16 juin 2013 7 16 /06 /juin /2013 07:35
Prise au sens littéral de similitude absolue, l'identité personnelle (je suis je) n'existe pas ! L'identité interpersonnelle (je suis un autre) n'existe pas non plus, même dans le cas de jumeaux vrais. L'identité collective est également impossible, les membres d'un nous étant, tout au plus, des « semblables ».

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L'identité, c'est d'abord un phénomène éditorial. Ces dernières années, le nombre de livres, d'articles, de dossiers de revues consacrés à l'identité a connu une véritable explosion. Pas un jour sans que ne paraissent des publications sur « les conflits identitaires », « l'identité masculine », « l'identité au travail », les « identités nationales » ou « religieuses ».

Mais en se généralisant, la notion d'identité perd de sa consistance. Le mot peut désormais être utilisé indifféremment comme synonyme de culture (on parle d'identité bretonne ou corse), désigner une pathologie mentale (les troubles de l'identité), indiquer une préférence sexuelle (l'identité gay). Un usage aussi étendu de la notion rend malaisée son approche. L'identité ne serait-elle pas devenue une notion vague et inconsistante servant à désigner des phénomènes qui n'auraient en commun que le nom ?


Après examen, on peut cependant cerner, au sein de la littérature actuelle, quelques domaines d'étude relativement distincts. Il y a d'abord le thème de « l'identité collective ». On parle d'identité à propos des nations, des minorités culturelles, religieuses ou ethniques ; c'est le domaine d'étude privilégié des anthropologues, historiens et spécialistes des sciences politiques.


Puis il y a le thème de l'identité sociale. L'« identité au travail », l'« identité masculine en crise » intéressent surtout les sociologues et psychologues sociaux. Enfin, il y a l'identité personnelle, thème privilégié des psychanalystes et philosophes. On y parle de « quête de soi », de « troubles identitaires » ou encore « d'identité narrative ».


Ethnies, nations, cultures... les identités collectives


Il est devenu courant d'assimiler le mot identité aux communautés d'appartenance : l'ethnie, la nation, la culture. On parle volontiers désormais « d'identité kurde », d'« identité corse » ou « bretonne », ou d'« identité juive ».


Pendant longtemps, les anthropologues ont découpé les sociétés dites « traditionnelles » en ethnies séparées, ayant chacune un territoire, une langue, ses traditions, ses croyances, ses emblèmes. Ainsi, l'Afrique était divisée en une mosaïque d'ethnies distinctes : Peuls, Bochimans, Nuer, Masai, Zoulous, Hutu ou Tutsi, etc. Chaque ethnie, ou peuple, était donc supposée avoir sa culture, ses traditions et son identité propres... et son spécialiste pour la décrire.


Depuis les années 80, les anthropologues se sont démarqués fortement de cette vision « essentialiste » qui consiste à voir les « cultures » comme des réalités homogènes, relativement closes sur elles-mêmes et stables au fil du temps.


Dans Logiques métisses. Anthropologie de l'identité en Afrique et ailleurs (Payot, 1990), puis récemment dans Branchements (Flammarion, 2001), l'africaniste Jean-Loup Amselle critique cette vision figée des réalités culturelles. Il rappelle qu'en Afrique, les ethnies forment des réalités composites qui résultent toujours d'un mélange de plusieurs traditions culturelles en perpétuelle recomposition. Toute culture est métissée, partage avec les cultures voisines des caractéristiques communes (la langue, la religion, des modes de vie, une partie de son histoire). L'histoire africaine est une histoire d'embranchements et de recompositions permanents. Elikia M'Bokolo, auteur d'une Histoire de l'Afrique noire. Histoire et civilisation (Hatier, 1993), soutient lui aussi que les ethnies africaines sont des constructions historiques dont la consistance interne est très relative. C'est après coup qu'on attribue à un peuple des caractéristiques typiques qui les figent dans leur temps. Jean-François Bayard critique, lui aussi, la vision de la réalité africaine composée d'une mosaïque de communautés closes relevant de L'Illusion identitaire (Fayard, 1996). Certaines « traditions culturelles » que l'on croit très anciennes sont très récentes ; ainsi, le thé à la menthe des Marocains n'est pas une tradition séculaire : il a été introduit par les Anglais au xviiie siècle et ne s'est généralisé que récemment.


Cela dit, on ne peut se contenter non plus de « déconstruire » les identités culturelles par un regard historique extérieur. Même factices, imaginées, fantasmées, les identités culturelles ont tendance à se reconstituer et se recomposer sans cesse, car elles correspondent à une logique humaine très profonde. Si on admet la thèse de Cornélius Castoriadis, exposée dans L'Institution imaginaire de la société (Seuil, 1975), l'imaginaire commun est l'un des fondements des groupes humains. Les représentations identitaires sont, pour les groupes eux-mêmes, des principes de référence. Même si l'image que se fait une communauté d'elle-même est toujours une vision déformée et reconstruite de son histoire réelle, elle n'en joue pas moins un rôle de ciment social. Ces formations identitaires ne sont pas des réalités préexistantes ; elles se créent et se recréent sans cesse, se radicalisent à la faveur des oppositions, des conflits politiques, économiques, territoriaux. En Inde par exemple, la création d'une identité indienne est d'abord une création des administrateurs et intellectuels britanniques. Ils ont défini les contours d'une « civilisation indienne », rassemblant dans un même creuset des traditions culturelles religieuses très différentes. Par la suite, les intellectuels indiens ont repris à leur compte ces catégories pour les retourner contre l'occupant et revendiquer l'autonomie et l'indépendance. Christophe Jaffrelot désigne ce processus sous le terme de « syncrétisme stratégique ». On retrouve le même phénomène avec la « négritude » en Afrique. En somme, l'identité d'un groupe relève plutôt de la stratégie de mobilisation plutôt que d'une réalité fondamentale qui lui préexiste. C'est ce que l'on nomme désormais les « stratégies identitaires ».


Ce phénomène a été étudié depuis longtemps par les psychologues sociaux à travers les notions d'identité sociale, par exemple par Lucy Baugnet dans L'Identité sociale (Dunod, 1998). Les groupes humains tendent assez spontanément à se reconstituer sur une base identitaire lorsqu'une menace, une crise pèse sur une communauté jusque-là assez peu structurée.


On peut transposer aux nations européennes cette approche constructiviste des identités collectives. Longtemps, les historiens ont considéré l'émergence des nations comme une réalité séculaire, forgée autour d'un peuple soudé par une langue, une histoire, une culture communes. C'est ainsi que Fernand Braudel présentait la constitution de la nation française dans l'Identité de la France (Fayard, 3 t. 1986.). Dans La Construction des identités nationales, xviiie-xixe siècles, Anne-Marie Thiesse donne une tout autre version de l'histoire. Les identités nationales européennes sont, pour la plupart, très récentes (xixe siècle). C'est le cas de l'Allemagne, et de l'Italie, mais aussi de la Hongrie, la Suède, la Suisse, la Finlande, l'Espagne et aussi de la France où l'unification culturelle était loin d'être réalisée au début du xixe siècle.


Selon A.-M. Thiesse, les identités nationales se forgent à partir d'un beau récit historique qui plonge ses sources dans un lointain passé, raconte une épopée séculaire où apparaissent des héros nationaux, des épisodes glorieux, des traditions populaires, des paysages emblématiques. L'histoire nationale se produit par la reconstitution rétrospective d'une histoire multiséculaire qui continue à établir un lien entre les ancêtres fondateurs et le présent, une langue, des héros, des monuments culturels, des monuments historiques. Les identités nationales sont ce que l'Anglais Benedict Anderson nomme des « communautés imaginées » (L'Imaginaire national, trad. La Découverte, 1996).


La construction des identités nationales a souvent été réalisée par le haut. L'Ecole, qui assure « le monopole de la culture légitime », selon l'expression de l'anthropologue anglais Ernest Gellner dans Nations et nationalismes (Payot, 1983), a été le lieu privilégié de la diffusion de cette culture nationale. L'homogénéisation linguistique a été également, dans de nombreux pays d'Europe, l'outil privilégié de l'identité nationale.


Décliner son identité, ce n'est pas simplement revendiquer une appartenance nationale, ethnique, communautaire, c'est aussi affirmer une position dans la société. Cette position nous est donnée par notre âge (enfant, adolescent, ou adulte), notre place dans la famille (mari, femme ou grand-père), une profession (médecin, garagiste ou étudiant), une identité sexuée (homme ou femme), et des engagements personnels (sportif, militant syndical...). A chacune de ces positions correspondent des rôles et codes sociaux plus ou moins affirmés. Pour George H. Mead, l'un des pères de la psychologie sociale, la construction de notre identité passe par l'intériorisation de ces différents « Moi » sociaux.


On comprend dès lors que la déstabilisation des cadres de socialisation que sont la famille, le travail ou les formes d'appartenances religieuse ou politique puisse aboutir à une véritable crise identitaire. C'est en tout cas la thèse défendue par le sociologue Claude Dubar dans La Crise des identités (Armand Colin, 2000).


L'identité statutaire


La déstabilisation des liens familiaux est le premier facteur d'incertitude identitaire. En trente ans, la famille moderne a changé de statut. L'institution stable fondée sur des normes rigides (« les liens sacrés du mariage »), une hiérarchie stricte (celle du « chef de famille » sur la femme et les enfants), une division des rôles (entre homme et femme, parent et enfants) a perdu son statut d'institution.


La crise de la famille a remis en cause les rôles rigides assignés aux hommes et aux femmes: l'homme destiné à devenir mari et chef de famille; la jeune femme devenant épouse, puis mère au foyer; la conquête de l'autonomie des femmes, le déclin du patriarcat, la démocratie familiale... Désormais, une telle trajectoire n'est plus « naturelle ». Le couple est plus instable, les rôles assignés à l'homme ou à la femme ont perdu de leur évidence. De là découlent une instabilité et une incertitude des relations et configurations personnelles. Derrière la crise identitaire - faut-il se marier ou non ?, faut-il prendre le nom de son mari ?, arrêter sa carrière pour faire des enfants, au risque de se voir enfermer dans le rôle de mère au foyer ? - et derrière la question identitaire (qui suis-je ?, que dois-je faire de ma vie ?) se profilent des enjeux personnels très concrets.


Selon C. Dubar, la crise identitaire est profondément reliée aux transformations du travail. Les métiers qui avaient une forte composante identitaire sont en déclin. C'est le cas des paysans et professions artisanales. C'est le cas aussi des ouvriers.


Après la famille, le travail


Le mouvement ouvrier s'était forgé une forte identité de classe à travers les organisations syndicales et politiques, à travers aussi toute une symbolique et une histoire attachées à certains métiers comme les mineurs, les sidérurgistes ou les marins pêcheurs.


