1 mai 2014 4 01 /05 /mai /2014 16:09

« Le Capital au XXIe siècle », de Thomas Piketty est désormais best-seller aux Etats-Unis ! Celui-ci développe, dans son ouvrage, ses inquiétudes concernant la montée des inégalités et tente d'expliquer la mauvaise répartition des richesses dans le monde.

 

 

Le mot de l'éditeur: Le capital au 21e siècle

 

La répartition des richesses est l’une des questions les plus vives et les plus débattues aujourd’hui. Mais que sait-on vraiment de son évolution sur le long terme ? La dynamique de l’accumulation du capital engendre-t-elle inévitablement sa concentration toujours plus forte entre quelques mains, comme l’a pensé Marx au XIXe siècle ? Ou bien les forces équilibrantes de la croissance, de la concurrence et du progrès technique conduisent-elles spontanément à une réduction des inégalités et à une harmonieuse stabilisation dans les phases avancées du développement, comme l’a cru Kuznets au XXe siècle ?

 
Ce livre tente de répondre à ces questions à partir de données historiques et comparatives beaucoup plus étendues que toutes les études antérieures. Parcourant trois siècles et plus de vingt pays, il offre une perspective inédite sur les tendances à l’œuvre et un cadre théorique renouvelé pour en comprendre les mécanismes. Dès lors que le taux de rendement du capital dépasse durablement le taux de croissance de la production et du revenu – ce qui était le cas jusqu’au XIXe siècle, et risque fort de redevenir la norme au XXIe siècle –, alors le capitalisme produit mécaniquement des inégalités insoutenables, arbitraires, remettant radicalement en cause les valeurs méritocratiques sur lesquelles se fondent nos sociétés démocratiques. Des moyens existent pour inverser cette tendance, tout en repoussant les replis nationalistes ou totalitaires, mais la voie est étroite.

 

Explication claire du système monétaire en Europe : 

 

 

Biographie de l'auteur : Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et professeur à l’École d’économie de Paris, Thomas Piketty a notamment publié Les Hauts Revenus en France au XXe siècle (Grasset, 2001), avec C. Landais et E. Saez, Pour une révolution fiscale (Seuil/La République des idées, 2011) et Peut-on sauver l’Europe ? (Les Liens qui libèrent, 2012)

 

Thomas Piketty, économiste, à l'Assemblée nationale, le 13 mars.

 

Les éléments du livre: Le capital au 21e siècle

 

Par Thomas Piketty - Site ENS

Editions du Seuil - Septembre 2013. Cliquez ci-dessous:

(couverture du livre) (extraits du livre) (slides de présentation) (commander ce livre)

(version française) (english version)

 

Ce site internet comprend les éléments suivants:

- le sommaire et la table des matières (pdf) du livre "Le capital au 21e siècle"

- l'ensemble des graphiques et tableaux (pdf) présentés dans le livre

- l'ensemble des graphiques et tableaux supplémentaires (pdf) auxquels le livre fait référence

- l'annexe technique (pdf) décrivant l'ensemble des sources, méthodes et références bibliographiques utilisées dans le livre (en particulier pour établir les séries statistiques utilisées dans les graphiques et tableaux)

- l'ensemble des fichiers (xls) contenant les graphiques, tableaux et séries statistiques

- un fichier zip contenant la totalité de ces fichiers

 

Il est également possible d'accéder directement à ces différents fichiers en parcourant les répertoires suivants:

- répertoire "graphiques et tableaux (pdf)" ou "(xps)"

- répertoire "graphiques et tableaux supplémentaires (pdf)" ou "(xps)"

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30 avril 2014 3 30 /04 /avril /2014 18:32

En mars dernier, "Romaine public.org" à tendu son micro au philosophe Bernard Stiegler dans les locaux parisiens de l’Institut de recherche et d’innovation qu’il dirige. 

Le logiciel libre, l'intellect libre, ses licences, le domaine public, les biens communs : autant de sujets qui intéressent hautement Bernard Stiegler. Mais pour lui, toutes ces problématiques s’inscrivent dans un cadre beaucoup plus vaste, qu’il est urgent de prendre à bras le corps : La révision totale de l’organisation de notre société !

 

 


 

L’économie de la contribution

 

Bernard Stiegler considère le logiciel libre comme la matrice de l’économie de la contribution ; c’est en effet une activité industrielle qui ne prive plus les gens de leur savoir mais au contraire développe des savoirs, individuels et collectifs, dans un processus de déprolétarisation. Or, cette matrice peut s’appliquer dans pratiquement toutes les activités industrielles de demain : réseaux énergétiques intelligents, où nous ne sommes plus consommateurs mais curateurs d’énergie, re-matérialisation (imprimante 3D...), agriculture (AMAP, Open Source Ecology...)

 

Par ailleurs, la numérisation est en train d’engendrer une automatisation colossale, bien plus importante que celle que l’on a connue par le passé. Il se prépare une mutation de la production : on n’aura plus besoin de producteurs, sauf dans des cas marginaux. C’en est fini de l’économie du XXe siècle, fini du modèle taylorien : captation de la propriété, exclusivité de l’exploitation, redistribution par le salaire, promesse de pouvoir d’achat, etc.

 

 

Il faut donc repenser complètement la redistribution ; on va plutôt vers une société du savoir nous permettant de retrouver et développer nos capacités (ce qui était auparavant empêché par la prolétarisation). Dans cette perspective, il ne faut surtout pas détruire le statut d’intermittent du spectacle mais au contraire... le généraliser, en proposant à tout le monde un revenu contributif de base. Je puis alors alterner et passer d’un statut où je suis en train de développer mes capacités à un statut de mise en production de ces capacités acquises (comme pour l’intermittence).

 

Il y a de légitimes réticences, notamment parce que cela peut favoriser la flexibilité de l’emploi, voire des dérives telles que le « human computing » (prolétarisation décentralisée où l’on paye les gens à la tâche sans aucune protection sociale). Il y a aussi des économies de la contribution négatives, comme Facebook par exemple, qui capte et monnaye nos données personnelles. L’emblématique Google est un modèle hybride mais toxique dans une société en transition : ultra-consumériste sur le marché publicitaire mais qui produit également une forte valeur d’usage très contributif.

 

Il ne s’agit pas de défendre le contributif en tant que tel. Mais, qu’on le veuille ou non, nous sommes en train de passer dans un système de production qui devient contributif (ainsi l’open source, qui n’est pas le logiciel libre, est devenue largement majoritaire aujourd’hui). Et à partir de là, il nous faut produire un modèle, juste, soutenable, de gauche même diront certains, qui impose de repenser les conditions du travail, la fiscalité, le droit... tout ce qui a constitué la société consumériste dans sa grande époque.

 

L’économie de la contribution est donc la généralisation des processus de déprolétarisation. Une grande source d’espoir, mais pour le moment trop peu de gens travaillent sérieusement et concrètement sur ces questions. C’est malheureusement l’économie de la contribution dans sa version californienne qui se développe, en en discréditant le concept plus général.

 


 

Aller au delà du choix des licences libres

 

Bernard Stiegler est favorable à l’extension générale de la licence libre, sans aucune réserve. Mais pour que ce faire, il convient de donner à cette matrice du logiciel libre toute son extension, en revoyant notamment toute la fiscalité.

 

Comme dit plus haut, il faut qu’il y ait un statut de l’intermittence non pas du spectacle mais du contributeur. Si je suis un contributeur intermittent, je n’ai pas besoin de toucher des droits d’auteurs puisque je touche une allocation qui m’est donnée par la puissance publique. Jean-Luc Godard l’affirmait déjà dans les années 60, en évoquant le droit d’auteur comme une arme du marché et de l’industrie culturelle.

 

Ce n’est pas une allocation chômage puisque le chômage n’est rien d’autre que le non emploi salarié et que le statut même du salarié change dans cette nouvelle économie peer-to-peer du savoir.

 

 

 

Dissolution du droit d’auteur ?

 

Le statut d’intermittent apparaît donc comme une solution à la question du droit d’auteur si on le généralise. En accordant un revenu contributif à l’auteur, on n’a plus besoin de cette rente patrimoniale bourgeoise que représente le droit d’auteur aujourd’hui.

Dès lors, il faut être non pas défensif, mais offensif : non pas défendre le statut d’intermittent auprès de la société du spectacle, mais partir à l’attaque de la société avec ce statut d’intermittent.

 

En toute logique Bernard Stiegler critique la durée excessive du droit d’auteur et sa succession aux héritiers. Il pointe par contre la question du droit moral pour soulever celle de la non-falsification, à savoir celle de la vérité.

 

 


 

Contradiction ?

 

Bernard Stiegler défend les logiciels libres et les licences libres mais utilise un Mac et publie ses livres chez de grands éditeurs sous le régime classique du droit d’auteur.

Il s’en explique : légitimité et visibilité pour les livres, ergonomie et efficacité pour les outils de travail.

 

 


 

Les biens communs

 

Bernard Stiegler est très favorable aux biens communs à condition de ne pas diluer la question de la Res Publica. La Chose Publique et les commons, ça n’est pas la même chose.

 

La base de la vie politique, c’est la publication et la formation citoyenne qui l’accompagne ou devrait l’accompagner. Or les commons ne répondent pas à cela.

Il évoque également ce qu’il appelle la maladie infantile du bottom-up qui pense naïvement pouvoir se passer du top-down. Il faut que l’inévitable top-down soit produit par le bottom-up et non par les plateformes Google, Facebook, etc.

 

 

 

Déprolétariser la musique

 

Bernard Stiegler est très sensible de l’éducation pouvant accompagner et aider l’écoute musicale.

 

Il évoque son travail au sein de l’IRCAM (avec le logiciel libre OpenMusic) ainsi qu’un projet avec Sony pour, suivant une prophétie de Glenn Gould, ne plus se contenter d’écouter de la musique mais de la jouer en la réinterprétant.

 

 


 

Pharmakon

 

Pour conclure, Bernard Stiegler nous invite à agir.

 

Le numérique n’est pas bon en soi. Même le logiciel libre n’est pas bon en soi. Toutes ces technologies ont leur part de toxicité. Il nous faut donc élaborer une thérapeutique s’appuyant sur une élévation de la responsabilité et une nouvelle intelligence du collectif.

Prenons garde à ne pas faire de technocentrisme, même libre. Les hacktivistes ne suffisent pas. Il faut des juristes, des scientifiques, des médecins, des philosophes... des citoyens tout simplement.


Peut-être que le « blue du Net » consécutif à l’affaire Snowden favorisera les prises de conscience et les mises en mouvement.

 

 

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29 avril 2014 2 29 /04 /avril /2014 11:32

Un texte majeur, où les travaux de l'anthropologue André Leroi-Gourhan côtoient la psychanalyse et la philosophie de la Grèce antique... pour mieux penser les nouvelles technologies et l'alliance douloureuse "du rationnel et du vivant".

 

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De la première à la seconde libération anthropologique.

 

Le langage symbolique a dominé la pensée humaine depuis les origines de l’Homme jusqu’à nos jours et a permis à l’humanité de faire d’immenses progrès. Cependant, en empruntant le chemin libérateur de l’abstraction, le langage a biffé dans la représentation conceptuelle les formes perceptives animées qui alimentent les pulsions du corps. L’harmonisation préexistante à l’état de nature entre le corps et l’esprit, la main et le cerveau, s’est trouvée ainsi rompue. L’écriture et le livre vont favoriser les progrès de la science et de la communication, mais ils vont accentuer davantage cet écart symbolique.

 

«Une des conséquences principales de l’alphabétisation et de la forme livresque prise par notre culture fut la dramatique désensorialisation de celle-ci, à laquelle l’invention de l’art tenta de suppléer. Le livre n’est pas seulement ce lieu de repos bienvenu pour les mots, il figure aussi la façon la plus sèche ou austère qu’ont jamais eue les hommes de codifier leur expérience et de dire leurs savoirs (…) il est clair que les TIC (Technologies – Information – Communication) favorisent le retour du corps, remettent en mouvement le verbe et lui ajoutent de la chair, des images et des sons[1].»

 

Le langage symbolique abstrait a donc permis à la raison d’accéder à une certaine transcendance cognitive vis-à-vis des objets sensibles. C’est une première libération. Cependant, les pulsions du corps restent encore prisonnières de la violence agressive de l’état sauvage. Elles n’ont pu rejoindre la transcendance de la raison libérée des limites de la nature. L’avènement des Technologies de l’Information et de la Communication permet maintenant de restituer le cadre espace-temps des formes perceptives jusqu’ici égarées dans les dédales de l’abstraction. Il est désormais possible de combiner dans une même représentation les formes symboliques abstraites de la raison conceptuelle et les formes perceptives animées de l’intuition imaginative et esthétique.

Ces nouvelles formes de représentation et de communication annoncent l’émergence prochaine de cette seconde libération anthropologique permettant cette fois-ci aux pulsions du corps de s’émanciper de la violence agressive de l’état de nature en rejoignant la transcendance de la raison.

 

Première libération : la parole symbolique

 

Dans son ouvrage Le geste et la parole, technique et langage, l’anthropologue André Leroi-Gourhan trace le chemin qui, de la zoologie à la sociologie, a permis la libération du langage des limites du corps technique. Dans le chapitre deux, le cerveau et la main, Leroi-Gourhan précise l’intention de sa recherche. Il esquisse le chemin à tracer.

La main qui libère la parole, c’est exactement ce à quoi aboutit la paléontologie… En effet, dans une perspective qui va du poisson de l’ère primaire à l’homme de l’ère quaternaire, on croit assister à une série de libérations successives :

  • celle du corps entier par rapport à l’élément liquide,
  • celle de la tête par rapport au corps,
  • celle de la main par rapport à la locomotion
  • et finalement celle du cerveau par rapport au masque facial.

S’il est une évidence qu’aucune démonstration conséquente n’est parvenue à entamer, c’est que le monde vivant mûrit d’âge en âge et qu’en faisant le choix de formes pertinentes, on met en lumière une longue piste régulièrement ascendante sur laquelle chaque «libération» marque une accélération de plus en plus considérable[2]. Il s’agit là d’une première libération.

 

Libération, mutation et chemin critique.

 

Libération de mutation terminale et libération de mutation transitoire.

 

Dans le parcours qui va de la zoologie à l’anthropologie, André Leroi-Gourhan parle d’une série de libérations successives. L’être humain en est le terme final. En effet, chacune des étapes précédentes récapitule les transformations antérieures et constituent autant d’étapes intermédiaires. Ainsi, chaque espèce, effet de mutations antérieures, est terme de celles qui la précèdent, mais mutation transitoire vers celles qui lui succèdent. Libération de mutation terminale désigne la dernière espèce animale d’un niveau d’organisation supérieure. Libération de mutation transitoire désigne les espèces des niveaux d’organisation inférieure qui ont préparé le chemin.

 

La théorie des animations correspondantes et complémentaires

 

Cette théorie des animations correspondantes se situe dans le prolongement de celle formulée par Niels Bohr à propos des observations apparemment contradictoires entre des phénomènes de la physique quantique et ceux de la physique classique. Elle permet d’établir des correspondances analogiques entre des phénomènes appartenant à des domaines d’observations différents.

«Une explication est (…) une classification des observations d’un certain domaine au moyen d’analogies avec d’autres domaines d’observations… »[3]

Il s’agit d’une théorie englobante et synthétique. Elle peut regrouper plusieurs niveaux d’observation et d’analyse. Elle peut s’appliquer aussi bien au niveau des observations de la physique quantique qu’au niveau de la métaphysique du langage et de la représentation humaine. En ce sens, c’est une théorie qui rejoint le projet scientifique des anciens Grecs, en particulier d’Aristote, qui aurait voulu construire le système de la représentation du monde. Comme nous le disent à ce propos G.C.-Tannoudji et M. Spiro :

 

La physique des particules élémentaires est l’héritière contemporaine de la conception atomiste des philosophes de la Grèce antique. Pour ces philosophes, les atomes, insécables comme leur nom l’indique, sont les briques fondamentales de la matière. Anticipant sur le développement scientifique ultérieur, ces philosophes avaient été capables, grâce à la puissance de leur raisonnement, d’élaborer une véritable conception du monde, d’une extraordinaire clairvoyance et qui s’est trouvée globalement confirmée.

Toute la variété des structures observées dans la nature résulte de la combinatoire des atomes qui existent en un petit nombre de types différents. Dans l’étude des structures de la matière, cette conception, qui irrigue pratiquement toutes les disciplines scientifiques, fait maintenant partie du sens commun[4].

 

Première libération du langage : libération de mutation transitoire.

 

Si l’on accepte d’insérer la petite histoire naturelle de l’homme dans celle plus large de l’évolution du cosmos, nous pouvons considérer d’une autre façon cette première libération. Au sens strict, il s’agit d’une première mutation, d’une libération de mutation transitoire. Première libération, cela veut dire première rupture, formation d’un nouvel être, d’un nouveau lieu d’organisation des déterminants du macrocosme.

 

L’accumulation quantitative des techniques de survie, associé à un mode de gestion et d’organisation interne des cellules du cerveau, a permis cette première libération marquée par l’apparition progressive du langage symbolique abstrait. À ce niveau d’analyse, cette première libération semble marquer un tournant majeur dans les processus de libérations successives, c’est pourquoi nous en parlons comme de la première libération proprement anthropologique. Libération incomplète cependant. L’Homme demeure un animal inachevé, un être tourmenté par les désordres de sa nature hybride. C’est là tout le sens de cette seconde libération.

Il est difficile de comparer de façon rétroactive les deux niveaux de mutation libératrice, puisque la seconde n’est pas encore effective. Cependant, nous pouvons énoncer des hypothèses sur ce que devrait être une libération complète de l’être humain à partir de celle qui a déjà eu lieu. Ce serait la véritable naissance de l’Humanité en tant qu’espèce constituée. La nature ne s’intéresse pas tellement à l’individu, mais plutôt à l’espèce en tant que telle, niveau d’organisation singulier du macrocosme.

