La thèse principale de Georges Canguilhem est que le vivant ne saurait être déduit des lois physico-chimiques ; il faut partir du vivant lui-même pour comprendre la vie. L'objet d'étude de la biologie est donc irréductible à l'analyse et à la décomposition logico-mathématiques.
Georges Canguilhem est un philosophe et médecin français, grand résistant sous l'occupation avec Jean Cavaillès, il est né le 4 juin 1904 à Castelnaudary et mort le 11 septembre 1995 à Marly-le-Roi. Spécialiste d'épistémologie et d'histoire des sciences, il publia des ouvrages très importants sur la constitution de la biologie comme science, sur la médecine, la psychologie, les « idéologies scientifiques » (il réinterprète un concept majeur de Karl Marx dans L'Idéologie allemande) et l'éthique, notamment Le normal et le pathologique et La connaissance de la vie. Disciple de Gaston Bachelard, il s'inscrit dans la tradition de l'épistémologie historique française, et eut une influence notable sur Michel Foucault dont il fut le directeur de thèse.
Médecin, philosophe, historien des sciences dans le sillage de Gaston Bachelard, Georges Canguilhem fut aussi directeur de thèse de Michel Foucault. Pendant des années c’est à ce résumé quelque peu « réducteur » qu’on se contentait d'aboder ce personnage pourtant illustre. Avec une publication fondamentale, "Le Normal et le pathologique", il fut le premier à penser les notions de maladie et de guérison. Pionnier dans la philosophie de la médecine qu’il pratiqua en même temps que son activité de médecin – notamment lorsqu’il se mit au service de la résistance pendant la guerre -, Georges Canguilhem a marqué son époque. Mais aujourd’hui, son œuvre, sa pensée refont surface tant les valeurs qu’elles portent répondent à une attente actuelle. Remettre le patient au centre de la médecine, « humaniser » la maladie…
... Et s’il devenait urgent de ressusciter Canguilhem et ses idées ?
LES CONCEPTS DE NORMAL ET DE PATHOLOGIQUE DEPUIS GEORGES CANGUILHEM
4ème semaine nationale Sciences Humaines et Sciences Sociales en Médecine,
Lyon, 16 mars 1996
Par Angèle Kremer Marietti - Texte révisé le 24 août 2000
La médecine s'est nécessairement donné un triple objet : la connaissance de l'état de santé, la connaissance des divers états morbides, et la connaissance des agents thérapeutiques ou des moyens de faire cesser les états morbides.
Introduisant par excellence à des problèmes humains concrets, la médecine, selon la juste remarque de Canguilhem, fait état de maladies dont la connaissance entraîne une situation polémique du point de vue de la théorie. La nosographie (1) et la nosologie (2) motivent, en effet, par leur riche diversité les multiples désignations des maladies. Soit, selon la doctrine ontologique, qui ne rattache pas les phénomènes pathologiques aux phénomènes réguliers de la vie (selon ce qu’en affirme Broussais), on parlera, comme pour les maladies infectieuses ou parasitaires, en termes de carence en usant du préfixe a. Soit, selon la doctrine fonctionnelle, on parlera, comme pour les troubles endocriniens, en termes de perturbation de mécanismes physiologiques en usant du préfixe dys : et notons que toute maladie en dys est aussi une maladie en hyper et en hypo. Cette doctrine se rattache, d'ailleurs, à la doctrine physiologique (opposée à la doctrine ontologique) qui désigne tous les phénomènes en les différenciant en termes de plus ou de moins, avec l'usage des préfixes hyper ou hypo.
Le rapport entre le normal et le pathologique se présentait pour Comte comme équivalent au rapport qu'il voyait se développer entre le physiologique et le pathologique, ou bien, en reprenant les termes de Broussais, entre ce qui devait correspondre à "l'ordre réel" et ce qu'on pouvait constater comme "la modification, artificielle ou naturelle"(3) - la modification artificielle survenant accidentellement, la modification naturelle provenant d'une évolution naturelle débouchant sur la maladie. Telle qu'elle était abordée par Comte, cette relation identifiait fondamentalement normal et pathologique mais en les différenciant du point de vue des degrés d'être, ou des intensités d'être.
De cette identification du normal et du pathologique on peut rapprocher l'identification accomplie par Spinoza, dans l'Éthique, Seconde partie, Définition 6, entre la perfection et la réalité. En fait, Spinoza visait par là le Dieu de Descartes, comme dans l'Appendice de la Première partie de l'Éthique dans lequel il refuse, d’une part, la finalité dans la nature et en Dieu et, d’autre part, l'ordre absolu dans les choses. Spinoza critique donc essentiellement l'illusion d'ordre ou même de désordre qui, pour lui, dans les deux cas, tient uniquement à nos sens et à notre imagination.
Dans le même esprit, Nietzsche met en doute la croyance fondamentale des métaphysiciens classiques, qui est ce qu'il dénonce comme étant "la croyance en l'opposition des valeurs" (4), c'est-à-dire la croyance idéaliste en l'existence de contrastes, sur la base du contraste entre l'esprit et la matière ; là où il n'y a, au contraire, d'après Nietzsche, qu'une même réalité avec "des degrés et des gradations de nuances" (5 ).
Ce dernier cas est également représenté par les positions d'Auguste Comte et de Claude Bernard. Mais, là où Comte ne vise qu'une identité conceptuelle, Claude Bernard interprète cette identité dans une interprétation quantitative et numérique.
1. La thèse de médecine de Canguilhem.
Pour exposer les deux problèmes évoqués dans sa thèse de médecine sur le normal et le pathologique, intitulée Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943), à laquelle s'est ajoutée une préface de 1950, Georges Canguilhem se réfère pour, l'essentiel, à Auguste Comte, surtout à la 40e Leçon du Cours de philosophie positive (6), et à Claude Bernard, surtout à l'Introduction à la médecine expérimentale (7) .
Canguilhem examine d'abord le problème de savoir si l'état pathologique n'est qu'une modification quantitative de l'état normal. Notons que cette question peut, à première vue, paraître étrange, parce qu'elle semble renvoyer à une définition incomplète de l'état pathologique : dans la mesure où il est généralement admis que cet état n'est pas qu'une simple modification quantitative mais aussi une modification qualitative de l'état normal. Normal et pathologique ne se distinguent pas seulement par le plus et le moins mais encore par l’autre.