Au déclin de ces professions aux identités clairement affirmées, est venue s'ajouter la fragilité plus forte des liens qui unissent un individu à son travail. Désormais, on entre plus tard dans la vie active (tout comme on entre plus tardivement en couple). La mobilité professionnelle (comme la mobilité conjugale) est plus forte : il arrive que l'on change plusieurs fois de profession au cours d'une vie (comme on change de compagne ou de compagnon) ; la réduction du temps de travail au cours de la vie contribue aussi à un engagement moins fort dans son emploi. Les questions que se posait naguère l'adolescent sur sa profession future - que vais-je faire de ma vie ?, quel sera mon métier ? -, deviennent une interrogation qui peut accompagner un individu tout au long de sa vie. La retraite elle-même est devenue un nouvel âge où l'on peut décider de « refaire sa vie ».

On peut faire à propos des identités religieuses ou politiques le même constat que pour la famille ou le travail. Le diagnostic général est celui d'une crise des cadres d'appartenance. Une abondante production sur le thème des « crises et recomposition » de leur identité s'en fait l'écho.


L'emprise moins forte des institutions et des communautés d'appartenance sur la vie des individus les conduit à négocier en permanence leur choix de vie. « Le projet de vie [...] devient un élément crucial de la structuration de l'identité personnelle », souligne le sociologue anglais Anthony Giddens dans La Structuration de la société (Puf, 1983).


Les rôles masculins et féminins sont moins affirmés, la famille plus précaire, le travail plus instable, les cadres politiques et religieux moins prégnants... Autant de facteurs qui favorisent l'apparition de troubles identitaires et d'angoisses existentielles.


L'individu est tiraillé entre ses identités multiples. Il hésite, zappe, oscille entre ses multiples appartenances. Il est en « quête de soi » permanente. Les engagements collectifs et les appartenances communautaires ayant moins d'emprise sur l'individu, il se retrouve à la fois plus libre, mais aussi plus désemparé. Le déracinement de l'individu est sans doute l'une des causes principales de la « quête identitaire » dont traite abondamment la littérature sociologique.


Qui suis-je ? Que dois-je faire de ma vie ? La question existentielle, que se posaient naguère les adolescents au moment de choisir un métier et de forger un projet de vie, devient maintenant une interrogation permanente, qui nous suit tout au long de la vie.


Le roman de Milan Kundera L'Identité met en scène un couple de cadres supérieurs, Jean-Marc et sa femme Chantal. Le couple lui-même n'existe plus vraiment. Il est réduit à la coexistence de deux personnages assez seuls qui vivent ensemble et s'observent, tout en restant chacun dans sa sphère personnelle. Le roman peut se lire comme un jeu de miroir sur l'image de soi, la représentation que l'on se fait de l'autre. « Les hommes ne se retournent plus sur moi », confie Chantal qui se sent devenir vieille. L'image de l'autre vacille alors : sur une plage, Jean-Marc court, le coeur battant, vers celle qu'il aime. Puis il s'approche et découvre... une autre femme que celle qu'il garde en tête et dont il est amoureux. Est-ce Chantal, qui a changé et n'est plus la même ? Est-ce une autre ? Le récit ne le dit pas.

 

Jean-François dortier - www.scienceshumaines.com

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12 juin 2013 3 12 /06 /juin /2013 11:46

A l'heure où les neurosciences encadrent toutes les activités cérébrales et nous poussent à un rationalisme qui se veut rassurant, faut-il encore croire au surnaturel, à un éventuel au-delà... aujourd'hui ?

 

 

 

 

Stéphanie Sauget, historienne, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Tours, auteure de « Histoire des maisons hantées : France, Grande-Bretagne, Etats-Unis (1780-1940) », éd. Tallandier

 

Stéphane Allix, écrivain, réalisateur et fondateur de l'INREES (Institut de Recherche sur les Expériences Extraordinaires)

 

Patricia Darré, journaliste et médium, auteure Les lumières de l’invisible, éd. Michel Lafon

 

Jacques Finné (au téléphone), auteur, spécialiste de la littérature fantastique.

 

 

Le cas Patricia Darré, une énigme pour la science !

   

 

 

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12 juin 2013 3 12 /06 /juin /2013 11:27

Parmi les nombreuses grilles d'intelligences qui ont été élaborées, la théorie des Intelligences Multiples d'Howard Gardner a le mérite d'être particulièrement simple à comprendre (car parlant bien à l'intuition) et pratique à utiliser dans une quelconque situation d'apprentissage.

 

Son succès depuis sa parution en 1983 a été considérable, en particulier dans les champs de l'éducation et de la formation permanente. Elle a fait l'objet de très nombreux livres d'application en langue anglaise.

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  • Les huit intelligences, selon Howard Gardner:
l'intelligence verbale / linguistique

C'est la capacité à être sensible aux structures linguistiques sous toutes ses formes. Elle est particulièrement développée chez les écrivains, les poètes, les orateurs, les hommes politiques, les publicitaires, les journalistes, etc.

On reconnaît particulièrement cette intelligence chez quelqu'un qui aime lire, qui parle facilement, aime raconter des histoires et aime en entendre, qui aime les jeux avec des mots (mots croisés, Scrabble, etc.), les jeux de mots, les calembours.
La plupart des systèmes d'enseignements reconnaissent cette intelligence. Si elle n'est pas suffisamment développée, on est facilement en échec scolaire.
Des manques dans cette capacité à mettre en mots sa pensée peut également créer le sentiment d'être incompris (en particulier face à ceux qui maîtrisent mieux cette intelligence) et engendrer des réactions de violence.

l'intelligence visuelle / spatiale

C'est la capacité à créer des images mentales, et à percevoir le monde visible avec précision dans ses trois dimensions.
Elle est particulièrement développée chez les architectes, les paysagistes, les peintres, les sculpteurs, les naturalistes, ceux qui tentent d'expliquer l'univers, les stratèges de champ de bataille, les metteurs en scène, etc.

On reconnaît particulièrement cette intelligence chez celui qui a un bon sens de l'orientation ; chez ceux qui créent facilement des images mentales ; ceux qui aiment l'art sous toutes ses formes ; ceux qui lisent facilement les cartes, les diagrammes, les graphiques ; ceux qui aiment les puzzles, ceux qui aiment arranger l'espace ; ceux qui se souviennent avec des images ; ceux qui ont un bon sens des couleurs ; ceux qui ont besoin d'un dessin pour comprendre ; etc.
Si cette capacité n'est pas suffisamment développée, on peut avoir des difficultés dans les processus de mémorisation et de résolution de problèmes. Car les images produites dans le cerveau aident à la pensée et à la réflexion. Pour beaucoup de scientifiques célèbres, leurs découvertes les plus fondamentales sont venues de modèles spatiaux et non de raisonnements mathématiques.

l'intelligence musicale / rythmique

C'est la capacité à être sensible aux structures rythmiques et musicales.
Elle est bien entendu particulièrement développée chez les musiciens (compositeurs, exécutants, chefs d'orchestre), et chez tous les " techniciens du son " (ingénieur du son, fabricant d'instruments de musique, accordeurs). Elle se trouve aussi chez les poètes, et dans les cultures à forte tradition orale.
On reconnaît particulièrement cette intelligence chez quelqu'un qui fredonne souvent, bat du pied, chante, se met à danser sur le moindre rythme ; chez ceux qui sont sensibles au pouvoir émotionnel de la musique, au son des voix et à leur rythme ; et ceux qui saisissent facilement les accents d'une langue étrangère.
Si cette capacité n'est pas suffisamment développée, on perd une partie des richesses transmises par les sons, à travers les sons organisés comme dans la musique ou dans les infinies variations du langage.

 

 

 

l'intelligence logique / mathématique

C'est la capacité à raisonner, à calculer, à tenir un raisonnement logique, à ordonner le monde, à compter. C'est l'intelligence qui a été décrite avec beaucoup de soin et de détails par Piaget en tant que " l'intelligence ".
Elle est particulièrement développée chez les mathématiciens et les scientifiques, les ingénieurs, les enquêteurs, les juristes, etc.

On reconnaît particulièrement cette intelligence chez quelqu'un qui aime résoudre des problèmes ; chez ceux qui veulent des raisons à tout, veulent des relations de cause à effet ; ceux qui aiment les structures logiques, et aiment expérimenter d'une manière logique ; chez ceux qui préfèrent la prise de notes linéaire ; etc.
Si cette capacité n'est pas suffisamment développée, on a du mal à organiser des tâches complexes, à donner un ordre de priorité à une succession d'actes ; à comprendre le sens d'une démarche scientifique, à comprendre la signification d'un phénomène ; à démonter un appareil ou un processus pour en comprendre les parties ; à utiliser le raisonnement déductif ; à se servir d'appareils fonctionnant avec une grande logique (comme un ordinateur).

l'intelligence corporelle / kinesthésique

C'est la capacité à utiliser son corps d'une manière fine et élaborée, à s'exprimer à travers le mouvement, d'être habile avec les objets.
Elle est particulièrement développée chez les danseurs, les acteurs, les athlètes, les mimes, les chirurgiens, les artisans, les mécaniciens.

On reconnaît particulièrement cette intelligence chez quelqu'un qui contrôle bien les mouvements de son corps ; chez ceux qui aiment toucher, sont habiles en travaux manuels ; ceux qui aiment faire du sport, aiment jouer la comédie ; chez ceux qui apprennent mieux en bougeant, qui aiment faire des expériences ; l'enseignant la reconnaîtra dans l'élève qui se trémousse s'il n'y a pas suffisamment d'occasions de bouger, chez celui qui se lève en classe pour tailler un crayon ou mettre un papier à la poubelle.
Si cette capacité n'est pas suffisamment développée, l'enfant comme l'adulte risquent de ressentir leur corps comme une gêne dans de nombreuses circonstances de la vie courante.

l'intelligence intrapersonnelle

C'est la capacité à avoir une bonne connaissance de soi-même.
Elle est particulièrement développée chez les écrivains, les " sages ", les philosophes, les mystiques.

On reconnaît particulièrement cette intelligence chez quelqu'un qui a une bonne connaissance de ses forces et de ses faiblesses, de ses valeurs et de ses capacités ; chez ceux qui apprécient la solitude ; qui savent se motiver personnellement ; qui aiment lire, qui écrivent un journal intime ; qui ont une forte vie intérieure.
Si cette capacité n'est pas suffisamment développée, on a du mal à tirer partie des expériences, à réfléchir sur ce qui a bien marché et comment améliorer ce qui a moins bien marché ; à prendre le contrôle de sa vie, de son apprentissage, à se donner des buts ; on est plus sensible à l'opinion de groupes ; on cherche (et on trouve) un responsable extérieur à ses échecs.

l'intelligence interpersonnelle

C'est la capacité à entrer en relation avec les autres.
Elle est particulièrement développée chez les politiciens, les enseignants et les formateurs, les consultants et les conseillers, les vendeurs, les personnes chargées des relations publiques.

