"Les crimes de sang sont-ils aujourd’hui aussi nombreux qu’autrefois ? La réponse ne va pas sans fausses pistes et tâtonnements."
L’histoire de la justice et de la criminalité en général, donc celle de l’homicide en particulier, se sont profondément renouvelées pendant les trois dernières décennies. L’utilisation par les historiens des méthodes et des outils de diverses sciences humaines (sociologie, criminologie, anthropologie, philosophie, psychologie…) a joué un rôle important dans ce bouleversement. Réciproquement, les travaux des historiens ont parfois permis de relativiser, voire de contester, des théories venues des mêmes sciences humaines.
Quand l’histoire découvre la criminalité
L’intérêt porté par les historiens à l’histoire du crime en général, et de l’homicide en particulier, est relativement récent. Il date de la fin des années 1960 et des années 1970, et il est fils de son temps. Dans la foulée des événements de 1968 et de toute l’effervescence intellectuelle qui caractérise cette époque, des philosophes et des sociologues se mettent à s’intéresser aux marginaux, aux déviants, aux délinquants, à tous ceux qui s’éloignent peu ou prou des normes. On songe évidemment, parmi ces chercheurs, à Michel Foucault , philosophe de formation, et à son livre Surveiller et Punir (1975), ainsi qu’à tout ce qui se fait alors à propos des prisons et de leurs occupants (en particulier au sein du GIP : Groupe d’information sur les prisons). Les historiens prennent, en quelque sorte, le train en marche : ils découvrent qu’il existe, sur ces questions, des masses considérables de documents, les archives judiciaires, qui n’ont jamais encore été utilisées dans cette optique. L’idée est donc là, venue d’autres sciences humaines, avec des sources surabondantes et quasiment vierges de toute recherche. Les historiens « modernistes » (spécialistes des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles), suivis, quelques années plus tard, par les « médiévistes » et par les « contemporanéistes », leur appliquent alors les méthodes qui ont permis, pendant les décennies précédentes, de renouveler complètement plusieurs domaines de la recherche (histoire économique, histoire sociale, histoire démographique…) : les méthodes « quantitatives », dites aussi « sérielles », qui consistent en l’établissement de séries statistiques fondées sur des dépouillements massifs et systématiques centrés sur la population tout entière, au lieu d’être limités à une élite sociale.
Crime loyal, crime déloyal
On se met donc à dépouiller les archives judiciaires, à commencer par celles du XVIIIe siècle, qui offrent de belles listes de condamnés, en particulier celles des juridictions d’appel (les parlements). Les élèves de Pierre Chaunu établissent ainsi de belles séries statistiques, et dressent des courbes éloquentes qui montrent une évolution très nette, du moins en pourcentages : au cours du XVIIIe siècle, surtout dans sa seconde moitié, une criminalité où l’emportent les crimes contre les personnes, notamment les homicides, laisse place à une criminalité différente, dominée par les crimes contre les biens, en particulier les vols (les chiffres absolus des homicides restent à peu près stables, mais ceux des vols augmentent considérablement). En Basse-Normandie, dans le bailliage de Mamers, en 1695-1750, les proportions des infractions jugées étaient de 16 % contre les biens, 75 % contre les personnes et 7 % contre les mœurs, alors qu’au Châtelet de Paris, en 1755, 1765, 1775 et 1785, leur répartition passait à 92 % contre les biens, 5 % contre les personnes et 1,6 % contre les mœurs. Complet renversement, du moins en apparence, qu’on explique par des mutations mentales (les individus, auparavant frustes et spontanés, seraient devenus de plus en plus rationnels et dominant leurs passions, grâce à une éducation plus poussée et à des contraintes sociales plus pesantes), et accessoirement économiques (la naissance d’une société de consommation, où les biens matériels, beaucoup plus abondants, suscitaient l’envie, donc le vol). Cette théorie, dite du « passage de la violence au vol », rencontre d’abord un grand succès ; elle est adoptée sans réserve.
