Ce penseur n’a pas son pareil pour diagnostiquer la crise du désir que traverse le capitalisme ou les enjeux de la révolution numérique. Voici donc un document exceptionnel : jamais, dans une interview, il n’avait évoqué avec autant de franchise son parcours hors norme et sa renaissance philosophique...
Si le philosophe est tant apprécié des français, c'est probablement parce que son vécu lui confère une sensibilité particulière et une connaisance empirique savante. Si proche des citoyens, ses travaux de haute voltige et ses concepts en font pourtant un personnage mystérieux, parfois difficile à suivre...
Mais si chacun de nous suivait son exemple, nous deviendrions des acteurs sociaux de premier choix dans la lutte pour une richesse culturelle accessible à tous et pour une économie contributive en faveur des territoires.
Bernard Stiegler, mais qui êtes-vous vraiment ?
Bernard Stiegler en 6 dates: - 1952 Naissance et enfance à Sarcelles
- 1978 Incarcération, pendant cinq ans, à la prison Saint-Michel de Toulouse puis au centre de détention de Muret
- 1993 Soutient sa thèse sous la direction de Jacques Derrida. Publication de son premier livre, La Faute d’Épiméthée (Galilée)
- 2002 Nommé à la tête de l’Ircam après avoir été directeur adjoint de l’Institut national de l’audiovisuel (INA)
- 2005 Cofonde l’association Ars Industrialis pour une politique industrielle des technologies de l’esprit
- 2006 Fonde l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) du Centre Pompidou.
« Oh ! Vous avez vu ? Il y a un paon qui vient de se poser dans votre jardin ! » Caroline Stiegler sourit :
« Oui… en effet, nous avons un couple de paons. » Au milieu du Cher, nous déjeunons sur la terrasse de l’ancien moulin que le philosophe des nouvelles technologies a investi il y a trois ans avec sa femme et ses deux derniers enfants. Il y a là un étang habité par un cygne et des canards. Et deux paons, donc, dont le spectacle me ravit. Mais puisque le soleil cogne, c’est au premier étage, dans un vaste bureau baigné de lumière, que nous nous entretiendrons. Les lecteurs de Philosophie magazine connaissent bien Bernard Stiegler : il intervient régulièrement dans nos colonnes. À 60 ans, il occupe une place singulière dans le paysage intellectuel. À la fois théoricien passionnant pour qui la technique est le grand sujet – caché – de l’histoire de la philosophie. Praticien infatigable, aujourd’hui à la tête de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou (IRI), suscitant la mise au point de logiciels tournés vers une pratique amateur des nouvelles technologies du savoir. Conférencier talentueux, qui, croisant Aristote et le neuromarketing, a su s’attacher un public fervent. Et enfin à la tête d’une association politique – Ars Industrialis – militant pour un avenir à nouveau fertile. Voilà pourquoi, alors que Bernard Stiegler fait paraître prochainement chez Flammarion une introduction idéale à son œuvre – Pharmacologie du Front national –, nous avons choisi d’insister sur son parcours. De l’enfance en banlieue à la direction de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam) de Boulez, en passant par une initiation philosophique en prison, il éclaire sa pensée – et ce qui la motive.
Et si l’état de choc dans laquelle la crise a plongé l’Europe pouvait être aussi l’occasion d’un saut en avant vers un capitalisme polarisé par la sublimation du désir, plutôt que par la culture de la bêtise ? C’est que Bernard Stiegler le sait mieux qu’un autre : l’accident et la chance peuvent aller ensemble.
Vous avez écrit n’avoir jamais philosophé avant 26 ans. Qu’a été votre vie avant cette conversion ?
Bernard Stiegler : J’ai d’abord beaucoup erré. Pendant Mai 68, j’ai 16 ans, et je suis « d’extrême gauche ». Je suis exclu de mon lycée – ce qui fait que je ne passerai jamais le bac – et me mets à dériver. Je suis alors très amateur de jazz, je fréquente quelques lettristes [mouvement artistique d’après-guerre], puis je m’inscris au PCF – en espérant le changer de l’intérieur. En 1971, je suis père. Après divers boulots – je fabrique des bijoux fantaisie, je suis garçon de course, manœuvre d’un maçon –, je deviens agent de planning dans un atelier… Cela ne suffit pas à payer le loyer. Un jour, je reçois un avis d’expulsion de mon HLM de Sarcelles, où j’ai grandi. Je déménage « à la cloche de bois » avec une camionnette. Je m’installe à la campagne.