 

Premièrement, nous pouvons considérer l’état actuel de l’Humanité comme analogue à celui d’un être en gestation. Cependant, il s’agit là d’un processus de gestation d’un niveau d’organisation supérieur aux processus antérieurs qui ont donné naissance aux primates préhominiens. L’Humanité dans son état actuel est une fécondation de notre planète et de cet élan vital qui a ensemencé jadis les océans des premières cellules de la vie. Quelques milliards d’années de fécondation, temps relatif à l’échelle cosmique, ont permis à la terre de fabriquer dans son ventre plusieurs espèces antérieures, préparatoires à l’avènement de ce dernier venu. Pour le moment, l’Humanité s’engendre et se construit dans les entrailles de la Terre. En tant que nouvelle espèce constituée dans l’ordre macrocosmique des mutations génériques, il est toujours à l’état d’embryon. Cependant, plus que les embryons d’êtres précédents, l’Humanité est parvenue à un stade de maturité relative qui lui permet d’atteindre un certain niveau de conscience d’elle-même. Elle s’est donné la parole afin de pouvoir communiquer avec ses propres membres et harmoniser les relations entre eux, ce qui a permis l'émergence de grandes civilisations. Mais le danger qui menace cette même Humanité, c’est la pollution des ressources terrestres dont elle dispose et surtout la capacité d’un avortement prématuré. L’Homme, entendons par là l’Humanité en tant qu’être collectif, peut faire avorter sa propre naissance ! C’est là le triste privilège d’une liberté conquise sur les instincts de l’élan vital et animal. L’Humanité pourrait s’annihiler par l’empoisonnement biochimique ou faire usage de ces armes de destruction massives, ces déchets technologiques, détournement des ressources énergétiques que la nature a mises à son service pour son développement.

 

Il ne faut pas prendre à la lettre cette description de l’état de gestation dans lequel se trouve l’Humanité. Ce ne peut être qu’une lecture analogique, car nous sommes à un niveau supérieur de notre organisation sociétale. Donc les processus de gestation antérieurs et inférieurs ne valent plus pour ce niveau supérieur. Il y a un saut qui s’est fait dans l’ordre des choses et, au regard du développement technologique, la gestation nouvelle ne peut plus être "simple retour en arrière". Avant cela, les mécanismes de gestation étaient gérés par l’élan vital qui traverse la sélection naturelle. Maintenant, la liberté humaine, éclose partiellement lors de la mutation anthropologique précédente, prend en charge les processus de transformation qui doivent aboutir à la naissance de la nouvelle espèce collective : l’Humanité. Car ce sont des processus éducationnels et organisationnels, fruits de cette liberté partielle et en devenir, qui doivent prendre la relève. Il ne s’agit plus de mutation biologique, la nature ayant fait son œuvre, mais plutôt de mutation culturelle.

C’est au tour de l’être humain lui-même, dans son état de gestation avancée, de prendre en charge sa propre destinée. Ce qui s’est passé aux origines ne peut que lui indiquer la route suivie par la nature pour atteindre le stade de formation à partir de laquelle la liberté humaine prend la relève.

 
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La bataille du cerveau.

 

C’est dans la dynamique de ces libérations successives qu’il faut comprendre les mécanismes évolutifs, phylogénétiques qui ont permis l’émergence du langage symbolique, comme terme de cette première mutation anthropologique. La formation du langage est effet de mutation, conséquence d’une bataille qui a dû se dérouler à l’intérieur même du cerveau hominien. La sélection naturelle gérée par l’élan vital et le macrocosme a favorisé certaines combinaisons neurologiques au détriment d’autres combinaisons moins performantes.

 

Parole et geste.

 

En effet, sous la poussée des nécessités vitales d’une part et des exigences du «vivre ensemble» d’autre part, le cerveau et le reste du corps doivent harmoniser leurs efforts afin d’assurer la cohésion et la reproduction du groupe tribal. Le cerveau mental guide la main technique et le corps social pour la création des outils nécessaires à la capture du gibier, à la protection du groupe tribal et au resserrement des liens nécessaires et suffisants pour la conservation de la tribu. À l’inverse, le corps fait pression sur le cerveau pour «inventer» des moyens de production et de reproduction du groupe. Les besoins augmentent. Les pressions sur le cerveau augmentent aussi. Dans cette première phase de la bataille, la parole symbolique est encore muette. Elle est en gestation. Tout concourt à favoriser le comportement idéal, le geste décisif qui augmente les chances de survie et d’adaptation du groupe tribal. La parole est geste et le geste est parole.

 

Parole contre geste.

 

Cependant, pour améliorer ses performances et les faire correspondre à des demandes de plus en plus pressantes, le cerveau regroupe et combine les diverses représentations qu’elle doit produire afin de simuler la réalité en lui et calculer ainsi les meilleures réponses à donner aux gestes du corps. Le cerveau construit ses représentations à partir des formes perceptives qui lui proviennent des pulsions du corps. Il établit en même temps toutes sortes de relations entre ces formes perceptives afin de pouvoir agir sur elles. Certaines formes correspondent à des objets concrets. D’autres formes, comme les sentiments, les émotions par exemple ne peuvent être représentées que sous la forme de la pulsion particulière, telle que vécue par le corps. Ce sont donc de multiples formes combinatoires de plus en plus complexifiées et abstraites qui prennent naissance, aussi bien celles qui sont associées à la conservation de soi, de la tribu qu’à la conquête de nouveaux espaces d’habitat et de chasse. Des valeurs comme, paix, travail, amour, sécurité d’une part, et des actions comme la guerre, la défense de soi, et les querelles de toutes sortes d’autre part sont associées à des combinaisons abstraites du cerveau. Plus les pressions se font grandes, plus le cerveau combine.

 

De combinaisons simples, comme celles qui lui permettent de reconnaître des ressemblances entre des catégories de gibiers, le cerveau effectue des combinaisons plus complexes, non seulement entre des catégories de gibiers, mais aussi entre des catégories de relations et bientôt entre des catégories de catégories. Cela permet d’augmenter les performances du groupe et de trouver des façons plus harmonieuses du «vivre ensemble» ou de faire la guerre de façon plus efficace. Plus le groupe évolue et s’élargit, plus les pressions s’exercent sur le cerveau. Et ainsi de suite. Plus les combinaisons à l’intérieur du cerveau se complexifient, plus le cerveau se complexifie. Ce processus de complexification finit par atteindre un seuil critique. Ces combinaisons complexes se détachent des pulsions et des formes sensibles du corps pour engendrer des formes synthétiques propres au cerveau lui-même. Le cerveau produit alors en lui-même des relations combinatoires à partir de ses propres combinaisons internes, contre celles des gestes du corps. Il n’a plus besoin des formes sensibles du corps pour établir de telles macro-combinaisons synthétiques. La pensée humaine va émerger dans ce processus cumulatif de complexification combinatoire des représentations, en provenance à l’origine, des pulsions du corps.

 

La formation de la pensée abstraite.

 

À un seuil critique quantitatif et qualitatif donné de ces combinatoires complexifiées, c’est l’émergence de représentations abstraites, c’est-à-dire, tellement distantes de leur origine sensible qu’il n’y a plus de rapport de dépendance entre ces représentations abstraites et les commandes des pulsions du corps. Elles deviennent des êtres de raison. Elles se forment dans le cerveau. Et elles sont gérés par le cerveau lui-même selon un autre mode de gestion qui n’est plus donné ni par l’instinct, ni même par les pulsions du corps. C’est la pensée abstraite. Et avec la pensée abstraite vont naître un autre mode de connaissance, un autre système de communication et surtout une autre manière d’être et d’agir.

 

Le lent triomphe de la parole symbolique et de la conscience de soi.

 

Survient alors un problème surhumain (quasi-Nietzschéen) pour lequel nos ancêtres primitifs étaient complètement démunis. Dans la nature, la reconnaissance des objets et des relations par l’intuition sensible est immédiate et directe. Nous reconnaissons le tigre à son pelage, ses griffes, ses crocs etc. Or, les êtres de raison, c’est-à-dire qui n’existent que dans la pensée humaine n’ont plus d’équivalent dans la nature. Ils n’existent que dans le cerveau sous forme d’entité abstraite. Comment les identifier ? Comment communiquer à partir de ces êtres de raison ? Il faut donc produire un signe sensible, quelque chose qui représente ce nouvel être, puisque la nature, l’élan vital ou l’instinct n’ont rien prévu pour ce genre de situation. Le langage symbolique va donc naître pour combler cette absence. Nous pouvons imaginer cette période de transition au cours de laquelle ces premiers humains, pas tout à fait humains, mais en processus d’humanisation, cherchent à exprimer des «pensées» toutes neuves. Des sons encore inaudibles, des gestes significatifs, des tentatives d’imitation et de répétition ont dû jalonner ce parcours encore incertain du discours symbolique embryonnaire. Il a fallu bien des tentatives avant que des «conventions» pas tout à fait au point finissent par rallier chacun et tout le monde.

 

La transition chaotique.

 

Tant que les réseaux de communication interne entre le cerveau et le geste sont régularisés par les mécanismes instinctifs et adaptatifs de la sélection naturelle, il n’y a pas de problèmes majeurs. Les désordres potentiels entre les niveaux de représentation du cerveau et les expressions du geste restent sous contrôle. Mais à partir du moment où le cerveau se met à produire des combinaisons de plus en plus synthétiques de représentation (abstraite) et de plus en plus distantes par rapports aux formes sensibles de représentation, le désordre s’installe. Car ces nouvelles formes de représentation exigent d’autres mécanismes de gestion interne du cerveau et de contrôle des gestes du corps que ceux qui prévalaient avec la sélection naturelle. La pensée abstraite et la conscience de soi vont naître et grandir au fur et à mesure du triomphe de la parole symbolique sur le geste instinctuel. L’être humain dans son état d’inachèvement va progressivement se former et va pouvoir émerger dans ce double désordre d’une pensée abstraite triomphante, pas tout à fait libérée des formes sensibles de la représentation et d’une conscience de soi pas tout à fait libérée des pulsions animales du corps. Les mécanismes de gestion et de contrôle du nouveau cerveau quoique nécessaires provoquent en retour d’autres formes de turbulence imprévisibles. C’est la période de transition chaotique. Il s’agit là d’un phénomène que l’on retrouve dans les processus de changement d’un système initial vers un autre système différent mais en continuité avec l’ancien. Plusieurs chercheurs mathématiciens et informaticiens ont mis au point dans les années 1970, une théorie mathématique intitulée théorie du chaos qui permettrait de mieux comprendre la nature de ce phénomène[5].

 

L’échec de la communication universelle : la Tour de Babel.

 

Mais au fur et à mesure que ces êtres de raison, c’est-à-dire ces pensées abstraites, naissent dans le cerveau humain, les «Hommes» construisent des systèmes de représentation et de communication symbolique de plus en plus élaborés. Au fur et à mesure, les tribus dispersées produisent des signes sensibles appropriés à leurs propres expériences existentielles. Chaque singularité tribale construit ainsi son propre système de signes. C’est la Tour de Babel. Il aurait fallu mettre en place un miroir universel, transcendant, capable de refléter ces êtres de raison afin de permettre à chacun de pouvoir communiquer avec tous les autres.

Comment maintenir l’Un dans le Multiple ? Les religions naissantes vont proposer des figures du divin. Mais là encore, ces figures restent singulières, incapables de rassembler dans un seul Un (unité plurielle) ces signes abstraits du nouveau langage en émergence. En nommant les choses, l’homme acquiert un niveau de savoir jamais atteint auparavant. Mais il crée cette barrière jusqu’ici infranchissable que constitue la multiplicité des langues.

 

Ce n’est donc ni un événement particulier, ni une rupture soudaine qui a marqué l’émergence du langage, mais plus simplement des processus tout à fait conformes aux grandes lois de l’univers. C’est en cela que consiste notre hypothèse sur l’accumulation quantitative et qualitative de mutation : à un seuil critique quantitatif s’opère un saut qualitatif qui modifie, change en profondeur la nature même du phénomène concerné. L’accumulation quantitative d’une même valeur qualitative donnée finit par engendrer un nouvel état de nature. L’exemple classique est celui du changement de l’eau. Quand nous faisons bouillir de l’eau, en ajoutant 1o de chaleur à 99o de chaleur déjà accumulés, l’eau passe de l’état liquide à l’état de vapeur. À l’inverse, si nous retranchons 1o de chaleur lorsque l’eau est à 1o, elle passe à l’état solide et devient de la glace. Nous retrouvons partout dans l’univers cosmique les effets de cette loi des conversions quantité / qualité : à un seuil critique d’accumulation, une mutation qualitative se produit dans le système pressurisé par la quantité. Le big-bang, la naissance et la mort des étoiles, la sélection naturelle obéissent à cette grande loi de l’univers. L’évolution humaine aussi… Car l’être humain est, lui aussi, un être cosmique... un reflet du macrocosme.

 

Ainsi, pour ces premiers humains, leur nouveau langage génère un nouveau mode de gestion des relations neuronales. Le cerveau, la pensée humaine n’en finit pas de produire des êtres de raison, appelés «concepts» qui lui permettent de régulariser et d’améliorer les conditions d’existence des singularités tribales. Plus le temps passe, plus le langage de la pensée abstraite s’organise et se libère de ses limites internes. Ce nouveau langage veut atteindre un niveau «supérieur» d’organisation et de régulation des conditions d’existence de ces premières sociétés humaines. L’accumulation quantitative et qualitative des ressources physiques et techniques engendre le progrès technique. L’accumulation de nouveaux types de savoir promeut le progrès des connaissances. De nouvelles manières d’être et d’agir engendrent le progrès social. Cependant, les pulsions du corps ne suivent pas tout à fait. Les tentatives d’expression artistique mises en place par le langage de la pensée abstraite ne suffisent pas à apaiser les tourments du corps. Et le discours religieux qui promet un monde meilleur ou un enfer éternel ne peut contenter ni stopper les désirs actualisés des pulsions du moment. La répression de la loi est un rempart, arme de dissuasion contre les débordements des conduites antisociales, mais elle n’est pas la solution efficace face à certaines pulsions irrésistibles de la liberté naturelle.

 

Libération du langage : libération incomplète et transitoire

 

Les mots de l’esprit restent quelque peu impuissants face aux maux du corps. Car ces deux réalités évoluent dans des «mondes différents» et s’expriment dans deux types de langage. Le premier, langage de la pensée, évolue dans une réalité abstraite qu’il a lui-même créée. Le second, pulsions du corps, reste assujetti à cette réalité sensible, matérielle et concrète, irréductible au langage abstrait. Son langage propre serait celui de l’émotion esthétique. Ce sont deux langages séparés. Et ni le corps, ni le cerveau ne sont arrivés jusqu’ici à trouver les techniques nécessaires et suffisantes qui leur permettraient de renouer avec cette harmonie du geste et de la parole et à réconcilier les deux langages. L’histoire est toujours déploiement et accumulation quantitative et qualitative de ces deux sources de langage. C’est encore la même recherche de libération qui est en cours à travers le progrès des sciences et des arts. Les sociétés dites primitives qui n’ont pas connu de pression externe venant perturber le fragile équilibre entre besoins du corps et besoins de l’esprit sont restées relativement stables. Émotion et raison évoluent au rythme des changements relatifs qui affectent quelque peu leur quotidien. Mais à partir du moment où l’on introduit des ressources quantitatives ou qualitatives nouvelles, le déséquilibre s’installe et la recherche de nouveaux langages s’accélère. De nouvelles techniques, de nouveaux produits font leur apparition. Avec eux naissent des besoins jusqu’ici ignorés. Les niveaux de corruption croissent. Et pourtant, ce n’est pas le progrès des arts et des sciences qui est la cause de la dégradation des mœurs. C’est plutôt la résistance des pulsions du corps accolées aux vicissitudes des restes de l’état de nature qui dégrade les mœurs et corrompt la finalité des arts et des sciences. La corruption est rétrogradation, effet de résistance, détournement, retournement des pulsions du corps enchaîné, contre les valeurs de l’esprit en quête de libération.

 

À l’état de nature, c’étaient les pulsions du corps qui stimulaient les réseaux neurologiques. En retour, ceux-ci offraient à ces pulsions les outils nécessaires pour faire face aux diverses situations existentielles. Mais à partir du moment où le langage s’est émancipé du corps en produisant le monde du langage symbolique et abstrait (les êtres de raison), la situation s’est inversée. Les pulsions du corps continuent à stimuler le cerveau. Cependant, le langage de la raison a pris les commandes de la conduite humaine et, à partir de son propre système de «valeurs», dicte le bien et interdit le mal (la morale Freudienne). C’est un retournement. Déséquilibre, contradiction, lutte interne, naissance de la conscience malheureuse. Car, c’est dans la nature même du Bien Commun de la raison universelle que d’être corrompu par le Mal Commun du corps enchaîné.

La seconde libération anthropologique s’est mise en route dès l’avènement de la première. Elle vise le dépassement de la double contradiction interne qui limite d’une part les possibilités cognitives de la pensée humaine et tracasse d’autre part la conscience malheureuse de l’être humain. Cette seconde libération vise à effectuer le retour à l’harmonie primitive revalorisée et mettre un terme aux menaces de notre propre agressivité. L’Humanité pourra faire face collectivement aux nouveaux défis de son environnement en état de dégradation accélérée.

 

Ainsi, la première libération a permis au langage de se détacher des limites de la nature instinctuelle. Mais elle n’a pu empêcher le chaos de la Tour de Babel. Et surtout, cette libération s’est faite au détriment des pulsions du corps, toujours en attente de leur délivrance. Les processus d’accélération de la mondialisation et du développement technologique semblent nous conduire vers un nouveau seuil critique, sans doute encore lointain, à partir duquel un autre niveau supérieur de l’organisation cosmique verra naître cette autre Humanité enfin réconciliée avec elle-même. Quand ? Difficile à chiffrer. De l’amibe aux primates, nous parlons de milliards d’années. Des primates supérieurs aux hominiens, de plusieurs millions d’années. Des hominiens à l’homo sapiens de quelques millions ou plusieurs milliers d’années. De l’Homo sapiens mythique à l’écriture et à la rationalité grecque, de quelques milliers d’années. Et enfin de la rationalité grecque à la pensée moderne, plusieurs siècles. De la pensée moderne à la pensée humaine cybernétique, quelques siècles peut-être…

 

Nous devons donc, en tout premier lieu nous référer aux grandes lois du macrocosme pour comprendre l’émergence du langage et les divers chemins critiques qui jalonnent les progrès technologiques et les changements de l’Histoire. Les autres lectures sont secondes. Elles devraient montrer comment dans leur déploiement, elles se situent quelque part dans cette trajectoire du cumulatif quantitatif / qualitatif en route vers une mutation à venir… Les visions des analyses historiques négligent trop souvent de fonder leur lecture sur une perspective plus ouverte, plus universelles.

