1 juillet 2012 7 01 /07 /juillet /2012 12:24

Analyse de l'analyste et questionnement sur ses capacités... lorsque celui-ci est confronté au vieillissement, à la maladie et à la mort !

 

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“ Le total des jours de Mathusalem fut de neuf cent soixante-neuf ans et il mourut. (...) Quand les hommes commencèrent à se multiplier à la surface du sol et que des filles leur naquirent, il advint que les fils d’Élohim s’aperçurent que les filles des hommes étaient belles. (...) Alors Iahvé dit : “Mon esprit ne restera pas toujours dans l’homme, car il est encore chair.” Ses jours seront de cent vingt ans. ”La Genèse.

 

À ses collègues qui s’inquiétaient de l’âge croissant des candidats à une formation psychanalytique, un psychanalyste d’expérience répétait volontiers : « La psychanalyse est un métier de vieux. » Sans doute l’a-t-elle toujours été – au sens où l’on disait « mes vieux » en parlant de ses parents – et il est peu probable que l’on puisse devenir psychanalyste à 20 ans. Mais Lœwenstein n’avait pas 30 ans lorsqu’il s’est fixé à Paris pour contribuer à fonder la Société psychanalytique de Paris, et nombreux sont ceux de ses membres qui ont eu des responsabilités institutionnelles de formation autour de 35 ans ; leur dynamisme a été considérable et leur production remarquable. Faut-il rappeler que Maurice Bouvet n’avait pas 49 ans lorsqu’il est mort ? Alors « métier de jeune », « métier de vieux » ? L’expérience clinique et la simple expérience des difficultés de l’existence ne peuvent que favoriser l’exercice de la psychanalyse mais la jeunesse d’un analyste n’a-t-elle pas quelques avantages, et peut-on rester psychanalyste indéfiniment et quelles que soient les circonstances ?

 

 Des souvenirs cliniques me reviennent, trop nombreux. D’abord celui d’un patient dont le psychanalyste était devenu dément du fait de la sénilité. Il a vécu des mois de cauchemars avant de comprendre ce qui se passait, avant de prendre réellement conscience de l’état de son analyste, état qu’il ne voulait pas plus voir que l’entourage de celui-ci, entourage qui finit cependant par faire cesser d’autorité l’activité du praticien devenu incapable. Et puis cet autre exemple, presque inverse, puisqu’il s’agissait d’un analyste jeune, sans atteinte intellectuelle apparente, dont la patiente faisait état en séances de douleurs situées là où le stigmate d’une intervention grave marquait le visage de l’analyste : « Ma tête à gauche... », disait-elle, ce que l’analyste n’arrivait pas à rapporter à lui-même, car il lui fallait, dans son héro ïsme à résister à une affection létale, penser que le maquillage des séquelles de son intervention chirurgicale était imperceptible.

 

 Telle de nos collègues se rappelle comme d’un traumatisme dont elle eut du mal à se dégager la chronique des hémoptysies que son analyste, John Leuba, atteint d’un cancer du poumon, lui faisait lorsqu’elle lui rendait visite pour prendre de ses nouvelles.

   

Pris dans une autre forme de malheur médical, d’évolution lente mais fatale, un psychanalyste très estimé, se sachant perdu à moyen terme, s’efforçait de hâter la terminaison des cures de ses patients, induisant tels d’entre eux à demander une formation de psychanalyste, avec sans doute le fantasme de se prolonger dans une descendance analytique. Je puis mourir, mais ma façon de pratiquer l’analyse ne mourra pas si mes patients deviennent psychanalystes ; une part de moi au moins échappera à la mort. Le fantasme inconscient organisateur d’une telle conduite pourrait être : mon âme psychanalytique immortelle sera portée par mes anciens patients devenus psychanalystes. Le fantasme de « filiations analytiques » est puissant et organise bien des comportements.


Qu’il s’agisse du grand âge, du trop grand âge, ou de la maladie, la question est évidemment celle du rapport à la mort, du rapport des psychanalystes à l’éventualité – c’est-à-dire à la certitude niée – de leur propre mort.