Auguste Comte et Claude Bernard, qui optaient pour la doctrine physiologique et donc pour la thèse affirmative de l'identité du normal et du pathologique, donnaient à leur position respective une orientation quelque peu divergente. L'intérêt de Comte se porte vers la reconnaissance et la connaissance du normal ; dès lors, la modification a pour seul intérêt de permettre de fixer les lois du normal. Tandis que l'intérêt de Claude Bernard se porte, à l'inverse, vers la reconnaissance et la connaissance du pathologique, dans la juste finalité d'acquérir la capacité d'agir médicalement sur le pathologique. Donc, nous avons, d’une part, législation du normal, de l’autre, maîtrise et correction du pathologique : finalement, les deux visées sont complémentaires
1. 1. La position de Comte.
Canguilhem souligne très justement la double motivation qui était, en effet, celle de Comte : d'une part, l'intention de modifier les méthodes scientifiques ; d'autre part, l'intention de fonder scientifiquement une discipline politique.
1. 1. a
En effet, le présupposé selon lequel la maladie n'altère pas les processus vitaux, devient aux propres yeux de Comte un modèle épistémologique visant à conforter la position politique et sociale qui était la sienne.
Ce modèle épistémologique dépend pour Comte d'une normalité relative, qui n'acquiert de sens que dans le rapport entre l'organisme et son milieu. Cette normalité devient chez Comte la condition de possibilité sine qua non pour que les crises politiques puissent être ramenées à leur structure fondamentale, au moyen d'une thérapeutique sociologique. Et cela reste vrai, même si la structure visée par Comte, contrairement à ce qu'en affirme Canguilhem, n'est pas permanente et essentielle, mais purement et simplement positive, c'est-à- dire, selon Comte, "républicaine". Or, la mise au jour de cette structure positive fondamentale devait être l'œuvre de la "science politique", du moins au début de la carrière de Comte : à l'époque de la rédaction de ses fameux opuscules de philosophie sociale. Ensuite, c'est à la "sociologie", telle qu'elle apparaît dès la 47e Leçon du Cours de philosophie positive, que Comte va attribuer ce rôle correcteur.
Pour compléter les précédentes remarques sociales et politiques, notons que c'est à l'instar de l'enseignement inhérent à la Politique d'Aristote que Comte cherchait à porter remède, par une réorganisation appropriée, à tout état jugé "pathologique" de la société.
De plus, dès 1822, Comte use, en matière politique, du terme 'organique' (ou normal), lié à l'état positif, par opposition au terme 'critique' (ou pathologique), lié à l'état métaphysique ou révolutionnaire, c'est-à-dire conflictuel. L’organicisme se manifeste dès le Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société (8). Par la suite, dans le Système de politique positive, Comte ira même jusqu'à parler de "maladie ocidentale" : puisque les âmes déréglées, "rassurées par le progrès", retrouvant enfin une raison, "seconderont la construction de l'ordre" (9), conformément à la devise positiviste "Ordre et progrès".
1. 1. b.
Mais, revenons au sens propre du terme 'maladie' : pour Comte, les mêmes lois et les mêmes règles président essentiellement au développement normal de la vie ; elles sont également amenées à produire ou à déterminer les formes dites pathologiques. L'identité des normes de la vie, aussi bien à l'état normal qu’à l'état pathologique : telle est donc l'idée qui prédomine pour Comte en ce qui concerne les lois biologiques.
Il faut savoir que Comte définit la vie comme impliquant constamment les notions réciproques d'organisme et de milieu, tout comme les notions réciproques d'organe et de fonction. Telle est la teneur essentielle de la 40e Leçon du Cours de philosophie positive. La biologie est une science récente pour Auguste Comte ; elle date, en effet, du début du siècle, et elle s'illustre essentiellement dans la "physiologie", discipline moderne :
« La physiologie n'a commencé à prendre un vrai caractère scientifique, en tendant à se dégager irrévocablement de toute suprématie théologique ou métaphysique, que depuis l'époque, presque contemporaine, où les phénomènes vitaux ont enfin été regardés comme assujettis aux lois générales, dont ils ne présentent que de simples modifications. » (10)
C'est donc à partir des concepts de structure, de fonction et de milieu, que la biologie est possible comme la science des combinaisons variables entre les éléments correspondants à ces trois concepts.
Comte remarque aussi l'étroite relation s'instaurant généralement entre une science et l'art qui y correspond, ainsi qu'il en va de la biologie en regard de l'art médical : "complication", d'une part, et "importance prépondérante", de l'autre, caractérisent cette science et l'art avec lequel elle est en "connexion intime" :
C'est, à la fois, en vertu des besoins croissants de la médecine pratique, et des indications qu'elle a nécessairement procurées sur les principaux phénomènes vitaux que la physiologie a commencé à se détacher du tronc commun de la philosophie primitive, pour se composer de plus en plus de notions vraiment positives (11).
Mais, dans l'esprit de Comte, cette étroite relation entre science biologique et art médical est appelée à cesser pour le bénéfice de la biologie comprise comme science abstraite indépendante, occupant une place de choix dans sa hiérarchie des sciences fondamentales. Du moins se manifeste-t-il alors le souci épistémologique de Comte. Car, remarque-t-il en tant que théoricien, actuellement la physiologie est entièrement aux mains des médecins. Comte destine la biologie positive à "rattacher constamment l'un à l'autre, dans chaque cas déterminé, le point de vue anatomique et le point de vue physiologique, ou, en d'autres termes, l'état statique et l'état dynamique" (12). Le point de vue épistémologique sur la biologie éloigne, pour un moment, l’idée de biologie appliquée dans l’art médical.
La condition fondamentale de la vie n'est autre pour Comte que l'harmonie qui règle le rapport de l'organisme à son milieu. Comte est conscient de la nouveauté et de la portée de son concept de "milieu", aussi rédige-t-il une note pour souligner l'apport qui est le sien en concevant désormais le milieu biologique comme "l'ensemble total des circonstances extérieures"(13). Plus précisément, les conditions déterminantes, en ce qui concerne les phénomènes vitaux, sont les unes relatives à l'organisme et les autres relatives au milieu extérieur ou "système ambiant", aussi les modes d'expérimentation portent-ils, d'après Comte, soit sur l'organisme et ses fluides, soit sur le milieu ambiant.