Avez-vous aimé cette vie rurale ?
C’était rude mais j’aime assez cela. Au début les ressources étaient maigres. Des gens avec qui j’ai sympathisé m’ont aidé. J’ai loué une petite ferme, tout en étant chauffeur d’une coopérative agricole. Puis j’ai rencontré un agriculteur qui avait une très grande exploitation. Il m’a pris en affection et m’a aidé à constituer un cheptel en me cédant des chèvres à bas prix tout en me faisant crédit. Je faisais la traite en écoutant Charles Mingus et, dans l’étable comme sur les engins, j’avais le temps de réfléchir : j’aimais cela.
On aurait pu vous prendre pour un hippie…
Je ne me suis jamais senti hippie : j’étais là pour gagner ma vie. Mais la sécheresse de 1976 m’a obligé à liquider ma ferme. Un peu plus tard, j’ai ouvert un bar à Toulouse, L’Écume des jours, où je passais du jazz et où venaient des orchestres. C’était plein toutes les nuits de gens qui cherchaient de la bonne musique. C’était un public noctambule. La police est venue un soir, a trouvé de l’héroïne et m’a demandé de coopérer avec elle, ce que je n’ai pas fait. J’ai eu une fermeture administrative et, au même moment, on a supprimé mon autorisation de découvert bancaire (c’était le « plan Barre »). Alors j’ai attaqué ma propre banque, puis quelques autres. Après le cinquième braquage, je suis tombé. Peut-être me prenais-je pour Virgil, le héros de Prends l’oseille et tire-toi, de Woody Allen [1969].
Ce passage à l’acte, en 1978, ne témoigne-t-il d’une certaine noirceur de l’époque ?
Quelque chose en effet se fêlait, même si 68 avait été un moment de libération. À Paris, aux États-Unis, au Japon, en Allemagne, à Prague, cet événement redéfinissait les rapports entre les psychés. Mais dix ans plus tard, le monde avait la gueule de bois. Le philosophe Gérard Granel [1930-2000] – grand lecteur de Husserl et de Heidegger –, qui fréquentait L’Écume des jours et qui m’a alors aidé en tout, parlait de « libéral-fascisme ». Giscard engageait en France l’âge de la crétinisation des foules – en se crétinisant lui-même – avec son accordéon, alors que, jusque-là, gaullistes et communistes s’accordaient sur le fait que pour que la France aille bien, il fallait que tout le monde se cultive. En 1977, Marchais et le Parti socialiste faisaient capoter l’accord autour du Programme commun pour lequel je m’étais battu. Les organisations maoïstes et trotskistes se décomposaient, tandis qu’apparaissaient les terroristes de la Bande à Baader ou des Brigades rouges. Dans la jeunesse, overdoses et suicides se multipliaient – cependant que d’autres se suicidaient socialement sur le mode du reniement, de la haine de soi et du ressentiment que cela engendre toujours. Je ne vous dis pas cela pour justifier mes délits : je n’ai jamais voulu politiser ma défense.
Comment, en prison, la philosophie s’est-elle imposée à vous ?
Je me suis d’abord dit que j’allais faire ce dont j’avais toujours rêvé : écrire des romans. Puis je me suis aperçu que je n’avais rien à dire : ce que j’écrivais était très mauvais. J’ai alors voulu étudier les œuvres et faire de la poétique et de la linguistique. Granel, qui avait obtenu l’autorisation de me rendre visite et de me porter des livres, m’a proposé de m’inscrire à l’université, et d’abord de préparer un examen pour pouvoir y entrer. Au cours des premiers mois de cellule, j’ai compris que ce qui était intéressant était de ne pas parler – d’écouter ce qui se faisait entendre dans ce silence. J’ai fait une grève de la faim pour obtenir une cellule individuelle et, au bout de trois semaines, l’administration a cédé. Quand on fait silence, « ça » commence à parler. Et c’est là seulement que l’on dit des choses intéressantes. C’est dans cette situation que, pour la première fois, je me suis mis à étudier – avec passion. En prison, on décuple ses capacités de travail. Une fois passé l’examen d’entrée, je me suis mis à lire Saussure, mais aussi ses critiques, notamment Derrida, et c’est ainsi que j’ai rencontré la philosophie.