 

On ne voit pas bien pourquoi les psychanalystes seraient différents des autres hommes dont Freud nous a montré que leur inconscient méconnaît en fait leur caractère mortel : « L’inconscient en nous ne croit pas à notre propre mort. Il est contraint de se comporter comme s’il était immortel. Peut-être est-ce là même le secret de l’héroïsme. » De l’héroïsme du psychanalyste qui se sait porteur d’une maladie létale à relativement court terme et continue de recevoir ses patients ? Il est trop évident en tout cas que les exemples évoqués ci-dessus, et bien d’autres, nous obligent à constater que bien des psychanalystes en fin de vie se conduisent comme s’ils étaient immortels.

  

L’idée inconsciente que la psychanalyse confère une sorte d’immortalité serait finalement assez répandue. Paul A. Dewald (1982) l’exprime, non sans humour : « Je considérerais volontiers que beaucoup d’analystes nourrissent le fantasme selon lequel leur analyse personnelle les a “immunisés” contre quelques-unes des maladies qui affectent les autres. Bien que je ne dispose pas de statistiques, l’expérience montre que les analystes peuvent avoir et souffrent de maladies et d’accidents sérieux qui menacent leur vie. » Cette idée est parfois sous-tendue par une considération consciente issue de l’expérience des psychosomaticiens : parce qu’elle développe l’élaboration psychique de l’analysé-analyste, la psychanalyse protégerait contre somatisations et somatoses, donnerait une forme d’immunité psychosomatique, une « psycho-immunité » qui nous rendrait invulnérables. La maladie grave de l’analyste lui infligerait donc une double blessure narcissique, l’une touchant banalement son intégrité corporelle et l’autre touchant ses illusions sur la valeur protectrice de son analyse sur le plan psychosomatique.

  

La rareté des articles se rapportant de près ou de loin à la mort possible, imminente ou accomplie, de l’analyste est frappante. Il faut citer essentiellement un article ancien de Gregory Zylboorg (1938) qui traite du fantasme d’immortalité d’une façon qui s’accorde bien avec la question des pulsions au milieu (ou à la fin...) de la vie ; un texte de K. R. Eissler de 1976, « Des effets possibles du vieillissement sur la pratique de la psychanalyse », qui est le seul de son espèce sur ce sujet précis.

   

LE VIEILLISSEMENT DE L’ANALYSTE

   

Attardons-nous d’abord sur le contenu de l’article de K. R. Eissler: Pour lui, et schématiquement, le vieillissement provoque un accroissement des investissements narcissiques. Si le narcissisme de l’analyste s’appuie sur son Surmoi, l’analyste devient plus rigide, plus obsessionnel et intolérant dans sa pratique. (C’est un cas de figure qu’il nous est loisible d’observer assez souvent.) Si cet accroissement du narcissisme se porte sur le Moi, l’analyste attendra du patient admiration, révérence et respect. À l’évidence, ces deux attitudes ont une influence – négative, même si l’auteur ne le précise pas – sur le travail analytique du patient et sur l’analysabilité de son transfert. Mais une note d’optimisme s’exprime dans un cas de figure plus favorable : si l’accroissement du narcissisme se distribue finalement de façon bien répartie (ce que favoriserait la diminution de la pression du Ça et donc du conflit), le Surmoi et le Moi seront plus harmonieux.