On reconnaît particulièrement cette intelligence chez quelqu'un qui entre bien et facilement en relation, se mélange et s'acclimate facilement ; chez ceux qui aiment être avec d'autres et ont beaucoup d'amis, ceux qui aiment bien les activités de groupe ; chez ceux qui communiquent bien (et parfois manipulent), chez ceux qui aiment résoudre les conflits, jouer au médiateur.
Si cette capacité n'est pas suffisamment développée, il y a risque d'enfermement de la personnalité ; on se coupe du plaisir d'être avec d'autres, de travailler ensemble ; on perd des richesses issues du travail en coopération. On risque de devenir aigri, misanthrope, critique de l'humanité dans son ensemble.

l'intelligence (du) naturaliste

Elle a été rajoutée aux sept précédentes par Howard Gardner en 1996. C'est la capacité à reconnaître et à classer, à identifier des formes et des structures dans la nature, sous ses formes minérale, végétale ou animale.
Elle est particulièrement développée chez le naturaliste, qui sait reconnaître et classifier les plantes et les animaux ; chez tous ceux qui s'intéressent au fonctionnement de la nature, du biologiste au psychologue, du sociologue à l'astronome.

On la reconnaît chez ceux qui ceux qui savent organiser des données, sélectionner, regrouper, faire des listes ; chez ceux qui sont fascinés par les animaux et leurs comportements, qui sont sensibles à leur environnement naturel et aux plantes ; chez ceux qui cherchent à comprendre la nature et à en tirer parti (de l'élevage à la biologie) ; chez ceux qui se passionnent pour le fonctionnement du corps humain, qui ont une bonne conscience des facteurs sociaux, psychologiques et humains.

 

illustrations : Olivier Latyk pour www.mieux-apprendre.com

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11 juin 2013 2 11 /06 /juin /2013 07:17

Bagarres, vols, braquages, trafics et embrouilles en tous genres,
 émeutes dirigées contre l’ordre social… En réponse à l’exclusion et 
à la stigmatisation, les violences des bandes expriment des revendications identitaires et une recherche de reconnaissance.

 

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Dans l’univers des bandes, l’usage des violences verbales ou physiques peut avoir différentes significations et finalités qui s’entrecroisent très souvent. Par violences, on peut entendre aussi bien les coups, les menaces, brimades et autres intimidations. Se battre contre des groupes rivaux, racketter ou humilier régulièrement des lycéens ou des commerçants, mettre « la pression » à des résidents excédés par le bruit…, sont des facettes différentes de l’activité transgressive et agressive des bandes (par opposition aux formes plus conformes, voire positives, de leurs attitudes).



Les conduites violentes les plus quotidiennes s’inscrivent le plus souvent dans les relations sociales de proximité. En effet, les bandes sont un produit de la ségrégation sociale, spatiale et scolaire. Elles s’inscrivent dans un territoire (entrées d’immeubles, parkings, zones commerciales des cités…) qui constitue pour ces groupes un lieu de vie et de socialisation, d’identification et d’expression. Ce dernier point interroge les relations entretenues entre ces groupes et leur environnement immédiat. Ces relations conflictuelles routinières montrent que tout un ensemble de conduites violentes repose sur des enjeux de pouvoir, sous-tendus par plusieurs caractéristiques.


 

Le contrôle du territoire: une violence hégémonique.


L’ancrage et les activités des bandes (comme le commerce illégal de drogues ou de matériels divers) nécessitent de gérer à la fois la méfiance des habitants et la surveillance policière. Il leur faut donc imposer leur présence à la frange hostile du voisinage tout en limitant leurs velléités de collaboration avec les forces de police.


 

Les vols, une violence de frustration.

 

C’est à travers les vols que la banalisation de la délinquance s’effectue dans les bandes. Il s’agit là d’une délinquance endémique que ces groupes systématisent et pérennisent. La délinquance acquisitive est la principale catégorie d’infractions enregistrées chez les jeunes. On y retrouve ce que l’Américain Robert K. Merton décrivait comme un « mécanisme de la frustration relative ». Les bandes offrent les moyens de survivre, de consommer ou de s’enrichir, c’est-à-dire de réduire les frustrations nées d’un écart mal supporté entre les objectifs sociaux et les moyens pour y parvenir .


 

S’affronter pour exister
.


Les formes que prennent ces vols avec violences sont nombreuses : intimidations, coups, qu’il s’agisse de racketter, d’arracher un sac à main, de délester un individu de son smartphone ou de commettre un vol à main armée dans un commerce de proximité. Plus rarement et à un niveau « supérieur », des modes de spécialisation comme les braquages ou la séquestration avec demande de rançon sont conditionnés par l’existence de réseaux criminels locaux. Ces pratiques plus spécialisées et plus graves sont à l’intersection de la délinquance locale et d’une criminalité plus structurée. Mais la violence des bandes peut aussi s’inscrire dans une logique d’affrontement collectif : bagarres entre bandes, émeutes, conflits avec les forces de l’ordre. Contrairement aux victimes de vols violents, de pressions quotidiennes ou d’attitudes sexistes, peu armées pour se défendre, la cible de ces affrontements possède un statut collectif et est susceptible de « passer à l’offensive » ou de rendre les coups.


 

Cette logique d’affrontement se décline selon trois registres distincts : honorifique, altéritaire et protestataire. Ces registres ont en commun des représentations sociales et un discours sur l’ennemi, le concurrent, le dominant, mettant en lumière l’univers symbolique et politique du public des bandes.


 

Les violences honorifiques.

 

Elles représentent la forme d’affrontement la mieux connue du grand public, la plus médiatisée également. Il s’agit de ce que l’on appelle parfois « la guerre des bandes ». Ces affrontements, préparés et anticipés ou produits d’une rencontre imprévue, prennent la forme de duels, de bagarres en petits groupes, ou d’expéditions plus spectaculaires. Contrairement à une idée répandue et largement médiatisée, les mouvements massifs de La Défense en 2000 entre les jeunes de Chanteloup-les-Vignes et de Mantes-la-Jolie – des centaines de jeunes qui se donnent rendez-vous pour s’affronter dans un lieu public – sont rares. Ces « embrouilles » s’organisent autour d’un espace multiéchelle (du quartier au niveau national pour les cités les plus médiatisées) où se jouent les réputations d’un individu, de sa bande ou de son quartier.


 

Les causes ne sont pas à rechercher dans les motifs, ceux-ci sont souvent futiles, surtout comparés aux conséquences engendrées. Pour comprendre les raisons qui poussent des adolescents à s’engager dans ces affrontements, c’est du côté des positions sociales qu’il faut d’abord regarder. Ces jeunes cumulent les désavantages sociaux et scolaires et trouvent dans ces pratiques l’occasion de s’affirmer et d’accéder à la reconnaissance. La participation aux « embrouilles » traduit des attentes de gratification, une volonté de compenser des échecs, elle reflète également le rôle social et compensatoire de la force physique et des valeurs de virilité .


 

Les violences altéritaires

 

Elles forment une catégorie peu fréquente et aux contours flous. Elles sont tournées contre des groupes perçus comme menaçants et/ou concurrents et définis par leur altérité sociale, religieuse et/ou ethnoraciale. Cette défiance qui se nourrit de préjugés négatifs peut être individuelle ou collective, elle exprime une opposition, des revendications, des protestations ou une défiance au nom de l’expérience raciale et à l’égard d’un groupe racisé et considéré comme hostile. Ce sont par exemple, les bandes de skinheads à l’égard des minorités et réciproquement, les embrouilles entre jeunes « Robeus » (Arabes) et « Renois » (Noirs), ou, comme à Perpignan, entre « Maghrébins » et « Gitans ».


 

On peut distinguer plusieurs formes de violences altéritaires : une première reposant à la fois sur la valorisation de son groupe et la mise à distance d’autres groupes. Des antagonismes raciaux qui mettent en jeu la concurrence entre bandes dans un contexte de pénurie (pour l’accès aux emplois, aux aides publiques, ou sur le marché des drogues). Les skinheads, qui, bizarrement, n’ont jamais été catégorisés comme « bandes ethniques », ont longtemps incarné ce registre d’action collective qui se nourrit de xénophobie et qui tend à remettre en cause la légitimité et la présence des étrangers et de leur descendance.


 

On sort de la lutte des places pour se rapprocher de la lutte des classes, lorsque d’horizontale, cette conflictualité devient verticale en visant les représentants et assimilés du groupe majoritaire. C’est tout le sens du discours ou des pratiques hostiles visant les « Blancs » (moins ceux du voisinage que ceux perçus comme les dominants), mot qui concurrence de plus en plus les expressions de « cheuri » (riche) ou « joibour » (bourgeois). Cette posture est le produit de la tension entre la question sociale, l’expérience raciale et l’ordre territorial, ce que Robert Castel nomme la « discrimination négative » . Le cumul des difficultés familiales, scolaires, économiques ou politiques, ainsi que la mise à l’écart, sont résumés par les jeunes en bande, dans un nombre restreint d’explications, parmi lesquelles la race et le racisme occupent une place importante.


 

Les violences de protestation.


  Elles s’inscrivent, quant à elles, dans une dynamique de révolte à forte teneur politique. Ces conflits avec les institutions – en premier lieu la police nationale – ne peuvent se réduire à une quête collective de gratification. Dans le cas des émeutes urbaines, les jeunes en bandes en sont des acteurs centraux ; pas seulement en raison de leur participation à des activités délinquantes, mais en raison de leur avenir fort mal engagé, de leur exposition plus fréquente aux échecs, à l’intervention institutionnelle et policière. Ces expériences les rendent sensibles aux discours mais également aux conduites d’hostilité des représentants de l’État ou assimilés .


 

Ces différents registres de violence collective participent plus globalement de la communication publique des bandes. Celle-ci, aussi dangereuse et condamnable soit-elle, a du sens et est intelligible. Elle a différentes racines : le passé au regard de l’histoire des colonies, des classes populaires ou de l’immigration ; le séparatisme social et spatial et la stigmatisation qu’il induit, à partir desquels s’organisent les scolarités et les sociabilités ; des situations sociales marquées par l’échec et l’absence de perspectives réjouissantes dans un contexte de précarité de masse ; enfin un contexte politique défavorable caractérisé par un faible taux de participation électorale, une représentativité défaillante et une hostilité très forte à l’égard des élites au pouvoir. Les enquêtés et leur entourage sont l’objet d’un traitement négatif sans être en mesure d’inverser les rapports de force. Même si c’est une communication qui pèse d’abord sur le voisinage, elle révèle une vision du monde dichotomique, paranoïaque et profondément pessimiste.

