un véritable écho visuel. On pense au célèbre Mythe de Narcisse, réinventé au cours des siècles par les poètes. Voici l'eau fraîche et claire de la rivière. Elle invite au bain, à la nudité permise, innocente. L'eau fraîche prend ici sa valeur abstraite de jeunesse, signifie le renouveau, le printemps. Et puis, il y a l'érotisme : la rivière qui ondule évoque la femme cygne de l'origine, cette Léda qu'a aimée Jupiter après l'avoir vue dans l'eau. Voici les eaux profondes, profondes comme des tombeaux, engloutissantes... C'est Edgar Poe, poète du fantastique et de la ligne frontière entre la vie et la mort, qui a le plus exprimé cette fascination pour l'eau de l'ombre, qu'il appelait l'ébène liquide. Cette fois, les eaux dorment, elles font silence, elles abritent non plus des enfants mais des morts. L'eau symbolise la mère et la femme En s'appuyant sur des œuvres littéraires et picturales, il ne fait aucun doute que l'eau est le premier symbole de la Mère nature.
A l'eau sont donc associées, au plus profond de chaque être, des images de bien-être et de nourriture qui le renvoient à son premier amour : sa mère. Chez les poètes romantiques, cette image maternelle se féminise ; Lamartine a beaucoup chanté son désir d'être bercé dans les bras d'une rivière-jeune fille. L'eau conduit la pureté Les mythes littéraires apportent la preuve que pour l'imagination humaine la pureté résume à elle toute seule toutes les valorisations et l'eau en est le symbole naturel. Il suffit à l'homme d'être aspergé d'eau en surface pour que tout son être soit purifié en profondeur. Cette purification rénovatrice se concrétise dans le mythe la fontaine de Jouvence. L'eau aspergée sur le visage réveille l'énergie de voir. Lorsque la pureté de l'eau est détruite, c'est la colère de l'homme. La description d'une eau impure provoque des adjectifs en forme d'injures (nitreuse, sulfureuse...) qui sont moins des constatations scientifiques qu'une analyse psychologique de la répugnance : en somme les grimaces d'un buveur. Tout comme l'eau pure représente le Bien, l'eau impure représente le Mal.
Le fond mythologique
Auteur : Vassil - Médaillon représentant Jonas et la Baleine; façade de la cathédrale d'Amiens.
L'eau qui distingue - L'eau qui sépare le pur de l'impur n'agit pas par lavage quantitatif. Quelques gouttes suffisent à purifier le monde. Pas étonnant que dès l'Antiquité l'eau soit considérée comme indispensable aux cérémonies de purification. L'eau qui fusionne Dans l'univers de l'eau, on prend appui sur un schéma anthropologique éternel : l'inversion du contenant en contenu. L'eau avale pour mieux ressourcer. C'est le cas de Jonas qui nous redonne la possibilité de revenir dans les eaux amniotiques d'origine et de ressortir de la baleine avale-tout, chargé d'une vie nouvelle. La mère-eau est un thème qui apparaît aussi bien à Babylone, dans les pays baltes qu'en Inde. Les fontaines de fécondité se retrouvent de l'Asie à la Gaule en passant par la Russie. La catastrophe aquatique peut se prolonger par la renaissance : le Déluge où Noé est sauvé des eaux fonde une nouvelle humanité, les rituels funéraires où en lavant le corps on peut le ramener symboliquement à l'eau primitive.
Les symboliques religieuses
La France des fontaines Près de 6000 sources existent en France. La façade atlantique concentre le plus grand nombre de fontaines. Au contraire, en descendant dans le Sud-Est, avec une véritable zone de silence entre Ardèche et Alpes de Haute Provence, les fontaines se raréfient. S'agit-il d'un déterminisme géographique ou d'un phénomène culturel ? L'historien fait remarquer que l'influence protestante a contribué à effacer dans le Sud les cultes païens des fontaines que le catholicisme breton a plus facilement intégrés... Les fontaines sont aussi des marqueurs d'espace. Elles instituent une frontière entre profane et sacré quand elles jouxtent l'église ou le cimetière. Elles délimitent les campagnes et les villes : dans toute la France, il n'existe qu'une soixantaine de fontaines en ville.
Elles délimitent également l'univers féminin du lavage (fontaine lavoir) de l'univers masculin du travail de la terre. Les ruisselets issus des fontaines coulent le plus souvent vers l'ouest, et suivent donc la course du soleil. Les rites de l'eau Aux processions vers une source sacrée et aux rites anniversaires qui font revivre le miracle de l'apparition de l'eau, s'ajoutent les rites de l'ingurgitation qui provoquent une précieuse immédiateté du transfert symbolique (ex des femmes stériles « prenant les eaux »). L'eau a toujours mis en jeu l'ensemble de la collectivité. Il y a un lien très net entre les dévotions rendues à l'eau et les fêtes des villages qui réunissaient tous les habitants. L'une de ces principales conjonctions était la nuit de la Saint Jean, au cours de laquelle les villageois rendaient hommage aux eaux régénératrices en dansant autour des feux. De même, parfois, les habitants de toute une région - par exemple dans les Landes- se réunissaient en pleine forêt pour se baigner ensemble dans des grandes baignoires chauffées au fourneau, en une sorte de moment d'intense thérapie collective.
L'eau dans les religions monothéistes Si dans les traditions païennes et celtiques, l'eau des sources et des fontaines signifie l'abondance et la guérison, les trois religions monothéistes se sont formées au contact de la rareté de l'eau, précieux don de Dieu. Les images bibliques fondamentales que sont les sources de l'Eden ou le Déluge ont produit des symboliques et des rites qui sont encore en pratique aujourd'hui. Symboliques et pratiques judaïques Dans le judaïsme, la valeur principale que prend l'eau est celle de la pureté avec des rites purificatoires très nombreux. Ainsi, après la destruction du temple, l'importance de l'eau s'étend des pratiques des prêtres à celles du peuple juif tout entier, la purification ayant alors valeur d'aide à la reconstruction du temple. Ce sont donc non seulement les prêtres qui doivent se laver les mains après avoir lu les textes sacrés mais chaque fidèle, pour bien séparer ses activités religieuses de ses activités profanes. Aujourd'hui encore, nombre de fêtes comprennent un ou plusieurs moments de lavage des mains : prière de Pâque, de Rosh Ashana (le nouvel an).
L'eau des Evangiles L'ensemble des textes du Nouveau Testament se présente comme un « accomplissement de l'Ancien Testament », c'est-à-dire un prolongement des mêmes valeurs et symboles. En ce sens, l'eau chrétienne poursuit l'eau judaïque en lui donnant sa spécificité, notamment autour des thèmes centraux de l'eucharistie et de la résurrection. Évidemment, cette eau est indissociable de la figure de Jésus. Ainsi, c'est le baptême qui fonde le plus symboliquement le christianisme. Ce rite est accompli par Jésus lui-même, qui se soumet à l'immersion dans le Jourdain sous la conduite de Jean le Baptiste. C'est son contact avec l'eau qui révèle sa divinité et par conséquent le caractère fondamental de son acte : plonger et ressurgir de l'eau, tel est le sens profond du message christique. Cependant, comme le note l'historien des religions Odon Vallet, le christianisme ne s'est pas contenté dans sa façon d'utiliser et de diviniser l'eau de poursuivre le judaïsme d'origine. Il s'est également inspiré des religions dites premières. Ainsi, chez les Mayas Quiché, on aspergeait la tombe des défunts comme aujourd'hui le prêtre catholique pratique une aspersion aux enterrements. L'eau dans le Coran Dans l'islam, l'eau occupe également une place essentielle. Elle accompagne et symbolise les appels du Prophète à la pureté, notion centrale de cette culture. Selon Mahomet, la pureté c'est déjà la moitié de la foi, et se purifier est le premier acte d'engagement de tout musulman.
La purification est permise tout particulièrement par la pratique des ablutions. Dès les temps mythiques de la séparation d'Israël et d'Ismaël, l'eau intervient. En effet, lorsqu'Hâdjar, la servante d'Abraham qui porte son fils, est abandonnée dans le désert, elle n'est sauvée que par le jaillissement d'une source aux pieds de son enfant. Le murmure de l'eau -zam zam- donne son nom au premier puits sacré de l'islam : le zam-zam. Le Coran raconte aussi que Mahomet, recevant la parole de l'ange Ibraîl, demande qu'on le couvre d'une cape et qu'on l'asperge d'eau. C'est cet exemple originel que chaque musulman est invité à son tour à suivre. La pratique de l'ablution intervient ainsi de nombreuses fois dans la vie d'un musulman pratiquant : au moins une fois lors des cinq prières quotidiennes, et au cours des moments exceptionnels que sont les accouchements, les rites funéraires ou les mariages.
La légende
La licorne : la pureté sublimée Féérique, fabuleuse, la licorne est dépeinte comme un cheval blanc, doté d'une corne torsadée au milieu de son front. Elle est évoquée pour la première fois par l'historien grec Ctesias, vers 389 av JC, sur la base de récits de voyageurs. Elle symbolise la puissance, la beauté, la noblesse et la pureté. Sa corne unique lui donne des pouvoirs incroyablement mystérieux. La légende nous raconte que sa corne pouvait séparer les eaux polluées, déceler les impuretés et les poisons et purifier les points d'eaux infestés par les vermines et serpents.
Voir l'ouvrage pour en savoir plus:
L'eau – Mythes et Symboliques, Jules Gritti.
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Dossier Psychanalyse
En France, la perte d'emploi comme le mal-être au travail peuvent conduire à un même désespoir. Si les immolations par le feu choquent particulièrement, les suicides de chômeurs et de salariés font désormais partie de notre quotidien.
Marie Pezé, psychanalyste, s'exprime sur la pression morale en sus de la taylorisation.
A ce désespoir prend sa part un discours selon lequel les Français auraient un rapport malsain au travail. Peu enclins à travailler, ceux-ci auraient tendance à se laisserassister et, lorsqu'ils travaillent, ils seraient surtout occupés à défendre leurs acquis. Ce discours s'est imposé en 1984 autour d'une émission d'Antenne 2 intitulée "Vive la crise" avec Yves Montand et reprise dans un numéro spécial de Libération. Il s'est renforcé avec la mise en place des 35 heures. On a ainsi pu entendre le président Sarkozy exhorter les Français à réhabiliter la "valeur travail".
Ce climat de discrédit jeté sur les salariés français est déconnecté de la réalité : on sait que de nombreuses catégories ne bénéficient pas des 35 heures, et surtout que la productivité horaire en France est une des plus élevées au monde. Mais il fait régner une suspicion généralisée. Ceux qui sont au chômage font-ils tout ce qui est possible pour retrouver du travail ? Ceux qui sont au travail font-ils ce qu'il faut pour être compétents et performants ?
La lettre envoyée récemment par Maurice Taylor, le PDG américain de Titan, au ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg, dans laquelle il se moque des salariés français ("Ils ont une heure pour leurs pauses et leur déjeuner, discutent pendant trois heures et travaillent trois heures"), aurait-elle été imaginable hors d'un tel contexte ?
UN CHÔMAGE DEVENU MASSIF
On aurait tort de sous-estimer l'effet délétère de cette situation sur ceux qui perdent pied dans le marché du travail ou dans les entreprises. Loin de se déculpabiliser d'un chômage devenu massif, de pressions souvent démesurées au travail, ils se sentent stigmatisés.Ils ne trouvent aucune compréhension et encore moins de compassion chez leurs concitoyens. Ils sont désespérément seuls dans l'épreuve qu'ils traversent, seuls et honteux.