 

Il en résulterait une plus grande tolérance de l’analyste à la maladie du patient, une réduction de l’ambition thérapeutique et une plus grande acceptation du caractère ordinairement humain du patient. Il y aurait donc là un privilège de l’âge, de même que, du fait de la diminution de la tendance à l’activité laquelle accompagnerait le vieillissement, et du plus grand intérêt pour le savoir et l’insight, qui augmenterait avec l’âge, une meilleure attitude par rapport aux résistances du patient se développerait... Vieillir augmente aussi l’intérêt pour les souvenirs d’enfance et l’analyste vieillissant pourrait avoir une empathie plus grande par rapport à l’enfant qu’a été le patient lorsqu’il réapparaît dans l’analyse. Jusqu’ici, en somme, les avantages et les inconvénients se compenseraient, une forme de sagesse apportée par l’âge pouvant améliorer le fonctionnement analytique. Mais pour Eissler, au-delà d’un certain temps, le vieillissement fait que la mort devient une question qui affecte l’existence avec son cortège de conséquences possibles. Cependant, pour lui, si l’analyste a intégré que la mort est une nécessité, il sera capable de traiter l’inévitable comme facteur de la vie du patient et sera aussi mieux à même de l’aider à analyser ses peurs et vœux de mort. Pourtant non sans sagesse, il nous avise que nous devons nous garder d’apparaître héroïques aux yeux du patient. Penser qu’il a un analyste héro ïque serait de nature à réduire l’estime qu’il a de lui-même et de susciter chez lui des réactions de culpabilité. Les analystes femmes s’en sortiraient mieux du fait de leur meilleure intégration de la passivité.

  

En plus de la diminution de la mémoire qui ne peut être que très imparfaitement compensée par la prise de notes, un autre facteur perturbateur pour l’analyste qui prend de l’âge – affectif, celui-là – est qu’il commence à voir mourir ses contemporains, ce qui le conduit à un investissement plus important de ses patients, surinvestissement qui peut avoir des effets bénéfiques ou néfastes sur la qualité de leur analyse.

  

Globalement, Eissler considère que vieillir diminue le pouvoir thérapeutique de l’analyste, alors que les analystes, en tant que groupe, préfèrent considérer que ce pouvoir est meilleur faute d’être plus grand. L’essentiel pour lui est qu’il découle avant tout du vieillissement de l’analyste deux occurrences qui posent chacune leurs problèmes techniques spécifiques :

   

Tout d’abord la probabilité que l’analyste meure inopinément pendant l’analyse de ses patients augmente avec l’âge, ce qui, en ce cas, entraîne un cortège de conséquences pratiques : comment faire avec les patients de l’analyste disparu...

 

L’autre éventualité qu’il envisage – laquelle est sans doute finalement plus difficile à traiter – est que l’analyste puisse mourir peu à peu au cours de l’analyse du patient. Dans cette circonstance, une position héro ïque de l’analyste n’est guère profitable au patient, dit-il... Il recommande d’aborder la question avec lui, de continuer quelque temps l’analyse pour que celui-ci puisse exprimer ses sentiments et ses fantasmes par rapport à ce qui se produit, puis de l’envoyer à un collègue. Selon son expérience, il est très important que le patient poursuive son traitement avec ce nouvel analyste alors que le premier est encore en vie. Le bien-fondé de cette dernière disposition, qui fait peser une sorte de dernière volonté de l’analyste sur son patient, a été discutée par quelques auteurs qui pensent qu’elle ne peut avoir de valeur générale et qu’une politique impliquant un temps d’arrêt, laissant une place au deuil et à une possibilité de reprise ultérieure d’une analyse, a sa cohérence. Un conseil sage, et sur lequel un consensus se rassemble, d’où émerge en tout cas, la nécessité de fixer assez tôt un terme. Rachelle Dattner, dans la revue qu’elle consacre à la mort de l’analyste, cite un article de Kaplan et Rothman (1986) fondé sur les notes cliniques du thérapeute décédé, et aussi sur les entretiens menés une année et demie après la mort de Rothman, article que Kaplan conclut ainsi : « Malgré les meilleures intentions du monde, informer le patient d’une maladie mortelle de l’analyste reste vague tant qu’un terme n’a pas été fixé à l’analyse. Sans cela le thérapeute dénie sa propre maladie et le patient ne peut pas non plus en accepter la réalité. »

 

En dépit de l’intérêt de sa position de sagesse, l’article de Eissler reste limité dans ses considérations, en particulier parce qu’il n’évoque pas le monde fantasmatique de l’analyste et ses implications dans le traitement de la situation.