 

Pour cette frange de la jeunesse de milieu modeste, cette communication a trois grandes fonctions sociales : la première est d’offrir un espace d’expériences symboliquement rentables, du carburant aux intenses besoins de reconnaissance, de « respect » et de réputation. La deuxième est d’assurer la cohésion collective, de faire bloc en dépassant les nombreux tiraillements interindividuels. La bande a besoin de conflit, c’est vital. La troisième est une fonction « politique ». Il s’agit tout simplement d’exister et de réduire l’angoisse majeure que constitue la mort sociale. À défaut d’inclusion dans la vie publique par la grande porte, conforme et policée, il est impératif d’être au centre de la vie locale, des médias ou de la rétine publique, afin d’éprouver le sentiment d’être dans la réalité sociale.

 

de www.scienceshumaines.com

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11 juin 2013 2 11 /06 /juin /2013 06:28

 Sur le plan philosophique, et d'une façon très générale, l'individuation désigne le processus d'organisation qui détermine la réalisation d'une forme individuelle complète et achevée. Qu'il y ait une réalité individuelle est une énigme métaphysique. Elle se constate. Comment la comprendre ?

 

leonard-vinci

 

Derrière toute émergence d'une forme individuelle, comprise comme passage de la puissance à l'acte, Aristote pose un principe d'individuation : l'entéléchie. Par ce principe, tout individué, inorganique ou organique, tend à réaliser la perfection de sa nature. La notion d'individuation a une longue histoire philosophique, dont on peut indiquer plusieurs temps forts : saint Thomas et le principe d'individuation des formes substantielles ; Leibniz reprenant l'hypothèse d'un tel principe pour critiquer le cartésianisme ; le vitalisme moderne, de la constitution du concept d'organisation par les naturalistes français (Cabanis, Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier, C. Bernard), jusqu'aux théories organicistes contemporaines, pour lesquelles l'individuation représente une catégorie de l'organisation bio-psychique (entre autres, Goldstein, Bertalanffy, Piaget).

 

Une œuvre est essentielle pour la compréhension contemporaine des phénomènes d'individuation : celle de Carl Gustav Jung. Tout d'abord, ce dernier a rendu à cette notion toute sa pertinence épistémique en réactualisant le concept d'entéléchie (parallèlement aux travaux de l'embryologiste H. Driesch). Mais, de plus, il en a permis une compréhension nouvelle à la lumière de la psychologie des profondeurs. Son œuvre, par cette notion d'individuation, réinvestit la perspective aristotélicienne dans l'évidence platonicienne d'une réalité archétypique à expérimenter. Selon Jung, l'expérience progressive de cet univers d'archétypes réalise le chemin proprement humain d'individuation.

 

L'individuation est « le processus psychologique qui fait d'un être humain un « individu » — une personnalité unique, indivisible, un homme total » (Jung, The Integration of the Personality). Parlant de son intuition d'un tel processus, Jung affirme qu'il s'agit de « la notion clé de toute ma psychologie ». C'est en effet sur l'individuation comme processus que repose entièrement sa théorie dynamique et épigénétique de la psyché. Par Alain Delaunay.


France-Culture

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Emission "Les racines du ciel" avec Christophe Fauré, psychiatre et psychothérapeute spécialisé dans l’accompagnement du deuil et de la fin de vie. Il exerce en pratique libérale à Paris. Il est auteur de plusieurs ouvrages chez Albin Michel, dont Vivre le deuil au jour le jour.

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8 juin 2013 6 08 /06 /juin /2013 11:04

Nos lointains ancêtres reptiles s'émouvaient peu de la douleur de leurs congénères. Pourtant, nous y sommes devenus sensibles : nous partageons naturellement les émotions des autres, une faculté que l'on nomme empathie. Comment l'avons-nous acquise ? 

 

empathie.jpg

 

De quand date le concept d'empathie ?

 

J. Decety : Le mot lui-même date du xixe siècle et nous vient de la philosophie esthétique allemande (c'est une traduction de Einfühlung), en particulier de Robert Vischer. Il désigne alors une forme de compréhension intuitive d'une œuvre d'art. Theodore Lipps en Allemagne, puis Edward Titchener en Angleterre, font ensuite glisser son sens vers la psychologie.

 

Mais la véritable origine du concept, sous-tendue par une vision naturaliste des phénomènes psychologiques, dérive de ce que la philosophie des Lumières écossaise nommait « sympathie ». David Hume, dans son Traité de la nature humaine (1740), et Adam Smith en 1759 décrivent celle-ci comme un moyen naturel de communication, qui nous permet de partager les sentiments des autres lorsque nous les observons, de ressentir leur peine lorsqu'ils souffrent, leur joie lorsqu'ils réussissent. C'est cette définition que retiendront, pour le terme d'empathie, les neurosciences, la psychologie du développement et la psychologie sociale.

 

Les animaux éprouvent-ils aussi de l'empathie ?

 

J. Decety : Oui, et Darwin l'avait d'ailleurs noté, en pointant une certaine continuité entre les animaux et les hommes dans l'expression des émotions et les manifestations d'empathie (qu'il appelait sympathie, comme les philosophes écossais). L'espèce humaine n'est pas la seule à ressentir des émotions, à les communiquer, et à répondre à celles des autres. Cette capacité serait partagée par tous les mammifères.

 

En laboratoire, on utilise beaucoup les rongeurs pour étudier les mécanismes neuro-hormonaux impliqués dans l'empathie. Sue Carter, de l'Université de l'Illinois, s'est focalisée, chez les campagnols, sur l'ocytocine et la vasopressine (des hormones synthétisées dans l'hypothalamus) : depuis plus de 20 ans, elle étudie le codage génétique de ces hormones et leur rôle dans l'attachement entre mâles, femelles et enfants, ainsi que dans les comportements sociaux et agressifs. Dans mon laboratoire, nous soumettons des rats à des situations de stress et de détresse émotionnelle pour comprendre l'influence de leur état physiologique sur la manifestation – ou non – de comportements prosociaux.

 

Si l'empathie ne nous est pas propre, son couplage avec le langage, la mémoire, la conscience et les capacités métacognitives lui confère un rôle particulier dans le cas de notre espèce – pour le meilleur et pour le pire. Chez l'homme, l'empathie est la base sur laquelle se développent les émotions morales comme la culpabilité et le remord. Elle permet également de manipuler ou de torturer autrui.

 

L'empathie est-elle un avantage adaptatif ?

 

J. Decety : Chez l'homme, de nombreuses études en psychologie sociale indiquent que l'empathie favorise les comportements altruistes. Or nous sommes des animaux sociaux, et nous ne pouvons survivre que grâce à nos interactions avec les autres. La capacité de ressentir l'état émotionnel de nos congénères et d'y répondre de manière appropriée nous a alors apporté, ainsi qu'aux mammifères en général, un avantage adaptatif évident pour la survie de l'individu et du groupe.

 

Précisons toutefois qu'à l'origine, notre sociabilisation n'est pas due à l'empathie : la biologie de l'évolution nous enseigne que les comportements altruistes sont apparus avant l'acquisition de cette capacité. De plus, certaines espèces dénuées d'empathie manifestent de tels comportements : c'est le cas des insectes sociaux – comme les abeilles qui, mourant sitôt après avoir piqué leur cible, se sacrifient pour protéger l'essaim – et des oiseaux, qui poussent des cris d'alarme pour alerter leurs congénères d'un danger, ce qui les expose davantage. Le lien entre empathie et altruisme n'est donc pas automatique.

 

Cette faculté est-elle liée aux neurones miroirs ?

 

J. Decety : Les « neurones miroirs », découverts chez le singe, sont des neurones sensorimoteurs qui s'activent de la même façon lorsqu'on réalise une action et lorsqu'on la voit faire. Ils participent activement au codage des actions dirigées vers un but, et en ce sens, ils contribuent à la perception et à la compréhension du comportement des autres. Ils sont alors probablement impliqués dans la construction de représentations communes des actes associés aux émotions (résonance motrice) et peut-être aussi dans la contagion des émotions.

 

Cependant, la vision selon laquelle ils seraient la base neurobiologique de l'empathie est un peu simpliste. Le rôle de ces neurones dans la perception et l'expression des émotions est encore peu évident et les premiers résultats sont à prendre avec prudence.

 

Quelle serait alors la base neurobiologique de l'empathie ?

 

J. Decety : Il n'y a pas une région cérébrale unique. L'empathie est un concept phénoménologique, regroupant plusieurs capacités : partage et compréhension des émotions d'autrui, mais aussi réponse adaptée. C'est donc une véritable symphonie psychique, qui repose sur un ensemble de mécanismes divers, présents dès la naissance.

 

Nos connaissances des bases neurobiologiques de l'empathie proviennent de deux sources d'études : d'une part, l'animal et le sujet volontaire sains et, d'autre part, des patients souffrant de lésions ou de dysfonctionnements neurochimiques associés à des déficits socio-émotionnels. Ces études montrent que l'empathie implique les circuits neurophysiologiques de l'expression des émotions (le cortex somatosensoriel, l'insula, le cortex cingulaire, le cortex préfrontal ventro-médian et l'amygdale), mais aussi le système nerveux autonome (qui régule notamment la respiration et le rythme cardiaque) ainsi que les systèmes hormonaux du cerveau.

 

Des lésions neurologiques peuvent faire disparaître certaines composantes de l'empathie. En associant la zone cérébrale détruite à la faculté disparue, on établit une carte fonctionnelle : les régions sous-corticales et temporales sont ainsi liées à la capacité de ressentir les émotions d'autrui, les régions préfrontales à celle de les comprendre, et les régions orbitaires et cingulaires à celle d'y répondre de manière appropriée.

Différents troubles psychiatriques peuvent aussi « désaccorder » l'empathie. Grâce à la neuro-imagerie, nous avons récemment étudié la réaction à la douleur d'autrui chez les adolescents agressifs et antisociaux, présentant des désordres de conduite, des tendances psychopathiques et un manque d'empathie. Contrairement aux prédictions des travaux comportementaux, ces jeunes activent le même réseau cérébral de perception de la douleur d'autrui que les adolescents « standards ». La différence est qu'au lieu de provoquer une réaction aversive, cette information est associée à une réponse dans l'amygdale et le striatum ventral, impliqués dans le plaisir et la récompense.

 

Quand ces structures sont-elles apparues chez l'homme ?

 

J. Decety : Les reptiles ne possèdent pas les substrats neurobiologiques nécessaires à l'empathie, qui sont donc apparus chez les mammifères après la séparation de ces deux familles il y a 200 millions d'années. Parmi les animaux doués d'empathie, l'homme a en propre une capacité à prendre conscience de ses émotions, de ses sentiments et de ses rapports aux autres, et à réguler volontairement ces aspects subjectifs. Cette capacité serait liée à l'important développement de notre cortex préfrontal depuis les débuts du Pléistocène, il y a environ deux millions d'années.

 

Attention cependant à ne pas réduire aux dernières couches cérébrales nos émotions sociales les plus récentes, car les circuits neuronaux qui en sont responsables opèrent en interaction avec les niveaux ancestraux. Certains mécanismes impliqués dans l'empathie sont accessibles à la conscience, tandis que d'autres, les plus anciens, ne le sont pas. L'évolution a construit des couches de complexité croissante, qui doivent être prises en considération pour une compréhension complète de la nature humaine.n

d'empathie ?