Mais nombre de recherches mettent en évidence que cette suspicion, cette défiance (qui aggravent ainsi le désespoir des exclus de l'emploi et des naufragés du travail) sont le socle du modèle managérial français, celui qui le rend néfaste tant du point de vue des conditions de vie au travail que de l'efficacité globale des entreprises.
Les travailleurs sont ainsi doublement victimes tandis que le management qui les précarise objectivement et subjectivement est dédouané.
En effet, le management français, convaincu que les salariés dont il a "hérité" ne sont pas les "bons" et galvanisé par ce discours de discrédit ambiant, s'est lancé dans une bataille identitaire sans pitié pour les faire plier et les contraindre d'adhérer à son idéologie et sa rationalité.
Sur la base d'une politique systématique d'individualisation, la modernisation managériale s'affirme ainsi par une politique de précarisation des salariés, une précarisation objective comme subjective. Aux côtés d'offensives idéologiques et éthiques destinées à modeler les esprits, à séduire, à persuader, le management cherche à instaurer les conditions obligeant hic et nunc les salariés à devenir les alliés inconditionnels de leur entreprise, les relais dociles de ses choix et objectifs dans le cadre d'un capitalisme de plus en plus financier.
ASSEOIR UNE EMPRISE SANS FAILLE
Pour remporter cette victoire, le management mise sur l'emploi précaire (CDD, intérim, travail à temps partiel et saisonnier) comme modalité disciplinaire, pour les jeunes surtout qui veulent trouver leur place sur le marché du travail. Et il s'évertue à précariser, subjectivement cette fois, les salariés bénéficiant d'un emploi stable, pour asseoir sur eux aussi une emprise sans faille.
A cette fin, il est parti en guerre contre les ressources dont disposent ces salariés stables, c'est-à-dire leur métier et leur expérience qui leur permettent de maîtriser leur fonction, d'alléger les difficultés et de se doter d'un point de vue argumenté sur leur travail opposable aux directives, aux critères et méthodologies de la hiérarchie.
Les multiples restructurations, changements qui balaient les entreprises françaises de façon frénétique ont ainsi souvent pour objectif de fragiliser des salariés qui ont sans cesse tout à réapprendre pour conserver leur poste, et qui se sentent en permanence sur le fil du rasoir face à des objectifs démesurés et des évaluations indifférentes au travail réel.
Loin de miser sur l'intelligence collective pour innover et gagner des parts de marché, le management français a opté pour une attaque en règle de la professionnalité et de l'engagement de ses salariés, compromettant leur santé physique et psychique, tout autant que notre avenir.
-Danièle Linhart, sociologue du travail ; directrice de recherche émérite au CNRS-
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Dossier Conseils RH
La tendance de l’Europe hyperindustrielle, c’est « l’extermination économique de masse ». Cette extermination n’est pas voulue, programmée, elle est juste la conséquence des calculs de profits et revenus dispensés de manière inégalitaire aux individus !
Destruction du tissus social, du patrimoine, de l'éducation et des territoires... Un article critique de Bernard Dugué, scientique, philosophe et écrivain.
Vivons-nous une des ces périodes graves de l’Histoire, comme en 1789 ou en 1939, ou même en 1871 pour ne citer que quelques dates ayant marqué notre pays ? On sait que ces événements de 1789 ou 1939 furent précédés par un ensemble de contradictions, de tensions, d’instabilités mettant en jeu des forces politiques, des aspirations idéologiques et surtout des tensions d’ordre économique. En fait, la guerre européenne de 39-45 ne peut être dissociée de celle qui la précéda en 1914. Entre 1900 et 1950, c’est une immense zone qui a été transformée et pour le dire avec des mots percutants, les sociétés européennes, Russie incluse, plus l’empire Ottoman, ont été pour ainsi dire taillées comme on élague un arbre en coupant les branches. Sauf que ce sont des hommes qui ont été taillés, triturés, massacrés, envoyés au front comme à l’usine. Entre 1800 et 1950, le progrès occidental n’a montré aucune harmonie sur le plan social mais une progression industrielle que rien n’a pu stopper. Le nouveau monde technique a été accompagné de quelques évolutions sociales remarquables. Avec deux traits emblématiques, le déclin de l’aristocratie et le développement de la classe ouvrière. Ce sont les romanciers qui ont tracé les contours de ces métamorphoses.
On mettra côte à côte Lampedusa et Proust, le premier pour avoir tracé dans Le guépard le portrait de l’aristocratie sicilienne aux prises avec le Risorgimento italien sous l’impulsion entre autres de Garibaldi et des mouvances révolutionnaires. Il faut que tout change pour que rien ne change. Ce précepte sera appliqué par Falconeri qui en « bon libéral », suivra le mouvement pour conserver les avantages liés à sa classe en refusant de servir une cause perdue, celle de l’aristocratie et des Bourbons. Dans la Recherche, Proust décrit un tout autre schéma qui lui aussi, marque le déclin de l’ancienne noblesse française. En Russie, l’aristocratie a aussi été passée par pertes et profits de l’Histoire mais d’une manière plus « cavalière », avec la révolution bolchevique et son guide, Lénine. Quant à l’Allemagne, on peut légitimement supposer que l’avènement du nazisme a représenté pour l’ancienne aristocratie allemande une solution de rechange pour conserver sa position. Il faut que tout change pour que rien ne change. Cette devise a sans doute inspiré l’aristocratie germanique des années 20 et 30, le changement étant alors apporté par Hitler avec les résultats que l’on connaît. Tous ces événements ont conduit certains dirigeants à pratiquer « l’élagage social » pour façonner un monde d’après. Staline dans l’empire soviétique, puis Mao dans l’empire du milieu. Le peuple chinois a été « taillé » sur mesure pour entrer dans l’économie de marché.
En passant, un détail sur certains aspects étranges liés aux transformations radicales de 1860 à 1950. Une trilogie mérite une attention tout spéciale. Trois romans écrits par Broch et regroupés sous l’intitulé Les somnambules, a révélé le processus de dégradation des valeurs sur une période comprise entre 1888 et 1918. Soit entre la fin de l’ère Bismarck (le vieux chancelier remettant sa démission à Guillaume II en 1890) et la fin de la guerre amenant Weimar. L’action narrée par Broch a réussi à dévoiler quelques « coulisses de l’irrationnel » à partir desquelles sont régies les guerres et les révolutions. La montagne magique de Mann offre aussi un regard sur ce thème de l’irrationnel en cette période de tensions européennes. On comprend mieux dès lors l’avènement du nazisme mais aussi les manœuvres géopolitiques des grandes puissances militaires vers 1900 ainsi que le processus de transformation des sociétés. Plus de rationalité économique, politique mais aussi un irrationnel propulsant des conflits d’une violence extrême. Ces coulisses, nous les retrouvons à travers les cercles maçonniques italiens, la figure de Garibaldi mais aussi les manœuvres des espions avant et après la guerre de 39 et d’étranges personnages qui semblent investis d’une mission, comme dans un fameux roman d’Abellio.
2012. Année indécise. Le niveau de vie atteint par les pays occidentaux est sans commune mesure avec celui des époques précédentes. L’irrationnel est devenu folklorique, les coulisses sont retournées en « délire complotiste », farce qui se joue sur Internet. Les nobles aristocrates n’existent plus. Ils ont été remplacés par les élites économiques, médiatiques (stars de la culture et du sport) et politiques. Les puissants dominent et profitent, les déclassés rament et trinquent. La situation de la France, comme celle de l’Italie ou l’Espagne, est mauvaise. Sans parler d’agonie, on peut penser que les perspectives d’avenir sont inquiétantes mais pas pour tous. La dette impose des économies alors que la société nécessite plus de dépenses publiques et que la perspective de croissance est nulle ou réduite. Le système économique est devenu plus qu' absurde ! On croit que l’avenir est dans la production de nouveau produits dont on peut très bien se passer alors qu’il y a des tas de besoins à satisfaire en employant des gens formés à des métiers conventionnels. L’avenir doit se concevoir sur une organisation sociale harmonieuse et juste plutôt que sur une frénésie de croissance et de compétition. L’homme n’a pas vocation à être cet universel cheval de course doublé d’une bête de somme.
Pour l’instant, sachons apprécier la situation: Le niveau de vie va baisser pour beaucoup mais pas pour tous. Le coût des carburants et du chauffage tend à devenir prohibitif ! Et donc, élagage social et délestage économique. Déjà, un cinquième des Français n’ont pas accès aux soins dentaires... Après l’automobile, le chauffage sera prohibitif, à moins qu’il ne soit imposé lorsqu’il est collectif. Manger ou se chauffer, une alternative bientôt plausible pour les plus démunis. C’est une question de cinq ou dix ans. Le chômage des jeunes n’est pas prêt de se résorber. C’est même l’inverse si l’on prend en compte l’âge de la retraite repoussé à 62 ans. Pas de turn-over des emplois. L’assurance maladie creuse son déficit. Le vieillissement de la population ne peut que faire empirer la situation, d’autant plus que les avancées technologiques prolongent inutilement des vies torturées et cadavériques, et que personne ne semble en mesure d’arrêter la progression des dépenses. La médecine est devenu une industrie de la chair pourvoyeuse de profits substantiels, comme son bras armé la pharmacie industrielle.
La tendance de l’Europe hyperindustrielle, c’est « l’extermination économique de masse ». Cette extermination n’est pas voulue, programmée, elle est juste la conséquence des calculs de profits et revenus dispensés de manière inégalitaire aux individus. D’ici dix ans, on verra des cohortes de retraités souffrir de la misère, faute d’avoir pu cotiser suffisamment, privé d’une carrière de travail par la dureté de la jungle des licenciements. Peut-être que comme au Japon, on verra des anciens commettre des hold-up pour finir en prison nourris et logés, quoique, les prisons françaises n’ont pas bonne réputation. Le suicide sera un meilleur choix. Des jeunes et des moins jeunes servent d’ajustement avec des emplois précaires, des emplois à temps partiels, des stages, des piges, des vacations, des emplois services, des petits boulots d’autoentrepreneur. Pendant ce temps, les fortunes se déplacent, croissent et paraît-il, des centaines de milliards d’euros sont soustraits au fisc, somme qu’on comparera aux quelques dizaines de millions d’euros que va rapporter cette incroyable TVA à 7% sur le livre.
Et maintenant, flash-back historique. Souvenons-nous des aristocrates européens de la révolution industrielle, disons entre 1840 et 1910. Et cette formule, il faut que tout change pour que rien ne change. Un précepte appliqué par les élites aristocratiques et la grande bourgeoisie montante. L’industrialisation imposait des réformes structurelles, avec du libéralisme économique et une transformation du pouvoir politique, plus de libertés, de gouvernementalité et de démocratie. Les aristocrates et aventuriers industriels qui ont emboîté le pas de la révolution économique ont su acquérir une position haute. Déclin pour d’autres (lire Proust et Lampedusa) Au tournant du siècle, les masses de travailleurs et les classes moyennes ont amené une nouvelle situation. Malgré les avertissements de 1905, l’aristocratie russe n’a pas réalisé les réformes nécessaires. Elle a été balayée en 1917. Mais c’est en Allemagne que l’aristocratie et la haute bourgeoisie décident que tout doit changer pour maintenir ses positions dans un pays chaotique, livré aux improvisations de la jeune république de Weimar, sur fond de tensions sociales dues à la massification et à une classe ouvrière imposante. Tout va changer avec le nazisme. La haute société est la classe qui a adhéré le plus tôt et le plus massivement aux idées du troisième Reich. Une société prise en main par une main de fer. Un parti unique, un pays sous la coupe de la police et de l’armée, un travail forcé, une université au pas, une presse censurée et une politique de conquête d’espace vital.