 

Seconde libération : les pulsions esthétiques

 

L’être humain recherche la vérité, certes. Mais il tend aussi vers le beau. Car l’être humain veut aménager l’espace à sa façon pour combler les aspirations de son esprit. Il ne peut vivre n’importe où, ni n’importe comment. Le beau est à la fois ce qui contente son esprit et ce qui satisfait son désir de bien vivre dans un environnement harmonieux.

S’il est vrai que l’esprit est l’être véritable qui comprend tout en lui-même, il faut dire que le beau n’est véritablement beau que quand il participe de l’esprit et est créé par lui. En ce sens, la beauté dans la nature n’apparaît que comme un reflet de la beauté de l’esprit, que comme une beauté imparfaite qui, par son essence, est renfermée dans celle de l’esprit[6].

Le beau est donc œuvre de l’esprit humain. Cependant ces êtres de raison, qui prétendent commander en maîtres la conduite humaine veulent maintenir un contrôle rigoureux sur toutes les formes de représentation du cerveau. Ils ont édifié à partir même des pulsions du corps qui jadis les alimentaient, des barrières morales, des règles de conduite, des sanctions et autres formes de répression agissant sous la férule d’institutions mises à leur service. L’être humain ne peut exprimer d’émotions que celles qui sont permises par le code moral régenté par ces abstractions. L’être humain est devenu, selon Aristote, un animal rationnel. Mais le démenti d’une telle prétention de contrôle traverse toute l’histoire de l’humanité.

 

Le retour du refoulé

 

Les pulsions du corps adossées à l’animalité sauvage demeurent incontrôlables. L’être humain n’est ni meilleur, ni pire que son ancêtre primitif. Cependant, nous ne pouvons créer une civilisation éternellement répressive. Le refoulé sera toujours de retour (voir les catégories de la psychanalyse). Libérer les pulsions du corps de l’animalité sauvage, c’est leur accorder la place qui leur convient, au même niveau de transcendance et à côté du langage sémantique de la raison conceptuelle.

 

Les étapes transitoires de cette seconde libération

 

Faire du langage sémantique, un langage esthétique, c’est en cela que consiste la mission des nouvelles technologies de mutation Texte ↔ Animation. C’est transférer les fonctions sémantiques du texte abstrait vers des fonctions esthétiques de séquences animées afin de redonner au corps sa fonction sémiotique.

 

Si la parole redevient geste, mais cette fois-ci, geste de beauté et d’harmonie, l’Humanité en tant qu’espèce vient de naître. La pensée à la fois esthétique et sémantique échappe tout entier à la clôture du corps animal. Elle devient capable de cette double transcendance libératrice : d’une part, vis-à-vis de l’instinct qui commandait jadis la conduite animale; et d’autre part, vis-à-vis de la violence naturelle qui sélectionne le pouvoir du plus fort. La parole devient à la fois expression de vérité et de beauté. Elle côtoie le geste dans sa beauté, sans suspicion de perversion. Les gestes du corps seront alors capables de convertir les pulsions animales en créations artistiques et sémantiques pour un meilleur développement de l’Humanité toute entière. Parler, c’est exprimer à la fois le vrai et le beau dans cette émotion esthétique renouvelée capable de synthétiser dans une seule et même représentation la vérité du concept et la beauté du geste. Il ne s’agit pas ici d’une utopie, mais d’une vision de l’Histoire accordée aux processus de mutation tels que déployés par une lecture critique des lois (ou déterminants) du macrocosme.

 

Cette seconde libération est en cours d’émergence présentement. Elle devrait déboucher à très long terme sur la véritable naissance de l’Humanité. Des premières sociétés dites préhistoriques jusqu’aux sociétés actuelles se déploie cet autre chemin qui concerne cette fois-ci les pulsions du corps par rapport aux tendances agressives, héritages résiduels de l’état de nature sauvage. Libération socio-culturelle, elle doit aboutir à l’émancipation des pulsions du corps :

  • libération technico-économique (agriculture / métallurgie / état) comblant les besoins vitaux du corps et assurant la constitution des premières cités ;
  • libération technico-culturelle (écriture / science) augmentant les capacités de mémoire et de savoir collectif progressivement accessible à toute l’Humanité ;
  • libération technico-industrielle (modernité / industrialisation) ouvrant la voie à une conquête accélérée de la nature, mise au service de l’Homme ;
  • libération technico-informatique (TIC / mondialisation) ouvrant la voie à une résolution des problèmes de communication (Tour de Babel) et à une redéfinition des processus langagiers et des modes de pensée et de manière d’être humain.

Cette dernière étape marque un retour aux origines de la pensée et du langage. Elle favorise cette fois-ci la restitution des formes sensibles, perceptives et esthétiques, dans la représentation humaine, en symbiose avec les formes symboliques abstraites. Crise aigue des valeurs, crise généralisée de civilisation, ce sont là les symptômes de cette profonde mutation annonçant la seconde libération anthropologique en cours.

Les processus controversés de mondialisation actuelle et l’accélération du progrès technologique exercent une pression considérable sur le cerveau humain afin de trouver une solution aux maux extrêmes qui assaillent l’Humanité. Sublimer les maux du corps par les formes esthétiques de l’esprit, telle serait la voie de cette seconde libération. Comment ? En détachant les pulsions du corps de la violence agressive toujours présente dans la culture et en les faisant accéder au même niveau de transcendance que celui du langage de la raison. Pour cela, il faut redonner au corps sa fonction sémiotique en restituant à la représentation humaine les formes perceptives et esthétiques perdues dans les processus d’abstraction. Le vrai est beau et le beau est vrai, disaient les Grecs.

 

Les complémentarités Texte ↔ Animation.

 

"Les technologies de transfert TEXTE ↔ ANIMATION se situent dans la ligne de cette seconde libération anthropologique. Ce sont des technologies de mutation. Elles transforment progressivement le mode de perception et de pensée de l’être humain. Elles inaugurent ainsi une autre façon de connaître et de comprendre les phénomènes naturels et sociaux. Comme dans le cas de tout changement radical, elles ont à la fois des effets bénéfiques et des effets pervers. Bénéfiques, car elles se situent dans la mouvance de la civilisation de l’image. Elles facilitent la compréhension des concepts abstraits et stimulent l’imagination créatrice. Mais à l’inverse une consommation exagérée de ces images furtives et fascinantes finit par diluer le concept universel de la raison abstraite. La fonction de distanciation que permet le concept par rapport à la réalité contingente et éphémère se perd au profit d’un enfermement de plus en plus grand dans ce monde imaginaire et fascinant de l’image animée. De plus, la restitution dynamique du cadre espace-temps qu’offre la nouvelle interface de l’ordinateur et la capacité de combler les distances peuvent donner à la communication humaine cette illusion du virtuel. L’imagination prend le pas sur la raison."

 

Les symptômes se manifestent sur plusieurs fronts à la fois. En Chine, et pour des raisons culturelles bien compréhensibles, le nombre de jeunes «accro» du WEB devient de plus en plus inquiétant. Ils ont les yeux hagards et semblent vivre dans un autre monde. En Occident, ce n’est pas tant l’esprit qui est touché cette fois-ci, c’est plutôt le corps. Devenus passifs devant leur écran, des adolescents restent rivés là des heures entières. Peu d’exercice physique, plus d’embonpoint. Leur état de santé se dégrade. Les processus éducationnels associés à ces technologies doivent veiller à la meilleure utilisation possible de ces puissants outils. Car ce n’est plus un élan vital qui modifie la biologie des corps, mais des processus éducationnels bien outillés qui doivent mouler les esprits et les corps.

 

L’Humanité a fait d’énormes progrès certes. Mais, jamais dans son histoire, elle n’a été autant menacée par ses propres découvertes et avancées scientifiques et technologiques. Partout, divers mouvements sociaux, plusieurs interventions de différents penseurs recherchent un mieux-être humain dans des mesures sociales, éthiques et politiques. Le mal est plus profond. Il concerne cet état d’inachèvement de l’Homme lui-même. Le Bien Commun, c’est aussi le Mal commun. Le premier tend vers l’harmonisation des rapports sociaux. Le second les rétrograde, car il porte en lui les stigmates d’un état de nature pas tout à fait révolu, encore actif dans la culture.

 

Libération ontologique : nouvelle manière d’être de l’Homme

 

La solution est à la fois technologique et anthropologique. Nous devrions dire ontologique. Elle concerne le mode d’être de l’Homme. Il s’agit d’une seconde libération. Après celle du langage de la raison par rapport à l’instinct animal, voici venir celle du langage du corps par rapport aux pulsions animales. Double libération cette fois-ci, beaucoup plus puissante que la première. Car cette seconde libération revalorise la première. Elle décuple les capacités cognitives de l’être humain. Elle libère les pulsions du corps. Et elle libère davantage l’esprit qui peut gravir la montagne escarpée qui conduit au Soleil de Vérité et de Beauté. Près de vingt-cinq siècles après Platon et sa célèbre Allégorie de la caverne, l’histoire semble confirmer la vision du maître à penser de la civilisation occidentale.


Mais comment éviter le retour de la Tour de Babel dans ce nouvel équilibre à construire entre le déploiement des formes symboliques de la raison abstraite et celui des formes animées de l’imagination esthétique ? Il faut construire des ponts pour établir des systèmes de correspondance entre ces deux formes de représentation différentes, mais complémentaires. C’est le cœur du problème que doivent résoudre les technologies de transfert TEXTE ↔ ANIMATION. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi permettre à chaque singularité culturelle de s’approprier ces technologies de transfert de telle façon que leur apport soit un enrichissement pour tous.

Il s’agit là d’un miroir à deux faces articulées entre elles par des mécanismes d’harmonisation :

  • face technologique, qui permet aux machines opérantes de gérer les multiples créations et productions particulières et singulières en fonction de procédés à la fois analytiques (pluralités de modules) et synthétiques (unité de toutes ces productions dans une même et unique grammaire universelle de représentation) ;
  • face didactique, à savoir une unité d’apprentissage permettant la diversité d’expressions à travers des réseaux de communication toutes soudées aux mêmes ressources technologiques gérées par des machines de haute performance.

C’est ce qui a manqué à ces premiers hommes, créateurs de langage : un miroir à deux faces leur permettant de dire chacun son sentiment à partir d’une source commune, d’un écho universel accessible et compréhensible par tous[7].

Les technologies de transfert TEXTE ↔ ANIMATION  sont donc combinatoires. Elles permettent d’établir des relations de correspondance et de complémentarité entre les formes symboliques abstraites de la raison conceptuelle et les formes perceptives et animées de l’intuition imaginative et esthétique. Il ne s’agit pas de traduction mais de correspondance et de complémentarité. Faire correspondre la valeur sémantique du texte de la raison abstraite à celle de l’émotion esthétique liée à l’intuition imaginative.

 

Avec la mise en place de ces réseaux de communication universelle gérées par des machines de haute performance, la pensée humaine pourrait alors dépasser le cadre restreint des circuits neurologiques pour accéder à des sources de savoir beaucoup plus performantes que celles qu’il est capable d’emmagasiner dans sa boite crânienne. Le problème est à la fois quantitatif et qualitatif. En effet, l’être humain peut concevoir un tas de choses et faire de nombreuses opérations dans son cerveau. Sa créativité est infinie et augmente au fur et à mesure qu’il dispose d’outils de plus en plus performants. Son imaginaire est capable d’aller au-delà de l’espace-temps qui délimite les représentations du monde de la réalité sensible. Ce n’est plus une question quantitative, mais qualitative liée au mode de pensée combinatoire associant imagination et raison du cerveau humain. Mais ces circuits neurologiques sont limités. L’être humain ne peut pas penser, calculer ou s’imaginer plusieurs choses à la fois. Libérer la pensée humaine de ses limites neurologiques, tel serait l’un des prolongements de cette seconde libération. Des machines, outils de la pensée humaine, peuvent conduire l’Homme à des niveaux de créativité inégalée et inconcevable dans les limites actuelle de notre développement technologique. La pensée cybernétique n’est pas celle des machines pensantes, mais bien plutôt celle des Hommes libérés des contraintes neurobiologiques du corps. Plus la pensée humaine deviendra performante en se libérant des contraintes inférieures, plus l’être humain pourra fabriquer des machines performantes… et non l’inverse.

 

Les œuvres de science-fiction d’un Terminator violent, voulant détruire la civilisation humaine, n’ont rien à voir avec les systèmes robotiques conçus pour appuyer les progrès de l’Humanité. L’Homme ne pourra construire de telles machines pensantes que s’il s’est lui-même émancipé des limites restrictives de la pensée hybride et qu’il aura atteint un niveau cosmique d’organisation nettement supérieur à celui dans lequel il évolue présentement. La machine à penser programmée quantitative pourra muter son programme vers des programmes plus performants peut-être, mais nous ne voyons pas comment elle pourrait rétrograder vers un ordre de pulsions animales ne faisant pas partie de son programme «génétique». Les violences de certains jeux vidéos visent des objectifs commerciaux (au risque de perturber la santé mentale). Ce sont des produits de circonstance. Ils ne sont pas liés à une intentionnalité stratégique cumulant des programmes de violence de plus en plus performants dans des machines conçues à cette fin : la destruction de l’Humanité. Du moins, nous l’espérons. Nous sommes très loin d’un mode de penser propre au Terminator du cinéma de science fiction.

Double libération – double conséquence sur l’être humain :

Il faut libérer la conscience de soi de la conscience malheureuse (conscience contradictoire avec elle-même ; conscience conflictuelle pulsion-raison) et permettre à l’Humanité d’atteindre cet état de paix, à travers un ajustement des jeux de langages, toujours en attente depuis les promesses originelles encore inachevées du passage de l’état de nature sauvage à l’état de culture.

Il faut notamment résoudre les contradictions de la représentation humaine et du cerveau binaire (Un exemple notable à travers la guerre, sans fondements, opposants les gardiens de la théorie psychanalytique et les adeptes du neuro-scientisme) en soudant, dans une seule et même représentation, le pouvoir englobant et synthétique de l’intuition imaginative et les capacités analytiques de la raison. Cela permettrait de multiplier significativement les capacités cognitives de l’être humain.

 

Étude de cas : Une méthodologie de construction combinatoire

 

Il faut ouvrir cette recherche à d’autres institutions et organisations sur le plan international. Par des études de cas en trois volets :


1) le volet didactique : la validation des hypothèses TEXTE ↔ ANIMATION à la base de nouveaux processus d’apprentissage afin de les confronter avec la vision «libératrice» qui nourrit le projet ;

2) le volet technologique : validation des outils technologiques  - pertinence et performance dans l’établissement des relations de correspondance et de complémentarité TEXTE ↔ ANIMATION, RAISON ↔ IMAGINATION.

3) le volet psycho-neurologique : mesurer l’impact psycho-neurologique de cette nouvelle forme de pensée sur le cerveau humain.


Le volet didactique, c’est le volet rassembleur. Cette seconde libération sera le produit direct de la liberté humaine et non le destin d’une combinaison de la nature. Il s’agit d’une libération culturelle. Elle est donc portée par des processus éducationnels et institutionnels qui indiquent la direction à suivre.  Le volet technologique est le volet support, volet moteur des processus éducationnels. Le volet psycho-neurologique est celui de la finalité du processus global.

"Il faut du temps et des générations pour y aboutir. Mais, il faudra bien commencer un jour par faire un pas…"

 


[1] L'intelligence des réseaux, Derrick. de Kerckhove, ed. O. Jacob, Paris, 2000, p.10

[2] A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole : technique et langage, Albin Michel, Paris 1964,. p. 40-41

[3] Niels Bohr, Physique atomique et connaissance,  Introduction par Catherine Chevalley, Folio/essais, Gallimard, 1991, p. 49 (BOHR 1991)

[4] G. C. Tannoudji, M. Spiro, La matière-espace-temps, La logique des particules élémentaires, folio/essais, Fayard, 1990, pp. 15-16 (TANNOUDJI 1990)

[5] Pour en savoir plus : http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_du_chaos

 

[6] Hegel, Esthétique, T.1, p. 15. (HEGEL s.d.)

http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

[7] Les institutions à vocation universelle de la mondialisation, comme l’UNESCO par exemple, devraient jouer en ce sens leur rôle de miroir universel accessible à tous.

Source article : http://www.unima.com/

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Published by Cabinet.psy70-Luxeuil.fr - dans Dossier Historiographie
29 avril 2014 2 29 /04 /avril /2014 09:21

 "Le réductionnisme" a, dans la psychologie, des effets néfastes. Le réductionnisme, veut ramener les niveaux d’existence complexes à des niveaux simples, considérant qu’ils sont ontologiquement supérieurs et que le type de connaissance y afférent est plus valide. C’est dans la psychologie où ses effets sont, de nos jours, les plus évidents.

 

 

Unité et diversité des doctrines

 

Nous allons décrire de manière synthétique les différentes tendances réductionnistes en psychologie, au travers de leurs principes ontologiques, gnoséologiques et méthodologiques. Pour ce faire, nous avons unifié les tendances doctrinaires en cinq groupes, l’expérimentalisme, le comportementalisme, le biologisme,  le computationnisme.

 

Pour éviter les malentendus nous allons d'emblée nuancer nos propos. Toutes les tendances réductrices ne se rencontrent pas en même temps et, un même auteur, peut adopter certaines options et en récuser d’autres. Enfin un réductionnisme modéré peut être utile. Donnons des exemples.

Le choix gnoséologique computationniste ne s’accompagne pas d’expérimentalisme réducteur, car il est plutôt appuyé sur la théorie. Certains cognitivistes, comme John Haugeland, dénoncent le behaviorisme. L’expérimentalisme en psychologie se lie volontiers avec le réductionnisme biologique dans la tendance neurocomportementale, mais pas toujours. 

 

Henri Piéron, par exemple, fervent partisan de l’expérimentalisme en psychologie, lutte contre le réductionnisme, car il défend l’autonomie du psychologique. Wilhem Wundt (Principes de psychologie physiologique, 1874) et William James (Principles of psychologie, 1890), fondateurs de la psychophysiologie ne sont pas réductionnistes et défendent l’idée d’une « causalité psychique ».

Nous n’avons pas insisté sur les auteurs, qui peuvent avoir individuellement une pensée nuancée. Il ne s’agit pas ici de faire une histoire des idées, et encore moins de tracer des biographies, mais de cerner des tendances doctrinales qui dogmatisées sans nuance deviennent nocives et, prisent toutes ensemble, participent de l'idée d'une possible mécanisation de l'homme.