Comte pensait que la méthode pathologique suivant Broussais et l'étude de la tératologie suivant Geoffroy Saint-Hilaire permettaient, l’une et l’autre, l'étude des modifications de l'organisme et de son milieu intérieur, relevant toutes deux également d'une approche globale du phénomène biologique (14) quoique, pour sa part, et comme le fera également Claude Bernard, Comte privilégiât l'expérimentation à partir du milieu extérieur.
A ce propos, notons que Canguilhem doutait que le concept de "milieu intérieur" fût connu de Comte. Il niait même catégoriquement qu’il y eût un tel milieu intérieur avant Claude Bernard. Pourtant - et même si elle n'est pas expressément nommée - la notion de milieu intérieur apparaît à la 39e Leçon du Cours consacrée à la chimie organique, avec l'allusion aux substances de l'organisme, dites par Comte "alibiles", c'est-à-dire nutritives. D'ailleurs, la croyance dans l'existence du milieu intérieur est très certainement la raison pour laquelle Comte développe une critique virulente à l'endroit de la chimie organique, en alléguant qu'il voudrait soumettre cette discipline au strict point de vue physiologique, surtout en ce qui concerne la digestion, les sécrétions et "toutes les autres fonctions chimiques relatives à la vie organique" (15) c'est-à-dire pour tout ce qui constitue, à proprement parler, le milieu intérieur. La chimie de la vie organique est parfaitement pensée par Comte.
Dans la relation normal/pathologique, faite de degrés et d’étapes, il faut enfin retenir que, pour Comte, la pathologie positive permet de noter ce qu'il appelle "l'invasion successive d'une maladie, le passage lent et graduel d'un état presque entièrement normal à un état pathologique pleinement caractérisé" (16). Le principe de cette conception de la pathologie se trouve chez Broussais, auquel Comte dédie l'hommage d'une longue note, car il s'accorde avec la doctrine physiologique de ce dernier, pour expliquer les cas pathologiques par une extension des limites de variation de l'organisme reconnu normal (donc variations essentiellement en hyper et hypo comme en dys), le commun dénominateur entre le normal et le pathologique restant précisément la physiologie et ses phénomènes :
« l ‘état pathologique ne diffère point radicalement de l'état physiologique, à l'égard duquel il ne saurait constituer, sous un aspect quelconque, qu'un simple prolongement plus ou moins étendu des limites de variation, soit supérieures, soit inférieures, propres à chaque phénomène de l'organisme normal, sans pouvoir jamais produire de phénomènes vraiment nouveaux, qui n'auraient point, à un certain degré, leurs analogues purement physiologiques. » (17)
1. 2. La position de Claude Bernard.
Quant à Claude Bernard, Canguilhem fait remarquer que la médecine était évidemment pour ce médecin la science des maladies de même que la physiologie était la science de la vie. Ce qu'Auguste Comte voulait séparer (biologie spéculative ou abstraite et biologie concrète), Bernard allait vouloir le réunir en opérant la fusion entre physiologie, pathologie et thérapeutique (18) : dont la distinction théorique avait été élaborée par Comte .
En fait, l'Introduction de Claude Bernard à son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale commence directement par l'exposé du "problème" de la médecine : "Conserver la santé et guérir les maladies". La pratique médicale n'est rien d'autre, ajoute-t-il, que la recherche d'une "solution scientifique" à ce problème ; à défaut de quoi, elle a toujours apporté des réponses empiriques.
L'idée de Claude Bernard était, par conséquent, que, dans toute science, la théorie éclaire et domine la pratique ; idée qui était également d'inspiration comtienne. Aussi bien, la science pathologique repose-t-elle naturellement, pour Claude Bernard, sur les données de la science physiologique ; et les observations de ces sciences respectives ne se différencient que du plus au moins, ou sur l'échelle inverse. D'ailleurs, Bernard pousse la science pathologique jusqu'à tenter de quantifier les modifications pathologiques ; ce qui peut s'expliquer par sa conception déterministe, qui correspondait, chez Comte, à une conception des conditions d'existence.
La conviction essentielle de Claude Bernard était que "la médecine scientifique ne peut se constituer, ainsi que les autres sciences, que par la voie expérimentale, c'est-à-dire par l'application immédiate et rigoureuse du raisonnement aux faits que l'expérimentation et l'observation nous fournissent" (19). Aussi Bernard considérait-il la méthode expérimentale comme un raisonnement destiné à soumettre les idées à l'expérience des faits. D'où, le thème de la première partie de son livre, "Du raisonnement expérimental", ainsi que ceux des deuxième et troisième parties : "De l'expérimentation chez les êtres vivants", et "Applications de la méthode expérimentale à l'étude des phénomènes de la vie". La théorie s’accomplissait dans la pratique.
Quant à la relation normal/pathologique, il faut signaler le chapitre troisième de la troisième partie, ainsi intitulé "De l'investigation et de la critique appliquées à la médecine expérimentale"(20). L'investigation pathologique et l'investigation thérapeutique, qui sont à la base de la médecine, dépendent, autant l'une que l'autre, d'un point de départ qui est "une théorie, une hypothèse ou une idée préconçue" (21). Dans les deux recherches, Claude Bernard remarque qu'il n'en va pas autrement qu'avec l'investigation physiologique, aussi ne voit-il donc aucune distinction à faire entre les trois méthodes d'investigation : en physiologie, en pathologie et en thérapeutique. Repoussant la statistique au bénéfice de la critique expérimentale, il fonde cette dernière sur "le déterminisme absolu des faits" (22). La critique exige la comparaison ; le résultat en est l'élimination des causes d'erreur.
Sur la base des conditions de la vie dégagées par Comte comme étant l'organisme et son milieu en harmonie l’un avec l’autre, Claude Bernard affirme à son tour que les phénomènes naturels propres aux corps vivants obéissent à une "double condition d'existence"(23), expressément nommée par Claude Bernard : le corps et le milieu. Il affirme explicitement : "Les conditions de la vie ne sont ni dans l'organisme ni dans le milieu extérieur, mais dans les deux à la fois" (24).
Aussi l'originalité de Claude Bernard a-t-elle été de préciser en quoi consiste concrètement l'harmonie nécessaire entre l'organisme et le milieu, qui avait été abstraitement constatée par Comte. Pour Claude Bernard, cette harmonie n'est autre que la constance du milieu intérieur, étant donné qu'il a pris systématiquement en acte le milieu intérieur et qu'il en a élaboré le concept scientifique. En effet, Bernard a créé le mot et la chose que représentent les "sécrétions internes" (25) ; il étendra la notion à la rate, au corps thyroïde et aux capsules surrénales, en 1859. C'est l'équilibre du milieu intérieur qui constitue la santé. C’est là une des découvertes majeures de Claude Bernard.