 

MALADIE GRAVE DE L’ANALYSTE ET CONTRE-TRANSFERT

 

Ce qui apparaît chez l’analyste obligé d’arrêter son activité pour une maladie grave peut nous éclairer par analogie, sur certains mouvements psychiques susceptibles d’apparaître chez un analyste confronté à l’éventualité de sa mort du fait de l’âge. Une telle expérience a été rapportée, dans deux articles distincts, par deux psychanalystes, Paul A. Dewald et Sander M. Abend, en 1982. Tous deux, lors d’une grave maladie qui les avait frappés l’un et l’autre, ont noté leurs réactions contre-transférentielles et constaté leurs difficultés à traiter la réalité de la situation d’interruption de l’analyse de leurs patients.

 

Abend écrit, par exemple : « Nous ne demanderions pas délibérément à nos patients d’être attentifs, soucieux de nous, de tout cœur avec nous, mais leur parler de nos maux peut constituer une voie détournée pour justement obtenir tout cela. L’impact régressif de la douleur, de la maladie, de la blessure et du danger peut nous amener inconsciemment à susciter de telles réponses. »

 

Dewald décrit ainsi un aspect des conséquences des informations transmises à ses patients sur la réalité de sa situation : « Lorsque mes patients connurent la sévérité de ma maladie et où j’étais hospitalisé, quelques-uns d’entre eux envoyèrent des cartes, des fleurs, ou d’autres témoignages d’intérêt, de souci et de sympathie. Un patient par exemple écrivit plusieurs lettres circonstanciées donnant avis et suggestions sur mon traitement médical et ma maladie infectieuse. Plusieurs autres allèrent jusqu’à ma chambre d’hôpital pour chercher à me voir, et d’autres posèrent des questions à mes amis et collègues sur mon état. Ces comportements produisirent des effets contre-transférentiels centrés sur la question du renversement des rôles... »

 

Soulignons ici cette question du renversement des rôles provoqué par la maladie. Le trop grand âge de l’analyste peut induire le même mouvement. Alors même qu’il avait pris la décision de ne donner à ses patients aucun élément de réalité justifiant son absence, Abend a constaté qu’il n’avait pas été en mesure de maintenir sa politique et qu’il s’était senti contre-transférentiellement poussé à transgresser la règle qu’il s’était fixée : « Lorsque j’eus retrouvé un état d’esprit plus ordinaire, je fus profondément impressionné par le fait qu’il s’était avéré impossible pour moi de faire ce que j’avais décidé avec la plupart de mes patients d’analyse. J’avais finalement fait exactement comme Dewald et beaucoup de collègues ont fait, c’est-à-dire que j’avais tenté de m’ajuster aux besoins de chaque patient, de façon individuelle. Rétrospectivement je pense cependant que mes ajustements n’étaient ni justes ni objectifs. Je me suis finalement rendu compte que mon propre contre-transfert, bien plus qu’une juste évaluation de ce qui pouvait être le mieux pour chaque patient, m’avait décidé à donner des informations factuelles. »

 

Les témoignages de Abend et Dewald confortent ce que des exemples moins rigoureusement observés laissent penser : la situation est en fait impossible. L’analyste est confronté malgré lui à une double contrainte, puisque, d’un côté, il veut « rester analyste », et qu’il est incapable d’y parvenir précisément puisqu’il est blessé dans son fonctionnement, et que, de l’autre, il introduit un corps étranger – psychanalytiquement étranger – dans l’esprit du patient du seul fait de l’interruption inopinée, que celle-ci soit accompagnée ou non d’informations factuelles. Quant au patient, il est également soumis à une situation de double bind puisque ses fantasmes rencontrent une réalité qui le prive de la situation où ils auraient pu être élaborés.