 

J. Decety : Le mot lui-même date du xixe siècle et nous vient de la philosophie esthétique allemande (c'est une traduction de Einfühlung), en particulier de Robert Vischer. Il désigne alors une forme de compréhension intuitive d'une œuvre d'art. Theodore Lipps en Allemagne, puis Edward Titchener en Angleterre, font ensuite glisser son sens vers la psychologie.

 

Mais la véritable origine du concept, sous-tendue par une vision naturaliste des phénomènes psychologiques, dérive de ce que la philosophie des Lumières écossaise nommait « sympathie ». David Hume, dans son Traité de la nature humaine (1740), et Adam Smith en 1759 décrivent celle-ci comme un moyen naturel de communication, qui nous permet de partager les sentiments des autres lorsque nous les observons, de ressentir leur peine lorsqu'ils souffrent, leur joie lorsqu'ils réussissent. C'est cette définition que retiendront, pour le terme d'empathie, les neurosciences, la psychologie du développement et la psychologie sociale.

 

Les animaux éprouvent-ils aussi de l'empathie ?

 

J. Decety : Oui, et Darwin l'avait d'ailleurs noté, en pointant une certaine continuité entre les animaux et les hommes dans l'expression des émotions et les manifestations d'empathie (qu'il appelait sympathie, comme les philosophes écossais). L'espèce humaine n'est pas la seule à ressentir des émotions, à les communiquer, et à répondre à celles des autres. Cette capacité serait partagée par tous les mammifères.

 

En laboratoire, on utilise beaucoup les rongeurs pour étudier les mécanismes neuro-hormonaux impliqués dans l'empathie. Sue Carter, de l'Université de l'Illinois, s'est focalisée, chez les campagnols, sur l'ocytocine et la vasopressine (des hormones synthétisées dans l'hypothalamus) : depuis plus de 20 ans, elle étudie le codage génétique de ces hormones et leur rôle dans l'attachement entre mâles, femelles et enfants, ainsi que dans les comportements sociaux et agressifs. Dans mon laboratoire, nous soumettons des rats à des situations de stress et de détresse émotionnelle pour comprendre l'influence de leur état physiologique sur la manifestation – ou non – de comportements prosociaux.

 

Si l'empathie ne nous est pas propre, son couplage avec le langage, la mémoire, la conscience et les capacités métacognitives lui confère un rôle particulier dans le cas de notre espèce – pour le meilleur et pour le pire. Chez l'homme, l'empathie est la base sur laquelle se développent les émotions morales comme la culpabilité et le remord. Elle permet également de manipuler ou de torturer autrui.

 

L'empathie est-elle un avantage adaptatif ?

 

J. Decety : Chez l'homme, de nombreuses études en psychologie sociale indiquent que l'empathie favorise les comportements altruistes. Or nous sommes des animaux sociaux, et nous ne pouvons survivre que grâce à nos interactions avec les autres. La capacité de ressentir l'état émotionnel de nos congénères et d'y répondre de manière appropriée nous a alors apporté, ainsi qu'aux mammifères en général, un avantage adaptatif évident pour la survie de l'individu et du groupe.

 

Précisons toutefois qu'à l'origine, notre sociabilisation n'est pas due à l'empathie : la biologie de l'évolution nous enseigne que les comportements altruistes sont apparus avant l'acquisition de cette capacité. De plus, certaines espèces dénuées d'empathie manifestent de tels comportements : c'est le cas des insectes sociaux – comme les abeilles qui, mourant sitôt après avoir piqué leur cible, se sacrifient pour protéger l'essaim – et des oiseaux, qui poussent des cris d'alarme pour alerter leurs congénères d'un danger, ce qui les expose davantage. Le lien entre empathie et altruisme n'est donc pas automatique.

 

Cette faculté est-elle liée aux neurones miroirs ?

 

J. Decety : Les « neurones miroirs », découverts chez le singe, sont des neurones sensorimoteurs qui s'activent de la même façon lorsqu'on réalise une action et lorsqu'on la voit faire. Ils participent activement au codage des actions dirigées vers un but, et en ce sens, ils contribuent à la perception et à la compréhension du comportement des autres. Ils sont alors probablement impliqués dans la construction de représentations communes des actes associés aux émotions (résonance motrice) et peut-être aussi dans la contagion des émotions.

 

Cependant, la vision selon laquelle ils seraient la base neurobiologique de l'empathie est un peu simpliste. Le rôle de ces neurones dans la perception et l'expression des émotions est encore peu évident et les premiers résultats sont à prendre avec prudence.

 

Quelle serait alors la base neurobiologique de l'empathie ?

 

J. Decety : Il n'y a pas une région cérébrale unique. L'empathie est un concept phénoménologique, regroupant plusieurs capacités : partage et compréhension des émotions d'autrui, mais aussi réponse adaptée. C'est donc une véritable symphonie psychique, qui repose sur un ensemble de mécanismes divers, présents dès la naissance.

 

Nos connaissances des bases neurobiologiques de l'empathie proviennent de deux sources d'études : d'une part, l'animal et le sujet volontaire sains et, d'autre part, des patients souffrant de lésions ou de dysfonctionnements neurochimiques associés à des déficits socio-émotionnels. Ces études montrent que l'empathie implique les circuits neurophysiologiques de l'expression des émotions (le cortex somatosensoriel, l'insula, le cortex cingulaire, le cortex préfrontal ventro-médian et l'amygdale), mais aussi le système nerveux autonome (qui régule notamment la respiration et le rythme cardiaque) ainsi que les systèmes hormonaux du cerveau.

 

Des lésions neurologiques peuvent faire disparaître certaines composantes de l'empathie. En associant la zone cérébrale détruite à la faculté disparue, on établit une carte fonctionnelle : les régions sous-corticales et temporales sont ainsi liées à la capacité de ressentir les émotions d'autrui, les régions préfrontales à celle de les comprendre, et les régions orbitaires et cingulaires à celle d'y répondre de manière appropriée.

Différents troubles psychiatriques peuvent aussi « désaccorder » l'empathie. Grâce à la neuro-imagerie, nous avons récemment étudié la réaction à la douleur d'autrui chez les adolescents agressifs et antisociaux, présentant des désordres de conduite, des tendances psychopathiques et un manque d'empathie.

 

Contrairement aux prédictions des travaux comportementaux, ces jeunes activent le même réseau cérébral de perception de la douleur d'autrui que les adolescents « standards ». La différence est qu'au lieu de provoquer une réaction aversive, cette information est associée à une réponse dans l'amygdale et le striatum ventral, impliqués dans le plaisir et la récompense.

 

Quand ces structures sont-elles apparues chez l'homme ?

 

J. Decety : Les reptiles ne possèdent pas les substrats neurobiologiques nécessaires à l'empathie, qui sont donc apparus chez les mammifères après la séparation de ces deux familles il y a 200 millions d'années. Parmi les animaux doués d'empathie, l'homme a en propre une capacité à prendre conscience de ses émotions, de ses sentiments et de ses rapports aux autres, et à réguler volontairement ces aspects subjectifs. Cette capacité serait liée à l'important développement de notre cortex préfrontal depuis les débuts du Pléistocène, il y a environ deux millions d'années.

 

Attention cependant à ne pas réduire aux dernières couches cérébrales nos émotions sociales les plus récentes, car les circuits neuronaux qui en sont responsables opèrent en interaction avec les niveaux ancestraux. Certains mécanismes impliqués dans l'empathie sont accessibles à la conscience, tandis que d'autres, les plus anciens, ne le sont pas. L'évolution a construit des couches de complexité croissante, qui doivent être prises en considération pour une compréhension complète de la nature humaine.

 

 Entretien avec Jean Decety, professeur de psychologie et de psychiatrie. Propos recueillis par Guillaume Jacquemont.

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5 juin 2013 3 05 /06 /juin /2013 11:05

Des femmes amazones, des hommes en quête de tendresse… et des thérapeutes de couple qui croulent sous les plaintes. Contrairement à ce que peuvent laisser penser les comportements machistes révélés par l’actualité, toutes les enquêtes en témoignent : les rôles évoluent et les relations entre les sexes deviennent plus compliquées.

 

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Frédéric ne s’en est pas encore remis. Il y a un mois, dans un bar, cet homme de 38 ans avait rencontré une brune drôle, longue et fine. La nuit s’était terminée chez lui. Quelques heures torrides. Il lui avait laissé son numéro de portable, lui avait demandé le sien. Elle avait éludé en riant : « Il faut que j’y aille. Je t’appelle. » Il était assez sûr de lui : tout s’était très bien passé et, en plus, elle était seule et libre. Mais il n’a jamais eu de nouvelles. Au lieu de vite tourner la page, de se réjouir de cette conquête qui ne s’accrochait pas, le jeune homme s’est enflammé et ne pense qu’à elle : « Je ne comprends pas. Elle n’était même pas mon genre. J’attends que “ça” passe », dit-il tristement. Combien sont-ils, comme Frédéric, à craindre d’être instrumentalisés, puis abandonnés par des « amazones » imprévisibles ?


Suzanne, 44 ans, vient, elle, de quitter son dernier amant : « Xavier avait tout pour me plaire, il était cultivé, polyglotte, aimait comme moi les voyages et l’art abstrait. La conversation entre nous était délicieuse. La première nuit n’a pas été géniale : il était très tendre, mais je me suis un peu ennuyée. Je lui ai laissé une seconde chance. Malheureusement, les choses ne se sont pas arrangées. Il était trop doux. J’avais l’impression d’être au lit avec un enfant. Pas avec un homme qui te saisit. J’ai arrêté les frais assez vite. J’ai besoin d’un homme, un vrai. » Combien sont-elles, comme Suzanne, à ne plus comprendre, à se plaindre de l’attitude fuyante, timorée de partenaires visiblement angoissés et perdus ?


Dans sa grande enquête sur la sexualité masculine, le psychiatre et sexologue Philippe Brenot constate que les hommes ont changé. À la recherche de tendresse, ils se « féminisent ». Dans un même mouvement de balancier, les femmes, en assumant et en affichant ostensiblement leurs désirs, se « virilisent ». Résultat : les repères se brouillent et tout se complique.


Des apparences trompeuses


Pourtant, en apparence, dans les rues, dans les transports en commun, sur les panneaux publicitaires, dans les films, à la télévision (à travers la série Mad Men, par exemple), chacun est à sa place : filles et garçons affichent ouvertement leurs « spécificités ». Décolletés plongeants, taille marquée, talons aiguilles, vernis rouge flamboyant pour elles ; barbe, moustache, pattes, pilosité et musculature bien apparentes pour eux. Tout est dans l’hypersexualisation. Comme si chacun des deux sexes avait décidé d’incarner « la mascarade féminine » et « le ridicule de la virilité », pour reprendre les formules du psychanalyste Jacques Lacan.