Donc, pour Claude Bernard c'est bien la physiologie du normal qui est dominante. La normativité physiologique guide les comportements médicaux et, avant eux, les jugements sur le normal et sur le pathologique ; car il est clair qu'en thérapeutique, la connaissance de l'influence d'un remède dépend de la connaissance des lois d'évolution naturelle (physiologique) d'une maladie :
« On ne peut juger de l'influence d'un remède sur la marche et la terminaison d'une maladie, si préalablement on ne connaît la marche et la terminaison naturelles de cette maladie. » (26)
Ainsi que l'affirme Canguilhem, il est bien vrai que "la méthode de Claude Bernard se porte du normal vers le pathologique" (27) . Dans ce cas, l'exigence première demeure la normalité (28). Les effets pathologiques et thérapeutiques de toute sorte ne sont autres, pour Claude Bernard, que des modifications des phénomènes physiologiques normaux.
1.3. La solution de Canguilhem.
Au sujet de la solution apportée au premier problème posé par Canguilhem (si l'état pathologique n'est qu'une modification quantitative de l'état normal), disons que la réponse de Canguilhem réfute d'emblée la thèse de Comte et de Bernard sur l'identité pure et simple de l'état normal et de l'état pathologique.
Canguilhem veut démontrer que "l'état physiologique n'est pas, en tant que tel, ce qui se prolonge identiquement à soi, jusqu'à un autre état capable de prendre alors, inexplicablement, la qualité de morbide" (29). Si, pour Canguilhem, l'état de santé ne donne pas directement ou graduellement accès à l'état morbide, pour autant, il n'existe pas non plus cependant pour lui une opposition nette entre le normal et le pathologique ; et cela, dans la mesure où le pathologique ne manque pas d'être lui-même "normal" , c'est-à-dire qu'il obéit à une normativité qui lui est propre. Être malade, c'est encore vivre, et vivre, c'est toujours fonctionner selon des normes, même restreintes ; en outre, c'est même vivre, parfois, selon une normativité toute nouvelle.
Le caractère relatif de la différenciation qualitative entre le normal et le pathologique, que défend par conséquent Canguilhem, dépend, certes, des relations de l'organisme avec son propre milieu ; mais cette relativité ne saurait être cependant assimilable à une simple relation entre la santé et la morbidité. De plus, au lieu de subir passivement les effets de son milieu, et de s'y adapter, au contraire, pour Canguilhem, la vie contribue plutôt à le créer. Le fond du problème posé par les définitions et les relations du normal et du pathologique réside donc dans la connaissance de la vie (30), qui ne saurait se réduire pour Canguilhem ni à un simple équilibre ni même à une autorégulation. Plutôt que "normale", la vie doit donc être dite une "normativité" à laquelle est appelé à participer même le pathologique.
Dans l'article intitulé "Le normal et le pathologique" (31) , extrait de la Somme de médecine contemporaine, I, publiée en 1951 (32), Canguilhem donne une partie de sa conclusion nuancée :
« En fait, si l'on examine le fait pathologique dans le détail des symptômes et dans le détail des mécanismes anatomo-physiologiques, il existe de nombreux cas où le normal et le pathologique apparaissent comme de simples variations quantitatives d'un phénomène homogène sous l'une ou l'autre forme (la glycémie dans le diabète, par exemple). » (33)
Toutefois, ajoutons immédiatement que toute différence dûment constatée comme étant quantitative ne saurait être uniquement considérée comme telle : elle doit être aussi considérée simultanément comme qualitative. En effet, pour Canguilhem lui-même, la nécessité de comprendre l'organisme dans son tout permet d'affirmer que, lorsqu'il est "malade", il est devenu "autre" (34). Cette altérité n'est donc pas que quantitative : elle est nécessairement perçue par le vécu du malade comme qualitative, et l'observation du praticien confirme cette différence qualitative de l'état du patient. La formule de Leriche, que cite Canguilhem, donne tout son sens à cette situation : "La maladie humaine est toujours un ensemble... ce qui la produit touche en nous, de si subtile façon, les ressorts ordinaires de la vie que leurs réponses sont moins d'une physiologie déviée que d'une physiologie nouvelle (35) ".
1. 4. Le second problème.
Le second problème abordé par Canguilhem dans son travail de 1943 s'énonce comme suit : Y a-t-il des sciences du normal et du pathologique ?
Parti à la recherche d'une "rationalité médicale", c'est avec cette question que Canguilhem explicite le plus nettement sa position à l'endroit du normal et du pathologique. Il polémique contre Minkowski qui pense que "l'aliénation est une catégorie plus immédiatement vitale que la maladie" (36) : nous saisissons que, par "maladie", Minkowski entend ici "maladie somatique". Or, c'est précisément cette maladie qui est pour Canguilhem l'indicateur direct et conscient de la vie. Reprenant pour sa propre thèse la formule de Leriche, Canguilhem peut écrire : "Nous pensons avec Leriche que la santé c'est la vie dans le silence des organes, que par suite le normal biologique n'est, comme nous l'avons déjà dit, révélé que par les infractions à la norme et qu'il n'y a de conscience concrète ou scientifique de la vie que par la maladie" (37) .
Relevons la distinction qu'établit ensuite Canguilhem relativement à certains concepts proches, mais non identiques. D'abord, l'anomalie ne s'assimile pas toujours à la pathologie. Par exemple, une anomalie morphologique doit être évaluée du point de vue de ses conséquences : si elle ne perturbe ni les fonctions vitales, ni la vie de relation avec tout ce que celle-ci peut comporter de relations sociales, elle ne saurait être considérée comme "pathologique". De plus, si l'anomalie peut, certes, concerner des phénomènes physiologiques s'éloignant du type considéré comme normal (dans la forme ou dans la structure, interne ou externe), l'observation peut inversement montrer une anomalie dans le déroulement des phénomènes pathologiques eux-mêmes : ces derniers, en effet, sont supposés se produire suivant certaines lois ou certaines règles connues pour être propres à la pathologie observée. Et Canguilhem rappelle qu'au substantif 'anomalie' ne correspond aucun adjectif, puisque l' "anomal" relève de l'anomie, c'est-à-dire de l'absence de droit. C'est ainsi que cherchant à connaître l'anomalie organique, nous nous heurtons à des éléments d'origine axiologique : déjà dans la terminologie. Et il faut inversement remarquer avec Canguilhem qu'à l'adjectif normal ne correspond aucun substantif véritablement approprié.
