Le monde actuel nécessite d'urgence une nouvelle sorte d’élites dirigeantes : souples, renouvelées, équitablement issues de cursus académiques et contributifs (mouvements des commons, amatorat et savoirs libres), représentatives de la société civile, en phase avec les inquiétudes légitimes du peuple et capables d’imaginer de nouveaux moyens de le protéger.
Des élites coupées du peuple et incapables de le protéger :
Brice couturier - France culture : En 1999, dans un essai en avance sur son temps, le regretté Philippe Cohen faisait le constat suivant : le peuple, dans nos sociétés post-industrielles, a consenti un pouvoir immense aux élites, en échange d’une promesse : le protéger. Sécurité sociale, stabilité de l’emploi et donc des revenus, sécurité physique et personnelle. Cette promesse ne pouvait être tenue, selon lui, que dans le cadre des Etats-nations. Or, prévenait Philippe Cohen, les élites, au nom d’un progressisme new look, appellent à présent à faire preuve de souplesse et de mobilité dans un monde où les Etats-nations sont appelés à perdre leur centralité.
Dans la mesure où elles renoncent à protéger le peuple, ces élites ne doivent pas s’étonner de voir leur légitimité de plus en plus contestée, concluait l’essayiste.
Depuis, il y a eu bien d’autres livres, comme celui d’Eric Conan, La gauche sans le peuple (2004), lui aussi journaliste à Marianne. Aussi n’est-ce pas un hasard qu’on trouve dans Marianne l’un des meilleurs résumés disponibles de la situation, sous la plume de Jacques Julliard. « Le peuple et les élites », écrit Julliard, n’ont plus les mêmes valeurs, ni les mêmes priorités. »
Primo, poursuit-il, « Pour le peuple, le danger principal est le terrorisme islamiste. Pour les élites, c’est le fascisme d’extrême droite. » Et en effet, les élites, elles, sont favorables au multiculturalisme, quand le peuple y voit l’abandon du social au profit du culturel. Je renvoie aux thèses de Laurent Bouvet, dans son livre L’insécurité culturelle.
« Secundo, écrit encore Julliard, Pour le peuple, l’objectif principal est la sécurité : Sécurité sociale, sécurité de l’emploi, sécurité individuelle. Pour les élites, l’objectif principal est le progrès, grâce à la mondialisation, au commerce, aux droits de l’homme. » Et de poursuivre : « le peuple se reconnaît dans la nation », parce qu’il a « la nostalgie de l’unité ». Les élites, elles, encouragent la diversité, soutiennent les minorités et maintiennent leur confiance à l’instance européenne.
Enfin, les élites restent attachées aux partis de gouvernement existants. Mais la vague populiste, qui traverse l’Europe comme les Etats-Unis, montre qu’un nombre croissant d’électeurs les considèrent à présent comme des castes fermées sur elles-mêmes et défendant leurs propres intérêts, et non l’intérêt général. D’où le succès de formations aussi aberrantes que le Mouvement 5 Etoiles de Beppe Grillo (27 % d’intention de vote ce mois-ci, contre seulement 30, au Parti Démocratique de Matteo Renzi), du PIS polonais, de Donald Trump aux Etats-Unis… et bien sûr du Front national, chez nous.
Dans un article demeuré fameux, Raymond Aron a discuté la notion de classe dirigeante. Il la juge trop idéologique. Dans toute société, même celles qui se vantent d’être démocratiques, c’est une minorité qui commande et le grand nombre obéit. Dans tout régime, aussi, existe un personnel politique, qui est engagé dans une compétition pour l’exercice du pouvoir.
Mais ce qui caractérise nos sociétés démocratiques modernes, c’est « la pluralité des catégories dirigeantes ». Le directeur général de General Motors n’est pas le président des Etats-Unis. En régime démocratique, enfin, le pouvoir est l’objet d’une compétition régulière entre des partis. Face au « pouvoir temporel », celui des gestionnaires des moyens de production, des meneurs des masses, ou des hauts fonctionnaires, existe un « pouvoir spirituel », celui des dirigeants religieux, des savants et des intellectuels.
Notre problème est double. Nous avons hérité de la monarchie absolue une tradition autoritaire et centralisatrice : c’est l’Etat qui, à Paris, décide de tout. Lorsque le pays va bien, qu’il jouit d’une certaine prospérité et de la paix, cette autorité est tolérée parce que la société se sent protégée. Lorsque le chômage est effrayant et que plane le risque de la guerre civile, on ne le supporte plus.
D’autre part, chez nous, les élites sociales se sont fondues en une caste unifiée, à la manière de la nomenklatura des pays communistes ce sont les mêmes fonctionnaires, interchangeables et formatés, qui dirigent les partis politiques, les administrations publiques, les banques, les grandes formations universitaires.
Des dirigeants politiques coupés du peuple et conseillés par des experts nous rejouent le despotisme éclairé – cette utopie des intellectuels progressistes, depuis nos philosophes du XVIII° siècle qui, on l’oublie trop souvent, tenaient le peuple en suspicion, le jugeant victime de ses préjugés et de ses superstitions, insuffisamment ouvert aux idées modernes... Ils savent mieux que nous ce qui est bon pour nous…
Le monde actuel nécessite une nouvelle sorte d’élites dirigeantes : souples, renouvelées, représentatives de la société civile, en phase avec les inquiétudes légitimes du peuple et capables d’imaginer de nouveaux moyens de le protéger.
La critique en direct sur France Culture :
- Les élites ont-elles tous les torts ?
- Quelles rôles jouent les élites dans la vie politique française ?
- Les élites doivent-elles se remettre en cause ? et doivent-elles se renouveler ?
Hervé Gardette reçoit :
Jacques Attali, polytechnicien, énarque et inclu au sein des controversées " élites politiques ", ancien conseiller spécial du président Mitterrand pendant onze ans. Il a publié en août dernier Peut-on prévoir l’avenir (Fayard).
Rejoint en seconde partie par Agnès Van Zanten, sociologue de l’éducation, directrice de recherche au CNRS, elle travaille à l'Observatoire Sociologique du Changement de Sciences Po Paris.