Années 2000. Rappelons que le nazisme ne se résume pas à la Shoah et à la guerre mais qu’il a représenté une certaine forme de structure socio-économique composée d’élites industrielles et financières, d’un pouvoir dictatorial, d’une petite bourgeoisie massifiée et d’une classe de travailleurs très pauvres. L’Europe en 1980 fut toute autre, avec un modèle social. Mais la financiarisation et la chute du mur ont décomplexé les élites politiques et économiques. Années 2000, le modèle social doit être détruit ou du moins, amputé. Il faut que le modèle social change pour que rien ne change dans notre situation et nos profits. Cette devise, dont le principe fut aussi appliqué par les élites sous le nazisme, est celle des élites européennes à partir des années 2000. En Allemagne, cela a commencé par les lois Haartz. Et maintenant, crise des dettes oblige, nous y voilà, en France, en Espagne, en Italie. Les réformes menées en France, sous Chirac puis Sarkozy, ont été réalisées pour que le système du profit perdure et que les élites continuent à bénéficier d’excellents revenus tout en accumulant du patrimoine. Le résultat, c’est le programme d’extermination économique de masse. Des millions d’individus privés d’un revenu décent avec une bonne part d’entre eux exerçant un travail. Un peu comme dans l’Allemagne nazie. A part qu’il n’y a pas de travail forcé ni mort d’homme exécuté par le régime. Le RSA et les allocs permettent de survivre. Enfin, juste quelques dégâts collatéraux.
A partir de quel seuil de jeunes et vieux suicidés, de désespérés immolés ou tuant leurs gosses, de gens jetés dans la rue comme on se débarrasse des chiens sur une autoroute pour passer des vacances paisibles, à partir de combien de drames de la vie ordinaire la société va-t-elle réagir pour changer ce modèle oligarchique et techno-totalitaire qui ne veut pas dire son nom ?
Un autre point caractérisant ce régime, c’est une séparation sociale et fonctionnelle plus ou moins appuyée de deux catégories d’individus, ceux qui dirigent et ceux qui participent à la vie productive, sociale, ordinaire pour ainsi dire. La porosité entre les existences, la « mixité républicaine » pour employer un mauvais mot à la mode, s’estompe. On ne fera pas d’amalgame avec le nazisme, malgré quelques similitudes formelles. Les nazis reconnaissaient une distinction ontologique (comme Aristote face aux esclaves antiques) entre l’individu moyen aryen et solide devant être mise au travail et les chefs qui eux, étaient capables de donner une forme et une direction à cette « matière humaine » de « bonne qualité ». Dans l’Europe du 21ème siècle, la distinction n’est que fonctionnelle et légitimée par sa nécessité. Le système est complexe, il faut des dirigeants, des centres de pouvoirs, des managers financiers, des hauts cadres administratifs, des experts, des gens méritants. C’est ce que prétendent les élites qui depuis qu’elles existent, ont toujours justifiés les positions avantageuses qu’elles occupent. Les médias nous jouent l’image de Sciences Po démocratisée. Allez causer aux jeunes prétendant à l’investiture élitaire, vous verrez bon nombre afficher un sentiment de supériorité, doublé d’un mépris envers la plèbe.
Pour être honnête, la France des années 2000 présente bien des similitudes avec d’autres ères critiques. Ne serait-ce que l’empire romain achevé et finissant avec ses notables constitués comme classes de loisirs, entre thermes et orgies festives. Ce qui rappelle le luxe de nos élites, avec les fêtes données à Paris et ailleurs, les confortables relais et châteaux, les villégiatures prisées, les yachts luxueux. Autre similitude, avec l’Ancien Régime. Les privilèges certes, mais aussi la séparation des corps sociaux. La république française s’est vue intégrée et solidaire mais force est de constater que l’entre-soi gagne du terrain, avec les copinages et autres népotismes. La fin du Second Empire est aussi présente, avec son cortège de misère sociale. Bref, ce début de 21ème siècle cumule nombres de caractères d’époques passées qui se sont soldées par des crises majeures et des mutations sociales autant que politiques. Souvent assorties de crises de valeurs, éthiques, morales, religieuses, idéologiques.
Dans la cité de Dieu, réunis en banquet, Spartacus, le prince de Condé, Marat, Robespierre, Danton, Saint-Just, Louise Michel, Rosa Luxembourg, Lénine, Jean Moulin, De Gaulle, observent ce qui se passe en France. Ils ne voient pas beaucoup de résistants, de révoltés, d’insurgés, de révolutionnaires. Plutôt une mise en scène avec des figurants plutôt que d’authentiques acteurs de l’Histoire !
Sans doute y aurait-il un livre à écrire sur le tiers révolutionnaire mais vu qu’il n’existe pas, alors je m’en irai aux quatre vents contempler le printemps sans révolutions ni poètes... Si les gens sont dominés par les élites, c’est qu’ils sont aliénés par la science, la technologie, la religion et la marchandise. Les aliénés ont des œillères. Ils seront exterminés existentiellement parlant, ou alors complices de l’extermination économique. Tout cela manque d’élan généralisé, de générosité à l’échelle nationale et surtout de pensée, de philosophie. Je suis un philosophe des Lumières et je ne vois que censure, obstacle, bêtise, cupidité, obscurantisme, idéologie, scientisme et religions. Il faut faire exploser les savoirs et faire naître les connaissances avant de faire la révolution.
Question: Pourquoi avoir écrit un nouvel ouvrage sur la résilience ? Est-ce que tout n’était pas déjà dit ?
Le concept de résilience est entré très vite dans le langage courant. En gagnant en visibilité, il a perdu en exactitude, on trouve de plus en plus d'interprétations hasardeuses. Cette "boursouflure sémantique", qui consiste à simplifier pour rendre accessible, est une évolution normale, mais le terme nécessite d’être précisé, au fur et à mesure du temps et des livres qui l’évoquent.
D'ailleurs, la demande est là : les gens sont en attente de précisions et d’explications sur une notion par laquelle ils se sentent concernés.
Pourquoi la résilience intéresse-t-elle autant ? Est-ce qu’on souffre plus qu’avant ?
On ne souffre pas plus ou moins qu’avant, on souffre différemment. D’abord, parce qu’il n’y a pas deux souffrances qui se ressemblent, et pas de hiérarchies entre elles : on peut souffrir cruellement d’un mot de travers d’un proche, et traverser des catastrophes de façon plus sereine.
Ensuite, parce qu’en temps de guerre, l’exigence est portée sur le groupe. En temps de paix, c’est l’individu qui prime. Le centre de gravité s'est déplacé du groupe à l’individu, ce qui entraîne une exigence plus grande de chacun dans son épanouissement personnel.
Certes, mais tout le monde ne subit pas de traumatismes graves...
Il faut savoir qu’en dehors des guerres et des situations de violence physique ou sexuelle, il y a une autre forme de blessure, plus insidieuse et beaucoup plus fréquente : c’est l’isolement sensoriel, la carence affective qui naît d’un manque de tendresse d’un parent pour son enfant par exemple. Et cette souffrance-là est fréquente.
On a l'impression que, dans notre monde finalement assez protégé (pas de guerres, de violences...) on deviendrait finalement moins résistants à la souffrance ? On est surtout plus attentifs à nos sensations, et aussi beaucoup plus vulnérables. Le monde humain est de moins en moins violent, mais le progrès social nous rend plus exposés. Les évolutions technologiques et culturelles tendent à favoriser l’immobilité et à effacer l’autre, à anéantir la relation. On est de plus en plus seuls.
Mais n'a-t-on pas parfois tendance à s’attacher à sa souffrance, qui devient une façon de se définir face aux autres ?
Si. Je pense que cette tendance provient de notre culture. Aujourd’hui, on encourage l’enfant blessé à faire une carrière de victime. Dans le traumatisme, il y a deux coups : le réel, c’est-à-dire ce qui a fait mal, et la représentation du réel, autrement dit l’idée que l’on s’en fait, sous le regard de l’autre. Si l’autre ne nous considère plus que comme une victime, comment sortir de cette peau ? J’ai connu un patient maltraité durant son enfance, à qui l’on avait toujours dit qu’il répèterait ce schéma sur ses enfants. Du coup, le simple fait de tomber amoureux le terrifiait !
La résilience est-elle possible pour tout le monde ? Ce qui est clair, c’est que face à la souffrance, on a toujours deux possibilités : se laisser abattre, ou se battre. Ce qui va changer d'une personne à l'autre, ce sont les bagages qu’aura l’individu pour rebondir, sa construction psychique, et la culture dans laquelle il baigne, qui favorisera ou ralentira le processus de résilience.
Nous ne sommes donc pas tous égaux...
Non. Mais attention, ce n’est surtout pas une question d’acquis ou d’inné, mais d'histoire personnelle. Ce qui donne la force d’affronter, c’est la confiance développée avant le traumatisme : un enfant qui a souffert d’un manque affectif de ses parents réagira plus vivement, car l’événement traumatisant rouvrira une blessure.
Comment peut agir l’entourage pour favoriser la résilience ?
Lorsqu'on vit un traumatisme (décès, violence sexuelle...), on se sent comme un épouvantail, effacé de la condition humaine. La réalité est trop dure à regarder, alors on se vide de soi-même, on se coupe de nos sensations, un peu comme une enveloppe vide. Si autour de moi je ressens de la solidarité affective, je réintègre peu à peu ma place d’être humain.
Offrir une tasse de café, parler à l’autre normalement, sourire... Tout cela passe par des petites choses banales pour quelqu’un qui vit normalement, mais d’un réconfort immense pour celui qui souffre.
On parle des proches, mais on doit aussi vivre avec le responsable de notre souffrance...
Oui, c’est l’angle nouveau que j’aborde dans cet ouvrage. J’ai voulu regarder du côté de ceux qui infligent la souffrance. J’ai cherché à comprendre comment et pourquoi ces hommes ont pu en arriver à commettre de telles horreurs, qu’il s’agisse d’attentats, de génocides...
Ma conclusion : ce sont des "pervers" ou des "pervertis". Pour les premiers, l’autre n’a jamais existé : ils sont restés au stade du nouveau-né, pour qui l’autre - la mère en l’occurrence - n’existe que pour le nourrir. Les seconds, les "pervertis", vivent dans deux mondes : un monde perverti, fait de cruauté, et un monde où il rentrent chez eux embrasser leurs enfants et aimer leur femme...
Mais dans les deux cas, peut-on considérer que ces hommes sont des monstres ?
Non, loin de là. Ce sont même des individus...anormalement normaux. Parce qu'être normal, c’est tout déployer pour s’intégrer à une masse. Ce désir d’appartenance fait naître un désir d’obéissance : on est prêt à tout pour satisfaire son groupe. Plus rien ne compte, sauf soi et le groupe auquel on veut s'intégrer. C’était le raisonnement des nazis pour qui, dans une obéissance totale à Hitler, tous ceux qui n’étaient pas aryens n’étaient rien. Les actes terrosristes de nos jours s'expliquent de la même manière.
Faut-il mettre un mouchoir sur sa souffrance pour la surmonter ?