 

L'expérimentalisme

 

Wilhelm Wundt, est regardé par beaucoup comme le fondateur de la psychologie expérimentale. C’est lui qui crée, en 1879, le premier laboratoire de psychologie à Leipzig avec l'intention de doter la psychologie d'une pratique expérimentale. Peu après, cette discipline se répand en Europe et le courant immédiatement se diversifie en fonction des inspirations des auteurs. Les laboratoires de psychologie expérimentale vont se multiplier dans les grandes villes. Dès la fin du siècle, un réseau universitaire de professeurs, chercheurs et techniciens, est mis en place.

 

Gustav Theodor Fechner, médecin, professeur de physique, à un moment donné de sa carrière, se tourne vers l'ensei­gnement de la philosophie et de la psychologie. Il se préoccupe des rapports de l'âme et du corps, cherchant à introduire la notion de quantification et trouve en 1860 la loi psychophysique fondamentale selon laquelle la sensation croît comme le logarithme de l'excitation. Certains de ses successeurs iront, comme le très connu Wilhelm Ostwald, dans le sens d’un réductionnisme psychophysique accentué. En France, c’est le philosophe Théodule Ribot qui déclenche le mouvement expérimentaliste. Il pense qu’avec la psychologie expérimentale, une nouvelle discipline scientifique est née.

 

Pour ses partisans, l’expérimentation présente de nombreux avantages, car, même modeste, elle « en apprend plus qu’un volume de spéculations ». Surtout, elle permet de laisser de côté la métaphysique et tous les problèmes insolubles. Cette orientation sera défendue par Alfred Binet et Henri Piéron. Le premier développera l’étude de l’intelligence ce qui aboutira à la fameuse « échelle métrique d’intelligence » (1903) et le second organisera l’enseignement universitaire de la psychologie expérimentale. Nous reviendrons plus tard sur les autres développements, en particulier béhavioristes.

 

Donnons un exemple de l’abord expérimental au sujet des perceptions visuelles et sensitives étudiées par Henri Pierron. Ce dernier écrit « On arrive à faire fonctionner, artificiellement, des processus élémentaires, non sans difficulté, car la solidarité organique vaut toujours…Mais grâce à un isolement relatif, on peut suivre la relation de deux variables, la stimulation et la réponse, et obtenir ainsi des lois, les lois de la sensation » il y faut un « effort scientifique d’analyse visant à isoler des fonctions élémentaires dans le complexus des réactions normales de l’organisme » (Psychologie expérimentale, Paris, Armand Colin, 1939).

Tout est dit du procédé : analyse conduisant à la recherche de l’élémentaire, ramené à des variables dans une situation artificielle, anormale. Est dit aussi ce qui est exclu : la complexité, la solidarité, les situations ordinaires. On voit se dessiner les limites assez étroites du champ d’investigation.

 

Dans son fondement, la psychologie expérimentale n’est pas nécessairement réductionniste, elle cherche avant tout à amener des critères de scientificité. Ce fondement est défini ainsi par Paul Guillaume (Manuel de psychologie, Paris, PUF, 1966) : Il s’agit, « à l’exemple des sciences de la nature, de décrire des faits et de déterminer leurs conditions, c'est-à-dire d’autres faits dont l’observation montre le rapport constant avec les premières ; en d’autres termes on se propose d’établir des lois ». En principe, les expérimentations sont irréprochables sur le plan de la scientificité. Mais en pratique, elles sont réductionnistes, car les faits considérés, pour rentrer dans le cadre défini, sont réduits à leur minimum. Ce sont des faits directement observables, suffisamment simplifiés pour être quantifiés, ce qui élimine les faits qui ne s’y prêtent pas et réduit considérablement le champ d’investigation.

 

 

" La psychologie expérimentale a une visée expansionniste en psychologie. Elle ne se contente pas d’asseoir la psychologie humaine sur des données expérimentales, mais a l’ambition de rendre la psychologie toute entière expérimentale. Elle tente d’éliminer l’approche clinique considérée comme non scientifique. Elle est actuellement en forte régression et il semble que l'expérimentation retrouve la place qui lui convient celui d'un moyen d'étude."

 

Le comportementalisme

 

Ivan Pavlov peut être considéré comme le père du comportementalisme. Ses intentions étaient, au départ, physiologiques et non psychologiques. C’est tardivement qu’il élabore avec son élève Shenger-Krestovnikova sa théorie des névroses expérimentales. Il s’efforce alors de ramener l’explication des troubles qu’il nomme "névrotiques", de manière très floue et inappropriée, à un jeu de stimulus et de réponses incluant le langage comme deuxième système de signalisation. Son protocole expérimental en stimulus-réponse fut repris comme paradigme psychologique aussi bien en Russie qu’aux États-Unis ou en Europe.

 

Henri Piéron annonça en 1908, dans son discours inaugural à l’école pratique des hautes études, que « le comportement constitue l’objet de la psychologie ». Aux États-Unis, l’idée selon laquelle la psychologie scientifique devrait être l’étude expérimentale des comportements se répandit comme une traînée de poudre. En effet, il fallait montrer que la psychologie était sérieuse, afin de pouvoir la vendre à des institutions comme l’armée, l’école, et l’industrie. La seule manière rapide de le faire était de se référer à un modèle de scientificité déjà établi : l’expérimentalisme. Il fallait aussi trouver une façon d’étendre la psychologie expérimentale, cantonnée à des faits minuscules (sensations, apprentissages), à d’autres plus vastes. Cela devenait possible grâce aux stimulus-réponse qui permettaient de situer des séquences objectives dites « comportements ».

 

C’est ce qui a donné la vague comportementaliste. Répandue par John Broadus Watson, à partir de 1910, elle est encore forte de nos jours. Natif de la Caroline du sud, Watson a une formation de chimiste. À partir de 1907, il enseigne la psychologie expérimentale à Baltimore. Le propos de départ indiqué par Watson dans son manifeste qui connaît immédiatement le succès aux États-Unis (Psychological review, 1913) n’était pas absurde. Il s’agissait « d’écarter toute référence à la conscience » et de faire de l’objet de la psychologie autre chose que « la production d’état mentaux ». Mais, dans ce mouvement, la psychologie devient l’observation du comportement, saisi en termes de stimulus et de réponse. L’individu est considéré comme une « boite noire » à laquelle le psychologue ne cherche pas à avoir accès. Ainsi l’objet de la psychologie est constitué par les « comportements » pour autant qu’on puisse les simplifier et les quantifier. D'où les innombrables études sur le rat.

 

Outre les rats, on a aussi essayé de conditionner les hommes avec un succès très relatif. C’est ce qu’a fait Burrhus Frederic Skinner, au milieu du siècle, avec l’utilisation du conditionnement dit « opérant ». Ce type de conditionnement considère que l’action de l’individu sur le milieu permet d’obtenir un renforcement positif. Skinner a mis au point une méthode de renforcement positif ou négatif des comportements à but prétendument thérapeutique, la Behavior Modification. De même, différentes applications, concernant la sélection, l’apprentissage et l’adaptation aux conditions de travail dans l’armée et l’industrie, ont été mises au point.

 

Le béhaviorisme non seulement introduit l’idée d’une « boite noire » psychique, dont on ne veut rien connaître, mais aussi simplifie l’observable de manière importante. Dans une préface de 1929 à une réédition de son ouvrage Behaviorisme, Watson s’étonne des critiques dont il fait l’objet, puisqu’il n’a fait qu’utiliser pour « l’étude expérimentale de l’homme le type de raisonnement et le vocabulaire que de nombreux chercheurs utilisent depuis longtemps pour les animaux inférieurs ». Avec ces propos, on voit se dessiner l’un des procédés habituels du réductionnisme : assimilation du complexe au simple et transfert sans interrogation de la méthode correspondante. Ceci aboutit à une réduction du champ phénoménal et par voie de conséquence à un rapetissement de l’objet d’étude.

 

Haugeland écrit « avant l’avènement du cognitivisme le behaviorisme régnait sans partage dans les départements de psychologie des universités américaines. Il portait toutes les marques d’une science avancée et florissante » (L’esprit dans la machine, Paris, Odile Jacob, 1989). A la fin des années 2000, beaucoup renoncèrent au principe de la boite noire et est apparu le cognitivo-comportementaliste. On admit qu’il était possible de théoriser les processus psychologiques gouvernant les comportements. On se mit à construire « des modèles de processus invisibles dès lors qu’on peut prédire et constater leur conséquences dans le comportement » ( Beauvois, Comportementalisme : pourquoi est-il si urgent de le caricaturer, 2006). 

 

Selon Léon Beauvois (2006) il y aurait un accord selon lequel la psychologie comportementaliste devrait rendre compte de quatre types de comportements observables : des actes simples concrets (par exemple s’asseoir à telle distance prendre tel objet), des performances mesurables (par exemple réponse à des tests de mémoire d’intelligence), des jugements énoncés (tel que attribuer tel effet à telle cause), des émotions dont on note la présence et l’intensité (comme la peur, la colère, la tristesse). Il faut des situations expérimentales dans lesquelles on arrive à trouver des « variables situationnelles » qui peuvent changer. Le cognitivo-comportementalisme est une tentative pour maintenir un behaviorisme en voie d’extinction, en réintroduisant ce qu’il a exclu : la capacité humaine à traiter de l’information.

 

Le biologisme

 

Pour le réductionnisme biologisant, la pensée et les conduites humaines sont causées directement par le fonctionnement des circuits neuronaux et leur seule explication valable est la théorisation de type neurobiologique.

 

Avec Auguste Comte (Cours de philosophie positive,1830-42), seule la part de l’homme qui dépend de la nature (la nature humaine) peut être étudiée. Le tableau des sciences de Comte est parlant de ce point de vue : il nous indique ce qui est étudiable scientifiquement chez l’homme : c’est la biologie. Bien qu’il ne soit pas réductionniste de manière générale, Comte l’est pour la psychologie, qui est entièrement absorbée dans la biologie et ramenée à une « théorie cérébrale ». La sociologie a une place autonome mais a pour base « la biologie et l’invariabilité de l’organisme humain ».

 

On retrouve 150 ans plus tard la même idée avec la mode de naturaliste. « Il est possible de replacer l’esprit dans la nature. Il est possible de construire une science de l’esprit sur des bases biologiques » (Edelman G .M., Biologie de la conscience). Edelman récuse l’idée que la psychologie puisse être décrite de manière satisfaisante en termes psychologiques, car il n’y a pas d’esprit, ni de propriétés psychologiques. La seule connaissance valable est la neurobiologie. On doit « partir de hypothèse que la cognition et l’expérience consciente ne reposent que sur des processus et des types d’organisation qui existent dans le monde physique » (Ibid). 

 

Donnons un exemple. Sur la base d’une théorie de la sélection synaptique et de l’amplification différentielle au sein de systèmes réentrants, on devrait pouvoir expliquer la cognition, Cela veut dire qu’un groupe de neurones muni d’une entrée est interconnecté avec un autre groupe, muni d’une autre entrée, et qu’ils peuvent ainsi comparer leur activité. Ils sont couplés par une structure d’ordre supérieur liée au système moteur qui ajuste celui-ci. L’explication consisterait à coupler ce que l’on sait concernant les sorties d’une multitude de cartes interconnectées de façon réentrante, au comportement observé.

 

Meynert professeur de psychiatrie à Vienne avait inventé au XIXe siècle un système expliquant les conduites humaines par le fonctionnement cérébral resté célèbre. A un moment donné, Freud s’est essayé à ce genre d’exercice dans l’esquisse d’une psychologie scientifique jamais publiée de son vivant, procédé qu’il a désavoué ensuite. Jean Pierre Changeux dans le même esprit, veut ramener l’esprit à son substrat biologique.

 

Le plus poussé des réductionnismes biologisant est popularisé depuis les années 1980 aux États-Unis par Paul et Patricia Churchland ou Stephen Stich en Angleterre. Ils défendent, au nom d’un matérialisme radical, une vision purement biologique de l’homme. C’est plus qu’un réductionnisme, car l’esprit, les faits mentaux, la pensée, sont déclarés sans réalité, ils n’existent pas (Matière et conscience, Seyssel, Champ Vallon, 1999). Il n’est pas question de les ignorer comme dans le behaviorisme, ni de les ramener à autre chose, car ils n’existent pas du tout. On ne doit par conséquent considérer que ce qui existe, à savoir les aspects neurobiologiques et les comportements.

 

Selon l'éliminativisme, une science future de l'homme expliquera causalement de manière neurophysiologique et ultimement physique l'ensemble de nos comportements définis objectivement. Par éliminativisme ces auteurs entendent que les théories nouvelles et plus justes, éliminent les anciennes infondées. En l’espèce la psychologique populaire (et celles apparentées) doit être remplacée par une théorie des états cérébraux. Les disciplines susceptibles d’expliquer ces activités spécifiques de l’homme sont considérées comme inutiles et à remplacer par la seule connaissance valide, la neurobiologie.

 

Le computationnisme

 

Courant éclectique, le cognitivisme a apporté des idées nouvelles et intéressantes et une bonne partie des recherches ne sont pas réductionnistes. Mais certaines le sont. C'est le cas du computationnisme, courant de recherche fondé sur le postulat selon lequel la cognition est fondamentalement un calcul qui peut être effectué par un dispositif matériel. Cette démarche est fondée sur la déclaration d'Alan Turing de 1950, qui, en s'appuyant sur les travaux de Claude Shannon, affirma que ce que fait l’esprit humain pouvait être effectué par une machine.

 

Peu de temps après, H.H. Aiken élabora une théorie qui permettait de construire un circuit électronique réalisant une fonction logique. Suivi le développement de la cybernétique puis de l'informatique. Le calcul logique fait grâce à des variables (0 et 1) et des opérateurs (non, et, ou, ou exclusif, non-ou, non-et)  est tel que les formes syntaxiques peuvent être reproduites par des formes signalétiques électroniques. Des opérations peuvent être réalisées par des circuits, ce qui veut dire qu’aux opérations sur les variables logiques, correspondent point par point des fonctionnements électriques.

 

L’idée vint qu’un calcul logique du même type pourrait être effectué par l’activité nerveuse. C’est la « Nouvelle synthèse » proclamée dans les années 40 par Stephen Pinker et Henry Plotkin. Pour eux, le calcul est enracinée dans le substrat biologique du cerveau humain et qui plus est de manière innée. Alan Nexell et Herbert Simon, lancent le dogme selon lequel l’intelligence, ou l’esprit, est un calcul symbolique de type informatique. Suit « l’information processing paradigme » annonçant que tous les aspects cognitifs (perception, apprentissage, intelligence, langage) sont des opérations de traitement de l’information (signal) similaires à celles que l’on peut implémenter dans un ordinateur. Il s’agissait de chercher « comment les phénomènes mentaux peuvent être matériellement réalisés », écrit Dan Sperber.
 

En 1943, Warren Mc Culloch et Walter Pitt publient un article « Un calcul logique immanent dans l’activité nerveuse ». Ils indiquent la possibilité d’un calcul logique  dans le système nerveux en le comparant avec un réseau électronique calculateur. Il s’agit d’un point de vue formel et hypothétique, car les schémas proposés simplifient considérablement les neurones et rien n’indiquent pas que de tels réseaux existent vraiment dans le cerveau. Ils sont seulement au vu des connaissances de l'époque possibles. Franck Rosenblatt propose en 1962 une machine composée de deux couches de neurones simplifiés, liées entre elles par des connexions au hasard, et qui peuvent être modifiées pour apprendre. 

 

La pensée, l’esprit, l’intelligence, seraient un traitement syntaxique, un calcul traitant des représentations symboliques, qui correspondent elles-mêmes à des traces, des marques matérielles. On retrouve en 1989, le même projet exprimé par John Haugeland. « La pensée est une manipulation de symboles » et « la science cognitive repose sur l’hypothèse … que tout intelligence, humaine ou non, est concrètement une manipulation de symboles quasi linguistiques » (Haugeland J., L’esprit dans la machine, Paris, Odile Jacob, 1989). Haugeland affirme que les questions qui tracassent les philosophes depuis plusieurs millénaires ont trouvé une réponse. L’esprit est un système formel car « la pensée et le calcul sont identiques ». « La pensée (l’intellect) est essentiellement une manipulation de symboles (c’est-à-dire d’idées) ». C’est le postulat calculateur fondateur du computationniste.

 

Au computationnisme, a fait suite le connexionnisme, contestant qu’il y ait un programme symbolique. Dans ce cas le cerveau est le seul et unique niveau à considérer. On n'a même plus besoin de symbole, ni de représentations. La cognition ne serait pas une propriété abstraite qui pourrait être reproduite grâce à des manipulations de symboles, mais proviendrait de l'interaction des composants biologiques du cerveau. L'approche dynamique récuse la séparation entre la cognition et son incarnation. Elle considère la cognition comme inhérente au niveau  biologique, ce qui est nommé « embodied cognition », ou encore « enaction ». (Varela F., Invitation aux Sciences Cognitives, Paris, Seuil, 1988 et L'Inscription Corporelle de l'Esprit, Seuil, Paris, 1993). Le schéma paradigmatique est celui du stimuli-réponses, supposant  que si la connectique est suffisamment complexe, elle aura réponse à tout. 

 

Une des applications de cette manière de voir en robotique est celle de Rodney Brooks, directeur du Laboratoire d'intelligence artificielle du Massachusetts Institute of Technology qui tente de faire des robots autonomes sans représentation du monde. En gros il applique l’idée d’une boucle réflexe élargie à la perception-action pour construire une machine qui, au départ, ne sait rien de son environnement, mais qui est dotée des boucles sensori-motrices efficaces. Elle testera sa boucle de réaction/action, jusqu'à la rendre efficace et pouvoir se débrouiller dans n'importe quel environnement. 

 

C’est une manière de considérer en continu le cerveau, le corps, le monde, et de situer l'organisme dans un rapport adaptatif au monde. Que cela soit une conception juste concernant les organismes inférieurs est assez probable. Que l’on puisse tenter une analogie entre les robots et les cafards paraît jouable. Par contre, il paraît abusif de le faire pour les mammifères et surtout l’homme concernant les capacités supérieures. Que sur cette base puisse émerger des significations, des catégories universelles de type classes d'objets, ou le langage est sans fondement. Piaget a montré depuis longtemps que l'acquisition de la capacité d'abstraction est inséparable de la mise en œuvre des schèmes sensori-moteur, mais qu’elle ne peut s’y réduire. Il y a un procédé de raisonnement fallacieux à l’œuvre, consistant à passer de schèmes de catégorisation pratiques à des catégories conceptuelles comme si c’était pareil. Ou encore supposer derrière des attitudes des significations. Si un cafard ou un robot fuit une situation cela ne veut pas dire qu’il la juge indésirable, cela veut seulement dire que s’est bouclé un circuit d’évitement. Il n’y a là aucune signification, aucune pensée. 

