Évoquer la vie adulte, c’est parler d’une situation qui nous semble très familière parce que nous l’expérimentons nous-mêmes, ou parce qu’il nous est donné de vivre en contemporanéité avec des personnes qui se disent adultes.
Évoquer la vie adulte, c’est par ailleurs prendre le parti de situer l’existence en lien avec les classes d’âge, leurs relations, leur devenir ; l’adulte gagne en effet à être intégré dans une perspective évolutive, c’est-à-dire dans un ensemble qui n’a pas dans notre langue de dénomination mais que les Anglo-Saxons appellent life-span (1) ; cette perspective évolutive est double :
– d’abord personnelle au regard de l’enfant que chaque adulte a été et de l’aîné qu’il est censé devenir ;
– ensuite sociale vis-à-vis des jeunes avec lesquels l’adulte vit présentement, et des personnes âgées qu’il côtoie.
Par-delà la familiarité des apparences à propos d’une situation existentielle qui nous est familière, quels sont les enjeux qui se profilent derrière les évidences de la situation d’adulte ?
Chaque époque a sa façon de privilégier un âge de la vie ; si la Renaissance, en continuité avec l’époque médiévale s’est surtout intéressée à l’enfant, par exemple en peinture à travers le putto, le siècle des Lumières, quant à lui a cherché à valoriser le chérubin, dans sa littérature notamment, comme peut en témoigner Beaumarchais ; plus près de nous, courant xixe siècle et première moitié du xxe siècle, nous assistons grâce à la montée en puissance de la scolarisation à la valorisation des jeunes, pré- puis post-adolescents.
L’allongement continuel de l’espérance de vie, l’apparition dans les années 1970 d’une civilisation des loisirs vont faire se déplacer le centre d’attention des jeunes vers les personnes âgées, personnes dites du troisième âge ; la dénomination de cette nouvelle séquence de vie apparaîtra d’ailleurs vite comme trop imprécise ; aussi va-t-on lui accoler une appellation complémentaire pour désigner toutes ces personnes très avancées en âge au bord de la dépendance ou dépendantes de par leur état de santé, les personnes du quatrième âge. Entre le premier âge, les troisième et quatrième âges, qu’en est-il donc du deuxième âge ?
Notre culture postmoderne, qui se situe en aval de la grande ère de l’industrialisation, semble justement à travers différents signes porter aujourd’hui son attention sur ce second âge, l’âge adulte qui est en principe le plus long de l’existence puisqu’il dure une quarantaine d’années (2). Un tel âge a été laissé jusqu’ici au second plan, car l’adulte fut toujours considéré comme l’âge de l’évidence, celui de la norme, du modèle de référence ; il constituait l’aune à laquelle les autres âges de la vie étaient ramenés et appréciés ; déjà en 1963 G. Lapassade en s’interrogeant sur la norme adulte nous invitait à déconstruire cet âge-étalon qui cessait de plus en plus à ses yeux d’être évident : pour reprendre les propos de Lapassade, l’adulte-étalon nous est vite apparu, face aux différents changements sociaux qui n’ont cessé de nous assaillir, comme un concept trop conforme alors au modèle institué dominant de l’adulte blanc, occidental, mâle et de classe moyenne, être rationnel et performant. En ce sens la notion d’adulte peut être considérée, P. Dominice (1990) le souligne opportunément, comme un analyseur de la dimension idéologique de la représentation de soi.
Avec l’émergence des “ nouveaux adultes ” qu’il croyait voir venir et qu’il définissait à travers une pensée de l’inachèvement et de l’autonomie, G. Lapassade entendait substituer une logique plurielle à une logique singulière. Il anticipait une période, celle de la postmodernité, de la fin des évidences et de la montée des préoccupations autour des adultes. Or cette culture postmoderne amène avec elle dans le passage d’une société de production à une société de communication une incertitude radicale sur nos modes de vie, un brouillage des âges, une contestation des repères et cadres de référence à partir desquels les adultes pouvaient auparavant penser leur existence ; nous sommes désormais pris dans un tourbillon de changements qui laissent l’adulte seul face à lui-même.
