17 février 2013 7 17 /02 /février /2013 11:54

Comment pourrait-on penser en dehors du langage ?


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Partie I


"Le langage que nous utilisons est ce qui doit  nous permettre de nous exprimer de manière à être compris."

 

Nombreuses sont pourtant les occasions où nous sommes obligés de reprendre nos paroles car elles ne correspondent pas à ce que nous pensions et voulions dire. Et pourtant, c’est nous-mêmes qui avons choisi les mots employés. Est-ce à dire que le langage peut trahir la pensée ? Trahir, c’est d’abord décevoir une relation de confiance. Si le langage peut nous trahir, c’est que l’on a préalablement admis qu’on lui confiait la tâche d’extérioriser une pensée intime. Les mots sont-ils à la hauteur de cette tâche ? Méritent-ils notre confiance ? N’y a-t-il pas, dans la langue, une mise en forme, une rationalisation qui ne se trouvent pas toujours dans ce que nous pensons intimement ?

 

Faut-il, alors, nous méfier du langage ? Car s’il peut nous trahir en déformant ce que nous disons, le langage peut, ce qui semble pire, nous trahir en nous faisant dire ce que nous ne voulons pas dire, parfois même ce que nous ignorons. N’est-ce pas le cas lorsque nous commettons un lapsus ? Dans les deux cas (que la trahison déforme ou révèle la pensée), cela suppose une pensée qui se serait formée en dehors du langage et avant lui. Pourtant, penser, ce n’est pas seulement ressentir intérieurement. La pensée désigne un processus de raisonnement qui permet d’agencer des propositions et des idées de manière logique. En cela, la pensée se distingue du ressenti, informe et irrationnel. Dès lors, comment pourrait-on penser en dehors du langage ? Loin de trahir la pensée, le langage n’en est-il pas la condition ?

 

Nous essaierons donc de déterminer si le langage trahit la pensée. La pensée est-elle un processus intime qui se constitue en dehors du langage ou en est-elle dépendante ? Nous verrons d’abord que le langage constitue un code étranger à la réalité désignée par nos pensées. Le langage ne peut-il pas alors nous trahir, au-delà même de ce que nous pensons consciemment ? Mais par pensée ne désigne-t-on pas une opération de la raison qui ne peut avoir lieu que grâce au langage ?

 

Dire que le langage trahit la pensée suppose que langage et pensée sont deux réalités extérieures.

 

La trahison désigne en effet l’incapacité d’une personne ou d’une chose d’être à la hauteur de la confiance placée en elle. Or, confier, c’est déléguer à un autre un objet ou une tâche. Si le langage peut ainsi trahir la pensée, c’est donc d’une part que la pensée est extérieure au langage, et d’autre part qu’elle s’est remise entre ses mains pour lui confier la tâche de l’exprimer. Nos pensées désignent d’une manière très générale la représentation intime que nous nous faisons du monde qui nous entoure et des affections que nous éprouvons. C’est donc d’abord un état intérieur, qui désigne très généralement ce dont nous avons conscience. La pensée vient donc d’abord. Le langage vient ensuite, pour extérioriser ce donné initial. Il ne peut remplir qu’imparfaitement cette tâche car il y a une faille irrémédiable entre les mots et les choses. Dire ce que nous pensons intimement, ce n’est pas la même chose que le penser et le vivre intimement. Pour l’autre qui m’écoute, entendre ce que je dis, ce n’est pas la même chose que vivre ce que je vis. C’est ce qu’explique Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception lorsqu’il dit que « les paroles d’autrui ne sont pas autrui ». Nous n’accédons qu’imparfaitement et extérieurement à ce que l’autre vit, car ses paroles échouent à nous en fournir une représentation exacte. Ainsi, le langage trahit la pensée, non par malice, mais parce qu’il y a une faille irrattrapable entre la pensée vécue intérieurement et la pensée exprimée extérieurement.

 

Cette faille tient à la structure même du langage, qui est elle-même liée à sa fonction. Si le langage sert à communiquer, il faut que les mots employés soient compris de tous. Pour cela, ils doivent être généraux. S’il y avait un nom propre pour chaque table qui existe, a existé et existera jamais, il nous serait tout simplement impossible de communiquer. Parce qu’il est utile, le langage est donc général. Mais parce qu’il est général, il est à distance de ce que nous pensons intimement. En cela, le langage ne trahit pas seulement la pensée des autres, mais aussi la mienne. En m’obligeant à utiliser des mots généraux, il m’empêche d’accéder à la réalité de ma propre pensée. C’est ce qu’explique Bergson dans Le Rire, où il montre que la généralité du langage et ce qu’il a d’utilitaire nous empêchent d’accéder à notre propre intériorité car nous n’en percevons pas les nuances particulières, mais ne pouvons l’aborder que par des mots qui sont communs à tous. Ainsi, le langage trahit la pensée parce qu’il se montre inapte à remplir la tâche qui lui a été confiée : exprimer adéquatement le message qui a d’abord été intérieurement conçu. Cette trahison est liée à sa généralité structurelle. Or, s’il peut ainsi ne pas dire ce que nous pensons comme nous le pensons, ne finit-il pas par dire autre chose ?