Pour nous sortir de ces difficultés linguistiques, notons, toutefois, dans la citation précédente, l'utilisation, par Canguilhem, des termes 'normal biologique' et 'norme' : il s'agit, à proprement parler, d'une norme qui est douée d'une nécessité scientifique et, en particulier, biologique, et donc qui est relative aux conséquences tirées à partir du fait observé. Sur la base de cette observation, Canguilhem donne du terme 'pathologique' une définition médicale valable, en tant qu'elle embrasse tout ce qui relève des "infractions à la norme" : ce qui, d'ailleurs, autant par Canguilhem que ce l'était par Comte, peut être aussi reconnu pour un révélateur du normal.
Enfin et surtout, Canguilhem semble commenter sa propre position quand il relève une observation d'importance, valable non seulement en biologie, mais encore en physique :
« S'il est permis de définir l'état normal d'un vivant par un rapport normatif d'ajustement à des milieux [- notons au passage cette position qui correspond exactement à la théorie des milieux d'Auguste Comte -] on ne doit pas oublier que le laboratoire constitue lui-même un nouveau milieu dans lequel certainement la vie institue des normes dont l'extrapolation, loin des conditions auxquelles ces normes se rapportent, ne va pas sans aléas. » (38)
Cette invocation par Canguilhem du laboratoire en tant que « nouveau milieu » prouvé comme perturbateur pour le vivant (comme d’ailleurs parfois pour la psychologique) ne pourrait néanmoins constituer un argument contre la validité des résultats des analyses de laboratoire. Or, depuis cette remarque, on a souvent voulu assimiler abusivement cet effet mineur à ce qui se produit en ce qui concerne le quantum physique microscopique ou l'infiniment petit qui ne peut être traité qu’au moyen d'instruments macroscopiques entraînant de leur propre fait une perturbation qui fut dénoncée, entre autres, par Bernard d'Espagnat (39). Car, comme l'établit ce dernier, le fait de mesurer n'a pas le même effet dans le macrosystème dans lequel nous vivons que dans un système microscopique, tel que l'atome ou la molécule. Il est impossible d'assurer avec certitude que le résultat de la mesure, obtenu dans le système microscopique, exprime à coup sûr la valeur de la quantité mesurée avant l'opération de la mesure. Le cas des analyses de laboratoire en ce qui concerne le vivant (ou même le psychologique) ne saurait tomber sous la critique bachelardienne de la « théorie matérialisée » (40). Il faudrait plutôt à ce sujet considérer le facteur « erreur » .
Dans les Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique (1963-1966), Canguilhem introduit le concept d'erreur. Si, pour Claude Bernard, la critique expérimentale a la vertu d'éliminer les causes d'erreur quant à la connaissance, pour Georges Canguilhem, il n'en demeure pas moins que l'organisme peut lui-même introduire l'erreur quant à la vie, et de manière innée. Cette théorie de l'erreur de l'organisme rejoint, dans le domaine de la tératologie, tout à la fois l'idée de J. Winsløw (1669-1760), selon laquelle les malformations résulteraient d'une faute inhérente au fœtus, et l'idée de C. F. Wolff (1734-1794) selon qui les monstres naîtraient d'aberrations du développement épigénétique. À propos de ces deux théories, il est désormais exclu actuellement de considérer le fœtus comme l'élément causal, car on pense qu'il ne fait que subir une agressivité qui peut être soit génétique, soit médicamenteuse, soit hormonale ou infectieuse...etc. Dans ce domaine, la parole de Canguilhem était que "la vie est pauvre en monstres" (41) : qu'il nous soit donc permis d'en douter, même si l'on se réfère à la définition de Littré, pour qui "le monstre est un individu de conformation insolite par excès, par défaut ou par position anormale des parties". On retrouve donc la notion essentielle de dysfonctionnement en hyper et en hypo.
Dans l'article publié en 1951 (42), intitulé "Le normal et le pathologique" (43) Canguilhem revient sur les questions de fond à la fois d'ordre linguistique et d'ordre conceptuel, en tout cas d'importance capitale. Tout d'abord : 'pathologique' signifie-t-il 'anormal' ? Il est clair que la réponse à cette question est affirmative. 'Pathologique', est-il précisément le contraire de 'normal'? que signifie 'normal' ? Pour répondre, Canguilhem aborde le problème de la réalité du "type" (considéré comme "normal") et des rapports de l'individu au type ; or, le médecin n'a jamais affaire qu'à l'individu, et pourtant, selon Claude Bernard (44), l'individualité serait l'obstacle majeur de la médecine expérimentale. Canguilhem ne peut admettre cette position de Bernard : car, en référence au fameux principe des indiscernables de Leibniz, conformément auquel il n'y a pas deux individus de la même espèce qui soient identiques, il pense qu'il vaut mieux opter pour la thèse selon laquelle "l'irrégularité, l'anomalie ne sont pas conçues comme des accidents affectant l'individu mais comme son existence même" (45).
« On peut donc conclure ici que le terme de "normal" n'a aucun sens proprement absolu ou essentiel. Nous avons proposé, dans un travail antérieur (46), que ni le vivant, ni le milieu ne peuvent être dits normaux si on les considère séparément, mais seulement dans leur relation. » (47)
Donc, la réponse à la seconde question implique, à nouveau, comme c’était le cas pour Comte et pour Bernard, les rapports du vivant et de son milieu : on ne saurait les dissocier. Et, s'il y a sciences du "normal" et du "pathologique", ces sciences sont aussi surtout et avant tout science de la vie ! Et - il faut le dire -, même si de tels concepts sont loin d'être toujours clairs, la pratique médicale implique le bon usage des concepts de normal et de pathologique, dont elle confirme dans la pratique concrète la définition courante. Pour conclure sur l’apport de Canguilhem, nous devons nous ranger au jugement de Mike Gane sur l’opposition au positivisme manifestée par Canguilhem qui finalement « suggère que la tentative d’atteindre un état spécifique appelé la santé normale peut être payée par un renoncement à toute normalité éventuelle » (48).
2. Sur la naissance du normal ou de la norme.
2. 1. De quoi procède la norme.