Dans les années 1980, cette interprétation commence à être critiquée. Certains historiens reviennent quelque peu des illusions de l’histoire strictement quantitative, trop systématique et déshumanisée, et portent un intérêt nouveau aux trajectoires individuelles, avec la naissance et le développement d’une histoire plus « qualitative » (en particulier avec l’« histoire des mentalités »). S’inspirant aussi des travaux des sociologues et des criminologues, ils examinent les archives judiciaires avec un œil nouveau, beaucoup plus critique que celui de leurs prédécesseurs. Ils s’aperçoivent alors (les criminologues le savent, eux, depuis longtemps…) que l’interprétation d’une courbe d’activité judiciaire en termes de tendances de criminalité n’est possible que lorsque les conditions d’observations permettent la prise en charge d’un maximum de facteurs, ce qui n’est pas le cas. En particulier, une donnée, pourtant évidente, n’a pas été considérée : les archives judiciaires renseignent, certes, sur l’activité de la justice et sur ses priorités répressives, mais ce contentieux n’est pas représentatif de la réalité criminelle.
Une partie importante des déviances, en effet, homicides compris, était traitée par d’autres instances de régulation, notamment l’infrajustice (à côté du procès, existent de multiples formes, privées ou publiques, de composition, d’arbitrage et de conciliation), où elle restait dissimulée. Les affaires d’homicide n’étaient pas portées en justice lorsque le geste n’était pas prémédité, ni, a fortiori, lorsque ses motifs étaient considérés comme honorables (affaires d’honneur, surtout, mais aussi d’intérêts, ou encore réactions à des injustices…), et quand ils étaient commis « loyalement ». Ainsi, un combat à visage découvert et à armes égales, entre deux antagonistes dont l’un avait publiquement et gravement mis en cause l’honneur de l’autre (par exemple en émettant des doutes sur son honnêteté ou en suspectant la virginité de sa fille ou la fidélité de sa femme), était-il non seulement admis, mais encouragé : pas question, dans ces conditions, de livrer à la justice celui qui avait su défendre et rétablir son honneur outragé, fût-ce au prix d’un homicide ! À l’inverse, les homicides « déloyaux » (préméditation, guet-apens, empoisonnement, utilisation d’hommes de main…) donnaient lieu à réprobation : on pouvait alors, soit régler l’affaire au sein même de la communauté, sans en référer à la justice (en faisant subir au coupable un châtiment, qui pouvait aller jusqu’à la mort), soit la porter devant les tribunaux, en particulier si le coupable n’était pas bien intégré ou s’il constituait un danger pour les habitants : en 1728, à Toulon-sur-Arroux, en Charolais, Madeleine Boiveau, qui a fait assassiner traîtreusement son mari par un tueur à gages, est dénoncée, accablée par les dépositions des témoins, et finalement condamnée par le parlement de Bourgogne à la décapitation. Ces traitements différenciés des homicides ont déjà été observés par les anthropologues et les criminologues ; l’adoption de leur approche critique permet alors aux historiens de passer d’une observation inexacte, fondée sur des données quantitatives biaisées, à une approche qualitative beaucoup plus fine et révélatrice. La théorie du « passage de la violence au vol » a vécu.
Le triomphe de la civilisation des mœurs
Les historiens ont donc compris qu’en matière de justice, les données quantitatives doivent être utilisées avec la plus grande prudence. Pour autant, elles ne peuvent pas être totalement rejetées. Une fois passées à une critique attentive, elles montrent que des évolutions importantes se sont bien produites au cours des cinq ou six derniers siècles en matière d’homicide : la précision apparente des chiffres est illusoire, certes, mais la tendance générale est indéniable.
La violence homicide, surtout exercée par les jeunes hommes (mais aussi, dans une moindre mesure, les infanticides commis par des jeunes femmes), semble reculer assez fortement à la charnière des XVIe et XVIIe siècles (donc bien avant le XVIIIe siècle) ; aux Grands Jours d’Auvergne, en 1665-1666, les condamnations pour homicide volontaire représentent encore près de 17 % du total des peines prononcées, mais ce sont là des proportions bien inférieures à celles que l’on aurait pu trouver auparavant. Ce tournant apparent a d’abord été attribué au triomphe de la « civilisation des mœurs », telle que l’avait définie le sociologue allemand Norbert Elias . L’interprétation a été récemment renouvelée, dans deux directions différentes, voire contradictoires : pour Robert Muchembled, c’est l’action coercitive de l’État qui a joué le rôle principal dans ce changement, en criminalisant fortement l’homicide (notamment les duels), alors que Michel Nassiet l’explique par le délitement contemporain des solidarités familiales, à l’origine de la disparition des crimes d’honneur qui leur étaient liés (au-delà de 1620, on ne trouve plus de mari trompé « homicidant » sa femme prise en flagrant délit).