Vous dites avoir touché la vérité du doigt entre les murs de la prison…
« Après la prison, vous ne savez plus rien faire, mais vous revoyez tout à neuf »
J’ai touché ce milieu (mais non la vérité) qu’est le monde à travers un mur – celui de ma cellule où j’ai fait l’expérience de ce monde par défaut. Je me suis plongé dans la phénoménologie de Husserl. Reprenant l’expérience du doute radical de Descartes et prolongeant Kant, Husserl pratique la méthode de la « réduction phénoménologique ». En neutralisant méthodiquement ce qu’il nomme la thèse du monde (la croyance en son existence), il analyse les conditions dans lesquelles le sujet constitue le monde (c’est-à-dire les conditions de l’expérience). En appréhendant le monde par la façon dont il apparaît et en quelque sorte naît à la conscience, la méthode phénoménologique opère un renversement de point de vue : elle abandonne l’« attitude naturelle » et opère une conversion du regard. Or, en prison, je vivais cette suspension du monde de fait. Je lisais Husserl essayant de s’absenter du monde, cependant que je vivais moi-même quasiment hors du monde. Mais même là, découvrais-je, il n’y avait pas rien : il y avait ma mémoire – qui était une souffrance. Il y avait la mémoire de l’humanité contenue dans les livres que me portait Granel. C’est pourquoi le thème de la trace – l’écriture – auquel Derrida a confronté Husserl est devenu mon point d’Archimède. On ne peut pas neutraliser la trace, et le projet de la phénoménologie devait être repris par cette racine. C’est ce que j’ai décidé de faire. Granel m’a mis en contact avec Derrida, avec qui j’ai alors travaillé.
Un autre livre vous a marqué, c’est le traité De l’âme, d’Aristote. Pour quelle raison ?
En prison, rien ne change jamais : hier est comme aujourd’hui qui sera comme demain. Cette immuabilité est proprement insupportable – sauf si vous opérez une conversion phénoménologique : ici, la conversion à la vertu carcérale. Vous constatez alors que, même quand il semble que rien ne se passe, il se passe encore quelque chose : par exemple, hier « ça n’allait pas » et aujourd’hui « ça va mieux » – ou l’inverse. Les philosophes ont donc raison : ce qui nous arrive vient de nous. Mais si vous n’assumez pas ce fait comme une discipline, cela peut rendre fou. Si, au contraire, vous vous imposez ce qu’Épictète nomme une mélétè [« pratique »], alors la prison devient une grande maîtresse. Le mouvement, le changement et l’impassibilité du « premier moteur immobile » (theos) sont les enjeux du traité De l’âme. L’âme, dit Aristote, est le mouvement de la vie. Mais il faut distinguer trois sortes d’âmes. L’âme nutritive, celle des plantes, ne se meut que par sa croissance. L’âme sensitive, celle des animaux, se déplace pour sa nourriture et sa reproduction. L’âme noétique, qui a accès au noûs, à l’intellect, se meut en totalité : elle est en question. La plupart du temps, l’âme noétique en reste cependant au stade sensitif – comme l’âme sensitive ne passe à l’acte que par intermittente et fonctionne la plupart du temps sur un mode quasi nutritif. J’ai soutenu que le milieu ne devient noétique que lorsque nous en sortons – comme un poisson volant, par intermittences. Sortir de ce milieu pour le contempler, c’est-à-dire le théoriser, c’est ce que tente le phénoménologue en retournant son regard.
Quelle différence avec la sortie de la caverne selon Platon ?
Chez Aristote, il n’y a pas d’outre-monde où nous attendent les idées pures. J’en tire (depuis la prison) que l’expérience de l’alètheia [« vérité »], c’est celle du monde où il faut toujours se replonger – la vérité, c’est l’eau même. Mais il faut en sortir pour s’en apercevoir.
Est-ce le contraste entre votre vie monacale en prison et la redécouverte de la société à votre sortie qui vous a sensibilisé à l’intoxication des esprits par les industries culturelles ?