Dans cette culture postmoderne, l’adulte se trouve désormais aux prises avec la Société Pygmalion (Tap, 1988) qui par les conflits, les crises, les oppositions, les replis, les identifications, les marginalisations requiert d’avoir à relever le défi d’une interconstruction à réinventer de la personne et des institutions. Certes par l’intermédiaire d’une théorisation des pratiques de formation permanente notamment, les pays germaniques et anglo-saxons s’étaient préoccupés depuis la fin du xixe siècle déjà d’une compréhension de cet âge de la vie qu’est l’étape adulte ; mais ces pays l’ont fait principalement sous l’angle des seuls apprentissages. C’est depuis une vingtaine d’années seulement que les universités d’Amérique du Nord notamment multiplient les études sur l’adulte et sa psychologie à travers la mise en perspective des life-span, life-course, life-cycle, les logiques de development et de aging.
La France, quant à elle, pendant longtemps tout accaparée par une psychologie de l’enfant et de l’adolescent, ne s’est pas vraiment intéressée à la vie adulte en tant que telle ; c’est une préoccupation qu’elle semble découvrir en période généralisée de crise, lorsque l’adulte est vraiment malmené et doit recourir à un centre de bilan, à un diagnostic de ses capacités, à une formation, à une remobilisation ou une réorientation approfondie.
III. – Un champ sémantique nouveau
Au-delà de la formation permanente, le questionnement autour d’une psychosociologie de la vie adulte reste donc récent ; ainsi les psychologues, en se libérant progressivement des tendances culturelles ambiantes, vont-ils par-delà l’enfance, l’adolescence et la vieillesse faire désormais porter leur regard aussi sur cet âge intermédiaire entre l’adolescence et la retraite ; un tel âge n’est plus aujourd’hui celui de la rivière étale sur laquelle l’individu pouvait faire voguer ses idéaux d’autonomie et de responsabilité ; c’est un âge qui est devenu problématique à plus d’un titre ; pour s’en convaincre observons entre autres les efforts de notre langue : cette dernière, pour montrer l’intérêt tout nouveau qu’elle portait à cette catégorie d’âge perçue comme problématique, a forgé récemment dans le champ sémantique de la vie adulte plusieurs concepts inédits considérés comme plus appropriés pour cerner une réalité devenue capricieuse : ceux notamment d’andragogie, de maturescence, d’adultescence, d’adultité, d’adultat, de carriérologie pour ne pas parler de la maturité vocationnelle.
Un tel champ sémantique destiné sans doute à se diversifier encore constitue un réel enrichissement au regard du seul concept d’adulte ; certes ce dernier apparaît bien générique et trop globalisant s’il veut désigner à travers les différentes époques et les cultures, l’individu parvenu à la majorité de son âge. L’aborder, c’est donc se soucier de spécifier les constantes et les variations qui le traversent. Car un tel concept a été l’objet de trop peu de théorisations.
Ce sera l’objet du présent travail que de tenter à l’heure où la vie adulte retrouve une actualité centrale d’esquisser des repères de compréhension pour cerner ce temps malmené de l’existence qui sépare l’âge d’une insertion précaire de celui d’une sortie critique. Il nous faudra souligner ce paradoxe d’une fragilité de l’adulte dans une société comme la nôtre, qui pourtant se prétend elle-même adulte par rapport à ses devancières.
Menacés hier par les risques d’exploitation et d’aliénation d’une société soucieuse de capitaliser, les adultes au travail gardaient malgré tout une place sociale, si inconfortable fût-elle ; aujourd’hui, au-delà de l’exploitation et de l’aliénation toujours en vigueur, la principale préoccupation de l’adulte est justement liée à cette place qui lui échappe, qui est à sauvegarder, qui peut lui être ravie à tout moment, faisant de lui un exclu potentiel ; les mécanismes de marginalisation et d’exclusion constituent en effet une épreuve redoutable et visent bon an mal an toutes les catégories d’adultes de notre société. Ces mécanismes nous placent face à une désinstitutionnalisation du cours de la vie qui en quelques décennies lamine statuts, repères et rôles. Pour être affronté, un tel défi implique des capacités de réactivité psychologiques appropriées ; il risque de générer des effets déstabilisants caractéristiques.