 

Pour Varela, en tant que système neuronal, le fonctionnement du cerveau revient à la recherche de stabilité sensori-motrice. Chez l'animal le système neuronal, fait une boucle perception-action. Sur le plan évolutif, ce serait sur cette base que des choses plus abstraites ont commencé à se greffer. « Comment se produit ce saut ? Pourquoi des propriétés abstraites symboliques émergeraient-elles chez le robot COG que développe Brooks ? La réponse n'est pas encore claire » (Interview dans la revue La Recherche) admet Varela. Ceci est à rapprocher de l’aveu de Jean Pierre Changeux à Paul Ricœur « L’implémentation de ce que l’on entend par signification pose problème » (Dialogue entre J.P. Changeux et P. Ricoeur).

 

De notre point de vue, le computationnisme est erroné. Les circuits neuronaux du cerveau ne fonctionnent pas comme ceux des ordinateurs (ils sont bien plus complexes) et il paraît impossible qu’ils puissent être le support d’inscription (d’implémentation) d’un programme symbolique déterminant les actions humaines. Quant à l'élimination complète des représentations, de la signification, elle est contraire à l'évidence. La réduction-simplification a lieu de tous les côtés sans motivation valable. Ces réductions simplificatrices sont erronées et n'ont aucune justification scientifique. 

 

Le mythe réductionniste

 

Ces doctrines psychologiques participent d’un mythe scientifique tout à fait particulier. Par mythe scientifique nous entendons un récit unificateur donnant lieu à une croyance partagée par un groupe social de scientifiques à une époque donnée. Ce récit mythique décrit globalement l’homme et le monde. Nous laissons volontairement de côté la question de la validité du contenu qui n’intervient pas.

 

Le mythe au sein duquel se déploie le réductionnisme suppose un monde matériel dans lequel se meut un homme biomécanique réagissant à des stimuli par des réponses déterminées par son câblage nerveux, et, au mieux, par l’intermédiaire d’une cognition, elle-même mécanisée sous forme syntaxique. C’est une vision de l’homme qui laisse de côté la culture, l’histoire et la pensée. Ce mythe nous donne à voir un homme simplifié, réduit à son soubassement biocomportemental se mouvant dans un environnement naturel. Le réductionnisme débouche sur une anthropologie naturaliste qui a le grave inconvénient de gommer la spécificité humaine et d'en retarder l'étude scientifique.

 

Pour imager notre propos, on peut utiliser l’exemple de la statue, qui permet habituellement d’illustrer l'opposition entre forme et matière. Les réductionnistes s'intéressent à la matière (marbre, bois, métal), prétendant que c'est d'elle que viennent tous les effets produits par la statue. Pour cela, ils sont obligés de ramener ces effets à son "comportement" (le poids, le volume, la dureté, la résistance, etc.). Les non-réductionnistes considèrent, certes, la matière, mais aussi s'intéressent à la forme de la statue (à ce qu’elle représente), et aux effets de cette forme. Ces derniers ont lieu chez ceux qui regardent la statue, ce qui renvoie à l'univers mental, social et culturel de l‘artiste et des spectateurs. Ces effets sont riches et très nombreux : sensations, idées, émotions, discours, etc.

 

Le réductionnisme commet deux erreurs :

1/ Prétendre que tous les faits à considérer sont de type poids, dureté, et que les autres n'existent pas ou ne sont pas à considérer (sont mineurs). 

2/ Prétendre que tous les faits viennent de la matière et que la forme n'y est pour rien. On voit apparaître le biais du raisonnement : la seconde affirmation est vraie, au prix d’avoir éliminé les fait gênants.

 

Cette manière de précéder vient de loin, elle s’autorise de la distinction entre les qualités premières et qualités secondes, opposition sur laquelle s’est bâti toute la science classique. Il nous faut donc nous opposer à cette épistémologie et montrer d’une part qu’il n’y a pas de fait mineur que l’on puisse négliger et d’autre part que la forme de la statue à une qualité d’être équivalent qui à celui de la matière et qui ne peut être méprisée. Si l'on sort de la comparaison pour revenir à notre propos initial, la forme de la statue correspond au niveau d'organisation spécifique dont nous voulons montrer l’existence.

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26 avril 2014 6 26 /04 /avril /2014 11:54

Ce documentaire fait le point sur la problématique de l'accès aux soins en France, avec les points de vue du professeur André Grimaldi et de l'économiste Jean de Kervasdoué.

 

En 2007, Bruno-Pascal Chevalier, malade du sida, entamait une grève des soins pour protester contre les franchises médicales mises en place par le gouvernement de Nicolas Sarkozy. Comme lui, Janine, Bruno, Eric, Alexandre et bien d'autres, expriment leurs difficultés et leur incompréhension face à ce qu'ils vivent comme une injustice.

 

De Lure à Lézignan, de Clamecy à Juvisy, ce document passe en revue le recul de l'accès aux soins en France, pays miné par les franchises, les déremboursements, les dépassements d'honoraires et la fermeture de services hospitaliers, de maternité et de services de chirurgie : un état des lieux accablant.

 

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20 avril 2014 7 20 /04 /avril /2014 09:49

Cette conférence de Bernard Stiegler s'inscrit dans le colloque « Formes d'éducation et processus d'émancipation ». Dans une période de forte interrogation sociale sur les caractéristiques de la démocratie et d’importants remaniements des relations contractuelles entre acteurs, en particulier dans l’organisation du travail, le colloque propose de réétudier les principes du « contrat éducatif » qui fonde nos sociétés.

 

 

Le colloque international « Formes d'éducation et processus d'émancipation » confronte les analyses de chercheurs en Sciences humaines et sociales (SHS) pour chercher à savoir dans quelle mesure les principes de l'éducation, ses formes et ses incidences correspondent aux structures et fondements normatifs des sociétés à visée démocratique permettant ainsi leur actualisation. Ce colloque comporte cinq conférences plénières et leur discussion, animées chacune par un modérateur. Une invitée d'honneur, chercheur à l’ISHS de Tunis, a apporté son témoignage et son regard sur cette thématique, en relation avec l’actualité de son pays. Un ouvrage reprenant ces discussions est en cours de rédaction pour une publication aux PUR. Une quarantaine de symposiums, dont les textes sont disponibles sur le site du CREAD, ont permis un travail scientifique dont certains vont également déboucher sur des publications dans des revues thématiques du champ.

Le site du colloque

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16 avril 2014 3 16 /04 /avril /2014 11:17

Une séparation d’avec la mère trop brutale ou impossible, et le monde nous devient étranger. C’est la théorie de la psychanalyste Irène Diamantis pour expliquer ces peurs paniques qui nous empêchent de vivre.

 

-Arachnophobie-

 

Peur panique des voyages en avion, des araignées, du noir, des espaces clos, des soins médicaux, du contact avec les autres… Au-delà de leur très grande diversité, les phobies auraient un point commun : elles proviendraient d’une incapacité à se couper de la mère.

Pour la psychanalyste Irène Diamantis, l’une de leurs composantes essentielles est « l’impossibilité à se séparer d’un lieu connu ou d’un état familier pour rejoindre un univers inconnu qui panique ». Explications et nouvel éclairage sur la plus répandue des pathologies.

 

Qu’est-ce qu’une phobie ?

Irène Diamantis : En grec ancien, "phobie" signifie "effroi". La pensée raisonnable est stoppée net, le temps est comme suspendu, et la personne se sent sans recours face à un danger qui menace de la détruire. Elle est figée, inhibée, dans l’incapacité de se déplacer, d’aimer, de jouir de la vie. C’est Louis, pour qui tout examen médical signifie condamnation à mort ; Francis, qui n’emprunte que les nationales pour éviter le vide terrifiant des autoroutes ; Charles, qui imagine le regard des oiseaux rempli d’intentions maléfiques ; Christine, qui croit que si elle rencontrait un rat, il se jetterait sur elle ; Elise, qui panique en avion parce qu’elle a la sensation que seule sa vigilance l’empêcherait de s’écraser… Certains tremblent à l’idée d’affronter le regard des autres à la cafétéria de leur entreprise. La phobie surgit quand nous avons la sensation que notre environnement familier vacille : le rat, l’oiseau, l’araignée, le regard de l’autre vont alors servir de support effrayant à notre malaise intérieur.

 

Comment une phobie se constitue-t-elle ?

Un jour, j’étais avec mon neveu de 2 ans et demi dans une pizzeria. Tout allait bien, jusqu’à ce que, brutalement, il se fige et refuse de s’asseoir : la chaise lui était soudain apparue comme un objet effrayant, n’ayant nulle place dans son monde mental. Il a donc mangé debout. Heureusement, cette phobie a disparu aussi vite qu’elle avait surgi. Tous les enfants ont des phobies passagères au moment où ils franchissent une étape de leur développement. Manger seul marque une séparation d’avec le temps où ils étaient nourris ; parler, une rupture d’avec l’époque où les mots étaient inutiles pour communiquer avec leur mère…

 

Certains sont-ils plus torturés par des phobies que d’autres ?

Nous en avons presque tous, qui sont autant de signes de nos difficultés à assumer notre condition d’êtres séparés. Mais pour certains, dans l’enfance, l’épreuve de séparation a été plus complexe. Sans forcément s’en rendre compte, la mère a fait entendre que le monde était dangereux : les gens sont méchants, les chiens mordent… Ou, à cause de sa propre histoire, ses tentatives pour inciter l’enfant à s’autonomiser ont été trop brutales. Dans les squares, certaines mères portent toujours leurs robes de grossesse, elles se sentent encore enceintes de leur enfant de 3 ans, ne peuvent pas le lâcher. D’autres le tiennent sur leurs genoux, incapables de concevoir qu’il serait plus heureux avec les autres dans le bac à sable. A leur insu, elles font le lit de futures phobies sociales, entraînant une peur panique du regard et du jugement d’autrui, le social étant, par définition, ce qui est hors de la sphère familiale et familière.

 

Selon vous, la phobie témoignerait donc d’une immaturité psychique ?

Oui, et en même temps d’un imaginaire foisonnant. Pour les phobiques, la planète entière est un gigantesque utérus maternel, du moins tant que le réel ne leur rappelle pas que c’est faux. En fait, une partie d’eux-mêmes est fixée au stade où, pour survivre, il faut rester collé à maman. Mais ce lien mental fusionnel n’est pas forcément vécu dans l’amour. Certains nourrissent des fantasmes terrifiants mettant en scène une mère toute-puissante, ayant droit de vie et de mort sur eux. En fait, ils ont la sensation qu’aucun tiers n’est en mesure de les aider à se séparer d’elle et à affronter le monde. Les phobiques sont enfermés dans leurs cauchemars et y croient sans distance : s’ils prennent un avion, celui-ci va forcément tomber… Une personne en état phobique cesse de raisonner. Si on lui dit qu’il n’y a aucun danger, elle pensera : « Et si, quand même, une araignée se cachait sous le lit ? »

 

Le rêve des grands phobique serait de rester près de maman ?

Ce n’est pas si simple ! L’enfant atteint de phobie scolaire panique à l’idée de se séparer de sa mère, mais souffre aussi d’être incapable de rejoindre les autres enfants. Il se sent amoindri, a honte de lui. Terrifiée à l’idée d’aller de l’avant, la personne phobique sait bien, dans une partie de son psychisme, que demeurer captif de l’univers maternel est encore plus dangereux qu’affronter l’inconnu.

 

Comment repérer que nos phobies résultent d’une peur de se séparer ?
Nous n’en avons jamais une conscience claire. A moins de faire une psychanalyse. D’autant que le psychisme est rusé : nous allons surinvestir une autre famille, un groupe d’amis, un lieu de travail, qui seront en fait des équivalents du clan familial.

 

De quel type de sécurité une personne phobique a-t-elle besoin ?

Il y a chez tous les phobiques une atteinte profonde de l’amour et de l’estime de soi – moins vous vous aimez, et moins vous vous sentez en sécurité. Par conséquent, toutes les expériences qui redorent le blason de notre narcissisme – tomber amoureux, voir ses qualités reconnues… – peuvent alléger une phobie. Mais aimer peut, à long terme, se révéler dramatique, car la personne phobique est souvent tentée de fusionner avec son partenaire et de s’imaginer qu’elle n’est rien sans lui. Ce qui, généralement, se révèle inexact. En effet, paradoxalement, c’est dans la solitude que la personne phobique se reconstruit le plus facilement.

 

A lire

"Les Phobies ou l’impossible séparation"
Les comprendre, les résoudre
Irène Diamantis est psychanalyste. Dans ce livre (Aubier-Flammarion), elle nous offre une analyse originale des phobies, des plus ordinaires aux plus étranges. Plusieurs histoires sont décryptées au moyen d’un même fil conducteur : le ressort de la phobie ne tient pas à la nature de l’objet ou de la situation qui fait peur, mais réside dans une histoire familiale qui empêche la personne d’affronter la vie, avec son cortège de séparations et de changements nécessaires.

 

Isabelle Taubes pour www.psychologies.com

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13 avril 2014 7 13 /04 /avril /2014 18:41

À l’époque de l’automatisation généralisée... et intégrale

 

 
Le siècle dernier était celui du "consumer capitalism", produit dérivé du taylorisme : Produire à la chaîne et consommer comme le marketing le dicte. On a parlé du keynésianisme et du welfare state de Roosevelt. Mais aujourd’hui, ce modèle semble s’écrouler sous la pression de ses propres contradictions, cependant que se planétarisait la réticulation numérique. Celle-ci va provoquer dans les années qui viennent un processus d’automatisation généralisée où l’emploi salarié deviendra exceptionnel : les robots se substitueront massivement aux employés humains !

 

Pour écouter la conférence, cliquez sur le logo lecture ci-dessous :

    

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Désactivez les blocages pop-up

 
Cette nouvelle époque industrielle ne sera viable que si elle consiste en une renaissance du travail dans une société de contribution où les gains de temps issus de l’automatisation seront massivement réinvestis dans la capacitation et la déprolétarisation du travail : les robots sont des machines qui n’ont pas besoin des esclaves humains pour fonctionner.


A revoir sur l'excellent site http://ventscontraires.net/index.cfm

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13 avril 2014 7 13 /04 /avril /2014 15:45

La démission généralisée des parents : manque d'autorité parentale et laxisme des parents dans l'éducation de leurs enfants ! Voici quelques-uns des meilleurs articles de presse à lire, méditer ou critiquer, concernant les raisons de l'échec de la transmission des savoirs-vivre à l'actuelle génération en cours de développement.

 

 

L'aveu du laxisme... confusion et laisser-aller

 

75% des parents avouent être trop laxistes

 

Le Figaro - 3 octobre 2011 - Delphine de Mallevoüe
Les parents reconnaissent être trop stressés et souvent désemparés par rapport aux réactions de leur progéniture.
Constat d'échec ou examen de conscience, 75% des parents se jugent eux-mêmes trop peu autoritaires avec leurs enfants. C'est ce que révèle une enquête Ipsos [...]. Articulée sur une approche croisée «parents» et «non parents», cette étude peu optimiste montre une nette tendance à la dévalorisation et la culpabilisation: 46% ont une mauvaise image d'eux-mêmes.
Ils avouent se trouver trop stressés, pour 70% d'entre eux, complètement désemparés par rapport à certaines réactions de leur progéniture (58%) et ont le sentiment de passer à côté de l'enfance/adolescence de leur enfant. Enfin, 75% estiment qu'il est plus difficile d'élever un enfant aujourd'hui qu'autrefois.
Des chiffres étonnants qui, à tous les étages, font apparaître des parents véritablement aux abois. A en croire l'étude, la perception générale des Français sur l'éducation n'est pas meilleure. Le manque d'autorité arrive en première place du podium des critiques (71%). Une large majorité juge aussi que les parents entretiennent une relation trop «axée copain» (66%), qu'ils sont trop tolérants (61%) et donc pas assez sévères (81%).
Paradoxalement, si la discipline n'est pas leur fort, 70% des parents estiment avoir eu parfois des réactions trop dures par rapport à ce qu'exigeait la situation. «Ces réactions inadéquates ne font que montrer le désarroi des parents qui, au terme d'une carence installée ou d'un laisser-aller, réagissent à l'excès par l'excès, seulement quand il survient», analyse Christine Perrault, psychologue spécialiste des relations familiales. Pour autant, 81% des parents interrogés s'opposent à l'interdiction de la fessée.
Bertrand et Marie, parents d'adolescents, le confessent: «Lutter chaque soir après notre journée de boulot pour interdire à l'un et calmer l'autre, il faut avouer qu'on n'a pas toujours le courage, disent-ils. Et comme d'un point de vue pédagogique on veut éviter les punitions, l'équilibre n'est pas facile à trouver».
Dépassés par cette tâche complexe, les parents auraient ainsi tendance à s'en remettre aux institutions pour les suppléer. Vieux réflexe pointé du doigt par les profs «qui ne sont pas là pour faire le travail des parents mais apprendre le leur aux enfants», peste Nathalie, professeur de Français dans un collège lillois. Pour elle, «il est grand temps de laisser l'instruction au corps enseignant et de restituer l'éducation aux familles».
[...] «Les pouvoirs publics pourront prendre toutes les mesures qu'on veut, rien n'y fera si les parents ne revisitent pas leur relation avec leurs enfants, en reprenant leur rôle et en restaurant leur autorité, souligne Christine Perrault. La frustration n'est pas un sévice mais un apprentissage à respecter les règles. Dire non à un enfant, décider à sa place sans son avis, ce n'est pas risquer son désamour, comme le craignent tant de parents, c'est au contraire l'aider à apprendre à vivre dans un monde normé, avec ses contraintes sociales».

 

Quelles causes à cette crise de l'autorité parentale ? Qui est responsable ? A qui la faute ?

 

Avez-vous suffisamment d'autorité sur vos enfants ?