 

En forçant le trait aussi ostensiblement, que cherchons-nous à faire ? À nous persuader ? Serions-nous, hommes et femmes, au fond de nous-mêmes, travaillés par le doute ? Oui, assurent les psychanalystes et les sociologues. Si nous jouons la surenchère à l’extérieur, c’est que notre identité sexuelle nous apparaît de moins en moins claire dans notre for intérieur. « De quel sexe êtes-vous ? » interroge d’ailleurs en ce moment une exposition à Villeneuve-d’Ascq.

 

Le rééquilibrage issu de Mai 68, la mise en place progressive de l’égalité hommes-femmes nous ont psychiquement bouleversés, le plus souvent à notre insu. Le psychanalyste Alain Vanier, auteur notamment d’Une introduction à la psychanalyse (Armand Colin, “Psychologie”, 2010), se souvient : « Pendant longtemps, le rôle des hommes dans les sociétés bourgeoises capitalistes était de travailler pour tout le monde. Ils étaient certes soumis à la machine de production, mais cela leur donnait une position dominante dans la famille. Aujourd’hui, les femmes font partie intégrante du système économique. D’un côté, la prépondérance masculine n’est plus assurée, avec des hommes qui passent de plus en plus de temps à la maison, et, de l’autre, comme le rapport au travail se conçoit encore dans une perspective masculine, les femmes s’assujettissent parfois à un comportement “mâle”. Résultat : les rôles et les semblants sociaux sont de moins en moins affirmés. Ce qui a évidemment une incidence sur notre vie psychique. » Et nous sommes d’autant plus susceptibles de mélanger inconsciemment les genres que l’être humain a la particularité d’être psychiquement bisexuel.


Une bisexualité psychique


Selon la psychanalyste Catherine Chabert, auteure de L’Amour de la différence (PUF, 2011), « Freud a démontré que chaque individu se construit en référence à des modèles à la fois féminins et masculins. Bien sûr que la différence physique existe, mais encore faut-il qu’elle soit admise psychiquement ». Les hommes gagnent aujourd’hui parfois moins d’argent que leur femme. Ils s’occupent des enfants, prennent soin de leur corps, ont entériné les exigences féminines d’une sexualité plus tendre, plus lente. Mais, estime Alain Vanier, ce n’est pas anodin : « Cette position plus “féminine” peut les renvoyer à la petite enfance et à leurs fantasmes de perte du pénis. Pour le garçon, certes, la fille peut être un garçon châtré : elle n’a pas de zizi, c’est donc qu’elle a été punie. Et ce petit garçon effrayé est susceptible de resurgir en chaque homme quand la sexualité entre en jeu. »

 

Du coup, pour certains, l’acte sexuel est désormais ressenti comme une menace. Beaucoup d’hommes vivent inconsciemment le rapport comme une offrande : ils donnent leur pénis à la femme, qui peut en jouir. Si cette dernière ne leur inspire pas confiance, si elle prend à leurs yeux l’apparence d’une femme ambitieuse au travail ou d’une séductrice tous azimuts, avide de sensations fortes, ils sont facilement susceptibles de battre en retraite. « Je suis fatigué de ces filles qui te considèrent comme de la chair à pâté, confie Martin, 32 ans. La semaine dernière, au cours d’une soirée, je me suis fait aborder par une fille magnifique, une actrice connue. Elle s’est déhanchée devant moi et m’a tranquillement chuchoté à l’oreille : “Tu viens ? J’ai envie de baiser.” J’ai poliment décliné. Elle ne s’est pas démontée, a sorti un stylo de son microsac et a écrit son numéro de portable sur mon poignet en susurrant : “Appelle-moi.” Ce que je n’ai évidemment pas fait ! » Que les femmes aient des désirs, c’est vrai depuis toujours. Mais des siècles de silence pesaient sur la possibilité effective de les manifester. Aujourd’hui, elles n’hésitent plus à exprimer ce dont elles ont envie. Et c’est là que la confusion se joue.


Des hommes objets


Pour Alain Vanier, « les semblants masculins changent. Ils peuvent être inquiétants pour certains hommes. Ils se disent qu’ils devront satisfaire leur partenaire coûte que coûte, qu’ils peuvent même être comparés à d’autres. C’est extrêmement angoissant, car ils vivent la sexualité comme une performance ». La philosophe et psychanalyste Monique David-Ménard a, elle aussi, constaté une évolution : « Oui, les filles ont changé. Elles considèrent parfois dès l’adolescence que la séduction va les défendre de tous les risques et colmater les épreuves de l’enfance, et adoptent donc des conduites donjuanesques. Elles expérimentent alors une forme d’indistinction sentimentale qui les fait passer de l’amour à l’amitié, et réciproquement. »

 

Laura, 27 ans, aime garder ses amants comme amis : « Je me dis que je suis amoureuse, et puis je m’aperçois que ce n’est pas terrible au lit. Ou alors, je rencontre un garçon qui me plaît plus que celui avec lequel je suis. Quand je romps, parfois, ils font des histoires. Ils ne veulent plus me revoir. Je trouve que c’est dommage. » Nous sommes devenus tellement autocentrés que nous ne voulons plus choisir, plus manquer de rien. Coincés dans une quête d’autosatisfaction perpétuelle, nous voudrions tout avoir : les « avantages » de l’une et l’autre histoire, de l’un et l’autre genre. Car, explique Catherine Chabert, « la spirale narcissique consiste à vouloir avoir les deux sexes. Aujourd’hui, les différences sont comme gommées, abrasées. Nous voulons tout, alors que le manque est le moteur du désir ». Quand nous nous sentons complets tout seul, nous n’avons plus besoin de l’autre. Les sex-toys pourraient alors très bien faire l’affaire. La sexualité devient plus que jamais le lieu du nombrilisme.

 

Nous nous regardons être aimés : « Comment m’aime-t-il ? », « M’aime-t-il “correctement” ? », « Suis-je à la hauteur ? » La jouissance se réduit à un effet miroir. Bien loin d’une tentative de rencontre authentique avec l’autre, hélas...

 

Hélène Fresnel pour www.psychologies.com

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1 juin 2013 6 01 /06 /juin /2013 11:38

La peur de la déviance, en elle-même, devient de la pure paranoïa... Le vrai savoir disparait au profit d'une science d'apparat fondée uniquement sur la sémantique.

 

Lien vers la revue médicale suisse: Le DSM-V, à la gloire d’une époque qui craint la déviance.

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Tout cela n'est-il pas suffisant ?

 

Dans le vaste monde de la psychiatrie et de la santé mentale, on attendait avec fébrilité le 10 février, jour de mise en ligne du projet de nouvelle version du Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders (DSM-V). Il faut dire que c’est de manière quasi théologique que ce manuel rayonne son autorité. Avec une efficacité unique dans l’histoire des sciences, un petit groupe d’experts, tous cooptés au sein de l’American Psychiatric Association (APA), est par venu à découper, nommer et définir les troubles psychiques, comme l’Eglise l’avait fait autrefois avec les péchés. Au fil des décennies et de ses différentes versions, le DSM a imposé son credo urbi et orbi (hors des Etats-Unis).


Contre cette domination, il y eut certes quelques tentatives. L’OMS a lancé sa propre classification, le CIM-10. Avec un succès limité. Dans la plupart des pays développés, c’est le DSM qui définit le statut (bien-portant ou malade) des individus, qui influence le remboursement du traitement de leurs souffrances, qui justifie, parfois, leur enfermement.


Des groupes de patients craignent d’y figurer. D’autres aime raient que change la terminologie qui les con cerne. Qu’on le veuille ou non, le DSM est devenu le livre où se raconte la maladie mentale. Les intérêts mis en jeu par le DSM sont évidemment colossaux. D’où, en coulisse, mille manœuvres et tentatives d’influence. N’imaginons pas que les experts chargés de développer le nouveau DSM travaillent seuls. Autour d’eux, les aidant à prendre les bonnes décisions, s’active le cortège classique du pouvoir américain : lobbies (celui de l’industrie pharmaceutique surtout), experts (la plupart payés par les lobbies), médias, politiciens, minorités actives…


Pour donner une petite idée de l’ambiance qui prévaut (comme à chaque nouvelle version, d’ailleurs) : avant même la publication du projet du DSM-V, les responsables des deux précédentes éditions (DSM-III et IV) ont écrit une lettre dans le Psychiatric Times où ils accusent leurs successeurs de se montrer «trop secrets et complètement coupés de l’opinion extérieure» et se disent inquiets que la nouvelle version «augmente sensiblement la population considérée comme pathologique».


C’est que le projet de DSM-V ne se contente pas de redéfinir quelques maladies ou d’en ajouter quelques-unes. Il
introduit un nouveau paradigme. En résumé : ce qui fait la maladie, c’est le quantitatif davantage que le qualitatif. Entre le normal et le pathologique, la différence n’est que d’intensité. Aucun trouble n’est anormal en tant que tel.


Seule son intensité le rend pathologique. C’est vrai que, du coup, suivant où est placé le curseur, le marché de la maladie psychique pourrait considérablement s’accroître…
Depuis sont origine, le DSM a visé la simplification. Son utopie fondatrice était de débarrasser la psychiatrie de toute
théorie. Mais aussi de la soustraire à la variable individuelle et à l’irrésolu qui lui est lié. Pour cela, il a commencé par abandonner les symboles et les restes de mythologie grecque qui encombraient sa terminologie (reliquats de ses racines psychanalytiques). Ensuite, au moyen d’une classification rigide, comme on en trouve en physique, chimie ou biologie, le DSM a porté son projet à son aboutissement : faire de la psychiatrie une science comme une autre. Une science à portée universelle, insensible à l’influence des cultures et des interprétations.

 
L’étrange, cela dit, est l’attitude profondément antiscience des experts du DSM. Les récents progrès de la génétique dans l’élucidation de l’étiologie de maladies psychiatriques, les améliorations des traitements pharmaceutiques et la neuroimagerie auraient dû jouer un rôle majeur dans sa révision. Or il n’en est rien. Aux yeux des experts du DSM, la psychiatrie est une science, certes, mais solitaire, qui n’a de compte à rendre qu’à elle-même. Se pose cependant une petite question : en se présentant comme athéorique, le projet du DSM n’est-il pas une mystification typique de l’époque moderne ? Certes, son système de classification s’est mondialement diffusé, c’est son mérite. Il permet l’intercompréhension des chercheurs et des praticiens, et, ce qui n’est pas rien, la comparabilité des résultats. Mais exclure toute réflexion sur les causes des maladies et sur l’irréductible singularité des sujets ne suffit pas à éviter tout parti pris idéologique.

  
Si au moins la langue du DSM était vraiment objective. Mais, à bien regarder, ce n’est pas le cas. Un même patient, suivant l’examinateur et le moment auquel il est observé, peut recevoir des diagnostics différents. De nombreux critères diagnostiques dépendent du contexte social. Malgré ce que prétendent les experts du DSM, ils restent essentiellement subjectifs.