C’est évident. Au bout de cinq ans de prison, vous ne savez plus rien faire, pas même traverser une rue. Mais l’avantage, c’est que vous revoyez tout à neuf. C’est un rêve de philosophe – ou de peintre.
C’est là que la pensée de la technique s’est imposée à vous ?
Non, elle avait émergé en prison avec celle de la mémoire artificielle. La technique m’avait toujours intéressé : mon père était électronicien, enfant je bricolais des circuits électroniques. Toutes les techniques sont intéressantes : celle de Coltrane, celles du shaman, celles du marketing, celle de la moissonneuse batteuse, celle de l’écriture. En prison se déposait au dehors la mémoire que j’extériorisais chaque jour en reprenant mes notes des lectures de la veille pour les rédiger en un texte, et cela constituait un monde embryonnaire, en gestation. La mémoire noétique s’extériorise et se transforme en permanence. Après ma libération, alors que j’étudiais la préhistoire, des chercheurs m’ont commandé un article. Lisant le Protagoras de Platon, j’ai trouvé mon point d’entrée : avec le mythe de Prométhée qui pallie le défaut d’origine des hommes – la bêtise d’Épiméthée – en leur donnant le feu, c’est-à-dire la technique volée aux dieux, je voyais la possibilité de jouer Platon contre lui-même, la technique comme pharmakon (remède aussi bien que poison) apparaissant être la condition même des mortels. Et comme ce que la philosophie avait refoulé. Nous sommes à la fois aliénés par la technique et constitués par elle.
Plus précisément ?
« Nous sommes à la fois aliénés par la technique et constitués par elle »
La question est ici ce que j’appelle la rétention tertiaire. Husserl distingue les rétentions primaires qui constituent in absentia le temps présent d’une perception – par exemple la dernière phrase que je viens de prononcer et qui va vous permettre de comprendre la suivante – et les rétentions secondaires qui composent la mémoire personnelle et qui sont le passé. C’est depuis ce passé et ces rétentions secondaires que je sélectionne des rétentions primaires dans ce que je perçois – voilà pourquoi si vous demandez à trente étudiants de résumer le cours que vous venez de donner, vous aurez trente réponses différentes. Or il y a une troisième mémoire formée par les techniques et où se garde le monde comme mémoire et qui régit les rapports entre rétentions primaires et secondaires. L’écriture en est un cas, comme l’architecture des villes, le silex taillé et les data centers de Google. Ce milieu technique constitue nos mémoires.
Platon a donc tort d’accuser l’écriture de nous faire perdre la mémoire ?
Oui et non. L’anamnèse, la réminiscence comme expérience dont la vérité géométrique est le canon suppose ces hypomnémata [supports artificiels de la mémoire] écrits comme le découvre Husserl dans L’Origine de la géométrie. Mais la technique est un pharmakon : remède et poison – ainsi du marteau qui peut servir aussi bien à bâtir qu’à détruire. Et l’écriture est autant un instrument d’émancipation que d’aliénation. Aujourd’hui, le Web permet à la fois la participation de chacun et la captation des données personnelles. Penser le pharmakon, c’est faire de cette condition tragique une question de thérapeutiques.
D’où votre intérêt pour la tragédie de Sophocle, Œdipe tyran ?
Et pour Sophocle en général. Le « miracle grec », c’est, au VIIIe siècle avant notre ère, dans les pas de l’invention de l’écriture alphabétique, une nouvelle psychè et une nouvelle polis. Cela constitue un profond changement noétique où il est possible de s’individuer en tant que citoyen. Or, au Ve siècle, cet idéal pourrit sur pied : c’est le contexte d’Œdipe tyran. Œdipe soigne la peste, mais la peste reviendra – par exemple avec Créon. La peste, dit Socrate, ce sont les sophistes qui s’emparent de la technique de l’écriture pour produire un discours qui n’est plus vrai, mais qui est efficace. La philosophie, avec l’Académie de Platon, naît de cette crise de la cité athénienne. En cela, elle est toujours politique : elle est une pensée critique des conditions de vie des citoyens dans la polis. C’est cette scène-là que nous devons revisiter en suscitant des pharmacologies positives à partir des techniques numériques – aujourd’hui exclusivement au service d’impératifs économiques consuméristes devenus eux-mêmes massivement toxiques.