 

L'Express - 23 août 2011 - Angelina Guiboud
Dans un sondage publié ce lundi dans le mensuel, Psychologies Magazine, 81% des Français estiment que leurs compatriotes manquent d'autorité mais 83% des parents affirment ne pas avoir de difficultés. Déni ou réalité?
[...] Un déni face au manque d'autorité? Enfants rois ou simplement sages? Psyschologies évoque un déni face au problème d'autorité. Une absence de conscience qui se justifierait par une méconnaissance "de l'importance des transgressions des enfants petits". Les parents ne penseraient donc pas manquer d'autorité s'ils leur cèdent.
Selon la psychanalyste et rédactrice en chef Claude Halmos, la difficulté des parents à dire non à leurs enfants est liée à "la confusion trop fréquente entre autorité et autoritarisme, et la méconnaissance du rôle du père."

 

L'autorité plébiscitée

 

L'Express - 11 juin 1998 - par L'Express
Jamais les enfants n'ont été si désirés, programmés, choyés, investis, comblés de droits et promus consommateurs n°1. Et pourtant, jamais ils n'ont autant inquiété, déconcerté, troublé et humilié le monde des adultes, qui ne peut que constater collectivement ses échecs. Enquête après enquête, les chiffres tombent comme des grenades dégoupillées au milieu d'un sitcom: le nombre de délits commis par des mineurs a augmenté de 41% en quatre ans et doublé depuis vingt-cinq ans. A 11 ans, 15% des enfants boivent de l'alcool au moins une fois par semaine. Entre 10 et 20 ans, 12% des jeunes «oublient» régulièrement d'aller au collège ou au lycée, 17% prennent des médicaments contre la nervosité ou l'insomnie, 11% se réfugient dans un mutisme absolu face aux adultes [chiffres datant de 1998, qui ont empiré depuis]. A qui la faute? Hier, on en appelait aux juges, aux policiers, aux enseignants, aux prêtres, aux éducateurs, à l'Etat. Aujourd'hui, pour une fois consensuels, tous les corps constitués se retournent d'un même mouvement pour désigner d'un doigt accusateur les nouveaux grands coupables de ladite démission généralisée: parents, levez-vous!
Les résultats du sondage que l'Ifop vient de réaliser pour L'Express sont sans appel: 74% des Français estiment que les parents assument de moins en moins leurs obligations et leurs responsabilités à l'égard de leur progéniture. Paroles de vieux barbons nostalgiques? Pas du tout. Les jeunes de 15 à 24 ans ne sont pas les derniers à taper sur les doigts des parents en déroute. En réalité, tout le monde est d'accord sur un constat d'échec massif. Même le fait d'avoir ou non des enfants n'a guère d'incidence sur la brutalité du jugement des Français interrogés _ ce qui ne signifie pas, certes, qu'il s'agisse là d'une autocritique.
Alors, que faire? Comment s'extirper de cette impasse éducative? Il faut sanctionner les parents, les doper, et même les remplacer, claironnent des hommes politiques à droite, mais aussi - et c'est nouveau - à gauche. [...] Cet empressement démontre surtout que les Français éprouvent un sentiment d'urgence: il faut agir, semblent-ils dire, et vite. Il faut que l'Etat se bouge. Il faut réveiller les parents.
Mais lesquels? De qui parle-t-on quand on dénonce l'impuissance parentale? [...] La commémoration des événements de Mai a bizarrement fait office de lessiveuse, et les vannes de la coulpe collective se sont ouvertes: nombre d'intellectuels ont stigmatisé [...] le manque d'autorité de la génération 68 et mis en doute sa compétence éducative. Martine Aubry, Elisabeth Guigou et Jean-Pierre Chevènement ont fait plancher sur la famille des sociologues, des juges et des élus. De rapport en rapport, leurs auteurs concluent clairement que, menacés par l'anomie générale et pris dans le grand maelström de la dissolution des liens, les parents d'aujourd'hui ne sont pas tout à fait à la hauteur, et qu'il faut les stimuler. [...] Il ne faut pas stigmatiser les parents, mais les aider. Il faut étayer l'autorité parentale.
Ce sera le credo culturel de cette fin de siècle. Ironie des retournements de tendances: on vilipendait hier l'autoritarisme parental au nom des libertés individuelles, d'une Convention des droits de l'enfant mal comprise et d'un savoir psychanalytique un peu court. Aujourd'hui, au nom des mêmes droits et de la même psychanalyse, on réclame le retour de la loi paternelle. [...]
Certes. Mais si la famille est redevenue une valeur forte, «elle reste une institution molle, fragilisée», affirme le sociologue Michel Fize. Ils ne disent pas autre chose, tous ces proviseurs, ces juges, ces éducateurs, ces élus qui brûlent d'étriller les parents ou suggèrent de les soutenir tout en déplorant un peu hypocritement leur désarroi patent. «Certains parents nous posent des questions sidérantes, raconte une psychologue scolaire. Exemples: Mélanie vient dans mon lit toutes les nuits, dois-je la gronder? Lucien me frappe dès que je suis au téléphone, dois-je cesser mes coups de fil? Caroline vide le frigo, dois-je lui dire non?» [...] A Paris, les conseillères de la ligne d'écoute téléphonique Inter service parents ont reçu 34 000 appels en 1997, soit un tiers de plus que l'année précédente. «Les parents, des mères surtout, nous demandent conseil sur les tout-petits et les ados, raconte Brigitte Cadéac, animatrice du service. Comment réagir à la sexualité de leurs enfants? Comment exercer l'autorité?» Martine Gruère, qui anime l'Ecole des parents d'Ile-de-France, résume: «Les gens qui nous téléphonent sont débordés, épuisés, et anxieux de bien faire.»
En réalité, jamais on n'a autant attendu d'eux. On leur serine que le développement de leurs enfants est déterminé par les relations qu'ils ont avec eux dès les premières minutes de leur vie. Du coup, chauffés à blanc, les Français se passionnent pour le potentiel et l'épanouissement de leurs rejetons. Jamais ils n'ont souhaité à ce point être de bons parents. Jamais ils n'ont autant douté de l'être. L'avenir est flou. Le monde est incertain. Comment éduquer un enfant aujourd'hui? Quelles valeurs lui enseigner, quels repères lui offrir, quelles limites lui imposer?
[...] [C'est une] guerre de tranchées que se mènent en douce les parents et les institutions publiques depuis que l'enfant a commencé à être considéré comme un bien national, au XIXe siècle, puis, peu à peu, comme une personne à part entière. «Depuis, accuse Martine Gruère, la guerre n'a jamais cessé. Il ne faut pas dire que les parents sont démissionnaires. Ils sont démissionnés.» L'Ecole des parents, qu'elle dirige en région parisienne, s'est d'ailleurs fondée sur cette rivalité: «En 1929, le ministre de l'Instruction avait décidé que l'éducation sexuelle des jeunes filles devait être assurée par l'enseignement public. Ulcérés par cette intrusion de l'Etat dans la vie privée des Français, de grands bourgeois catholiques ont créé l'Ecole des parents pour aider les parents à s'occuper eux-mêmes de cette affaire délicate.» Dans les années 50, les enfants du baby-boom, chargés d'incarner la reconstruction de la France, ont fait l'objet d'attentions passionnées. «Il y eut énormément de recherches sur la médecine infantile, la pédagogie et la psychanalyse, raconte Martine Gruère. Les experts se sont multipliés, et ils ont mis les parents à la porte des nurseries. Aujourd'hui encore, dès qu'une femme est enceinte, elle s'entend asséner par des professionnels: c'est moi qui sais.» Présumés incompétents, les parents sont censés obéir aux diktats éducatifs, quitte à subir ensuite les revirements des spécialistes et à écouter sans ciller le Dr Spock - théoricien de l'éducation permissive - dégainer son autocritique avant de mourir et les pédiatres avouer que leur obsession du «coucher ventral» n'était pas étrangère aux morts subites du nourrisson.
[...] Selon une enquête réalisée par le Credoc [...], 58% de ces professionnels [de l'enfance] - enseignants, puéricultrices et travailleurs sociaux - déclarent que l'attitude la plus fréquente des parents, lorsqu'ils butent sur un problème éducatif, consiste à «démissionner». Ambiance.
Disqualifiés par les professionnels, présumés incompétents, RMIstes ou chômeurs, les parents les plus démunis rentrent sous terre lorsqu'ils sont dépassés par leurs enfants, ou explosent, comme Zephora Nachite, à Marseille. [...] Mais les parents en difficulté ne ressemblent pas tous à Zephora. La plupart restent tétanisés, en particulier les pères traditionnels d'origine maghrébine ou africaine. La démographe Michèle Tribalat raconte très bien comment ils se retrouvent ligotés par un double interdit: on exige d'eux qu'ils reprennent en main leurs garçons, mais on les empêche d'exercer la seule forme d'autorité qu'ils connaissent: «une bonne volée». Président du tribunal pour enfants de Paris, Alain Bruel confirme: «Les pères se plaignent: si je tape mon gosse, on me fait passer devant le juge. Alors, éduquez-le vous-même, mon enfant, si vous êtes si malin!»
[...] «Vous avez commencé l'alimentation des solides?» Christelle, 33 ans, interpelle une autre mère, à l'autre bout du canapé. Elle est venue à la Maison ouverte pour échanger ses impressions de mère anxieuse avec d'autres. Inspirée de la Maison verte de Françoise Dolto, cette Maison ouverte accueille des parents de tous milieux [...].
«Je ne trouve pas ça facile, de commencer les solides, reprend Christelle. Le bébé réclame à manger la nuit.
- Oui, mais ça passe, réplique Eve. Il faut faire comme on le sent.
- Mais parfois on ne sent rien du tout!»
Ce doute incroyable, ce refus de croire en son propre bon sens, beaucoup de parents l'éprouvent de façon décuplée quand leurs enfants atteignent l'âge de l'adolescence. «Par moments, on ne sait plus à quel saint se vouer, racontent Christine et Albert, éditeurs d'art. Alors, on en parle aux copains qui ont des enfants. On compare nos façons de réagir.» Mère au foyer, Corinne, elle, demande conseil à la mère de son mari, restaurateur: «Elle est la seule personne qui ait vraiment de l'autorité sur mes enfants. Ils font ce qu'elle dit. Avec nous, ils demandent toujours: pourquoi?»
Que répondre à un enfant qui pose une question à laquelle on ne sait pas répondre? «Vous parlez d'une crise d'autorité, mais il s'agit d'une crise de fiabilité! s'exclame le psychanalyste Serge Tisseron. Les enfants veulent croire en l'autorité de leurs parents, mais ceux-ci ne sont pas convaincus de ce qu'ils disent à leurs enfants.» Le pédopsychiatre Samuel Lepastier renchérit: «On n'a plus rien à dire à nos enfants parce qu'on n'ose plus rien dire. Ce qui crée la crise des valeurs, c'est l'écart entre ce qu'on dit et ce qu'on fait. Or, collectivement, nous avons trahi nos principes, et on assiste à une faillite de tous les engagements idéologiques depuis la chute du mur de Berlin.» Déboussolés par l'accélération des savoirs, leur sophistication, leur multiplicité, les adultes ne savent plus que choisir dans le fatras du monde. [...]
L'essentiel, justement, où est-il? Quel est le rôle des parents [...] ? Ou plutôt que devrait-il être puisqu'on leur reproche de mal l'exercer? «De transmettre des valeurs telles que l'honnêteté, le respect des autres, le goût de l'effort», répondent en choeur les Français. Voilà dix ans, l'Ifop leur avait déjà posé la question: l'ordre des priorités était alors inversé. On privilégiait l'accès à l'autonomie et l'épanouissement personnel des enfants. Cette fois, on réclame des repères. Mais les parents eux-mêmes ne se font pas confiance pour donner l'exemple. Un peu gênés aux entournures?
[...] La confusion des rôles
Les parents d'aujourd'hui appartiennent encore à une génération qui a rendu un culte à la jeunesse et répugne à vieillir, une génération plus soucieuse de fusion que d'autorité, une génération qui a pu programmer ses enfants et voudrait - expression pathétique - «en profiter».
Mais comment? On a tendance à câliner quand il faudrait semoncer, à se faire consoler par l'enfant quand il faudrait le rassurer, à lui demander son avis sur tout quand il faudrait lui imposer un choix. Tous les psy et les sociologues soulignent la confusion des rôles, des sexes et des générations dans les familles d'aujourd'hui. Le sociologue Michel Fize, très pessimiste, prétend que cette confusion nourrit une sorte d'indifférence grandissante: «Jeunes et adultes se font face et ne se comprennent pas: ils sont devenus des extraterrestres les uns pour les autres.» Et Samuel Lepastier diagnostique: «Il y a un malaise des pères qui sont tenus de jouer aux mères et un malaise des mères à qui l'on demande de jouer les superwomen, au-delà de leurs forces. Les enfants n'arrivent plus à se situer.» Jamais la crise de la masculinité et celle de la paternité n'ont autant passionné les sociologues et les magistrats: Alain Bruel parle joliment de l' «évanouissement» des pères. Ils détenaient seuls la puissance paternelle. Depuis 1970, ils partagent l'autorité parentale. Mais, en cas de séparation, un quart d'entre eux ne revoient plus jamais leurs enfants.
La confusion vient aussi de la variété des configurations familiales auxquelles s'adonnent aujourd'hui les Français, sans souci apparent de la précarité qui guette leur couple et leurs amours. On ne se marie pas, ou on le fera plus tard. On a plusieurs vies successives. Ce n'est plus le mariage qui fonde désormais la famille, mais l'enfant, qui en est le coeur et le pivot.

 

L'idéologie dominante: Un obstacle à la libre résolution des problèmes éducatifs

 

"Contre l'idéologie de la compétence, l'éducation doit apprendre à penser"

 

Le Monde - 2 septembre 2011 - Marcel Gauchet (historien et philosophe), Philippe Meirieu (pédagogue et essayiste), débat animé par Nicolas Truong
Dans quelle mesure l'évolution de nos sociétés ébranle-t-elle les conditions de possibilité de l'entreprise éducative ?
Marcel Gauchet : Nous sommes en proie à une erreur de diagnostic : on demande à l'école de résoudre par des moyens pédagogiques des problèmes civilisationnels résultant du mouvement même de nos sociétés, et on s'étonne qu'elle n'y parvienne pas... Quelles sont ces transformations collectives qui aujourd'hui posent à la tâche éducative des défis entièrement nouveaux ? Ils concernent au moins quatre fronts : les rapports entre la famille et l'école, le sens des savoirs, le statut de l'autorité, la place de l'école dans la société.
A priori, famille et école ont la même visée d'élever les enfants : la famille éduque, l'école instruit, disait-on jadis. En pratique, les choses sont devenues bien plus compliquées.
Aujourd'hui, la famille tend à se défausser sur l'école, censée à la fois éduquer et instruire. Jadis pilier de la collectivité, la famille s'est privatisée, elle repose désormais sur le rapport personnel et affectif entre des êtres à leur bénéfice intime exclusif. La tâche éducative est difficile à intégrer à ce cadre visant à l'épanouissement affectif des personnes.
Philippe Meirieu : Nous vivons, pour la première fois, dans une société où l'immense majorité des enfants qui viennent au monde sont des enfants désirés. Cela entraîne un renversement radical : jadis, la famille "faisait des enfants", aujourd'hui, c'est l'enfant qui fait la famille. En venant combler notre désir, l'enfant a changé de statut et est devenu notre maître : nous ne pouvons rien lui refuser, au risque de devenir de "mauvais parents"...
Ce phénomène a été enrôlé par le libéralisme marchand : la société de consommation met, en effet, à notre disposition une infinité de gadgets que nous n'avons qu'à acheter pour satisfaire les caprices de notre progéniture.
Cette conjonction entre un phénomène démographique et l'émergence du caprice mondialisé, dans une économie qui fait de la pulsion d'achat la matrice du comportement humain, ébranle les configurations traditionnelles du système scolaire.
[...] Est-ce à dire que l'autorité du savoir et de la culture ne va plus de soi, classe difficile ou pas ? Et comment peut-on la réinventer ?
Marcel Gauchet : L'autoritarisme est mort, le problème de l'autorité commence ! Le modèle de l'autorité a longtemps été véhiculé par la religion (puisque les mystères de la foi vous échappent, remettez-vous en au clergé) et par l'armée (chercher à comprendre, c'est déjà désobéir). Ces formes d'imposition sans discussion se sont écroulées [...] Mais il faut bien constater qu'une fois qu'on les a mises à bas, la question de l'autorité se repose à nouveaux frais.

 

Des conséquences désastreuses : mal-être des jeunes, augmentation de la violence, dérives comportementales, moindre capacité à vivre en société, enfance perdue (hyper-sexualisation des fillettes et phénomène des lolitas), ...