Non, se mettre des œillères reviendrait à entrer dans le déni, qui bloque l’évolution. Il faut parvenir à ne pas se considérer comme une "victime", mais comme une "blessée de l’âme". Dans "victime", il y a quelque chose de figé : on démissionne, on se laisse abattre. Se considérer plutôt comme une "blessée de l’âme", c’est reconnaître qu’il y a eu un coup, mais qu’il y aura un "après-coup".
Finalement, la résilience, n'est-ce pas juste une façon de "faire avec" la souffrance ?
La résilience, ce n’est pas "faire avec", c’est "faire de". Tirer quelque chose de sa souffrance, et ne pas s’en accommoder. D’une épreuve peut naître le meilleur : on peut réussir à extraire d’un événement traumatisant un engagement politique, psychologique, ou encore artistique... D’ailleurs, on remarque qu’il y a un nombre incroyablement élevé d’artistes, d’écrivains, de psychiatres, chez les individus résilients.
Et le responsable de notre souffrance, qu'est-ce qu'on en fait ?
On observe souvent chez les victimes de catastrophes naturelles la naissance d’une fascination pour la cause du trauma : l’inondation, l’ouragan, le tsunami... C’est pareil quand le "coupable" est un voisin, une personne de l’entourage, ou un inconnu. La personne blessée va chercher à comprendre, à analyser, à trouver du sens à l’intention de l’autre. La victime devient spécialiste de l’agresseur. Cette "rage de comprendre" est comme un souffle de vie après le chaos.
Comment se déroule le passage de la souffrance à l'apaisement ?
Après un traumatisme, on ressasse, et la tristesse persiste. La rage de comprendre est une façon de métamorphoser la blessure. Dans la recherche d’explication va naître une vraie satisfaction : satisfaction de comprendre, satisfaction de réparer sa souffrance. La résilience abrite un drôle de couple, fait de tristesse et de plaisir.
Et en cherchant à comprendre, on se protège car on a moins peur de ce que l’on maîtrise ! En plus, l’énergie que l’on va déployer pour analyser empêche les réactions de vengeance. Or, se venger, c’est se soumettre. Pas s'apaiser. Seule la compréhension -qui n'est pas l'excuse !- peut apaiser.
Mais la souffrance ne disparaît pas d'un seul coup...
Bien sûr. Ce qui fait mal, après un traumatisme, c’est le réel, le souvenir, qui cognent le blessé. Certaines cultures, certaines familles contraignent au silence pour éviter cela. Sans compter que certaines situations paraissent "inracontables" pour celui qui les vit, par peur de blesser, d’être incompris ou rejeté.
Alors comment éviter de s'enfermer dans ses souvenirs ? Il faut extérioriser par le langage. D’une façon plus générale, on parle de "tercérisation". Ce mot un peu barbare regroupe tous les procédés qui permettent d’éviter un affrontement entre le réel et le blessé, grâce au détour par un tiers. Ce tiers peut être la mentalisation, qui consiste à refaire son histoire autrement, à remanier les faits ; l’esthétisation, qui transforme la souffrance en beauté et donne naissance à de véritables œuvres d’art ; ou même l’humour : dégager les côtés ironiques ou insolites d’une situation permet de changer d’angle de vue sur l’événement, le temps d’un sourire ou d’un clin d’œil complice... C'est ainsi que l'on fait face nos épreuves des forces de vie. En tout cas, nous avons tous intérêt à essayer !
Une infirmière australienne en soins palliatifs a consigné dans un livre les cinq regrets les plus récurrents formulés par ses patients en fin de vie.
Bronnie Ware accompagne depuis de nombreuses années les malades en fin de vie. En travaillant, elle s’est rendue compte que les patients exprimaient souvent les mêmes regrets alors qu’ils approchaient de la fin. Elle en a tiré de sages enseignements qu’elle a consigné dans un livre intitulé « Les regrets des personnes mourantes ». The Guardian rapporte son analyse.
-1 : J’aurais aimé avoir le courage de vivre ma vie comme je l’entendais, et non la vie que les autres voulaient pour moi
"C’était le regret le plus courant. Quand les gens réalisent que leur vie est presque finie, ils portent un regard clairvoyant sur leur passé, et ils voient alors combien de rêves ils n’ont finalement pas réalisé. La plupart des gens n'ont pas accompli la moitié de leurs rêves, et sont morts en sachant que cela était dû aux choix qu’ils avaient fait ou non. La santé est une liberté dont bien peu de gens ont conscience jusqu’à ce qu’ils n’en disposent plus ».
-2 : J’aurais aimé ne pas m’acharner autant dans le travail
"Ce souhait a émané de tous les patients masculins que j’ai soignés. Ils regrettent de ne pas avoir étés plus là durant la jeunesse de leurs enfants ou auprès de leur conjoint. Les femmes évoquent aussi ce regret, mais pour une bonne partie de la vieille génération, beaucoup de mes patientes étaient encore à la maison ».
-3 : J’aurais aimé avoir le courage de dire mes sentiments
" Beaucoup de gens taisent leurs sentiments afin d’éviter le conflit avec les autres. En résulte qu’ils s’installent dans une existence médiocre et ne deviennent jamais ce qu’ils auraient pu être. A cause de cela, beaucoup d’entre eux développent des maladies liées à leur amertume et leurs ressentiments. »
-4 : J’aurais aimé rester en contact avec mes amis
" Souvent, les patients ne réalisent pas tout ce que peuvent leur apporter leurs vieux amis jusqu’aux dernières semaines de leur existence. Quand ils s’en rendent compte, il est souvent trop tard pour retrouver leur trace. Souvent, certains sont tellement pris par leur propre existence qu’ils ont laissé filer de précieux amis au fil des années. Beaucoup regrettent de ne pas avoir donné à leurs amis le temps qu’ils méritaient ».
-5 : J’aurais aimé m’autoriser à être plus heureux
"C’est un regret étrangement récurrent. Beaucoup ne se sont pas rendus compte durant leur vie que la joie est un choix. Ils sont restés rivés à leur comportement habituel et leurs habitudes. Ce que l’on appelle « le confort » de la familiarité a éteint leurs émotions et leur vie physique. La peur du changement leur a fait prétendre qu’ils étaient heureux ainsi, alors qu’au fond, ils rêveraient de pouvoir encore rire ou faire des bêtises dans leurs vies ».
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Dossier Psychologie
La remise en question de l'autorité religieuse et la chute des puissances idéologiques au cours du XXème siècle ont immanquablement conduit à une interrogation sur les fondements de l'autorité et, de ce fait, sur l'idée de maître.
Certes, « le Duce est notre maître à tous » est une proposition intolérable - mais reste à savoir pourquoi ; plus encore, quand il affirme en même temps que « le seul maître est Dieu » et que « cet artisan est un maître », le sens commun semble bien peu se soucier de la surprenante analogie qu'il opère. Toute identification à un maître ne saurait donc se passer d'une définition du maître. Il importe que la philosophie s'en charge parce qu'elle s'étonne précisément de ce qui n'étonne personne, parce qu'elle s'arrête là où tout le monde passe. C'est que, ici, s'agissant d'un maître, il nous faudra avoir soin de nous interroger aussi sur son existence effective, et, davantage, sur sa légitimité ; en un mot, il nous faudra nous inquiéter de ses assises. Ce n'est qu'à ce prix qu'on s'affranchit.
Commençons par le commencement : A la question « qu'est-ce qu'un maître ? », le sens commun donne une réponse peut-être bien simple ou incomplète mais que rien n'invalide : Le maître est celui qui sait. Son savoir le rend maître de la technique, des éléments, éventuellement aussi : des individus. On dira alors : « le maître forgeron », le « maître d'oeuvre » ; on s'enorgueillira : « c'est mon maître ». Dans tous les cas, le maître est celui qui sait disposer d'une technique particulière, d'un savoir particulier. C'est une fois qu'il a acquis la pleine maîtrise de ses pinceaux, de la couleur et de la ligne, que Raphaël est devenu un maître. En ce sens, le maître est celui qui sait se rendre maître de la technique, la dépasser. Le peintre manie la forme ; l'écrivain, les mots. « C'est un métier que de faire un livre, écrit La Bruyère, comme de faire une pendule ». C'est ce « métier », ce savoir-faire que le maître s'approprie ; c'est à eux qu'il commande sans jamais accepter de se laisser gouverner par eux. Du début jusqu'à la fin, il contrôle tout, maîtrise tout : il reste le maître.
Seulement voilà. La domination pleine et entière de la matière ne suffit pas. Nul maître sans élève. L'élève est une condition nécessaire au maître. Et c'est dans la relation qu'il entretient à son élève que se distingue le vrai, l'authentique maître. Le maître sera celui qui, certes, est détenteur d'un savoir qu'il a à charge de transmettre, mais aussi celui qui possède d'assez grandes qualités pédagogiques pour « cerner » en quelque sorte son élève, et une assez grande humilité pour le pousser dans sa voie. Il n'est pas de pire maître que celui qui donne la réponse. Le maître met l'élève sur la route de sa propre réponse, singulière. Humilité, disions-nous ? Le maître est celui pour qui l'élève compte plus que soi-même. L'homme qui freinerait le développement de son élève par crainte d'être dépassé n'est pas un maître. De même qu'un bon père n'est jamais jaloux de son fils, un bon maître n'est jamais jaloux de son élève. Ici, l'autre - l'élève - importe plus que soi-même. La parole du maître est toute entière axée sur le « tu » ; elle est conative, aurait dit Jakobson. Le maître accepte l'altérité de son élève et l'entretient. Il a compris que chaque être est unique.
Mais le maître est aussi et d'abord un homme, tout entier placé dans le paradoxe de l'être humain. Partagé entre sa connaissance (solidaire de son désir de connaître) et sa finitude, le maître est l'être déchiré. Par son savoir, le maître exerce la faculté spécifiquement humaine de l'entendement ; il réalise son « être-homme » en tant que ce dernier est « être raisonnable ». Ainsi, il suffirait d'apprendre, de comprendre, d'assimiler, et de se rendre en cela maître de son savoir, pour être un maître. A la vérité, l'homme qui se demande : « Comment devient-on un maître ? » est placé devant deux postulations contradictoires : tantôt une perspective innéiste tendant à faire du maître le réceptacle d‘un génie inaliénable et innée ; tantôt une perspective volontariste : on ne devient maître que si l'on a exercé son pouvoir d'agir en ce sens, que si l'on a fait usage de sa liberté. Mais, à cela, deux objections : la première tient aux limites de l'entendement humain, la seconde s'attache à redéfinir la liberté humaine.
Le second point d'abord. Nous avons dit que seuls la raison et l'entendement permettent de prendre la maîtrise de la connaissance. Cependant, comme nous l'ont appris les structuralistes - quoiqu'on s'en doutât depuis Spinoza -, nous sommes le fruit de déterminations que nous ignorons et qui infléchissent fatalement notre pouvoir d'agir. Le maître serait alors celui qui sait aller contre, dépasser les déterminismes psychologiques et sociaux pour se rendre à lui-même. Mais cela existe-t-il ? Le maître, alors, ou bien n'existe pas, ou bien est un demi-dieu. Nous préférons croire que le maître est celui qui se soumet à ses déterminismes, et qui compose avec. C'est précisément grâce au vent, et contre lui, que l'homme avance, nous rappelle Alain. Et tandis qu'Engels, dans l'Anti-Dühring, n'envisage pas de liberté sans nature, Hegel définit la « ruse de l'homme », prenant par la nature la maîtrise sur elle. Ainsi devient-on maître : Le maître est alors l'homme accompli, l'homme libre.