En ce qui concerne la norme pathologique, on l’a parfois ramenée à une moyenne, et cela sur la base d'études fondées sur les méthodes statistiques. Aujourd'hui, conçues sur le principe de la modélisation des phénomènes, les statistiques sont désormais devenues indispensables dans diverses sciences. Bien qu'à son époque elles eussent déjà commencé à jouer un rôle efficace en biologie, Georges Canguilhem, sensible à certains de ses divers aléas supposés, était foncièrement hostile à l'utilisation de statistiques, tout comme Claude Bernard et, avant lui, Auguste Comte. Or, si l’on en croit ses théoriciens et praticiens contemporains (49), la statistique inductive précisément serait l’épistémologie des sciences de la nature, obéissant à la logique du probable ou logique de l’inférence inductive. De plus, l’inférence statistique a soit un objet purement cognitif, soit un objet décisionnel ; avec le premier, elle permet d’inférer à partir des paramètres des modèles statistiques.
En ce qui concerne particulièrement l'état normal d'un organisme, il peut être défini à partir d'un comportement privilégié, dûment reconnu, en face duquel la maladie est une réaction catastrophique. On peut alors se poser la question de l'irréversibilité ou non de la réaction pathologique : en principe, le test de la guérison est précisément un retour aux normes antérieures. Mais, dans la réalité, les données physiologiques qui se laissent observer après la maladie sont souvent éloignées d'être l'équivalent absolu des normes de vie antérieures à la maladie. On parlera de séquelles. Ou peut-être l'idée de la variabilité de la norme pourra-t-elle être accréditée. C'est, en tout cas, la position de Canguilhem sur la base de la conception de l'irréversibilité de la vie, et pour qui la "santé" est une "valeur", puisque, selon sa propre formule, "la valeur est dans le vivant" (50).
D’après les auteurs, à la stabilité de la science physique classique ne succèderait désormais nulle organisation, nulle stabilité dans ce domaine. Outre les révolutions et les crises propres aux sciences décrites par Kuhn (51), il existerait aussi, dans les sciences, des crises déclenchées par des préoccupations philosophiques. C'est, d'ailleurs, ce que visent à démontrer Prigogine et Stengers.
D'un point de vue plus général, on peut dire que le concept de norme est produit selon deux types de procédures, différentes a priori. Soit à partir des méthodes classificatoires qui régissent les sciences positives, soit à partir des perspectives axiologiques qui sévissent dans l'éthique ou la politique. Canguilhem reconnaît et distingue à juste titre ces deux types de normes, en particulier dans les Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique, où il les oppose malgré la réalité de certaines analogies possibles entre normes sociales et normes organiques. Les dernières, internes, sont régulatrices, tandis que les premières, externes, sont législatives.
Comme le fait justement remarquer Canguilhem à la suite de Bichat, "il n'y a pas d'astronomie, de dynamique, d'hydraulique pathologiques"(52). Aussi bien, cependant, nous constatons que les différentes méthodes déterminent, dans leur domaine respectif, le type ou la norme, faute de quoi ni les classifications scientifiques ni même les règles d'action n'ont plus aucun sens. En effet, ni les échelles axiologiques régissant l'action, ni les méthodes classificatoires déterminant un "système de lois" ou une "organisation de propriétés" (53), n'ont une signification si elles ne sont reliées à un concept de norme ou de type, ou encore : de règle, loi, fin, modèle ou idéal !
Quel peut être le rôle épistémologique joué par la norme, sinon celui d'un instrument ordonnançant autant l'action que la connaissance ? C’est dire la prudence nécessaire à l’établissement de la norme ! Comme effet d'un processus opératoire, ou comme effet d'un processus axiologique, il est évident que, de part et d'autre, le concept de norme est nécessairement déterminé, non seulement d'un point de vue épistémologique (utile aussi dans le cas axiologique), mais encore d'un point de vue appréciatif ou évaluatif, utile d'ailleurs également dans la perspective épistémologique : la question de droit intervenant dans ce domaine pour valider les propositions énoncées.
2. 2. La norme scientifique.
La norme scientifique peut donc être déterminée et établie à partir du principe de la classification, conçue sur la base d'un système de régularités qui trouve son expression sous la forme de lois empiriques entrant dans une théorie.
Très tôt dans sa carrière de chercheur, en 1822, Comte avait fait remarquer que ce sont les sciences naturelles qui règnent dans la pratique des méthodes classificatoires : "Les naturalistes, étant de tous les savants ceux qui ont à former les classifications les plus étendues et les plus difficiles, c'est entre leurs mains que la méthode générale des classifications a dû faire ses plus grands progrès. Le principe fondamental de cette méthode est établi depuis qu'il existe, en botanique et en zoologie, des classifications philosophiques, c'est-à-dire fondées sur des rapports réels, et non sur des rapprochements factices" (54). Mais, dans la 35e Leçon de son Cours de philosophie positive, Comte apprécie également l'importance des classifications chimiques et la constitution des familles naturelles d'éléments.
Après Comte, le discernement de l'élément d'une classification naturelle, en particulier dans la théorie physique, a été l'apport original de Pierre Duhem (1861-1916) (55), selon qui "la théorie n'est pas uniquement une représentation économique des lois expérimentales ; elle est encore une classification de ces lois"(56).
Comte avait commencé dans cette voie, non seulement pour réaliser sa hiérarchie des sciences, mais encore en utilisant le moyen de la classification chaque fois qu'il la jugeait nécessaire à la découverte, dans une science fondamentale ou même dans chacun de ses différents domaines. Sa carte cérébrale en est un exemple : elle indique non seulement une hiérarchie et une distribution des activités du cerveau, mais encore l'énonciation des fonctions affectives et intellectuelles, déterminantes dans l'action et la pensée qui prépare à l'action humaine sous tous ses aspects (57).