 

Le retour de l'autorité

 

L'Express - 1 septembre 2004 - Lire
Sur l'évolution de la famille et de l'école, [...] le dépérissement de l'autorité s'accompagne de pathologies familiales et sociales alarmantes. Lire décrit les quatre comportements limites. Et lance le débat: faut-il accepter la confusion des rôles? Faut-il sauver l'autorité?
Dans La fin de l'autorité, le philosophe Alain Renaut diagnostique la mort de l'autorité parentale et celle du maître. [...] Alain Renaut soutient, avec la plus grande clarté, que notre société est entraînée dans une dynamique irréversible et illimitée de démocratisation. Sur fond d'égalité et de liberté, héritage inaliénable des Lumières et de la Révolution française, chacun voit désormais dans l'autre un semblable, un alter ego, un autre soi-même, bref un égal. Dans ces conditions, il devient inadmissible de supporter la moindre relation dissymétrique entre citoyens. Il faut donc aplanir tout dénivelé (on ose à peine dire toute hiérarchie) entre parents et enfants, maître et élève, médecin et malade, juge et prévenu.
Mais quid de l'autorité? Qu'en reste-t-il et quels en sont les effets? Alain Renaut rappelle très justement que l'autorité est un pouvoir doté d'une dimension magique ou sacrée qui doit susciter une adhésion sans condition de ceux à qui elle s'adresse. Alors que le pouvoir autoritaire naît et se maintient par la force, l'autorité s'impose, idéalement, à tous par le prestige (l'expertise, l'âge ou le savoir) ou la sacralité (l'Eglise, le pape).
[...] Mais, aujourd'hui, le roi est nu et sans prestige: on a même vu récemment des jeunes cracher sur le président de la République en tournée dans les banlieues dites «sensibles», les enseignants ont, quoi qu'en disent les progressistes les plus fanatiques, quelques difficultés à assurer leur enseignement, les pères sont désorientés et les symboles de l'autorité, malmenés. La violence n'est plus à la marge, elle est devenue une pathologie sociale ancrée dans la vie de tous les jours: la violence urbaine, des cités, des transports en commun, des jeunes à l'école, les violences sexuelles étouffées dans les familles... La gamme est large et le spectre ouvert: de l' «incivilité» - méprisable euphémisme pour dire agression traumatisante - à l'inceste, en passant par le harcèlement moral - une spécialité qui se porte comme un charme dans l'entreprise. [...] Il faut donc insister, quitte à enfoncer le clou: une violence inédite a émergé, dont l'absolue nouveauté porte la signature de notre époque laxiste jusqu'au relâchement criminel de l'ordre humain. Il s'agit d'en prendre la mesure et de cesser d'être désinvolte avec la loi, l'interdit de l'inceste et du meurtre, avec l'autorité de la langue et de la parole. Voici quelques symptômes criants, peut-être même hurlants, de ces pathologies qui ont émergé à mesure que l'autorité s'est affaiblie [...].
1. Les familles «hors la loi»
Il y a, le fait n'est guère contestable et les statistiques l'attestent, une explosion de la violence et de la délinquance sexuelles. A considérer seulement l'inceste, on agite nécessairement la question de l'autorité, plus précisément celle de la loi symbolique qui structure la famille. Corinne Daubigny, psychanalyste et contributrice à cette somme remarquable qu'est l'Encyclopédie de la vie de famille (La Martinière), définit, très simplement, la loi qui fait du petit d'homme un humain: «L'ensemble des injonctions et des interdits fondamentaux nécessaires à l'enfant pour se construire humainement, pour devenir un sujet parlant, conscient de ses sentiments et de ses désirs propres, et apte à la vie sociale, c'est-à-dire ouvert au rapport à l'autre.» [...]
2. De l'enfant roi à l'enfant tyran
Dans l'Encyclopédie de la vie de famille, le psychologue clinicien Daniel Coum rappelle avec humour que savoir dire non au désir insatiable de l'enfant est au fondement même de toute autorité parentale, du moins jusqu'à présent. L'interdit, dans son acception la plus simple, c'est opposer une parole à un acte. Savoir dire non. C'est la phrase qui énonce et marque la limite de la toute- puissance dévorante, de l'appétence folle de l'enfant: «Tu ne feras pas ça.» Si les parents - c'est un métier certainement difficile, la dernière aventure des temps modernes, disait Charles Péguy - ne s'essaient pas à limiter les gestes de l'enfant, alors un boulevard s'ouvre qui le mène tout droit vers le trône familial qu'il saura occuper, avec une rare habileté, comme un tyran. «Je suis le seigneur du château» (titre d'un film de Régis Wargnier), peut-on l'entendre dire à tout moment, rapporte Daniel Coum. Alors, il faut le répéter à satiété: interdire n'est pas empêcher. C'est se tromper sur le sens des mots et chacun peut constater les ravages de l'alliance objective de la désinvolture libertaire et du libéralisme. La psychiatrie américaine, dans ses traités de diagnostic, adore évoquer les enfants hyperactifs, au point d'avoir créé, à leur usage, une maladie spécifique. Ils sont massivement traités à coup de thérapies comportementalistes et de psychotropes. Mais ne s'agit-il pas, tout simplement, d'enfants à qui les parents n'ont jamais osé dire non?
3. Quand l'acte tient lieu de parole
Un adolescent en regarde un autre de travers. A peine quelques injures bizarrement formulées. Trois fois rien. Le coup d'Opinel est parti, un gamin tombe à terre, mortellement blessé, sans motif apparent. [...] Le refus de donner une cigarette à un «jeune» peut aussi valoir la mort. Il n'est pas rare de voir comparaître, devant les tribunaux, d'étranges délinquants qui ont l'air d'être là de passage. [...] Voilà encore un symptôme de notre temps: faute de pouvoir exprimer l'émotion qui nous submerge, on passe à l'acte violent. C'est le fameux acting out des psychanalystes britanniques. On n'a pas attendu Freud, bien sûr, pour savoir qu'une bonne engueulade dispense d'en arriver au pire. [...]
Comme le dit Guy Ausloos, psychiatre à l'université McGill de Montréal, dans Guérir les souffrances familiales (PUF): «Les enfants et adolescents qui expriment leur malaise, leur mal-être, leur souffrance par des actes sont souvent peu capables de verbalisation.» L'acte violent vient suppléer la parole manquante. [...] Ces jeunes viennent souvent de familles défavorisées, mais cette observation n'autorise pas le misérabilisme pour la bonne raison qu'il existe des familles pauvres qui ne sont pas des fabriques à délinquants.
Souvent, il n'y a pas de cadre, donc pas d'autorité. Les deux parents travaillent. Le plus marquant est certainement cette incroyable et insoutenable intolérance à la frustration: tout et tout de suite, à consommer sur place, immédiatement, que ce soit une femme ou un objet. Ce sont pourtant les mots, ces symboles des choses, qui permettent d'aménager et de supporter la frustration, de différer la satisfaction, de jouer avec les images de ce qui ne s'offre pas, ne se donne pas. De remettre à plus tard. On appelle ça séduire et, dans la «novlangue» édulcorée, fantasmer.
4. Se tuer
Les conduites suicidaires constituent un tragique problème de santé publique en France. Tout spécialement, les adolescents - jeunes âgés de 15 à 24 ans - sont très nombreux à s'essayer à la mort. Combien? Les chiffres n'ont aucun intérêt et le bilan comptable confirmerait le caractère massif et, surtout, totalement inédit de cette violence retournée contre soi. [...] L'article consacré au suicide de l'adolescent dans Guérir les souffrances familiales montre, en toute clarté, que l'émergence d'idées suicidaires, éventuellement assorties d'une tentative, va de pair avec les difficultés d'une famille en désarroi: lésion irrémédiable de l'estime de soi de l'enfant, non-dits et secrets de famille inavouables, coalition avec l'un des parents contre l'autre. L'adolescent doit réussir, sans trop de casse, son passage à l'âge et à l'être adultes. Il lui faut naviguer, sans cesse, entre deux écueils: la surprotection des parents qui ne veulent pas lâcher prise et le laxisme de ceux qui «copinent», c'est-à-dire la défaillance de la fonction parentale qui peut se solder par une adolescence qui se traîne. Autrement dit, la parole du père et de la mère ne s'adresse pas à leur enfant avec la justesse requise. L'autorité des parents n'est ni un noeud coulant ni un élastique. La bonne distance doit être trouvée. Le grand pédopsychiatre Philippe Jeammet a écrit à propos du suicide: «Au "Je n'ai pas demandé à naître" que ces adolescents jettent comme un défi à la figure des parents, ils opposent un "Je peux choisir de mourir" qui reflète à leurs yeux la maîtrise retrouvée de leur propre destin.» Comme un phénix qui renaît de ses cendres, l'adolescent aspire, dans sa tentative, à son propre engendrement. Il veut se faire auteur de sa propre histoire. Hors famille.
[...] La négociation gagne, occupe le terrain. Maître et élèves aplanissent leurs différends dans l'arrangement. En amont, le rectorat, le principal ou le proviseur accordent rarement la sanction appropriée. La référence tierce va vers sa propre disparition: le règlement intérieur, la loi ou la simple civilité sont mollement invoqués. Imaginons le jeu d'échecs privé de règles, livré au bon plaisir des joueurs. Impensable. L'autorité en a pris décidément un sacré coup. [...] «La dynamique de l'égalité a fragilisé l'autorité, précise Renaut. La discussion, l'argumentation, la négociation ont envahi toutes les relations. L'enseignant doit, continuellement, justifier sa pratique. A quoi ça sert les exercices de maths? [...]
C'est une nouveauté typique des temps modernes. Cette façon d'enseigner ouvre une brèche irrémédiable dans l'autorité, fragilisée par la dynamique de l'individualité, le droit affirmé à la différence et à la singularité culturelle. [...] Ce qui s'annonce donc, c'est la concertation illimitée, englobant des zones de plus en plus vastes. Par exemple [...] la démocratie et le droit, épine dorsale de la République. Fort bien. Mais le droit ne finira-t-il pas par céder à toutes les pressions: retournements fugaces d'opinion ou gesticulations de lobbies minoritaires? Au point que le législateur négociera bientôt chaque terme de la loi avec le citoyen. Les parents devront rendre raison et se justifier, pour un oui ou pour un non, devant leurs enfants.

 

Claude Halmos : "Il faut que les parents réapprennent à dire non"

 

Le Monde - 6 mars 2012 - Claude Halmos (psychanalyste, auteure de Dis-moi pourquoi. Parler à hauteur d'enfant), propos recueillis par Sylvie Kerviel
Dans un rapport parlementaire intitulé "Contre l'hypersexualisation, un nouveau combat pour l'égalité", remis le 5 mars à Roselyne Bachelot, ministre des solidarités, la sénatrice (UMP) Chantal Jouanno s'inquiète d'une tendance à l'érotisation du corps des petites filles dans la publicité, la mode et les médias, qu'elle met en corrélation avec une "banalisation de la pornographie". Elle propose une sensibilisation des parents et des enfants par le biais d'associations familiales ou de l'école, une charte à destination des marques et distributeurs de mode afin qu'ils s'engagent à ne pas mettre sur le marché de produits inadaptés, ou encore l'interdiction des concours de mini-miss. La psychanalyste Claude Halmos, auteure de Dis-moi pourquoi. Parler à hauteur d'enfant (Fayard, 206 p., 18 euros), réagit aux questions soulevées par ce rapport.
Cette "hypersexualisation" des fillettes que pointe Chantal Jouanno, l'avez-vous observée ?
Claude Halmos : Dans les médias, cette tendance est évidente et cela m'inquiète en tant que psychanalyste clinicienne. Pour une petite fille, porter des talons, se maquiller, faire gonfler sa poitrine à l'aide de soutiens-gorge rembourrés, sont des moteurs pour grandir plus vite. Or, si l'on donne l'illusion à une enfant qu'elle est une femme, cela trouble la perception qu'elle a de sa place dans la famille et l'empêche de se construire. A partir du moment où on est habillée, coiffée, maquillée comme maman, c'est compliqué de prendre conscience que l'on n'est pas maman et que l'on n'a pas les mêmes droits qu'elle. Et, surtout, cela a pour effet de désigner la fillette comme objet sexuel. Lorsque l'on sait à quel point les adolescentes ont besoin d'être accompagnées, au moment où leur corps se transforme et où elles voient changer le regard que les hommes posent sur elles, on mesure la violence que cela peut représenter pour une petite fille.
Les garçons sont-ils concernés ?
Non, parce qu'ils sont beaucoup moins soumis que les fillettes à la pression du marketing. Transformer ces dernières en femmes miniatures constitue un marché extrêmement rentable, ce qui ne marche pas pour les garçons. Il n'y a que peu de différence réelle dans les tenues vestimentaires des jeunes garçons et des adolescents.
Les parents n'ont-ils pas une part de responsabilité dans cette dérive ?
On dit les parents d'aujourd'hui laxistes, je pense pour ma part qu'ils sont surtout désemparés. Je vois des enfants de 3 ans qui ont encore un biberon au petit-déjeuner parce que c'est jugé "plus pratique" par leurs parents, des plus grands de 5 ans qui vont à l'école avec une tétine dans la bouche, ce qui est aberrant, des fillettes de 7 ans auxquelles on propose des vêtements de femmes... Tous les repères flottent actuellement en ce qui concerne l'enfance. Notamment parce que les parents ont plus de difficulté qu'hier à s'opposer à leur enfant. Il y a la pression des autres, de l'environnement. Il faut qu'ils réapprennent à dire "non", qu'ils sachent expliquer à leurs enfants que les interdits qu'ils posent visent à les aider à bien grandir.
Le rapport de Chantal Jouanno met aussi en avant la responsabilité d'Internet dans la sexualisation de l'environnement quotidien des enfants...
Surfer sur Internet et les réseaux sociaux n'est pas nocif en soi. Mais cela exige un accompagnement parental qui n'est pas toujours effectif, et demande que les enfants aient plus de repères éducatifs qu'autrefois, ce qui est loin d'être le cas. Plus largement, je crois que la notion d'enfance est aujourd'hui en danger. En thérapie, on a tendance à les traiter comme des adultes, on est en train de détruire la justice des mineurs en la rapprochant de celle des majeurs, on supprime le Défenseur des enfants. C'est très préoccupant.

...plus d'informations sur l'hypersexualisation des fillettes et le phénomène des lolitas

  

La voie du bon sens pour sortir de cette crise : c'est aux parents (le père et la mère) d'assumer conjointement leur rôle d'éduquer leurs enfants

 

“Aujourd’hui, celui qui détient l’autorité, c’est l’enfant”

 

Figaro Madame - 1 avril 2008 - Aldo Naouri (pédiâtre), Caroline Thompson (psychologue, auteur de La violence de l'amour), propos recueillis par Sophie Carquain

Dans son dernier livre, le pédiatre Aldo Naouri dénonce une nouvelle fois l’ « infantolâtrie ». Dans son sillage, la psychologue Caroline Thompson remarque que, souvent, au nom de l’amour, les parents renoncent à leur rôle. À méditer.
Madame Figaro. – Aldo Naouri, les enfants sont-ils aussi peu, voire mal, élevés que vous le prétendez ?
Aldo Naouri. – En quarante ans de pratique, j’ai constaté une réelle évolution. Les parents ont hissé leur enfant au sommet de la pyramide familiale et se sont mis à son service. C’est une vraie inversion hiérarchique : celui qui détient l’autorité, ce n’est plus l’adulte, c’est l’enfant. Comment voulez-vous alors vous imposer comme éducateur ?
Caroline Thompson. – C’est d’autant plus difficile qu’aujourd’hui les parents tentent de séduire leurs enfants. Ils veulent être aimés d’eux, à tout prix – sans doute pour suppléer aux défaillances de leur couple – à tel point qu’ils ne leur posent aucune limite.
A. N. – Petits, nous entendions : « On ne peut pas tout avoir dans la vie. » Désormais, la formule est : « Tu as droit à tout. » Et tout de suite !
- Est-ce à dire que l’enfant n’est plus considéré comme un être en devenir ?
C. T. – On nie le processus même de croissance et de temporalité. On a tellement glosé sur les compétences des bébés, que l’on craint aujourd’hui de les abîmer, en les éduquant ! Le fait d’être hissé d’emblée au sommet de la pyramide, comme vient de le noter Aldo Naouri, contredit l’idée même de grandir. Or les parents sont là d’abord pour pousser leurs enfants à sortir du règne des pulsions et les introduire dans le monde adulte.
Vous pensez sérieusement que les parents ne veulent pas voir grandir leurs enfants ?
A. N. – Consciemment, ils le souhaitent, bien sûr… Mais ils désirent garder leurs enfants tout contre eux, pour combler leur narcissisme. Il suffit de voir le nombre d’enfants « addicts » à la sucette et au biberon, même à cinq ou six ans ! Ce sont des gestes qui les maintiennent dans l’infantile. Et qui renforcent les mères dans leur toute-puissance. Le parfait cercle vicieux…
Est-ce un effet de génération ? Le quotidien de jeunes parents qui sont aussi les enfants de la génération 68 ?
C. T. – Nous récoltons en quelque sorte le résultat d’un processus trigénérationnel : les grands-parents qui ont soixante ans aujourd’hui, et en avaient vingt dans les années 70, ont refusé les premiers de se considérer comme des parents, et des modèles…
A. N. -... du coup, ils ont encouragé leurs enfants à rester en position de petit dieu. Au moment où ils donnent naissance à leurs propres enfants, ces jeunes parents subissent un énorme retour du refoulé. Tout ce qui n’a pas été résolu dans l’enfance revient. Et ces parents se mettent à régresser en même temps que leurs petits ! Ils ont les plus grandes peines du monde à se séparer d’eux…
“C'est aux parents d'éduquer”
Et pourtant, Aldo Naouri, vous dites qu’on traite nos enfants comme de petits adultes : on les habille en jean à trois mois, on leur donne un portable à sept ans… N’est-ce pas contradictoire ?
A. N. – Non, cela participe au contraire du même mouvement. En leur accordant d’emblée les mêmes prérogatives qu’aux adultes, on leur fait croire qu’ils n’ont rien à apprendre de leurs parents. Ça n’est pas leur rendre un fier service, car on n’éveille plus en eux le désir d’évoluer. Or éduquer, c’est pousser l’enfant vers une instance tierce, que ce soit des valeurs, la société, un modèle… Longtemps, le père a tenu ce rôle de modèle éducatif. Aujourd’hui on l’a évacué, purement et simplement. L’enfant reste donc dans une bulle fusionnelle avec sa mère…
C. T. – Je ne suis pas tout à fait d’accord, je vois beaucoup de pères très investis. En revanche, les mères me semblent plus culpabilisées que jamais, écartelées entre l’angoisse de la bonne mère, et l’envie de continuer à travailler. De retour à la maison, elles renoncent à éduquer, à sévir. Au nom de l’amour, elles n’interdisent rien. Quel contresens !
A. N. – La plus grande crainte des parents est de traumatiser leurs enfants ! Mais les petits sont solides ! Souvent, quand les parents viennent me voir, je donne l’image du pont suspendu : votre enfant est sur un pont qui doit l’amener vers l’âge adulte. Il va aller à droite, à gauche, et va vérifier l’existence de parapets qui le protègent du vide. En l’absence de parapets, que va-t-il faire ? Il sera paralysé de trouille et n’avancera plus. En revanche, si les parapets sont bien solides, il avancera doucement en se sachant protégé. Ce qui ne l’empêchera pas de temps en temps de tester les limites de ces parapets – surtout à l’adolescence.
Est-ce à l’école de renforcer ces parapets ? Le gouvernement préconise même, dès la rentrée, le retour aux fondamentaux – lecture, calcul – et aux leçons de morale !
A. N. – Oui, il faut revenir aux vertus de l’apprentissage et de l’effort. Aujourd’hui, tout se passe comme s’il fallait s’alléger du moindre effort intellectuel ! L’école aurait-elle peur de traumatiser en éduquant ?
C. T. – Si je suis tout à fait favorable au retour de la politesse, je suis un peu dubitative quant aux leçons de morale à l’école. C’est vraiment aux parents de s’approprier l’éducation de leurs enfants.
À vous entendre, l’école est devenue une partie de plaisir. Mais elle peut aussi être douloureuse, frustrante !
C. T. – C’est exact. À l’entrée au CP, en sixième, en seconde, elle reprend les rênes et devient terriblement frustrante. Soudain, tout se passe comme s’il lui fallait reprendre avec force ce qu’elle avait contribué à lâcher les autres années ! On est dans une injonction paradoxale, « sois toi-même » et « sois le meilleur ».
Que faire alors ? Recourir à des coachs en éducation ?
A. N. – Certainement pas ! On a essayé de résoudre cette carence éducative en allant chez le psy, chez l’orthophoniste… Mais c’est aux parents d’éduquer ! Dès les premiers jours de vie, il faut faire comprendre à l’enfant qu’il n’est pas ce petit être qui commande et préside aux destinées du couple. Il y a un couple avant lui. Même si certains jugeront mon propos provocateur, je soutiens que dès le retour à la maison, il faut penser à soi, rien qu’à soi ! À soi et à son couple…
C. T. – Tout à fait d’accord. C’est en continuant à mener sa vie de parents que l’on va frustrer l’enfant de son narcissisme et que l’on commencera à l’éduquer. Si vous saviez le nombre de femmes qui s’interdisent de sortir en couple ! C’est très mauvais, car l’enfant est considéré comme un partenaire amoureux. Je prescris, en tant que psychanalyste, des sorties en couple.
A. N. – Et vous avez bien raison ! Nous sommes curieusement entrés, au moment même de la libération de la femme, dans l’ère de la maternité sacrificielle. Ce que Winnicott appelait la « préoccupation maternelle primaire », et qui enferme la mère et l’enfant dans une bulle fusionnelle pendant quelques mois, se prolonge désormais pendant des années ! On risque de fabriquer alors des adultes qui ne pensent qu’à eux, et à l’« ici et maintenant », qui vivent dans une « logique bouchère », selon la formule de Pierre Legendre. Or s’ouvrir à l’autre, respecter son prochain, penser à l’« après-soi », n’est-ce pas là, la vertu première de l’éducation ?