Et cet homme libre a conscience de ses limites. Il sait - c'est là la première objection - qu'il ne peut pas tout savoir. Il s'attache au contraire à délimiter les sphères d'application de sa raison. Le maître sait reconnaître que « ici ses compétences s'arrêtent ». En ce sens, le maître, c'est le sage, le philosophe, dont Kant est sans contredit le meilleur exemple.
Ainsi le maître est tout entier déchiré entre sa finitude d'homme et l'infini de la connaissance. Depuis que l'homme a renoncé à son innocence originelle, il n'en est quitte qu'à ce prix. Partagé entre finitude et infinitude, il est la réalité achevée dans l'absolu de la connaissance.
* * *
C'est cette limite fondamentale de l'être humain qui nous conduit à nous interroger sur l'effective présence/existence du maître.
Car, en effet, puisque nous sommes finis, il n'existe pas de maître absolu. Chacun localise son domaine d'action. Le sens commun veut que telle profession soit supérieure à telle autre ; il y a grande difficulté à soutenir cette opinion : l'homme se voit obligé, de par sa finitude d'homme, à circonscrire son domaine d'étude. Aussi, la langue courante n'admet que très rarement l'emploi de « maître » non suivi d'un génitif (on est « maître d'oeuvre ») ou d'un autre nom à but qualificatif (on est « maître charpentier »). Le savoir absolu est impossible, tout maître en est conscient. - Mais alors il n'y a pas de maître ! Le seul maître serait l'Etre absolu, connaissance infinie : Dieu. Mais dans la sphère des relations humaines, le maître n'existe pas. Aussi peut-on retourner le problème : c'est probablement parce que l'on ne peut pas tout savoir que l'on restreint le domaine d'étude ; et ce n'est qu'à cette condition qu'on parvient à briller. On excelle rarement dans plusieurs domaines, et Léonard de Vinci est moins un grand architecte qu'un grand peintre. C'est ainsi que nous pouvons paradoxalement affirmer : C'est grâce à sa finitude que l'homme devient un maître.
Mais maître de qui ? de quoi ? Pour que nous fussions maîtres des autres, il faudrait d'abord que nous fussions maîtres de nous-mêmes. Et c'est là que Descartes a tort contre Freud : en entretenant l'idée d'une conscience transparente à elle-même, Descartes a opposé un obstacle épistémologique à la connaissance de l'homme ; et Alain aura beau jeu de dire : « On ne pense pas ce qu'on veut », Freud nous a montré que l'homme n'est pas maître en sa propre demeure ; l'illusion du « conception héroïque » de la conscience est tombée ; tout est déterminé par nos impressions d'enfance, par ce que Freud appelle encore « la trace mnésique » entretenue par l'inconscient psychique. On le voit bien, nous ne sommes pas même maîtres de nous-mêmes. Nul n'échappe à ce déterminisme. « Je est un autre » s'écrie Rimbaud dans sa lettre dit : « du voyant ». C'est cet Autre qui agit à ma place, cet Autre qui me fait penser. Je ne suis pas maître chez moi - et je voudrais être maître chez les autres ?
Hegel nous tire d'embarras en déplaçant le problème. Si la conception freudienne, telle qu'elle est prise ici, ruine l'idée du maître - nous y reviendrons -, Hegel la présente inséparable de mon accès à l'existence. En effet, ayant acquis la conscience de moi-même, je ne peux être objectivé que si je suis reconnu comme telle par une autre conscience, nous explique Hegel dans la Phénoménologie de l'Esprit. Or l'autre cherche aussi une reconnaissance. D'où s'engage une lutte à mort pour la reconnaissance. Mais le maître sait renoncer à sa vie, au coeur du combat, tandis que l'esclave reste tout entier prisonnier dans son attachement à la vie. Ici aussi le maître est l'homme libre. Mais ce qu'il est intéressant de remarquer, c'est que celui que nous appelions tout à l'heure « élève » est ici « esclave ». Non que tout élève soit esclave. Mais il y a là un tout autre rapport : Il s'agit d'une lutte pour la reconnaissance, souvenons-nous-en ; or ici n'a pas sa place la relation axée sur le « tu » de la dialectique maître-élève ; c'est de soi qu'il s'agit, de sa propre existence. Cette théorie de Hegel ne nous invite cependant pas à croire que l'autre est fondamentalement mon ennemi, de même que la lutte biblique de Jacob avec l'ange ne peut nous conduire à engager la bataille contre autrui. La dialectique du maître et de l'esclave met en lumière la principe égoïste qui régit les relations humaines ; et même dans l'amour, extrême limite de la relation à autrui, chacun ne cherche que sa propre reconnaissance par l'autre, un autre qu'il chosifie, immobilise et retient prisonnier par « cristallisation » ou « sublimation », selon que l'on s'appelle Stendhal ou Freud.
Arrivés ici, il nous paraît que nous avons mis au jour une autre sorte de maître : non plus celui qui forme un élève, mais celui qui commande à un esclave. C'est pourquoi il convient de s'interroger sur la légitimité et la valeur d'un maître.
* * *
Si nous faisons un petit effort de mémoire, c'est sans doute sans grande difficulté que nous nous rappellerons la première réplique de Sganarelle dans le Médecin malgré lui : « - Non ! je te dis que je n'en veux rien faire et que c'est à moi d'en être le maître ! ». (Nous citons de mémoire ; veuille Molière excuser notre inexactitude). Ici, le « maître » c'est celui qui agit selon son bon vouloir. Ainsi, dans les régimes autocratiques, le seul maître c'est le chef, c'est Hitler, c'est Staline, c'est Mussolini. Ce pouvoir sur les autres est indissociable d'une autorité fondée sur la force. Le maître n'a là aucune valeur éthique, sauf à confondre légalité et légitimité. Le pouvoir hitlérien a beau être légal, il n'est jamais légitime ; l'autorité dont se réclame ce Blanc sur ce Noir dans une plantation a beau être légale, elle est illégitime. Seul est légitime l'exercice du pouvoir soutenu par une norme morale prédéfinie et indiscutable. Le vrai maître ne saurait donc être un tyran, assouvissant ses volontés despotiques en vertu d'un pouvoir illégitimement conquis - qu'importe s'il est légal. Ainsi nous dirons que l'individu se choisit son propre maître, sur la base d'un critère qu'il aura lui-même défini. Le maître alors est légitime, qui s'appuie, non sur le droit du plus fort, mais sur un sentiment quasi-naturel.
Mais les moralistes religieux ont beau s'écrier : « Il faut des maîtres ! », la raison a grand mal à accepter l'idée que l'homme puisse, de sa propre volonté, rechercher un maître. On pourrait croire en effet que se choisir un maître, c'est abdiquer son intelligence. Cela n'est pas soutenable. Non pas que l'homme, devant « l'angoisse de la liberté », n'ait le fâcheux penchant de s'assujettir pour se donner des « excuses » ; non pas que l'homme renonce à remplacer le Père par une autre figure dominante, comme nous le suggérerait Freud ; non pas que la recherche d'un maître ne soit susceptible d'être une attitude d'esclave, comme le dénonce Nietzche ; - mais il n'en demeure pas moins que se conformer à un maître (au sens où nous l'avons moralement accepté), c'est se reconnaître comme esprit en formation, ayant nécessairement besoin pour éclore de l'assistance et de l'aide d'un autre. Socrate figure ici le meilleur maître. Poussant ses élèves dans leur sens par ses multiples questions, il est l'accoucheur des personnalités, le « maïeutiste » le plus accompli. Seulement, il y a un risque : l'élève peut devenir complètement dépendant du maître, puisqu'il a besoin de lui pour être soi-même. D'emblée, la méthode socratique récuse cette objection : « Connais-toi toi-même » est une invite à être soi-même à l'origine de son propre développement. Mais la fascination du maître peut être plus forte, et alors ce n'est qu'avec la mort du maître que l'élève atteint sa propre maturité : Platon n'est Platon qu'après la mort de Socrate...
Ainsi, un maître est nécessaire à l'homme pour son épanouissement. Et plus encore : le maître tient sa légitimité de la légitimité de son élève. Socrate cherchait lui-même ses propres élèves. Il avait compris que nul n'est maître sans élève. L'élève est celui qui « reprend le flambeau » après la mort du maître. Il y a de l'émotion dans le texte biblique relatant la passation des pouvoirs de Moïse à Josué. C'est l'élève qui confère éternité au message de son maître. Si le maître peut se définir comme celui qui se retire devant son message, il importe qu'alors les générations successives ne perdent pas ce message. Tout est transmission, mouvement. Mouvement même, en amont, dans l'élaboration du message. Le maître apprend beaucoup de son élève. Il ne s'agit pas ici d'une transmission par vases communicants, mais bien d'un échange. Le maître refuse le statisme d'une connaissance acquise. Sans cesse insatisfait, il a conscience que « le vrai est le devenir lui-même » (Hegel, Phénoménologie de l'Esprit) ; il n'accepte donc pas qu'on le fige. La vérité qu'il recherche, il la cherche chez son élève, dans l'altérité radicale de l'autrui qu'il a à charge de former.
* * *
Nous recherchions le maître - nous avons rencontré le tyran et le philosophe. Le maître s'est alors apparenté au détenteur de la sagesse et de la connaissance ; son esprit est en marche. Parce qu'autrui n'est pas un moyen mais une fin, la relation maître-élève ne saurait se confondre avec la relation maître-esclave et se situer dans un rapport dominant-dominé. Le maître est en définitive celui qui sait assumer sa qualité d'homme, déchirement entre infinitude et finitude, entre absoluité et relativité, par la maîtrise et la transmission. Ce n'est qu'à cette condition qu'il échappe au temps et à la contingence. La valeur de l'homme est fondamentalement transcendante.
"Par Dan Arbib 1er prix de dissertation philosophique."
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Dossier Psychanalyse
Être bête aujourd’hui, c’est ne pas penser par soi-même ! Selon l’essayiste Belinda Cannone, qui publie "La bêtise s’améliore", le prêt-à-penser se glisse partout, dans les arts, à la télé, dans nos expressions quotidiennes. Entretien:
« Je dois cet intérêt pour la bêtise à mon père qui, dès mon plus jeune âge, m’a toujours incitée à vérifier régulièrement la valeur de mes idées, à me demander si elles tiennent la route ou si elles ne sont pas seulement des choses que je répète par automatisme ou conformisme. Quand vous pratiquez cet exercice, vous vous apercevez que vous êtes très souvent confronté à des idées sans fondement. » C’est ainsi que Belinda Cannone se justifie d’être passée de thèmes tels que l’imposture, le jeûne, l’introspection à ce mal trivial : la bêtise. Résultat : un essai original et une réflexion qui lance le débat autour de la crétinerie contemporaine.
Anne-Laure Gannac : Dans votre ouvrage, vous vous attaquez à une forme particulière de bêtise : celle des gens intelligents. Qu’entendez-vous par là ?
Belinda Cannone : C’est la bêtise de ceux qui ont toutes les possibilités d’être intelligents – ceux qui ont accès à l’information, à la culture, qui ont du temps pour penser, lire – et qui ne le sont pas toujours. La bêtise de ceux qui n’ont pas les moyens de penser mieux me fait plutôt de la peine, aussi je ne me permettrai jamais de m’en moquer.
Mais qu’est-ce qui vous permet de juger de la bêtise des uns, de l’intelligence des autres ?
Soyons clair : je ne juge personne. Je ne montre pas du doigt des individus, mais des comportements. Mon but était de comprendre les mécanismes de cette bêtise très particulière.
Quels sont ces ressorts ?