Aucun langage ne peut servir à communiquer sans se lier à une dimension symbolique. L’humain s’exprime sans
cesse au travers d’équivoques, d’ambiguïtés, de détours par l’imaginaire. Or, le DSM est le projet d’un langage absolument formalisé, univoque, clair, sans doutes. Mais ce langage n’est en réalité qu’un artefact. En imitant l’esprit de la rationalité technique, il tend à fabriquer de la maladie.


Comment comprendre que la communauté psychiatrique, sensible à l’importance de l’altérité, ait pu laisser un petit
groupe de psychiatres américains imposer un modèle aussi hégémonique ? Pourquoi les psychiatres n’exigent-ils pas que le DSM soit un chantier mondial, mené par une équipe ouverte, soumis à une incessante critique, modifiable en tout temps selon le nouveau savoir – comme n’importe quel savoir scientifique, d’ailleurs ?


Cette fois-ci, c’est vrai, l’APA a voulu qu’une vaste consultation sur internet précède la publication du nouveau DMS, le V, prévue pour cette année. Mais ensuite, comme pour mieux con trôler sa portée idéologique, le DSM-V ne sera disponible que sous forme de livre. Notre société ne peut fonctionner qu’en remettant en cause le normal, en interrogeant sans cesse ses limites. Mais avec grande prudence. Le grave, ce serait un monde normalisé par la psychiatrie, où la moindre impulsion créatrice, la plus petite transgression, le début même de l’originalité, l’acte ou le comportement humain un tant soit peu impertinent, se trouverait catalogué comme anormal, nuisible et à la fin dangereux.

   
Autre question de fond : pour quelle raison le DSM a-t-il décidé de ne s’intéresser qu’aux patients ?

Prenez la dépression. Comment séparer, dans le jeu de ses causes, une société qui exige que chacun «performe» sa vie et des individus qui n’arrivent plus à suivre cette injonction ? Ne faudrait-il pas, en parallèle de celle des individus, lancer une entreprise de classification des troubles de la société ?

 
En lisant le projet de DSM-V, on visite des déviances fascinantes, on se promène dans des vices qui sont comme les ombres des multiples ressources du psychisme humain – vices qui prennent d’étranges noms, parfois sous l’effet de traductions hasardeuses. On découvre des comportements tellement bizarres qu’ils nous apparaissent sortis de séries policières télévisées ou, plus souvent, si banals que tout le monde semble en souffrir. Superbe œuvre, en réalité, que cette cathédrale de classification à la gloire d’une époque qui a "peur de la déviance".


Mais n’oublions pas. Du sujet humain, on ne sait pas grand-chose, mais ce qu’on sait de plus sûr, c’est qu’il dépasse sans cesse ses propres tentatives de se limiter, de se catégoriser, autrement dit de se comprendre.

 

http://www.mensongepsy.com/fr

Autre lien: http://www.psy-luxeuil.fr/article-dossier-la-machine-de-guerre-cognitive-partie-2-107356802.html

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1 juin 2013 6 01 /06 /juin /2013 10:59
À l’hôpital ou en entreprise, dans les maisons de retraite, les médiathèques ou à l’école avec des enfants, la philosophie devient sociale et conquiert de nouveaux territoires !
 
cafe-philo.jpg   

Lundi 8 heures, centre professionnel et de pédagogie appliquée de Vitry-sur-Seine. Bernard Benattar, comme chaque mois, anime un atelier de philosophie avec des travailleurs sociaux, qui sont pour la grande majorité des assistantes sociales. Des femmes de tous âges sont assises autour de tables disposées en un grand carré. La plupart sont des habituées qui fréquentent avec assiduité cet atelier mensuel proposé au titre de la formation à ceux qui le souhaitent. Le thème du jour : « De quoi je me mêle ? L’intimité ». Au début, des questions très concrètes viennent au premier plan. Faut-il se mettre à la place de l’usager que l’on a face à soi ? Quelle distance ? Quelle empathie ? Deux participantes semblent en désaccord. Au fur et à mesure de la discussion, il apparaît que ce désaccord est le reflet des contradictions, des tensions au cœur de leur métier. « Comprendre tout en gardant la distance », « entrer dans l’intimité de l’autre pour qu’il se la réapproprie », instaurer un rapport de confiance tout en étant un « rouage dans une institution de contrôle »… Les participantes prennent au sérieux l’idée qu’il s’agit d’un atelier philosophique : il exige de ne pas s’en tenir à la description de leur quotidien mais de prendre du recul et d’aborder le problème dans toute sa généralité. B. Benattar, avec souplesse, calme le rythme quand les participantes passent trop vite sur un point qu’il juge important. Il reprend certains termes, interroge, rebondit, citant parfois un philosophe ou s’appuyant sur un exemple tiré de la presse.

 

Après le déjeuner, pour relancer la réflexion, il propose qu’un entretien avec Pierre Pachet sur l’intériorité, tiré de la revue Rue Descartes(1), soit lu à tour de rôle à haute voix dans son intégralité. Texte long, difficile.Si certaines remarquent qu’elles ont parfois perdu le fil, elles parviennent pourtant à faire raisonner ce texte avec leur expérience : leur « intrusion » dans l’existence d’autrui, les limites de leur aide… Mais aussi la manière dont elles « reconstruisent l’intimité de l’usager par la parole », dont elles dévoilent la « cohérence derrière la confusion », la manière dont elles essaient de « restaurer l’estime de soi »… La discussion est serrée, mais l’heure tourne et l’atelier prend fin. Tel Ulysse, les participantes qui ont fait un long voyage, parfois bien éloigné de leur quotidien professionnel, sont revenues à bon port, avec dans leurs cales des analyses éclairantes. « On est tout le temps dans le “faire”. On n’a pas le temps de se poser. Ici, on peut prendre le temps, on réfléchit sur ce qu’on fait, c’est important aussi pour retrouver du sens à son travail », explique l’une des participantes. Cela fait une dizaine d’années que B. Benattar anime des ateliers de philosophie du travail. Des interventions d’une durée variable (quelques heures, plusieurs jours…) auprès de professionnels de tous horizons : de chefs de chantier dans les travaux publics aux travailleurs sociaux, de dirigeants de PME au personnel de crèche…

 

Après ses études de philosophie, il a suivi une formation de psychosociologue du travail qui l’a amené à arpenter le monde professionnel. Peu à peu, il a décidé de mettre en avant la philosophie jusqu’à en faire le cœur de son activité. « Les questions ne sont pas posées uniquement à partir de l’expérience de chacun. Si le vécu des participants peut être invoqué, c’est pour nourrir une réflexion qui se veut générale et non égocentrée », explique-t-il. C’est là pour lui la spécificité de l’approche philosophique. Si les cafés philo sont bien connus, on ignore souvent la multiplicité des pratiques de la philosophie. Elles se déploient dans la cité avec un succès grandissant : en entreprise, auprès d’enfants dans des écoles, dans des consultations philosophiques individuelles, à l’hôpital, en prison, dans les maisons de la culture, les médiathèques, les universités populaires, les foyers de jeunes travailleurs et même les maisons de retraite (encadré ci-dessous). La philosophie essaime et conquiert de nouveaux territoires. Ces nouvelles pratiques philosophiques (NPP) suscitent de l’enthousiasme mais aussi de fortes résistances, notamment chez certains professeurs de philosophie de classe terminale ou parmi les universitaires. Ne renonce-t-on pas aux exigences qui sont au cœur de l’exercice philosophique ? Ou pour le dire de manière plus radicale encore, ces nouvelles pratiques n’auraient-elles de philosophiques que le nom ?

 

Le café philo,un lieu de liberté

 

Les cafés philo qui ont fleuri depuis leur création en 1992 par Marc Sautet sont au cœur de ces interrogations. Ils donnent parfois lieu à un simple étalage d’opinions où manque l’écoute mutuelle. Il faut dire qu’ils accueillent souvent un public nombreux et hétérogène. Le rôle de l’animateur est central pour faire respecter les règles de la discussion. Il ne s’agit pas seulement de distribuer la parole, mais d’amener un groupe à avancer dans sa réflexion, à problématiser, à conceptualiser, à argumenter… Bref, à sortir de la simple « doxa ». Certains font alors le choix pour « cadrer » la réflexion d’ouvrir le café philo par une intervention préalable, une miniconférence. L’expression « café philo » prend aujourd’hui une acception très large : elle peut désigner des discussions philosophiques dans un café, mais aussi dans d’autres lieux comme la prison ou l’hôpital. Le café philo apparaît comme un lieu de liberté et d’échanges, bien éloigné de la philosophie académique.

 

Pour Michel Tozzi, professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université Montpellier-III, «  c’est l’un des grands intérêts de ces nouvelles pratiques philosophiques que de revisiter la question des frontières entre philosophie et non-philosophie. À partir de quand commence-t-on à philosopher ? Y a-t-il des critères pour définir si l’on n’est pas encore dans la philosophie ? Avec ces nouvelles pratiques, qui s’adressent à un public beaucoup plus large, on rôde aux frontières. » Longtemps professeur de philosophie en terminale dans des lycées techniques, M. Tozzi a assisté à la démocratisation du lycée à partir des années 1980. Comment enseigner à ces nouveaux lycéens et sortir de l’élitisme de l’enseignement philosophique ? Il a soutenu sa thèse en 1992 sous la direction de Philippe Meirieu pour élaborer d’autres outils pour philosopher. Puis il a découvert à la fin des années 1990 la philosophie avec les enfants. Il met alors sur pied sa propre méthode (encadré ci-dessous), en appliquant ce qu’il avait élaboré jusqu’alors pour le lycée. Il est aujourd’hui l’une des figures de proue en France de cette pratique connue sous le nom de « discussion à visée philosophique » (DVP). Sous son impulsion se met en place un intense travail d’analyse sur la philosophie avec les enfants : au sein de la revue internationale de didactique de la philosophie, Diotime, ou dans des travaux de recherche (à ce jour il a dirigé huit thèses sur la question). En outre, M. Tozzi forme des professeurs des écoles intéressés par la philosophie avec les enfants et anime un café philo depuis treize ans ainsi que des ateliers de philosophie pour adultes à l’université populaire de Narbonne qu’il a cofondée en 2004. Avec toujours une visée politique : celle de faire accéder le plus grand nombre à une « citoyenneté réflexive ».