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11 avril 2014 5 11 /04 /avril /2014 08:52

Dans son livre à charge "Françoise Dolto la déraison pure", le psychologue Manichéen Didier Pleux assassine injustement la célèbre psy des enfants. La psychanalyste Claude Halmos, qui a travaillé avec elle, s’insurge : ces attaques sont infondées voire dangereuses. Un dossier complet de l'excellente revue Psychologies.

 

dolto

Françoise Dolto, coupable désignée en lieu et place des industries de programme... Tel est le dogme simpliste et linéaire soutenu par la "Psychologie Manichéiste".

 

"Cet article est un appel fort" contre la dangereuse propagation de la "psychologie manichéiste"... Opposée par nature à la tolérance d'une théorie intégrative, elle se développe tel le chiendent dans les milieux cliniques et scientifiques, en provoquant une baisse significative de l'intelligence collective et du partage des savoirs.

 

Il s'appelait Léon...

   

C’est l’histoire d’un petit garçon. Il s’appelle Léon, il a 8 ans et une allure étrange. Plutôt grand pour son âge, il semble ne pas pouvoir porter son corps. Il ne tient ni debout ni assis, et n’avance qu’en s’accrochant aux murs ou aux meubles. À l’école, il n’arrive pas à suivre et ne joue pas avec les autres. Son quotient intellectuel est bas et son visage inexpressif. Il parle bizarrement, sur un ton monocorde, en scandant les mots et en séparant les syllabes. Aucun trouble neurologique ne pouvant expliquer son état, les médecins décident de l’adresser à un dispensaire psy, où il est confié à une psychanalyste. Sa mère l’accompagne. Avec difficulté. On est en 1942. En pleine guerre.

 

La mère explique à l’analyste qu’elle est bretonne, seule vivante d’une fratrie de cinq enfants, dont plusieurs sont morts en bas âge. Le père est un émigré polonais. Il est juif, mais la mère ne comprend pas très bien ce que cela veut dire. Elle sait seulement que les Allemands en veulent aux Juifs. Léon a une sœur plus jeune que lui de deux ans, qui n’a aucun problème. Dans le jardin du pavillon de banlieue où ils vivent, le père a creusé un trou recouvert de branchages. Pour se cacher, si on venait le chercher.

 

La mère raconte que Léon s’est assis très tôt dans son berceau et qu’il aurait voulu sucer son pouce, mais elle s’y est opposée : elle a immobilisé ses bras en attachant avec des épingles ses manches à ses vêtements. Ensuite, elle l’a assis dans l’atelier, sur une chaise, à la hauteur de la table sur laquelle son mari et elle travaillaient. Plus tard, elle l’a installé sur un petit fauteuil bas qui faisait aussi pot de chambre. Il y était attaché par une ceinture que l’on retirait, ainsi que la planchette qui recouvrait le pot, quand il voulait faire ses besoins.

 

Quand il est allé à l’école, on a voulu que sa sœur prenne sa place sur le fauteuil, mais elle ne s’est pas laissé faire. On n’a pas insisté et on n’y a pas remis Léon. Il est dès lors resté assis par terre, appuyé à un mur. Il n’a jamais marché à quatre pattes, il se traînait sur son derrière et il ne s’est mis à marcher qu’au moment où sa sœur a commencé : elle avait 14 mois, lui 3 ans et demi.

 

La mère raconte aussi que, le dimanche matin, elle fait venir Léon et sa sœur dans son lit. Elle se met à quatre pattes et, ses enfants sous elle, joue avec eux à la maman chien avec ses chiots. Le père rit et n’y voit aucun mal. Les séances avec Léon commencent. Il est hébété, ne répond à aucune question. Tout dialogue semble impossible. Peu à peu cependant, l’analyste va réussir à entrer dans son monde et un travail va commencer. Un travail au cours duquel Léon va exprimer, grâce aux modelages qu’il fait et aux questions que pose sur eux l’analyste, ce qui lui est arrivé. Comment ligoté, bébé, à sa chaise et condamné à une immobilité permanente et totale, il a perdu jusqu’à la conscience de son corps. Un corps qu’il a traîné dès lors comme un poids mort qu’il ne commandait plus. Cette phase du travail analytique va lui permettre de marcher normalement.

 

Mais son histoire n’a pas seulement volé à Léon son corps. Elle a aussi empêché sa construction psychique. Il n’a acquis aucune conscience de lui-même, il ne sait pas qui il est et c’est pour cette raison qu’il ne peut ni échanger avec les autres ni apprendre. Là encore, l’analyste va l’aider à construire ce qui n’a pas été construit. Et ce, en quelques séances, car la réalité va précipiter les choses. Un jour, en effet, ce que la famille redoutait arrive : les Allemands viennent arrêter le père. Ils ne le trouvent pas, mais exigent que la mère réveille les enfants. Ils lui disent devant eux qu’elle peut divorcer et ordonnent à Léon de se déshabiller. La mère ne comprend pas pourquoi, l’enfant non plus, mais, à partir de là, il refait pipi au lit. Informée, l’analyste explique à Léon que les Allemands voulaient voir s’il était circoncis. Elle lui apprend le sens de la circoncision, de la tradition juive qui le rattache à son père. Comprenant à ses paroles qu’il ne sait rien de la différence des sexes et de son identité sexuelle, et ne sait même pas s’il est un humain ou un animal – il a sans doute trop joué à la mère chien et ses chiots –, elle lui donne les informations nécessaires.

 

Léon, pour la première fois, se met alors à parler normalement et l’interroge sur le divorce que les Allemands ont conseillé à sa mère. Elle écrit : « Je lui ai dit que quand on s’aime comme s’aiment son père et sa mère, on ne divorce pas, que les Allemands ont prononcé ce mot parce qu’ils croient que les gens qui sont juifs comme l’est son père, c’est pas bien. Et j’ajoute que c’est parce qu’ils sont bêtes, les Allemands, qu’ils disent ça. »

 

L’histoire de Léon s’arrête là. La mère écrira à l’analyste pour lui annoncer qu’elle part avec ses enfants retrouver le père, en zone libre. Pour la remercier et lui dire que, désormais, Léon est transformé. À l’école, il commence à lire, à écrire et à compter. Il saute à cloche-pied, joue au ballon et court…

 

Des attaques injustifiées

 

 Pourquoi raconter aujourd’hui cette histoire où, au cœur de la guerre, un petit garçon, gravement handicapé, rencontre une psychanalyste qui, refusant de s’en tenir à son corps si durement atteint et à sa débilité apparente, va chercher, au-delà des symptômes et avec un infini respect, qui il est, ce qu’il a vécu et, en un temps record, le rendre à la vie normale ?

 

Pourquoi raconter aujourd’hui cette histoire où la même psychanalyste, bien loin de condamner la mère de cet enfant – laquelle évoque pourtant des épisodes qui pourraient faire dresser les cheveux sur la tête –, l’écoute avec bienveillance, la soutient, l’accompagne ? Et réussit à nous faire comprendre que, ni mauvaise ni méchante, elle a sans doute voulu, en l’attachant près d’elle, le protéger de la mort qui était venue voler, l’un après l’autre, les bébés de sa propre fratrie.

 

Pourquoi évoquer aujourd’hui cette psychanalyste qui, en 1942, à une époque où l’on pourchasse les Juifs et ceux qui les aident, prend le risque d’expliquer à un petit garçon la tradition juive dont il est issu. Et, dénonçant l’absurdité de l’antisémitisme, lui permet de restaurer l’identité de son père et, par là même, la sienne propre ?

 

Parce que cette psychanalyste, c’est Françoise Dolto. La même Françoise Dolto qu’un livre récent (Françoise Dolto, la déraison pure de Didier Pleux (Autrement, 2013)) accuse d’avoir – d’une façon irresponsable et laxiste – défendu l’idée d’un enfant roi qu’il faudrait laisser se débrouiller seul, en n’ayant pour guide que son bon plaisir. D’avoir rejeté, méprisé et culpabilisé les parents, et surtout les mères, qu’elle aurait tenues pour responsables des problèmes de leurs enfants. Et, cerise sur le gâteau, d’avoir été pendant la guerre ni plus ni moins que… « collabo ». La lecture de ce « cas Léon », tirée de L’Image inconsciente du corps, permet de juger de la pertinence de ces accusations.

 

« Les chiens aboient, la caravane passe », dit le dicton. La tentation serait grande de laisser ces chiens-là aboyer. On ne le peut pas. D’autant qu’ils aboient pour la seconde fois. Didier Pleux avait déjà publié, en 2008, un premier livre, Génération Dolto (Odile Jacob), dans lequel il s’en prenait aux thèses de la psychanalyste ou, plus exactement, à ce que – n’hésitant pas, au besoin, à tronquer les textes – il présentait comme tel. Il recommence. Et ce, sur un mode – insinuations, calomnies… – dont la violence haineuse laisse pantois.

  

Contre la théorie de Dolto, mais aussi contre sa personne !

 

 Françoise Dolto aurait été, selon Didier Pleux, victime de sa psychanalyse. De l’interprétation fallacieuse qu’elle aurait faite de son enfance. Une enfance qu’elle aurait cru pleine de souffrances et qui aurait été merveilleuse. Elle n’aurait pas souffert de sa relation avec sa mère, de la mort, durant la guerre de 1914-1918, de son oncle qu’elle adorait. De celle de sa sœur qu’elle a cru, toute son enfance, ne pas avoir sauvée : sa mère lui avait dit que, si elle priait suffisamment, sa sœur guérirait… Faux, clame Didier Pleux. La mort des frères et sœurs, si elle n’est pas cachée, n’est en rien traumatisante pour un enfant. Là encore, les lecteurs apprécieront. Quant aux parents de Françoise, écrit-il encore, ils étaient formidables, mais dépassés, les malheureux, par cette insupportable gamine enfant roi. Gamine qui deviendra plus tard, dit-il, une sorte de « gosse de riches », réclamant de l’argent à des parents dont elle ne cessait de se plaindre. La psychanalyse aurait validé les plaintes de l’enfant Françoise, lui permettant, devenue grande, de prôner l’éducation de l’enfant roi qu’elle avait été. Et cette psychanalyse aurait fait mieux : elle aurait fait d’elle, pendant la guerre, une « collabo ».

 

Pour fonder ses thèses, Didier Pleux pioche, ici ou là, dans la correspondance de Françoise Dolto ou dans ses textes, des passages qu’il interprète à sa façon. Aidé en cela par le fait qu’il n’existe à l’heure actuelle – ses ayants droit s’y étant toujours opposés – aucune biographie, qui pourrait rendre compte du trajet de ce personnage aussi important que complexe.

 

Françoise Dolto n’a jamais collaboré. Issue d’une famille d’extrême droite marquée par la Première Guerre mondiale et la fi gure de Pétain, elle s’est contentée d’exprimer, dans une correspondance privée, son admiration naïve pour le maréchal. Des travaux sérieux ont été menés sur le rôle des psychanalystes à cette époque (notamment Histoire de la psychanalyse en France, par Elisabeth Roudinesco, Fayard 1994), on peut s’y référer.

 

" La valse des contresens "

 

Partant de cette « recherche » assez particulière, Didier Pleux énonce l’hypothèse centrale de son livre : « C’est surtout la psychanalyse de Françoise Dolto qui a pu la rendre quelque peu psychotique, c’est-à-dire “hors réalité”. » Collabo et folle, qui dit mieux ? Et il entreprend, grâce à une accumulation de contresens, de démontrer le « hors-réalité » de ses théories.

 

Françoise Dolto aurait prôné de ne mettre aucune limite à l’enfant et de le protéger de toute frustration. FAUX

 

L’enfant, dit Françoise Dolto, doit avoir une place, mais pas toute la place. Et, en aucun cas, il ne doit être au centre de sa famille. Il a le droit d’avoir tous les désirs et de les exprimer, mais il doit savoir que, si tous sont légitimes, ils ne sont pas tous réalisables, parce qu’il y a la réalité, les lois, l’existence des autres qu’il faut respecter.

 

L’enfant a droit à l’imaginaire, mais on ne doit pas le laisser s’y perdre. À une mère qui se plaint que sa fille veuille passer sa vie habillée en Blanche-Neige, Françoise Dolto répond sur France Inter : pourquoi pas ? Mais Blanche-Neige travaille toute la journée pour nourrir les nains. Donc, habillée en Blanche-Neige ou pas, votre fille vous aide à éplucher les légumes !

 

Dans L’Image inconsciente du corps, Françoise Dolto décrit le développement de l’enfant comme une suite de pertes et de renoncements nécessaires pour avancer. Il perd, pour naître, la vie intra-utérine. Il perd le biberon ou le sein lors du sevrage. Il doit plus tard renoncer à l’aide des mains de sa mère pour devenir autonome, etc.

 

Elle aurait toujours soutenu l’enfant contre ses parents. FAUX

 

Si Didier Pleux soutient les parents contre l’enfant, Françoise Dolto, elle, n’était pas dans une logique de guerre. D’autant moins qu’elle a appris à toute une génération d’analystes – dont je fus – à ne jamais juger les parents, mais à écouter, en eux aussi, l’enfant souffrant.

 

Elle aurait valorisé le plaisir sans limites de l’enfant. FAUX

 

Elle ne met pas en avant le plaisir de l’enfant, mais son désir, qu’il faut prendre en compte, ce qui ne signifie pas le laisser se réaliser ! En revanche, elle pose l’importance du plaisir. Un enfant qui apprend avec plaisir a plus de chances de réussir que celui qui ressent les apprentissages comme une corvée. Affirmation particulièrement importante à l’époque où elle écrivait. Époque où l’on refusait souvent à l’enfant le droit au plaisir. Où on lui prédisait volontiers qu’il allait bien voir, plus tard, que la vraie vie n’est pas « marrante »…

 

Elle aurait préconisé de toujours écouter l’enfant et donc de lui céder. FAUX

 

Françoise Dolto écrit à une époque où l’on accorde peu, voire pas, de valeur à la parole de l’enfant. Et elle s’élève contre cela, sans pour autant sacraliser cette parole. Son fils Carlos raconte ainsi, dans son autobiographie, que, petit, il refusait les promenades en poussette. Et devant sa nounou impuissante, se roulait par terre… Celle-ci se fâchait, sans résultat. Françoise Dolto entreprit donc de le promener elle-même. Il se roula par terre. Elle ne se fâcha pas, mais l’interrogea. Il expliqua ce qu’il ressentait : que, dans la poussette, il n’avait plus de jambes. En fait, se sentant capable de marcher, il se voyait renvoyé aux temps où, plus petit, il ne le pouvait pas.

 

Françoise lui dit qu’elle le comprenait, mais que la poussette était utile quand on était fatigué. Et elle décida que, désormais, sa nounou et lui partiraient avec la poussette, mais qu’il n’y monterait que quand, fatigué, il ne pourrait plus marcher. Intelligente façon de concilier désir de l’enfant et réalité, que le petit Carlos accepta sans plus rechigner. On comprend donc, si on lit Françoise Dolto, que sa théorie est à mille lieues de ce qu’en raconte Didier Pleux.

 

Cette théorie a bien sûr donné lieu à des dérives : aucune théorie n’y échappe. Et surtout, elle a été élaborée à une époque où le statut de l’enfant était très différent de ce qu’il est aujourd’hui. À une époque où sévissait non pas le laxisme éducatif – qui détruit aujourd’hui tant d’enfants –, mais la répression éducative. Aux adultes, qui considéraient alors l’enfant comme une petite chose sans importance qu’il fallait formater au mieux, Françoise Dolto a dit : « L’enfant est, comme vous, une personne qui pense, qui comprend, qui souffre. » Elle n’a jamais dit : « L’enfant a la même place et les mêmes droits que vous. » Bien au contraire. Car elle a non seulement prôné l’éducation, mais elle en a fait pour les parents un devoir : le devoir d’éducation. Et l’on peut, à partir de son œuvre, poser les bases d’une autorité parentale qui s’adresse à un enfant conçu non pas comme un sous-être à dresser, mais comme une personne qui doit apprendre à vivre, en les respectant, au milieu de ses semblables.

 

Si le livre de Didier Pleux est dangereux, c’est, non pas comme le voudrait son auteur, parce qu’il serait susceptible, grâce à des révélations « croustillantes », de déboulonner une idole. Mais parce qu’il dit, une fois de plus, la peur et la haine que peut susciter, aujourd’hui encore, l’idée d’un enfant conçu comme un être à part entière.

 

Didier Pleux prêche le retour en arrière. Le retour au (bon) temps où l’on pouvait, du haut de sa supériorité d’adulte borné, dire à un enfant que ce qu’il éprouvait était forcément « pas grave » ou « pas vrai ». Sur ce chemin, Françoise Dolto est un obstacle majeur. On ne peut que s’en féliciter.

 

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