Ils sont de deux types : constants, qui correspondent à des traits fondamentalement humains ; ou contemporains, qui sont propres à notre époque. Parmi les constants, citons le conformisme, cette volonté grégaire de suivre le groupe à tout prix. Ou la paresse, le fait de se laisser aller à ne pas penser… Pour ce qui caractérise notre époque, je pense au bon sentiment, que l’on peut appeler compassion, empathie ou « révoltisme » [tendance à se révolter pour tout, ndlr] selon les cas. Ce n’est pas critiquable en soi, évidemment. Sauf que le bon sentiment passe souvent avant le raisonnement : on donne aux sans-abri ou pour le tsunami parce que c’est bien, point. Ce qui permet de se dédouaner et de ne pas avoir à se projeter dans d’autres combats au quotidien et à long terme. Le bon sentiment devient une plaie aujourd’hui ; il dévitalise et enlève de la crédibilité aux meilleures actions.
Vous évoquez aussi la sincérité comme forme de bêtise… pourquoi ?
C’est vrai que cela peut surprendre. Comment faire la critique de cette vertu?? En fait, ce n’est pas la sincérité en soi qui est bête, mais l’application dévoyée qui en est parfois faite aujourd’hui. Dans les arts, la littérature, mais aussi les émissions de téléréalité, cela donne lieu à des créations purement narcissiques, à des mises en scène de soi à outrance… Au fond, je pense qu’il n’y a presque rien qui soit bête en soi, mais plutôt qu’il y a des utilisations d’idées qui peuvent l’être.
Vous dénoncez également l’usage de certaines expressions toutes faites…
Oui, « politiquement correct » par exemple, ou « subversif », ce mot tellement répété, et pas seulement dans le milieu de l’art : il vous suffit de prononcer ces expressions à la mode et tout est dit. La discussion s’arrête. Voilà ce que j’appelle des expressions bêtes : elles sont des empêchements à penser. Mais, encore une fois, je n’accuse personne : nous sommes tous susceptibles de sombrer parfois dans cette bêtise, c’est inévitable.
Pourquoi ?
Parce qu’il est commode de s’accrocher à des idées ou à des formules toutes faites, sans prendre du recul pour penser. Imaginez que nous nous interrogions en permanence sur ce que nous disons au moment où nous le disons, nous ne pourrions plus penser ! C’est donc aussi pour avancer dans notre raisonnement que, de temps en temps, nous prenons à notre compte certains a priori ou tournures langagières à la mode. Le danger, c’est que nous élaborions des raisonnements complexes à partir de faussetés… Ou bien que nous ne cherchions plus à pousser notre réflexion au-delà.
Il ne suffit donc pas d’être cultivé pour être moins bête ?
Sûrement pas ! Je pense à des amis qui sont parmi les moins cultivés que je connaisse, mais qui comptent sans doute parmi les plus intelligents. Pourquoi ? Parce qu’ils sont constamment capables de bouger dans leur pensée, d’écouter les autres, de remettre en cause leurs idées… Je dirais que l’intelligence, c’est la vigilance : c’est la capacité de faire un pas de côté pour se regarder raisonner et interroger ce que l’on vient de penser.
Comment faire ce « pas de côté » ?
Cela demande une certaine inquiétude de la pensée ; il faut être capable de ne pas rechercher le confort intellectuel. C’est, pour reprendre le philosophe Vladimir Jankélévitch, « se comporter comme si rien, dans le monde, n’allait de soi ».
Cette capacité de douter de tout exige d’avoir une bonne confiance en soi.
C’est vrai. Prenons un exemple : quand vous ne comprenez pas ce que l’autre vous dit, il y a deux hypothèses. La première, c’est que vous n’avez pas les moyens intellectuels pour comprendre. Si un astrophysicien m’expose une théorie, je ne comprendrai rien, parce que c’est hors de mon champ de connaissances. Mais lorsque vous avez affaire à un discours sur un sujet censé s’adresser au plus grand nombre, vous êtes en droit de vous demander si ce n’est pas l’autre qui vous mène en bateau. Encore faut-il avoir suffisamment confiance en soi pour se dire : « Je ne suis pas si bête que ça, c’est peut-être l’autre qui se trompe. »
Dans votre livre, vous évoquez aussi l’importance d’être en contact avec soi.
Il me semble que plus les êtres sont étrangers à eux-mêmes, dans la méconnaissance de ce qu’ils sont et de comment ils pensent, et moins ils seront prêts à lutter contre la bêtise. Car ils seront tentés de vivre en attrapant tout ce qui passe autour d’eux. Plus on est intériorisé, plus, je crois, on est apte à se remettre en question.
Pensez-vous que la psychanalyse, cette invitation à se mettre en question, peut sauver de la bêtise ?
Je suis un grand défenseur de la psychanalyse, précisément parce qu’elle propose d’interroger ce que l’on pense, dit, fait, élabore et de le mettre en doute. En cela, elle est une formidable école de liberté. Or, qu’est-ce que le contraire de la bêtise sinon la liberté d’esprit ?
Quatre idées pour être moins idiot:
Selon les psys, il est possible de se débarrasser de sa « bêtise » – du moins du sentiment que l’on en a. Voici quelques solutions.
Se décentrer Le repli narcissique, la solitude, l’isolement, les habitudes abrutissent. À l’inverse, maintenir intacte sa curiosité, enrichir sa vie sociale, culturelle et intellectuelle, bref, se décentrer, c’est éviter de s’enfermer dans des mécanismes psychiques abêtissants.
Prendre le temps de la réflexion La pensée « idiote » est souvent la première, celle qui sort sous le coup de l’émotion, impulsive, nerveuse… Ensuite, viennent les remords : « Pourquoi est-ce que j’ai dit ou fait ça ? » D’où l’importance de prendre le temps de la réflexion avant tout. Le temps est le meilleur allié du discernement.
Douter et s’interroger Rassurantes, confortables, nos idées toutes faites nous empêchent de penser. Il est essentiel de savoir remettre en question ses certitudes, quitte à perdre un peu ses repères. C’est le seul moyen de rester ouvert à la contradiction, à « l’autre ».
Apprendre à se connaître Ce qui nous arrive n’est pas toujours la faute à « pas de chance » ou à la « bêtise » des autres… Il peut être utile de chercher à savoir pourquoi et en quoi une part de nous, de nos désirs, de nos peurs est impliquée dans les événements de notre vie. Cela nous aide à sortir d’un schéma de pensée intolérant et vain.
Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa a été remarqué en France depuis la traduction en 2010 d'Accélération : une critique sociale du temps, complété depuis par une synthèse et mise à jour de ce livre dans Accélération et aliénation...
Pour Hartmut Rosa, le temps a longtemps été négligé dans les analyses des sciences sociales sur la modernité au profit des processus de rationalisation ou d'individualisation. Pourtant, selon lui, l'accélération est la caractéristique de la société moderne. Dans ses essais, il en livre une taxonomie intéressante expliquant que l'accélération sociale que nous connaissons découle de l'accélération technique, de celle du changement social et de celle de nos rythmes de vie qui se manifeste par un stress, une aliénation toujours plus grande qui nous rend de plus en plus incapables d'habiter le monde (vous pourrez trouver une très bonne synthèse de la thèse de Rosa dans le numéro de janvier 2013 de Rhizome (.pdf), le bulletin de l’Observatoire des pratiques en santé mentale et précarité).
Invité par l'Insa de Lyon, il donnait une conférence jeudi auprès d'une foule d'étudiants à la bibliothèque Marie Curie du Campus de la Doua, sur le thème "la technologie est-elle responsable de l'accélération du monde ?".
"Mon livre explique que l'essence et la nature de la modernité reposent sur l'accélération", attaque Hartmut Rosa. Pour lui, notre monde contemporain repose sur son dynamisme, qui n'a d'autre but que de mettre en mouvement le monde matériel, social et idéel.
Pour comprendre ce qu'est l'accélération du monde, il faut comprendre ce que signifie la lenteur, estime Rosa. La lenteur est une richesse de temps. Elle correspond à un état dans lequel on dispose de suffisamment de temps pour faire ce que l'on doit faire, au temps qui nous reste après avoir tout fait. L'état de lenteur, c'est quand il nous reste encore du temps disponible librement... En Allemand Muße (qui signifie le loisir, la créativité) est le contraire de l'ennui. "La lenteur c'est le sentiment de ne pas être sous la pression d'une urgence, de ne pas être obligé de faire une chose sans en avoir le temps." La richesse temporelle n'est ni l'ennui, ni une décélération contrainte, mais elle est avant tout un élément d'autonomie.
"Le rêve de la modernité c'est que la technique nous permette d'acquérir la richesse temporelle. L'idée qui la sous-tend est que l'accélération technique nous permette de faire plus de choses par unité de temps." Et c'est bien ce que la technique a permis, souligne Rosa, en pointant du doigt la rapidité introduite par la technique. Les voitures roulent de plus en plus vite, nous permettant dans le même laps de temps d'aller toujours plus loin. Grâce à la technique, nous avons copié les connaissances de plus en plus rapidement : avant l'imprimerie, il fallait copier un livre à la main, puis la technologie nous a permis de l'imprimer, puis de le photocopier, et désormais de les télécharger via l'internet. Les ordinateurs eux-mêmes n'ont cessé d'augmenter leurs performances, c'est-à-dire le nombre d'opérations qu'ils savent accomplir par unité de temps.
"La conséquence de cette accélération technologique c'est qu'on a besoin de moins en moins de temps pour réaliser une tâche, une activité précise. La quantité de ressources temporelles libres croit. Pour faire 10 km ou recopier un livre ou produire une image, nous avons besoin de beaucoup moins de temps que nos ancêtres."
Pourquoi n'avons-nous pas plus de temps libre ?
Nous devrions donc avoir plus de temps libre que jamais, puisque nous avons besoin de moins de temps pour faire les choses, en conclut le philosophe. En 1964, le magazine Life ne s'inquiétait-il pas déjà, légitimement, que le plus important problème de société auquel nous serions confrontés demain serait de savoir ce que nous ferions de ce temps libre...
Pourtant, ce n'est pas ce qu'il s'est passé. La prédiction ne s'est pas réalisée. Nous ne disposons pas de plus de temps : nous en avons toujours trop peu. Nous vivons dans une pénurie de temps, une "famine temporelle", comme la décrivait en 1999 les sociologues américains John Robinson et Geoffrey Godbey dans Time for Life : The Surprising Ways Americans Use Their Time.
"Toutes les sociétés modernes sont caractérisées par une pénurie de temps : plus une société est moderne, moins elle a de temps". Ce n'est pas le pétrole qui nous manquera un jour, mais bien plutôt le temps, ironise le philosophe. Plus on économise le temps et moins on vit.
Comment expliquer cela ? D'où est-ce que ça vient ? Un économiste suédois a proposé un axiome : la richesse du temps est inversement proportionnelle à la richesse matérielle. "Plus on est riche matériellement, plus on devient pauvre en ressource temporelle. Il applique cela à toutes les cultures du monde" : plus les sociétés sont riches, plus les gens sont stressés. Dans les cultures les moins développées, les gens sont pauvres en bien matériel, mais ils ont du temps. Avec la modernisation, l'enrichissement matériel de la société, l'allure des gens devient plus rapide. Un chercheur américain a constaté que plus la société est riche, plus les gens se déplacent rapidement. Cette différence se retrouve aussi dans les groupes sociaux : plus un groupe social est riche, plus il va ressentir la pénurie de temps. Et cet axiome s'applique également aux individus, où on trouve un lien entre le statut économique des individus et le manque de temps.