Un nouveau déclin de la violence homicide semble attesté au XIXe siècle : si 3 066 homicides sont comptabilisés en 1888 dans l’ensemble du pays, on n’en recense plus que 1 608 en 1907. Au tournant des années 1880-1885, tous les administrateurs et observateurs sociaux considèrent qu’une mutation s’est accomplie ; dans le champ des conduites individuelles, comme dans celui des mouvements collectifs, la grande violence semble abandonnée, sauf dans des terroirs enclavés ou méridionaux (ou les deux à la fois : les départements de Corse, Pyrénées-Orientales, Lozère, Ardèche et Bouches-du-Rhône). L’encadrement policier et judiciaire certes, mais surtout les autocontraintes générées par l’éducation et l’environnement culturel semblent expliquer cette évolution. Elle s’est ensuite poursuivie, malgré des rechutes ponctuelles (notamment à la suite des périodes de guerre).
À la fin du XXe siècle, le risque de mort par homicide serait tombé à 0,7 pour 100 000 (précision illusoire, évidemment, qu’il ne faut prendre que comme un ordre d’idée), tandis que la mortalité par accidents de la route et par suicides est devenue infiniment plus importante : de nos jours, le suicide prélève vingt-cinq fois plus de vies, et la route dix-huit fois plus, que l’assassinat. En accord avec de nombreux sociologues (à commencer par Émile Durkheim lui-même), et avec la plupart des psychiatres et des psychanalystes (Sigmund Freud en tête), l’historien doit raisonnablement supposer qu’il existe un étroit rapport entre l’importance relative de ces trois réalités : la baisse spectaculaire de la violence homicide peut être corrélée à la hausse des suicides et des accidents. Ils représentent une autre manière de concrétiser la violence latente des jeunes hommes, qui ne peut plus souvent se réaliser, comme avant, par la suppression d’autrui ; les manifestations de l’instinct de mort sont polymorphes, et l’homicide a changé de nature.
L’homicide de tout temps ultraminoritaire
Pour autant, même à l’époque où il était plus fréquent qu’aujourd’hui, l’homicide d’autrui a toujours été une pratique ultraminoritaire. Tributaire des documents, l’historien voit surtout l’exceptionnel, qui a laissé des traces écrites : il a parfois tendance à en surestimer l’importance. L’apport de l’anthropologie a permis de relativiser l’importance réelle de la violence, en général, et de l’homicide, en particulier, en n’y voyant que l’une des composantes, parmi d’autres, des rapports sociaux, alors que les historiens ont longtemps eu tendance à en faire le moteur principal. L’étude plus attentive des documents a conforté cette approche. Pour l’Ancien Régime, par exemple, les archives judiciaires auparavant étudiées, celles des parlements (cours d’appel) et des bailliages-sénéchaussées (tribunaux intermédiaires), fournissaient, en effet, d’assez nombreuses affaires de sang, parce qu’on y portait les affaires les plus graves… qui n’étaient pas forcément les plus nombreuses. En revanche, les archives des tribunaux seigneuriaux et municipaux (tribunaux de base), étudiées depuis peu, sont beaucoup plus révélatrices de la vie quotidienne : la violence homicide y est rare, voire absente. Dans un village « moyen » (au moins 80 % des Français étaient alors des ruraux), on ne rencontrait pas, en un siècle, plus de deux ou trois assassinats, alors que les petits délits (en premier lieu les contestations foncières, mais aussi les querelles de voisinage) étaient légion. L’importance réelle de l’homicide s’est trouvée ainsi largement dévaluée…
La violence homicide a fait partie, à toute époque, des rapports humains, mais elle n’en constituait qu’un stade paroxystique et éphémère, et surtout très minoritaire, inséré dans un cadre général le plus souvent pacifique. On était bien loin d’un monde déchiré en permanence par les bagarres et les règlements de comptes, exercés par des individus frustes et impulsifs. C’est en faisant appel à diverses sciences humaines (mais aussi au simple bon sens) que les historiens, d’abord partis vers des idées fausses, ont pu, dans un passé récent, reconsidérer l’histoire de l’homicide et en modifier profondément les perspectives.