D’où cette nécessité nouvelle qui s’impose à nous, au seuil du IIIe millénaire de notre ère, de comprendre cette catégorie d’âge qui se trouve aux leviers de commande de nos sociétés. Nous pressentons donc l’intérêt de faire porter notre attention sur l’étude d’une psychologie de la vie adulte face aux mutations sociales et culturelles du statut de l’adulte ; ce dernier est confronté à une crise de l’insertion, à une exigence de mobilité mais aussi à une absence de plus en plus notoire de repères et à un allongement de l’existence qui pourra paraître insupportable au regard de fidélités et continuités à assumer. Toutes ces mutations confinent souvent les individus à des nouvelles situations d’infantilisation et de dépendance, de marginalisation, voire d’exclusion ; ces situations s’avèrent d’ailleurs paradoxales dans la mesure où dans le même temps elles exacerbent les volontarismes pour soi-disant conjurer la montée des précarités.
Étudier l’adulte comme catégorie d’âge spécifique apparaît donc opportun avec cette réserve qu’une telle catégorie qui intègre en son sein de nombreuses classes d’âge ne saurait être considérée comme monolithique ; elle se montre relativement, voire trop extensive ; devant une telle extension les propos qui suivent pourront apparaître beaucoup trop généraux ; ils devront se soucier d’être déclinés au pluriel comme nous invite à le faire P. Dominice lorsqu’il parle des adultes et de leurs psychologies. Quoi qu’il en soit, ces propos seront tributaires de la situation culturelle inédite qu’est la nôtre : une telle situation confronte l’adulte à des enjeux tout à fait spécifiques qui en arrivent même à changer la signification de ce que traditionnellement on pouvait entendre jusqu’ici par “ adulte ”.
C’est donc pour le moins une triple approche qui est tentée dans le développement qui suit ; une approche psychologique de la vie adulte ne peut se comprendre en effet que si elle s’ouvre à des apports voisins pour justement éviter de proposer une lecture par trop réductionniste d’une réalité faite de complexité. Aussi cette lecture psychologique permettant de mieux situer l’avancée en âge de l’individu (3), son aging pour reprendre un concept anglo-saxon approprié, aura-t-elle à s’appuyer sur deux lectures complémentaires, l’une sociologique campant l’adulte dans son utilité sociale, l’autre ethnologique précisant la nouvelle donne culturelle à laquelle se trouvent confrontés les adultes aujourd’hui immergés dans une civilisation de plus en plus communicationnelle ; à ces trois lectures, psychologique, sociologique, ethnologique, il faudra sans doute en rajouter une quatrième liée aux sciences de l’éducation s’interrogeant sur les capacités d’apprentissage et de changement dont se trouve porteur l’individu qui avance en âge.
NOTES
1- Une traduction approximative risquée de life-span serait : l’étendue des âges de la vie pris dans leur ensemble ou, mieux, le cours de la vie.
2- R. Bedard, dans Recherches en psychologie de l’adulte, Revue des sciences de l’éducation, VII, 3, 1985, p. 393-415, définit conventionnellement l’âge adulte entre la période d’intégration aux environs de 25 ans et la période de la mise à la retraite aux alentours de 65 ans.
3- Sacrifiant aux usages sémantiques contemporains, nous employons ici le terme “ individu ” là où on s’attendrait à trouver celui de “ personne ”, ce qui en soi est significatif d’une belle régression du statut actuel d’adulte.
http://www.cairn.info/ - "Psychologie de la vie adulte" par Jean-pierre Boutinet.