L'accélération n'est pas la faute de la technique
"Mais pourquoi est-ce ainsi, alors que le progrès matériel devrait nous libérer du temps ?" Pour Hartmut Rosa, c'est le rapport entre croissance et accélération qui explique cela. Car l'accélération permet de gagner du temps libre si et seulement si la quantité d'activité reste la même. Mais ce n'est pas le cas ! La croissance de l'activité est plus importante que l'accélération.
Quand on allait à pied à son travail, à 5 km de chez soi, il fallait compter une heure. Maintenant que l'on prend nos voitures, nous pouvons faire ces 5 km en 10 minutes et en gagner potentiellement 50. Mais nous n'habitons plus à 5 km de notre travail, mais à 30 km, ce qui fait qu'on passe toujours une heure à nous déplacer... Dans ce cas, le taux de croissance est le même que le taux d'accélération : il faut le même temps pour faire un déplacement plus long. Et bien souvent, en fait, nous n'habitons plus à 30 km, mais à 60 km, ce qui fait qu'on a perdu une heure plutôt que gagner 50 minutes ! Ici, le taux de croissance est supérieur au taux d'accélération. Avant, admettons qu'il nous fallait une demi-heure pour rédiger 4 lettres. Mais aujourd'hui, en une demi-heure, nous traitons bien plus d'e-mails. Nous sommes devenus plus rapides, mais nous avons également plus d'interactions à gérer, et donc plus de stress. "La pénurie de temps n'est pas due au progrès technologique, mais au fait que la croissance est plus importante que l'accélération."
Vers 1900, une maison moyenne comportait 400 objets différents. Aujourd'hui, elle en compte environ 10 000. Cette augmentation quantitative fait qu'on a moins de temps pour s'occuper de chaque objet. Avec une machine à laver, on passe moins de temps à laver le linge, mais on le lave plus souvent. Même chose pour le transport, on a doublé notre vitesse, mais on a quadruplé les distances parcourues...
"L'accélération n'est pas la faute de la technique. On peut imaginer un monde où grâce au progrès technique on pourrait arriver à dégager un excédent de temps, si le taux de croissance n'était pas si fort. Le progrès technique élargit notre horizon et nos possibilités de vie. Il change la perception des possibilités et des obstacles et modifie aussi les attentes sociales, tant ce que nous attendons des autres que ce qu'ils attendent de nous. La technologie permet l'accélération du rythme de vie, mais ne l'impose pas. Elle nous donne les moyens d'en disposer librement."
Le temps ne peut pas croître
Si nous avons le sentiment d'être prisonniers d'une roue de cage de hamster, c'est qu'il nous faut comprendre la logique de la modernisation, estime Rosa. "Une société moderne est caractérisée par le fait qu'elle a besoin de la croissance, de l'accélération et de l'innovation pour maintenir le statu quo. Elle doit croître, innover, accélérer pour demeurer stable." C'est une stabilisation toujours dynamique. Nos économistes ne cessent de nous répéter que l'économie doit croître. Que s'il n'y a pas suffisamment de croissance, nous connaîtrons chômage, crise et écroulement de l'État-providence... Une société moderne ne peut donc se maintenir qu'au prix de la croissance, de l'innovation et de l'accélération. C'est la logique même du capitalisme, explique Hartmut Rosa. C'est également la logique des sciences modernes qui ne cherchent pas tant à conserver et transmettre le savoir que de produire sans cesse de nouvelles connaissances et en accélérer le rythme. C'est la logique de la politique et du droit, qui cherchent sans cesse à raccourcir les temps d'élection et à produire de nouvelles lois. C'est aussi la logique des arts et de la littérature : qui nous demandent d'être dynamique, originaux plutôt que de produire de la Mimèsis. La stabilisation par la croissance est l'essence de la modernité, pas celle de la technique.
"La modernité signifie mettre en mouvement de plus en plus rapidement le monde matériel, social et idéel. Nous aspirons à multiplier les choses, les contacts, notre horizon d'options... L'aspiration essentielle de la modernité est d'agrandir l'espace des possibilités... Cette aspiration créée inévitablement un problème temporel, car dans ce schéma, le temps est l'élément qui ne peut pas être multiplié. On ne peut pas augmenter la quantité de temps. On peut le compresser, mais pas l'agrandir. Nous vivons dans une société de croissance et le temps, lui ne peut pas croitre."
Nous sommes bien dans les trois dimensions de l'accélération : l'accélération technique (la communication, les transports... mais aussi la pollution), l'accélération sociale (celle du changement social qui nous déstabilise) et l'accélération des rythmes de vie (qui est une tentative de réponse au phénomène global, qui nous pousse à faire plus de choses par unité de temps). Ces trois dimensions forment un système clos, où chaque composante se nourrit l’une l’autre, accélérant encore l'accélération. Ces trois dimensions sont également poussées par trois forces motrices : l'argent et la compétition qui en sont le moteur économique (le temps, c'est de l'argent) ; la différenciation fonctionnelle (la division du travail notamment) ; et le moteur culturel (la promesse de l'accélération). "Cette promesse repose sur la perspective de notre mort, de notre propre finitude. Avant d'en arriver là, nous voulons tous faire des millions de choses. Si on se dépêche, on peut faire plein de choses avant de mourir. Si on double la vitesse de notre vie, on peut peut-être en vivre deux. Si on augmente la vitesse à l'infini, atteindrons-nous la vie éternelle avant de mourir ?". Bien sûr, cela ne marche pas vraiment, ironise le philosophe.
Mais cela traduit cet aspect culturel qui relie notre idée d'une "bonne vie" à la vitesse. La promesse d'accélération est autant connectée à l'idée de liberté qu'à celle d'éternité. Le résultat de ce système est une logique d'escalade de la vitesse, de la croissance et de l'innovation. Le problème est qu'il nous faut toujours plus d'énergie (physique, individuelle, collective...) pour entretenir cette stabilisation dynamique, pour maintenir le statu quo. Nous devons faire toujours plus d'efforts pour tenir l'évolution du monde, pour rester compétitifs...
Les limites de l'accélération
Cette stabilisation dynamique n'est plus perçue comme un progrès. Nous avons l'impression d'un mouvement, d'une augmentation sans progrès. Nous avons le sentiment que l'innovation, l'accélération et la croissance ne permettent plus de réaliser quelque chose de nouveau, de progressif... Mais elles sont entretenues uniquement pour éviter la crise, la catastrophe.
Sans compter que tous les domaines ne peuvent être accélérés, comme le montre la crise écologique. Beaucoup de ressources ne sont pas assez rapides pour la société. Nous produisons trop de matières toxiques, nous allons trop vite pour l'environnement. La crise psychologique (la dépression, le burn ou) est une réaction à un monde devenu trop rapide, à une situation où il faut courir toujours plus vite sans arriver quelque part, un monde sans reconnaissance. L'accélération explique aussi la crise démocratique, car la démocratie est un système politique qui demande du temps pour délibérer, pour produire de la concertation, du consensus...
Alors que faire ? "Que peut-on faire ? Peut-on construire un monde où la technique produise de la richesse de temps pour nous ? Peut-on imaginer une société qui ne se stabiliserait pas de manière dynamique ?"
C'est en tout cas ce sur quoi travaille désormais le philosophe avec plusieurs collègues à l'université de Iéna, autour du programme Dépasser la société de croissance. L'idée est de trouver un monde qui peut croitre, accélérer ou innover, mais qui ne doit pas croitre pour rester en place, pour maintenir son propre état, son propre statu quo. "On travaille à imaginer une société qui reste moderne" (au sens de la liberté, du pluralisme, de l'égalité...), "démocratique, mais où le progrès technique n'amènerait pas la pénurie de temps." Pour Hartmut Rosa, une telle société ne peut être capitaliste. Elle doit correspondre à une démocratie économique ou une économie démocratique. Pour que cette société soit possible, il est nécessaire d'introduire des réformes économiques, des réformes de l'État providence, qui ne doivent pas faire que répartir les résultats de la croissance, mais introduire notamment le revenu garanti pour casser la logique de compétition. Il nous faut avoir une idée sur ce qu'est la "bonne vie", le "bien vivre" ou "buen vivir" : qu'est-ce qui fait que notre vie est réussie ? C'est une erreur culturelle de penser que la vie est bonne si elle va vite, si elle offre plus d'options, de possibilités. Notre vie est réussie dans les moments de résonnance.
"La résonnance, c'est le sentiment que nous agissons dans un contexte qui nous répond, qui s'adresse à nous"... comme on le trouve parfois dans la famille, le travail ou la musique. La résonnance [qui fait écho au concept de reliance du philosophe Patrick Viveret, comme il l'explique dans cette interview pour le magazine Millénaire3 (.pdf)] est le contraire de l'aliénation, quand le monde nous semble inamical, hostile ou silencieux. Il nous faut une autre idée de ce qui fait une bonne vie et éclaircir les conditions structurelles qui font obstacles à cette bonne vie. "C'est à ces conditions seulement qu'on pourra imaginer mettre la technique au service de la lenteur", conclut Harmut Rosa.
Peut-on résister inviduellement à l'accélération ?
En répondant aux questions de l'assistance, Hartmut Rosa précise encore sa pensée. "Longtemps, j'ai pensé qu'il était impossible de résister individuellement à l'accélération, car elle est un problème structurel de la société, comme le soulignait Adorno. On ne peut trouver une solution individuelle à un problème collectif. Si vous décélérez, vous sortez du jeu. Dans la roue de la cage du hamster, nul ne peut ralentir. Mais peut-être est-ce une vision trop sceptique ? On peut trouver de petites formes de résistances individuelles. Beaucoup de jeunes refusent désormais des responsabilités trop élevées, car ils ne veulent pas sacrifier leur vie au travail. Reste que ces résistances ne suffisent pas." Beaucoup de décélérations que l'on rencontre ne sont que fonctionnelles. Les couvre-feux électroniques en entreprises, visant par exemple à interdire l'utilisation de l'e-mail un jour par semaine, peuvent être une piste de solution, si leur objectif n'est pas, en fait, d'augmenter l'efficacité. Le Week-end est devenu la rémunération de notre temps travaillé. La déconnexion est un rêve de bien être, mais n'est qu'une oasis de décélération. C'est profiter d'un état où l'on n'est plus sollicité en permanence, où l'on n'est plus poussé à faire des choses : on peut ne rien faire, car on n'a plus les moyens techniques de faire. Ce qui est sûr, "c'est que les solutions doivent avant tout être des solutions collectives".
"Vous expliquez que la lenteur c'est avoir du temps libre", demande quelqu'un du public. "Or, la lenteur, ça peut aussi vouloir dire faire les choses moins vites, à un rythme plus adapté ?"
"Ma définition de la lenteur est contestable", reconnaît le philosophe. Mais faire les choses lentement n'est pas nécessairement dans notre nature. Le travail n'est pas seulement un moyen, mais également une fin. Ce que nous faisons, n'est pas une fin en soi, mais un moyen pour obtenir autre chose : de l'argent, s'ouvrir des options plus que les réaliser... Faire lentement n'est attractif que si l'activité qu'on pratique est résonnante avec soi-même. Ce qui nécessite de renverser fondamentalement notre rapport au travail et au monde. Or, le capitalisme et la technologie moderne sont avant tout motivés par l'idée qu'il est important d'avoir le plus d'options possibles et que nos actions aient le plus de portée possible sur le monde. C'est un rapport assez problématique au monde. Faire lentement n'est pas un moyen, mais pourrait être une fin pour la vie bonne. Auquel cas, la technologie ne nous sert à rien, on peut probablement la laisser tomber. Cela rejoint l'idée du Flow élaboré par le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi, qui a des points communs avec le concept de résonnance. Mais certains peuvent aussi en abuser pour tenter de rendre le travail plus efficace encore.