  

Abend souligne fort bien le caractère contradictoire des explications données au nom de la réalité : « (...) il est artificiel de chercher à séparer les perceptions, pensées, inquiétudes et jugements “réalistes” de l’analysant par rapport à l’analyste et à la situation analytique, des réactions de transfert inconsciemment déterminées. Il ne s’agit pas de nier qu’il existe des événements réels qui ont un impact sur la situation analytique, ni que les analysants, comme les analystes, ont la capacité de percevoir et de penser les choses dans leur réalité. Je veux simplement souligner que ce qui est réel pour chaque patient c’est ce qu’il observe, ressent, pense, souhaite, redoute, imagine à ce propos et résout au moyen des opérations d’un appareil psychique dont la composante inconsciente constitue invariablement une part significative, ce qui est également vrai pour chaque analyste. » Ce que l’analyste transmet de la « réalité » est contaminé par ses propres fantasmes et angoisses personnels mais aussi par des besoins régressifs inconscients : « À certains moments il semble plus facile à l’analyste de mettre ses patients dans le secret de son sort personnel plutôt que d’affronter la pleine expression de leurs fantasmes et de leurs sentiments. »

  

Comme l’écrit Dewald : « Le problème thérapeutique réside dans la nécessité d’explorer de façon adéquate toute la gamme des réponses du patient, affects et associations à la maladie et dans le fait qu’il faut y parvenir tout en étant confronté à des tentations contre-transférentielles qui conduisent soit à provoquer un arrêt prématuré et une fuite devant les affects les plus menaçants, soit à utiliser ce qui se passe pour des satisfactions exhibitionnistes, masochistes, narcissiques ou névrotiques d’autres sortes. » Ne pourrait-on pas évoquer le sadisme qu’il peut y avoir à se présenter quasi mourant en face d’un patient ? Et dans l’exhibitionnisme qu’il y a à mourir en public comme Molière en scène ?

  

La recherche inconsciente de compensations à la maladie grave ou à la vieillesse intervient forcément de façon importante dès que l’analyste a pris conscience de son état et les écueils de la situation analytique sont alors nombreux. Citons ici, à nouveau, Abend : « Il semble indiqué de prendre en considération les motifs contre-transférentiels potentiels qui iraient dans le sens d’une modification du principe d’abstinence dans de telles situations. (...) Quel est l’effet bénéfique de la révélation de quoi que ce soit de plus que le fait de l’interruption et de la prévision de la reprise des séances ? Sur quelle base décider que telle information spécifique est de nature à soulager une angoisse insupportable ? (...) « La transmission d’informations factuelles sur la maladie de l’analyste est subordonnée à des besoins inconscients chez l’analyste lesquels ne sont pas toujours reconnus ni admis. Il en est ainsi même si l’analyste est convaincu qu’il est techniquement correct de donner telle information... »

 

C’est d’une modification du principe d’abstinence que parle Abend, expression dont il faut souligner la force : sans employer directement le terme, Abend désigne finalement comme séduction la rupture de la réserve analytique qui devrait laisser au patient la liberté de tout imaginer. Les patients de Dewald avec leurs fleurs et leurs lettres avaient aussi interprété comme séduction ce qui leur avait été donné comme information, ils s’étaient sentis non seulement autorisés mais invités à se manifester. Renversement des rôles et rupture de la règle d’abstinence, c’est-à-dire séduction, sont ainsi les risques que peut faire courir à ses patients l’analyste qui tombe malade... ou celui dont l’évident excès de vieillesse est à lui seul une information, sinon une confidence.

 

Et que dire de la paralysie à toute forme de sadisme qu’impose au patient la perception de l’état de son analyste ? Si on ne tire pas sur une ambulance, on ne s’attaque pas non plus à un médecin blessé.

  

LE FANTASME D’IMMORTALITÉ
    
« (...) tous les immortels étaient capables d’une quiétude parfaite ; je me souviens de l’un d’eux, que je n’ai jamais vu debout : un oiseau avait fait son nid sur sa poitrine. »Jorge Luis Borges.
  