Claude Bernard a également travaillé sur le problème de la réalité du type dans ses Principes de médecine expérimentale. Bien qu'il ait défendu la légalité et le déterminisme rigoureux des phénomènes vitaux, Claude Bernard, élabora une réflexion sur l'idée que le type général et la réalité individuelle ne coïncident pas toujours nécessairement ; de ce point de vue, le problème du médecin est alors de connaître les rapports de l'individu avec son type. Pour Canguilhem, on ne saurait affirmer que la vérité est dans le type tandis que la réalité se trouverait hors du type (58). C'est pourquoi, et de manière plus appropriée, Canguilhem propose de parler d'un "ordre de propriétés" plutôt que d'un "système de lois" (59) ; et, en effet, l'ordre des propriétés se comprend mieux dans l'ordonnancement d'une hiérarchie ou d'une classification des principales observations relatives aux fonctions :
« En parlant d'un ordre de propriétés, nous voulons désigner une organisation de puissances et une hiérarchie de fonctions dont la stabilité est nécessairement précaire, étant la solution d'un problème d'équilibre, de compensation, de compromis entre pouvoir différents donc concurrent. »
La théorie physique, fondamentalement observationnelle, est généralement réglementée par deux éléments incontournables qui sont : 1. la mesure, c'est-à-dire précisément l'action de mesurer, et 2. l'énonciation de principes (60). Or, ce qui commande la classification proprement dite, qui prédomine donc à juste titre dans les sciences naturelles, ce sont surtout les principes : qu'il s'agisse d'un seul ou de plusieurs. Dans ces conditions, le rôle d'une théorie scientifique est de constituer une représentation unitaire des phénomènes originaux dont elle s'occupe : c'est la qualité de précision et d'exactitude de cette représentation scientifique qui permet ensuite la réussite de l'intervention expérimentale ou tout simplement l'action proprement dite.
Quant à l'établissement de la théorie, si, selon la juste position de Comte, il ne peut y avoir de théorie sans observation, il ne peut pas y avoir non plus, à l'inverse, selon la même position, d'observation sans quelque théorie. Heisenberg confirme cette remarque fondamentale, quand il écrit : "C'est seulement la théorie qui décide de ce qui peut être observé" (61).
Dans son domaine propre, Claude Bernard a donné avec précision la succession des étapes qui mènent aux lois et à la théorie dans les sciences naturelles :
« On voit [...] comment l'observation d'un fait ou phénomène, survenu par hasard, fait naître par anticipation une idée préconçue ou une hypothèse sur la cause probable du phénomène observé; comment l'idée préconçue engendre un raisonnement qui déduit l'expérience propre à la vérifier ; comment, dans ce cas, il a fallu, pour opérer cette vérification, recourir à l'expérimentation, c'est-à-dire à l'emploi de procédés opératoires plus ou moins compliqués, etc. » (62)
Il demeure, en tout cas, qu'une théorie a pour office essentiel de relier les phénomènes à quelque principe. Des observations isolées ne pourraient guère subsister sans devoir être réunies et combinées par une même théorie ; faute de quoi, ces observations risquent d'être considérées comme irrationnelles, et certainement comme dénuées de toute signification, à moins qu’elles ne viennent jouer un rôle de contrôle de la théorie qu’elles démentent.
On l'admet aujourd'hui de plus en plus, la théorie scientifique apporte moins l'explication proprement dite que la signification globale des faits invoqués avec des conditions déterminantes et le succès des prédictions. Déjà, une hypothèse ou une première théorie est nécessaire pour que des faits puissent être remarqués, non pas seulement parce qu'ils sont inhabituels - encore que l'inhabituel soit parfois le déclic précédant une première interrogation. Il est vrai qu'actuellement la fameuse "chasse de Pan", qui fut encouragée par Francis Bacon, ne saurait plus suffire sans une première idée : celle-là même qui autorise le chercheur à regarder les faits qui se présentent à lui en les convertissant en autant de véritables faits scientifiques.
Un peu rapidement, il faut le reconnaître, Nietzsche avait déjà conclu à sa manière, c'est-à-dire dans les termes d'une psychologie des profondeurs, en indiquant que : "le prétendu instinct de causalité n'est donc que la crainte de l'inhabituel et la tentative d'y découvrir quelque chose de connu - une recherche, non des causes, mais du connu" (63). En quoi, il est possible de percevoir une interprétation nietzschéenne de la position de Hume, assez proche de celle-ci sur la question du principe de causalité.
2.3. Le caractère axiologique de la norme.
Le caractère axiologique de la norme n'est pas négligeable dans le domaine médical, surtout en ce qui concerne la pratique médicale dont l'application inclut autant la norme éthique que la norme économique. La norme praxologique dépend des valeurs ou des principes de conduite volontairement (ou involontairement) choisis (ou subis) par une société, selon ses ressources économiques et selon ses ambitions éthiques. Ces valeurs ou ces principes sont reconnus par une philosophie de l'action, soit que celle-ci dépende directement d'un consensus moral et politique, propre à une société donnée, soit qu'elle relève des aspirations métaphysiques d'une communauté religieuse. Dans le cas de la classification naturelle comme dans le cas de l'évaluation axiologique, nous devons simultanément penser et agir, étant entendu, en outre, que penser selon des critères théorétiques est aussi une façon d'agir et implique nécessairement une exécution pratique.
Les méthodes classificatoires dans les sciences médicales, mais aussi, parallèlement, les différentes tables de valeurs éthiques sont, les unes et les autres, nécessairement appelées à définir un "état normal". Ce qui signifie proprement l'état de ce qui peut entrer comme point de repère, voire comme critère, dans les classifications élaborées et rationnellement justifiées ou dans les évaluations délibérées et consciemment acceptées.
D'un côté, les classifications des observations précisent ce qu'est la norme ou, à défaut, le fait généralement admis tenant lieu de norme, et, sinon toujours la loi, du moins l'observation reconnue comme légale. De leur côté, les évaluations axiologiques précisent la valeur admise à la reconnaissance, relativement à l'action nécessaire. Dans les deux cas, le concept de "normal" ne peut garder d'imprécision, même si son origine est hybride, et dans la mesure où il est le résultat logique nécessaire aussi bien des classifications scientifiques que des évaluations éthiques ou déontologiques, et surtout dans la mesure où il est nécessaire à toute action, et en particulier à l'action médicale qui ne saurait être indéfiniment retardée.
Pour conclure, nous remarquons que la volonté de reconnaître les concepts de "normal" et de "pathologique" aboutit indirectement à faire triompher l'épistémologie conceptualiste d'Aristote. En effet, ainsi que l'écrit Canguilhem, "si l'on sépare les Idées et les Choses, comment rendre compte et de l'existence des choses et de la science des Idées ?"(64).
Angèle KREMER-MARIETTI
NOTES :
(1) La nosographie est la classification des maladies.
(2) La nosologie définit les maladies et inclut la nosographie
(3) Cf. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 19. L'ouvrage comprend la thèse de médecine, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943), pp. 6-165. [Voir aussi la deuxième édition, Paris, P.U.F., collection "Quadrige", 1988].