 

La philosophie avec les enfants

 

Si Montaigne dans les Essais notait qu’il faudrait commencer la philosophie « à la nourrice », nombreux sont ceux à juger que les enfants ne peuvent pas philosopher à proprement parler. Deux arguments sont souvent avancés. Le premier est épistémologique : il faut un savoir préalable pour philosopher. Et c’est pourquoi l’enseignement de la philosophie n’aurait lieu qu’en terminale (ce qui constitue déjà une spécificité française) comme un couronnement qui ferait retour sur les savoirs enseignés. M. Tozzi rétorque que les enfants ne sont pas dépourvus d’opinions et d’expériences qui peuvent servir de base à leur réflexion. Le second argument est d’ordre psychologique : les enfants n’auraient les capacités cognitives suffisantes. Jean Piaget n’estimait-il pas que la pensée logico-formelle n’apparaissait que vers 11-12 ans ? Une thèse que bat en faux M. Tozzi en s’appuyant sur des travaux plus récents de psychologie cognitive mais aussi par l’analyse de corpus de discussions réelles avec les enfants.

 

Il existe pourtant un travers bien réel : enchanter l’enfance et y voir l’âge d’une spontanéité philosophique. Ce que refuse Edwige Chirouter, ancienne professeure de philosophie en terminale, actuellement enseignante à l’université de Nantes et à l’IUFM des Pays-de-Loire, qui organise des ateliers philosophiques avec les enfants dans des écoles depuis une dizaine d’années : « Je ne pense pas du tout que l’enfant est naturellement philosophe. Ce qu’il y a de spontané chez les enfants, c’est l’étonnement devant le monde et leur capacité à poser des questions avec beaucoup d’intensité. Mais les capacités réflexives, elles, doivent s’acquérir. C’est justement parce que les enfants ne sont pas naturellement philosophes qu’il faut commencer très tôt cet apprentissage. » Née aux Etats-Unis dès les années 1970 sous l’impulsion de Matthew Lipman (encadré ci-dessous), la philosophie avec les enfants a essaimé à travers le monde : en Australie, au Québec, en Norvège, en Allemagne, en Autriche, en Belgique, en Espagne…, et ne cesse de gagner du terrain

 

La philosophie en entreprise

 

Moins développée en France, la philosophie en entreprise constitue un autre champ de ces nouvelles pratiques. Eugénie Vegleris, agrégée de philosophie, a enseigné en terminale avant de quitter l’Éducation nationale et de se mettre à son compte. Elle anime des formations sous la forme d’ateliers, elle fait des consultations individuelles et aussi des conférences. Pour éviter les dérives, il faut selon elle avoir une stricte déontologie. Elle refuse pour sa part d’intervenir quand la philosophie est sollicitée comme divertissement ou lorsqu’elle est prise comme un outil de légitimation. « Deux fois, explique-t-elle, on m’a demandé de réfléchir sur les valeurs de l’entreprise sans être prêt à la remise en cause qui en ferait de véritables leviers d’action. Les valeurs sont souvent un piège. » À ceux qui lui reprochent de galvauder la philosophie, de l’instrumentaliser, voire de la prostituer, elle répond que le consultant doit garder des exigences pleinement philosophiques, en mettant en avant le souci de la clarté, de la rigueur et de la confrontation.

 

Elle ne va pas parler de « leadership  » (terme si souvent utilisé dans l’entreprise), mais l’éclairer par l’analyse de concepts tels que l’autorité ou le charisme. Les responsables d’une banque souhaitent aborder les problèmes liés au fait que le client devient de plus en plus « virtuel » avec l’informatique et Internet. Elle propose un séminaire sur l’abstraction où elle convoque des références philosophiques très classiques pour déplacer le questionnement. D’autres philosophes en entreprise ont une stratégie différente : ils choisissent de s’adapter d’emblée au langage de l’entreprise, parlant de « management », de « motivation », d’« esprit d’équipe », ou « relation client », etc. Et, bien souvent, pour des raisons économiques, la philosophie en entreprise s’adresse d’abord aux managers et aux cadres à responsabilité. Une démocratisation de la philosophie qui a en ce cas ses limites. La philosophie en entreprise reste toutefois encore marginale en France. Parmi ses principaux acteurs, on trouve outre E. Vegleris, Crescendo, le département de formation en entreprise de l’Institut de philosophie comparée (IPC), l’institut européen de philosophie pratique de B. Benattar… De nouvelles structures telle Philos, créée par de jeunes philosophes, s’engagent aussi sur cette voie. Les organismes plus généralistes de formation professionnelle comme Cegos commencent également à proposer des modules de philosophie. Des débuts timides mais bien réels.

 

La consultation philosophique

 

La plupart des nouvelles pratiques sont collectives et privilégient l’oral. Mais il en existe d’autres, individuelles, en particulier la consultation philosophique, que lançait déjà en France M. Sautet dans les années 1990 parallèlement aux cafés philo. Si elle connaît quelques développements dans l’Hexagone (E. Vegleris ou Oscar Brenifier la proposent), elle reste une pratique assez marginale. La consultation philosophique naît en 1981 en Allemagne avec Gerd Achenbach qui entend rendre la philosophie plus accessible au public. Prônant la maïeutique socratique, il veut offrir une alternative à la psychothérapie à des personnes qui éprouvent des difficultés existentielles sans pour autant être atteintes de pathologie. Le rôle du philosophe est selon lui d’aider à démêler les idées et les pensées de son client sans lui imposer de norme. La consultation philosophique s’est développée aussi au Royaume-Uni, en Italie où il existe des mastères de consultation philosophique, ou aux États-Unis avec en particulier Lou Marinoff (l’auteur de Plus de Platon, moins de Prozac !, Michel Laffont, 2002)… La consultation philosophique peut aussi bien avoir un usage professionnel que personnel et s’apparente parfois à du coaching, avec d’autres méthodes.

 

Café philo, consultation philosophique, philosophie avec les enfants ou en entreprise, etc., les nouvelles pratiques philosophiques sont très hétérogènes. Est-il pertinent de les regrouper ? C’est en tout cas la conviction de l’association Philolab, qui s’emploie avec soin à les cartographier et à les promouvoir. Créé en 2006 sous l’impulsion de Jean-Claude Bianchi et Claire de Chessé, Philolab entend « favoriser le renouvellement et le développement de l’enseignement et de la pratique de la philosophie ». Il coorganise notamment un colloque annuel à l’Unesco consacré aux nouvelles pratiques philosophiques dans leur diversité et qui permet aux acteurs des différents champs de faire connaître leur expérience et d’échanger. Les différents champs n’y sont pas cloisonnés. Pour preuve, O. Brenifier, l’une des figures de proue des nouvelles pratiques philosophiques, avec une même méthode inspirée de la maïeutique socratique, propose des consultations philosophiques, des ateliers philosophiques avec des enfants ou des adolescents, mais aussi avec des adultes, en milieu professionnel ou non.

 

« Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire », écrivait Denis Diderot, tel pourrait être le mot d’ordre de toutes ces nouvelles pratiques, souvent militantes. Bénévoles ou non, individuelles ou collectives, pratiquées par des autodidactes ou des philosophes de formation, elles s’appuient toutes sur la conviction qu’il y a une autre manière de faire de la philosophie que celle qui prévaut au lycée et à l’université où dominent le cours magistral du maître, la lecture des textes philosophiques et l’exercice de la dissertation.

 

NOTE :

Article de Catherine Halpern - www.scienceshumaines.com

(1) Entretien avec Pierre Pachet, Rue Descartes, n° 43, 2004.


Pour en savoir plus :

- Excellent site de philosophie en ligne, par Bernard Stiegler: www.pharmakon.fr

• « La philosophie, une école de la liberté. Enseignement de la philosophie et apprentissage du philosopher : état des lieux et regards pour l’avenir » Unesco, 2007. Disponible sur http://unesdoc.unesco.org/images/0015/001536/153601F.pdf
• Revue Diotime
Revue internationale de didactique de la philosophie, disponible exclusivement en ligne : www.crdp-montpellier.fr/ressources/agora/accueil.aspx

• Site de l’association Philolab www.philolab.fr
• Site de Michel Tozzi www.philotozzi.com
• Site d’Oscar Brenifier www.brenifier.com
• Site de l’Association des groupes de soutien au soutien http://agsas.free.fr
• Blog d’Edwige Chirouter : http://edwigechirouter.over-blog.com/
• Site de Bernard Benattar : http://www.penser-ensemble.com/: le site de Bernard Benattar et de l’Institut européen de philosophie pratique avec comme mot d’ordre : « redécouvrir le rapport au travail par la philosophie.
• Site d’Eugénie Vegleris : http://www.eugenie-vegleris.com/

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1 juin 2013 6 01 /06 /juin /2013 06:08

La chaîne Baby First (de 6 mois à 3 ans) incarne une consommation précoce des médias aux dangers irréversibles.

 

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On a beaucoup parlé de Baby First, une chaîne destinée aux bébés. Cette chaîne se déploie au moment où le prix Nobel récompense Albert Gore, qui dénonce dans l’Assaut de la raison l’extension du pouvoir des médias audiovisuels contre la république des lettres. De fait, de nombreuses études font apparaître que la consommation précoce des médias altère irréversiblement la synaptogenèse du cerveau juvénile.

 

En 2004, Zimmerman et Christakis, rappelant que le jeune enfant développe ses synapses en fonction de son environnement, inféraient que la télévision pourrait provoquer de tels troubles attentionnels au cours du développement de l’appareil psychique : «Le cerveau […] continue à se développer rapidement au cours des premières années de la vie et… il existe durant cette période une plasticité [cérébrale] considérable. […] Nous faisons l’hypothèse que l’exposition très précoce à la télévision pendant la période critique du développement synaptique pourrait avoir de profonds effets sur le développement du cerveau.»

 

La multiplication des dispositifs de captation de l’attention juvénile engendre une immense incurie. L’exploitation des psychotechnologies électroniques constitue un psychopouvoir – plus efficace que le biopouvoir décrit par Foucault – que ne régule aucun pouvoir politique, bien qu’il soit une cause de régression de l’intelligence et de multiplication des frustrations.

 

Ce que les parents et les éducateurs formaient naguère patiemment, dès le plus jeune âge, en se passant le relais d’année en année sur la base de ce que la civilisation avait accumulé de plus précieux, les industries audiovisuelles le défont systématiquement avec les techniques les plus brutales. Pour être rendu disponible au marketing, le cerveau est précocement privé de conscience : la création des circuits synaptiques, en quoi consiste la formation de cette capacité attentionnelle qu’est la conscience, est bloquée par la canalisation de l’attention vers les objets des industries de programmes.

 

C’est ce que Katherine Hayles analyse comme un changement cognitif au niveau attentionnel, qu’elle décrit comme une mutation générationnelle :«Les enfants dont la croissance se produit dans des environnements dominés par les médias ont des cerveaux câblés et connectés différemment des humains qui n’atteignirent pas dans de telles conditions la maturité.»

 

C’est la maturité telle que la concevait Kant, c’est-à-dire comme majorité, seule base possible de la responsabilité, qui est ruinée par la captation industrielle de l’attention juvénile : Baby First annonce le temps des générations synaptogénétiquement handicapées, c’est-à-dire structurellement irresponsables.

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