Le courage de Freud devant la maladie, la douleur et devant la mort nous a donné un exemple difficile à élaborer pour chacun de nous. Il a vécu et travaillé dix-sept ans avec sa tumeur de la mâchoire et presque jusqu’à la fin. Mais n’a-t-il pas, au bout du chemin, pris, lui le premier, ses patients comme soutien, en complément de celui d’Anna ? L’élaboration de la « pulsion de mort » alors qu’il avait sa propre fille sur son divan n’a-t-elle pas été l’une des formations réactionnelles nécessaires pour refouler les fantasmes incestueux qui ne pouvaient pas ne pas l’assaillir ? La place, de moins en moins hypothétique et de plus en plus grande, assignée à la pulsion de mort dans ses écrits au fur et à mesure que sa santé déclinait, ne témoignerait-elle pas d’un effort contre le renforcement de ses fantasmes incestueux par rapport à l’amour que lui portaient ses patients ? L’inversion du sens de la relation thérapeutique et la rupture de la règle d’abstinence liée à la maladie de l’analyste dans les exemples que nous avons cités n’ont-ils pas eu leurs équivalents dans le cas du père de la psychanalyse ?

  

L’obscure perception des risques encourus par l’analyste et le patient lorsque l’analyste approche d’une mort trop possible, perception qui serait l’effet du principe de réalité, devrait conduire les praticiens de la psychanalyse à s’arrêter « assez tôt » ; certains y parviennent. Chez d’autres, une forme de déni s’instaure qui les installe dans un statut psychique d’immortels.

  

« Je sais bien que je suis trop vieux, en danger de mourir inopinément – ou frappé d’une maladie telle que je serai mort dans quelques mois –, mais quand même je continue à recevoir mes patients comme avant. » Je sais bien mais quand même... Le clivage installé de cette façon vise à éviter le « deuil de soi-même », pour reprendre ici l’expression de Christian David, perte identitaire, deuil de soi-même que déclencherait chez le psychanalyste le renoncement à son activité, à l’investissement de ses patients. Mais il s’agit aussi de la perte de la provocation à élaborer que lui impose la stimulation des séances, de la perte du plaisir au fonctionnement analytique.

 

Dans la nouvelle intitulée « L’Immortel », Borges décrit l’étrange destin d’un homme devenu immortel par contagion lorsqu’il eut atteint le pays des Immortels : « L’histoire que j’ai racontée paraît irréelle parce qu’en elle s’entrelacent les événements arrivés à deux individus distincts. » Ici les deux individus distincts sont le psychanalyste en pleine santé et le psychanalyste transformé par la maladie ou la vieillesse. Le clivage s’établit entre le psychanalyste, homme de l’intemporel et donc immortel – la psychanalyse, comme les cellules germinales, serait immortelle pourvu qu’elle soit transmise –, et l’homme mortel et périssable qui lui sert de support. Il arrive un jour où l’un ne veut pas reconnaître l’autre. Ce serait donc idéalement le rôle de « la horde sauvage », du groupe des psychanalystes d’intervenir – mais comment ? – pour lever chez l’immortel ce clivage qui risque d’être dommageable à ses patients. Mais, à supposer que le vieillissement des analystes soit tel que le nombre des « immortels » devienne majoritaire, n’entrerions-nous pas dans un monde étrangement clivé où l’idée de l’immortalité serait implicitement admise ? « Exercée par un entraînement séculaire, la république des Immortels était parvenue à une certaine perfection de tolérance et presque de dédain. Elle savait qu’en un temps infini toute chose arrive à tout homme », écrit Borges. Si tout peut naître ici-bas d’une attente infinie, toute attente est permise et tout sursis favorable.

   

Mais cette idée du « deuil de soi-même » ne serait-elle pas trop globale ? Quel monde fantasmatique suscité par le risque de mourir faut-il réprimer ou refouler par sa négation ? L’attaque du corps par la maladie, par la douleur, par l’excès du vieillissement induit la révolte, la contre-attaque, la tentation de la soumission et son refus. Maintenir ce mouvement dans les limites du Moi risquerait d’aboutir à une forme de mélancolie : le nier en soi et le défléchir sur l’extérieur, sur les autres est une solution possible. Les patients ne peuvent que devenir la cible des motions sadomasochistes soulevées, ou des contre-investissements mis en place pour les préserver.