(4) Par delà le bien et le mal, §. 2. Mon édition : Nietzsche; Par-delà le bien et le mal. Prélude à une philosophie de l'avenir, traduction et présentation d'Angèle Kremer Marietti, Verviers (Belgique), Marabout, Collection Marabout Université, 1973, voir les pages 20-21.
(5) Ibidem.
(6) Cf. Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Leçons 1 à 45, Présentation et notes par Michel Serres, François Dagognet, Allal Sinaceur, Paris, Hermann, 1975. Sigle CPP.
(7) Cf. Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Présentation de Constant Bourquin, Genève, A l'Enseigne du Cheval ailé, 1945. Voir Jacques Michel, La nécessité de Claude Bernard, Paris, Méridiens Klincksieck, Collection "Épistémologie", 1991.
(8) Cf. Auguste Comte, Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, Présentation et notes par Angèle Kremer Marietti, Paris, Aubier Montaigne, Collection La philosophie en poche, 1970.
(9) Cf. Auguste Comte, Système de politique positive, tome IV, Paris, chez Carilian-Coeury et Vve Dalmont, 1854, p. 367.
(10) Cf. Auguste Comte, CPP, op.cit., p. 667.
(11) Op..cit., p. 672.
(12) Op.cit., p. 683.
(13) Op.cit., p. 682.
(14) Cf. Angèle Kremer Marietti, Entre le signe et l'histoire. L'Anthropologie positiviste d'Auguste Comte, Paris, Klincksieck, 1982 ; nouvelle édition, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 153.
(15) Cf. Auguste Comte, CPP, op.cit., p. 643.
(16) Op.cit., p. 696.
(17) Ibid.
(18) Cf. Angèle Kremer Marietti, "Le positivisme de Claude Bernard", in La nécessité de Claude Bernard, op.cit., p. 185.
(19) Cf. Claude Bernard, op.cit., p. 43.
(20) Op.cit., pp. 360-369.
(21) Op.cit., p. 364.
(22) Op.cit., p. 367.
(23) Op.cit., p. 163.
(24) Ibid.
(25) Cf. Gley, Quatre Leçons sur les sécrétions internes, Paris, Baillière, 1911.
(26) Ibidem.
(27) Cf. G .Canguilhem, op.cit., p. 15.
(28) Cf. Jean-Claude Beaune, "La notion de parthologique chez Claude Bernard", in Jacques Michel, La nécessité de Claude Bernard, p. 297.
(29) Cf. G. Canguilhem, op.cit., p.67.
(30) Canguilhem a intitulé un de ses ouvrages La connaissance de la vie (1952), deuxième édition revue et augmentée, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1965.
(31) Cf. G. Canguilhem, "Le normal et le pathologique" (1951), in La connaissance de la vie (1952), Deuxième édition revue et augmentée, Paris, Vrin, 1967, pp. 155-169.
(32) Cf. Somme de médecine contemporaine I, Paris, Editions de la Diane française, 1951.
(33) Cf. G. Canguilhem, "Le normal et le pathologique" (1951), op.cit., p. 166.
(34) Ibidem.
(35) Ibidem.
(36) Cf. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 72.
(37) Ibid.
(38) Op.cit., pp. 94-95.
(39) Cf. Bernard d'Espagnat, Une incertaine réalité. Le monde quantique, la connaissance et la durée, Paris, Gauthier-Villars, 1985, Voir p.130-131, note 1.
(40) Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique [1934], Paris, PUF, 1946, p. 12.
(41) Cf. "La monstruosité et le monstrueux" (1952), in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1967, Deuxième édition revue et augmentée, p. 173, 183.
(42) Cf. Somme de médecine contemporaine I, Paris, Editions de la Diane française, 1951.
(43) Cf. G. Canguilhem, "Le normal et le pathologique" (1951), in La connaissance de la vie (1952), op.cit.
(44) Cf. Claude Bernard, Principes de médecine expérimentale, Paris, Presses Universitaires de France, 1947.
(45) Cf. G. Canguilhem, "Le normal et le pathologique" (1951), op.cit., p. 159.
(46) Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (Thèse de médecine, Strasbourg,1943.
(47) Cf. G. Canguilhem, "Le normal et le pathologique" (1951), op.cit., p. 161.
(48) Mike Gane, « Canguilhem and the problem of pathology », in Economy and Society, Volume 27 Numbers 2&3, May 1998 : 298-312 ; voir p. 304.
(49) Voir la rubrique «Statistique (histoire de la ~)» par A. Fagot, Les Notions Philosophiques, Dictionnaire 2, Encyclopédie Philosophique Universelle, Paris, PUF, 1990, p.2451-2452.
(50) G. Canguilhem, op.cit., p. 159.
(51) Cf. Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques (1962, 1970²), Ouvrage traduit de l'américain par Laure Meyer, Paris, Flammarion, Collection Champs, 1983.
(52) Cf. G. Canguilhem, "Le normal et le pathologique" (1951), op.cit, p. 156.
(53) Ibidem :" Il ne s'agit au fond de rien de moins que de savoir si, parlant du vivant, nous devons le traiter comme système de lois ou comme organisation de propriétés".
(54) Cf. Auguste Comte, Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, op.cit., p. 136.
(55) Cf. Pierre Duhem, La théorie physique, son objet et sa structure, Paris, Chevalier et Rivière, 1906 (première parution dans la Revue philosophique, 1904-1905).
(56) Cf. Duhem, op. cit., édition de 1914, p. 30.
(57) Cf. Angèle Kremer Marietti, Le projet anthropologique d'Auguste Comte, Paris, SEDES, 1980 ; nouvelle édition, Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 56-57.
(58) Cf. G. Canguilhem, "Le normal et le pathologique" (1951), op.cit., p. 158.
(59) Op.cit., p. 159.
(60) C'est ce que j’ai établi dans mon article : "Measurement and Principles : The Structure of Physical Theories", Revue Internationale de Philosophie, 1992/3, N°182, pp. 361-375.
(61) Cf. Werner Heisenberg, La partie et le tout, Paris, Albin Michel, 1972, p. 94.
(62) Cf. Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, op.cit., p.301.
(63) Cf. Nietzsches Werke, Leipzig, Kröner, XVI, §. 551.
(64) G. Canguilhem, "Le normal et le pathologique" (1951), op.cit., p. 158.
Texte original disponible sur: http://www.dogma.lu/txt/AKM-Normpath.htm