Partie II


« Le langage semble doté d’une forme d'autonomie qui le rend capable de dire ce que nous ne voulons pas dire. »

 

Le langage peut trahir la pensée en l’exprimant mal. Il peut aussi la trahir en la dévoilant. N’y a-t-il pas ainsi lorsque nous parlons des pensées qui sont dévoilées malgré elles et malgré nous ? Le langage ne dit-il pas plus ou autre chose que ce que nous voulons dire ? En effet, le langage ne passe pas seulement par les mots. C’est un ensemble de signes et de symboles dont les mots ne sont qu’un aspect. Le choix du vocabulaire, la grammaire et le niveau de langue employés, notre ton, nos gestes... sont autant d’éléments qui constituent un langage, par lequel s’exprime plus que le seul message que nous voulons transmettre. L’habitus décrit par Bourdieu désigne ainsi l’ensemble des traits socialement déterminés qui finissent par faire corps avec nous. Dès lors, quand nous écrivons ou parlons, le langage que nous utilisons trahit notre pensée, c’est-à-dire dévoile malgré nous une manière de réfléchir socialement produite. Le sociologue exprime ainsi ses réserves face aux exercices de la dissertation ou du « grand oral » des concours, dans lesquels on cherche à discriminer les candidats grâce aux codes sociaux de pensée que le langage peut trahir.

 

Ces pensées que le langage trahit ici ne sont donc pas conscientes. Le langage dévoile ce qu’il y a en nous de plus intime, de caché, même à nos propres yeux. Il semble ainsi doté d’une forme d’autonomie qui le rend capable de dire ce que nous ne voulons pas dire. C’est, par exemple, le propre du lapsus. Dans celui-ci, en effet, se manifeste une pensée inconsciente, dont nous sommes nous-mêmes ignorants. Par lui, l’inconscient fait irruption dans notre vie conscience et parvient momentanément à endormir la résistance qui sans cela l’en empêche. D’une manière générale, d’ailleurs, la cure psychanalytique s’appuie sur les propos du patient, cherchant à lui faire dire ce qu’il ne veut pas dire parce que la censure de la résistance s’y oppose. Mais il finira bien par le dire parce que le langage le trahira, par les lapsus par exemple, mais aussi par les mots qu’il choisira d’employer. Ainsi, le langage trahit la pensée parce que celle-ci n’est pas que consciente et qu’elle se dévoile malgré nous à travers lui. L’usage que nous faisons du langage manifeste notre origine sociale, notre éducation, notre culture, et même des pensées si intimes que nous n’en avons pas conscience. Mais de quelle pensée parle-t-on si elles se situent en dehors de la conscience ? La pensée n’est-elle pas au contraire nécessairement rationnelle et consciente ?


Partie III


« Le langage ne trahit pas la pensée, il est, bien au contraire, ce qui la conditionne. »


Tout ce qui advient en nous, consciemment et inconsciemment, ne saurait en effet être considéré comme pensé au même titre. Si le mot désigne d’une manière générale ce qui est intérieur par opposition à ce qui est extérieur, il désigne aussi ce qui est réfléchi par opposition à ce qui est senti. Tout ce qui advient dans le for de notre subjectivité ne relève pas de la pensée mais celle-ci désigne précisément ce que la raison est capable de produire, comme capacité logique d’agencer des propositions et des idées. Dès lors, nous avons besoin de parler pour penser dans la mesure où l’on ne peut pas produire de tels raisonnements sans passer par le langage. Ce que nous « pensons » en dehors de ce cadre tient du ressenti, que nous n’arrivons pas à dire, comme le soulignait Bergson, pas nécessairement parce que les mots seraient déficients mais parce que ce sentiment lui-même serait trop confus. Même l’inconscient n’est pas pensé tant qu’il n’advient pas à la conscience et au langage.

 

Nous pouvons dire que nous avons des pensées inconscientes, mais cela reste théorique et, dans le fond, nous n’en savons rien puisque si ces pensées existent nous sommes incapables de les penser, de nous les formuler. Dans L’Encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel montre ainsi que l’éloge de l’indicible comme pensée si profonde que les mots ne sauraient la dire cache en réalité la vacuité et la confusion de ce qui n’est pas encore délimité et caractérise une pensée en devenir. Si nous n’arrivons pas à dire ce que nous pensons, ce n’est pas parce que « les mots nous manquent » et que donc le langage serait défaillant. L’indicible est le signe d’une pensée qui n’en est pas encore une, car penser une chose, la prendre pour objet, c’est être capable de l’identifier, de la délimiter et donc de la dire. Une fois achevée, la pensée prend la forme du mot qui seul peut désigner adéquatement et précisément la chose pensée. Ainsi, le langage ne trahit pas la pensée, il est au contraire ce qui la conditionne.

 

Alors, la pensée n’est plus extérieure au langage et ne le précède plus. Bien au contraire, elle se forme avec lui et par lui. Avant d’être exprimées, les choses doivent en effet être formulées, et penser, ce n’est alors jamais que se parler à soi-même. On peut même se demander, comme le fait Nietzsche dans Le Gai Savoir, si ce n’est pas parce qu’il devait parler pour communiquer ses besoins aux autres que l’homme a développé la conscience. Dans ce texte, Nietzsche montre en effet que l’homme, d’abord isolé, devient une bête de proie qui doit s’associer aux autres pour survivre. Cette communauté n’a de sens et ne satisfait ses objectifs que si les hommes sont capables de se formuler réciproquement leurs besoins pour pouvoir y pourvoir. Avant même de formuler aux autres ces besoins, l’homme doit en prendre conscience, c’est-à-dire se les formuler à lui-même. Voilà ainsi exposée l’origine de la pensée comme conscience, qui apparaît donc comme indissociable du langage.

 

Ainsi, le langage ne trahit pas la pensée. Certes, il existe une multitude de sentiments ou de phénomènes intimes, sentis, inconscients en dehors et en deçà de la pensée, que le langage ne parvient pas à rendre et peut pourtant, paradoxalement, dévoiler malgré lui. Mais la pensée désigne une opération logique de réflexion qui ne préexiste en rien au langage mais se confond avec lui.

 

Travaux de Aïda N'Diaye - http://www.philomag.com/

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