Invité à expliciter les buts de son projet de recherche, Hartmut Rosa explique qu'il cherche à identifier les mécanismes qui nous poussent à l'accélération et à la croissance. Comment paralyser ces mécanismes ? Peut-on trouver une économie qui n'aurait pas besoin de croitre ? Quelle pourrait être une économie qui ne soit pas socialiste, mais qui comporterait des éléments de concurrence et de compétition ? Comment avoir un Etat providence qui n'ait pas besoin de puiser dans des ressources de croissance ? Le but est de chercher des alternatives, des possibilités alternatives à la croissance.
Si l'accélération ne cesse de s'emballer, le temps lui ne peut-être augmenté. On arrive peut-être aux limites de ce que l'homme peut supporter physiquement et psychiquement. Le transhumanisme et le posthumanisme sont des moyens pour tenter de repousser ces limites. Ils nous proposent un monde sans humain, comme l'est déjà le monde financier où échanges à haute fréquence se font désormais dans des temps de réaction qui ne sont plus humains. Si on prolonge cette escalade de vitesse, il nous faudra demain dépasser les limites de l'homme. "Si on la refuse, il nous faut trouver les moyens de réduire la vitesse de l'évolution sociale."
Il est plus facile de s’entendre sur ce que la démocratie n’est pas, que de dire ce qu’elle est. Si la démocratie n’est pas l’addition du droit de vote et du libre marché, qu’est-elle ? Ceux qui veulent réduire la démocratie au suffrage universel oublie que l’histoire du suffrage universel n’est pas séparable de celle de l’école : la participation citoyenne est impossible sans le savoir-lire et le savoir-écrire ; ils ne veulent pas voir, en outre, que l’abstention avoisine partout cinquante pour cent des électeurs.
Si la démocratie est le pouvoir du peuple, le peuple n’existe qu’en tant qu’il ne cesse de s’instituer : c’est un idéal, une consistance – il consiste plutôt qu’il n’existe. « Le peuple » n’est ni « les pauvres » (ou la plèbe, ou les gueux) ni l’unité de la Nation qui est toujours multiple. Ce peuple qu’est le démos n’est pas un individu, mais un processus : c’est précisément un régime de ce que Simondon appelle l’individuation psychique et collective, tel qu’il est fondé par l’accès critique de tous aux principes constitutifs de la transindividuation qui relie le psychique au collectif, cet accès critique étant lui-même rendu possible par un type spécifique de rétention tertiaire que le citoyen doit adopter à travers une éducation politique qui commence avec le skholeion grec.
La démocratie est ce que ruine la télécratie (ou industrie des médias de masse, productrice d'une opinion malléable) en particulier depuis les deux dernières décennies. La télécratie a produit la pire des situations : une démocratie participative non-représentative1, soit une démocratie sans peuple parce que sans idéal du peuple.
En s’inspirant de Mc Crawford Brough Macpherson2, on peut distinguer quatre idées de la démocratie : la démocratie de protection (garantissant la sécurité et protection des biens) ; la démocratie d’épanouissement (garantissant l’aspiration à l’épanouissement personnel, trop vite réduit au « pouvoir d’achat ») ; la démocratie d’équilibre (garantissant la régulation de l’offre et de la demande en s’appuyant sur un système de parties politiques comparables à des entreprises concurrentes) ; la démocratie participative, dont nous posons cependant qu’elle est la seule forme véritable de démocratie.
Autant dire que ce que l’on a pu appeler la démocratie participative en l’opposant à la démocratie représentative est un leurre tout proche d’une conception populiste de la démocratie. Ou bien la démocratie est participative et représentative, ou bien ce n’est pas une démocratie. Peut-être vaudrait-il mieux alors parler de démocratie contributive3, pour ne pas opposer contribution et représentation mais au contraire repenser la représentation à partir de la contribution, ce qui nécessite la conception et la mise en œuvre d’une technologie politique spécifique.
Il n’y a pas d’espace public – ni a fortiori d’espace démocratique – en dehors de techniques ou de technologies de publication. De toute évidence, et comme la publication des télégrammes diplomatiques par WikiLeaks l’a fait apparaître au niveau planétaire, nous vivons une révolution des technologies de publication qui impose de repenser en totalité l’espace et le temps publics, c’est à dire la chose publique, tout aussi bien que le régime démocratique qui en fait en principe l’affaire de tous.
L’espace numérique et planétaire de publication requiert une nouvelle pensée de la constitution politique et démocratique.
Notes:
1 L’intervention formatée du peuple sur les plateaux de télévision est l’autre face d’une politique du sondage où on ne sait plus qui de la télévision ou du peuple commente ce que dit l’autre.
2 Crawford Brough Macpherson, Principes et limites de la démocratie libérale, Paris, La Découverte, 1985.
3 Nous préférons parler de « contribution » plutôt que de « participation », car la participation évoque la partition, soit la particularité d’un vote. Si on peut toutefois parler de « participation » c’est au sens de Simondon : « La participation, pour l’individu, est le fait d’être élément dans une individuation plus vaste par l’intermédiaire de la charge de réalité préindividuelle que l’individu contient, c’est-à-dire grâce aux potentiels qu’il recèle » (Simondon, L’individuation psychique et collective, p. 18). La participation nomme alors la relation qui fait correspondre une réalité non individualisée en vous (préindividuelle) et une réalité non inter-individualisée hors de vous (transindividuelle). La participation en ce sens nomme la relation individuante avec un milieu associé, dans le cas contraire les milieux sont dits dissociés ou désindividuants : par exemple, lorsqu’on subit les effets d’une industrie de services, on voit son existence se transformer sans participer ou contribuer à cette transformation. Ce détour par Simondon nous aide à comprendre que l’individu n’est pas ce à partir de quoi il faut penser la démocratie, ou l’activité politique, car l’individu est tout au mieux le fruit provisoire d’une relation à un milieu transindividuel, et en aucun cas son point de départ.
La démocratie participative comme démocratie de « n’importe qui » (cf. Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005), n’est pas nécessairement une démocratie de n’importe quoi. Or, il n’est pas d’autres moyen d’agir sur le quoi, que d’agir sur les instruments que se donnent les qui pour accéder à leur quoi. Ce pourquoi la participation citoyenne est toujours subordonnée à l’intelligence des milieux contributifs.
Stanley Milgram est certainement le plus connu de tous les psychosociologues. Son nom reste en effet attaché à ce qui constitue, depuis cinquante ans, l’une des plus célèbres expériences de psychologie sociale sur la soumission à l’autorité !
Au début des années 1960, Stanley Milgram élabore une expérience qui fera date dans l’histoire de la psychologie, et dont les enjeux théoriques et sociétaux n’ont rien perdu de leur valeur aujourd’hui encore. Des individus ordinaires sont recrutés par voie de presse pour participer à ce qu’ils croient être une simple recherche sur la mémoire. En réalité, ils se retrouvent en situation de faire apprendre une liste de mots à une autre personne, d’apparence ordinaire également, et qu’ils ne connaissent pas. Cette personne, qui est en fait un complice de S. Milgram, se tient dans une autre pièce, sanglée sur une chaise et bardée d’électrodes, et commet des erreurs volontaires lors de l’apprentissage de mots. Pour chaque erreur commise, celui qui tient le rôle du professeur doit expédier un choc électrique à son élève. La décharge augmente au fil des erreurs pour atteindre 450 volts au final. Tout est fait pour susciter une angoisse terrifiante, palpable dans les enregistrements de cette époque : la victime pousse des cris de douleur, et l’expérimentateur reste derrière le professeur, figure d’autorité, en l’exhortant invariablement à continuer jusqu’à ce que l’élève sache parfaitement la liste. Bien entendu, tout cela est factice puisqu’aucun choc n’est reçu par l’élève, et que ses protestations et cris de douleur proviennent d’une bande-son. Alors que S. Milgram s’attendait à obtenir de la désobéissance, les résultats sont totalement contre-intuitifs : 65 % des sujets de l’expérience vont jusqu’au bout, en administrant un choc de 450 volts à l’élève. C’est là l’autre raison de la célébrité et de la portée de cette expérience : deux personnes sur trois ont été capables de produire un comportement aussi grave, pour une justification aussi futile. Des sujets ordinaires peuvent donc se comporter en bourreau, dès lors qu’ils sont soumis à une autorité.
De l’état autonome à celui d’agent exécutif
De tels résultats bouleversent la communauté scientifique et la société civile. Le premier réflexe est d’essayer d’identifier les biais expérimentaux possibles, mais les multiples réplications de cette expérience, dans de nombreux autres pays, montreront que cette capacité à obéir à une autorité légitime semble se retrouver dans de multiples cultures, et dans des proportions sensiblement identiques. Le second réflexe est d’invoquer la responsabilité des acteurs eux-mêmes, en invoquant la personnalité des sujets de l’expérience : des sanguinaires, des pervers, des abrutis seuls capables de commettre un tel acte. Or, S. Milgram montrera que ce n’était pas le cas, ce qui constituera le troisième grand enseignement de son paradigme. En effet, à l’aide de variantes expérimentales d’une ingéniosité simple mais implacable, S. Milgram prouve qu’un tel comportement d’obéissance provient du contexte dans lequel l’individu se retrouve placé.
-LE JEU DE LA MORT (2009) documentaire complet-
En effet, lorsque l’autorité se retrouve à distance ou lorsqu’elle perd de sa légitimité, le taux d’obéissance diminue. A contrario, lorsque la légitimité de l’autorité est forte, lorsque la victime est faiblement identifiable ou que le sujet se retrouve simple exécutant dans un groupe docile, ce taux d’obéissance augmente. Pour S. Milgram, la capacité à obéir de l’être humain moderne résulterait du fait que le contexte le placerait en situation d’état « agentique » : celui qui incarne le tortionnaire ne se percevrait plus comme quelqu’un agissant de manière autonome, mais comme un simple agent de l’autorité, par laquelle il accepterait d’être contrôlé. Il agit en considérant que sa responsabilité individuelle n’est pas engagée. Ce passage de l’état autonome, où l’individu se perçoit comme l’auteur, le responsable de ses actes, à celui d’état agentique, où la personne ne se perçoit plus que comme l’agent exécutif d’une autorité, serait obtenu par le contexte expérimental.
Une question actuelle
Là encore, les résultats de S. Milgram donneront une validité à cette théorie dans la mesure où les variables contextuelles qui ont eu le plus d’impact sur ce comportement d’obéissance, étaient celles manipulant la légitimité de l’autorité, et le degré de proximité physique entre cette dernière et le sujet.
Ce travail de recherche et les résultats qui en résultent sont l’œuvre majeure de S. Milgram, décédé prématurément à l’âge de 51 ans. Ce paradigme, vieux maintenant de cinquante ans, conserve toute sa valeur théorique. Jerry M. Burger, de l’université de Santa Clara en Californie, a obtenu les mêmes résultats en répliquant l’expérience en… décembre 2006. La capacité d’obéissance à l’autorité chez l’homme moderne n’a, semble-t-il, rien perdu de son actualité.
- Souffrances au travail - Fatigue sociale ou professionnelle- Suivi scolaire et aide à l'orientation - Souffrance affective et relationnelle- Perte des facultés de concentration