Pourquoi vous en prendre, dans vos derniers essais, à la philosophie universitaire – Badiou, Rancière, Deleuze ou Derrida ?
Je ne mettrais certes pas Deleuze et Derrida sur le même plan que Badiou et Rancière… Mais il est vrai que les théoriciens de la gauche française n’ont pas vu une chose essentielle : l’entreprise de démoralisation à laquelle a conduit l’hypernihilisme provoqué par la révolution conservatrice au début des années 1980. Deleuze fait cependant exception à partir de 1990 avec son Post-scriptum sur les sociétés de contrôle. Ces universitaires, qui ne voient pas que la technique constitue pharmacologiquement le milieu noétique, restent fidèles au mot d’ordre marxiste des années 1960 et 1970 : la lutte contre l’État – et sont en cela instrumentalités par cette révolution conservatrice qui pose que « l’État est le problème ». Mais avec l’eau du bain de l’État et de la Nation, on a jeté le bébé qu’est la res publica – la chose publique. Or la chose publique est le lieu de formation de l’attention et du soin – c’est-à-dire du désir comme investissement, ce que la financiarisation mise en œuvre par les néoconservateurs a liquidé. Cela donne de nos jours le Front national, l’effondrement du désir, et la domination de la pulsion – dans les banlieues comme à Carrefour, chez Sarkozy et chez Strauss-Kahn.
Votre association Ars Industrialis, créée en 2005, a tenu sa première réunion publique un 18 juin. C’est un hommage à la Résistance ?
C’était un hasard. Il ne s’agit pas de résister mais d’inventer. Cela fait trente ans que les intellectuels invitent à « résister » au capitalisme et cela a eu des effets désastreux. Aujourd’hui, 37 % des Français déclarent partager les idées du Front national parce qu’on ne leur propose aucune alternative. Ils n’ont donc plus de raison d’espérer – ce qui est la raison tout court.
Qu’est-ce alors qu’Ars Industrialis ?
Ce n’est ni un parti politique ni un think-tank : c’est un groupe de citoyens – étant entendu qu’un citoyen se cultive et se bat. C’est en cela un lieu d’intelligence partagée : on ne peut pas penser tout seul. Nous travaillons avec des juristes, des philosophes, des économistes, des informaticiens, des artistes, des travailleurs sociaux, etc. Les psychiatres avec lesquels nous coopérons savent que les pathologies ne relèvent plus seulement de la psychothérapie mais de ce que nous appelons des « sociothérapies ». Ars Industrialis tente ainsi de repenser l’université, et, reprenant un concept de Kurt Lewin [psychologue américain, 1890-1947], de mettre en œuvre une recherche contributive : une recherche d’une action basée sur les technologies de collaboratives. Cela a constitué l’un des thèmes de l’académie d’été de pharmakon.fr [voir le site Internet]. De plus en plus de syndicalistes et d’acteurs industriels s’intéressent à nos travaux.
Les patrons viennent par remords humaniste ou pour trouver de nouvelles sources de profits ?
Ils viennent parce qu’ils voient que le système ne fonctionne plus : l’exploitation du désir par le marketing atteint sa limite, les désastres écologiques menacent, l’insolvabilité se généralise. Ce n’est pas rassurant. Il faut répondre à ce qui pourrait devenir une panique, et nous tentons pour cela de penser une politique industrielle des technologies de l’esprit au service d’une économie de la contribution.
Vous dites : Dieu est mort mais nous allons quand même recréer des idéalités. Ne pêchez-vous pas par un volontarisme que, déjà, Heidegger critiquait chez Nietzsche, en parlant de « volonté de la volonté » ?
Il ne s’agit pas de « recréer » des idéalités mais de les cultiver. Quand il n’y a plus rien, il reste quelque chose. Nietzsche, Freud, Bergson nous ont appris qu’une tendance donne nécessairement consistance à sa contre-tendance. C’est vrai aussi bien au niveau psychique qu’au niveau macroéconomique. Le désert avance, disait Nietzsche. Mais, dans le Sahara, il y a des graines très résistantes : lorsqu’il pleut, c’est une explosion de couleurs.
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