   

Zylboorg, dans son étude sur les fantasmes d’immortalité, note que « (...) tous les investissements prégénitaux, en particulier ceux du sadisme, qui sont repris par le Surmoi pour être utilisés comme des munitions contre la liberté instinctuelle de l’homme lui sont restitués, à partir du moment où il accepte l’immortalité en échange de toute sa génitalité. Il serait fascinant de travailler à la comparaison de l’idéal d’immortalité sans vie qui domine la conversion mystique de l’individu et les idées développées dans les différentes Utopies sociales, ou les idéaux nés des revendications sociales ». Le lien entre « immortalité » et reviviscence des motions prégénitales et sadiques est ainsi souligné.

  

Une autre façon de considérer le fantasme d’immortalité sous l’angle pulsionnel est donnée par Tauber qui associe un mouvement nécrophilique à « une obscure mais persistante préoccupation d’immortalité ». Pour lui, le terme « nécrophilique » recouvre un investissement préférentiel des choses inanimées, une hostilité au changement qui vise à suspendre le temps. L’analogie avec l’idée de Bertram Lewin selon laquelle le patient idéal du médecin est celui sur lequel on a tout pouvoir comme sur le cadavre que l’on dissèque, suggère une association entre emprise et immortalité certes mais aussi le fait que la régression sadomasochiste induite par la maladie ou la vieillesse renforce de tels fantasmes dont le sort dans le contre-transfert est soumis à une activité de refoulement ou de répression intense. Derrière la nécrophilie l’inceste...

   

Une forme de vampirisme se développe : le surinvestissement des patients, nécessaire pour rester en vie psychique malgré la menace de la mort, est analogue au surinvestissement dépressif de l’ombre de l’objet que l’on a perdu ; les patients que l’on ne pourra plus suivre sont des patients que l’on va perdre comme objets d’amour. L’analyste mourant s’y attache d’autant plus comme à une source de vie où puiser. Les ressources psychiques des patients s’y épuisent et leur analyste devient pour eux un objet vampirisant analogue à ceux qu’a décrit Pérel Wilgowicz. L’analyste, sous le voile de la bonne conscience professionnelle, recherche en fait l’expression de l’émotion ou de la douleur de ses patients, gage qu’il est aimé et cure de jouvence ; les sueurs d’angoisse des patients tiennent alors lieu de « (...) ces bains de sang qui des Romains nous viennent / Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent...

  

La négation des sentiments d'antipathie à l’égard des patients qui vont nous survivre est une nécessité pour pouvoir continuer à les recevoir sans qu’ils s’enfuient. Le contenu latent : « Ils continueront à vivre, eux, ils me laissent tomber alors que j’ai besoin d’eux pour nier que je vais mourir, pour m’affirmer immortel », s’inverse ainsi : « Je ne vais pas les laisser tomber alors qu’ils ont encore besoin de moi. » Le sadisme refoulé s’exprime dans l’agir exhibitionniste de la maladie ou du trop grand âge. Chronos dévore ses enfants. En effet pour ne pas se laisser dévorer par le temps, pour refuser le destin, il faut s’identifier au temps lui-même, se nourrir de ses patients, s’identifier à l’agresseur Chronos, immortel par essence.

  

Ne pourrait-on considérer, chez l’analyste qui va mourir, une forme psychanalytique du « travail du trépas » tel que l’a décrit Michel de M’Uzan ? La poussée libidinale qui l’accompagne conduirait l’analyste promis à la mort à un comportement de prise de possession de ses patients par l’exhibition de sa mort même, mise en acte d’une séduction sexuelle enfin permise par le sort qui le touche, ultime inceste sous le manteau de la nuit qui s’approche...

 

Article de Paul Denis, psychanalyste à Paris. Pour cairn.info.

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