23 juin 2014 1 23 /06 /juin /2014 09:48

" Le propre d’une personne suivant une idéologie ou une religion est de ne pouvoir voir la réalité et ainsi répondre à de simples questionnements scientifiques ". Totalement hors de contrôle, le transhumanisme fait de même, et laisse la réalité socioéconomique de coté , ainsi que toute l’humanité et l’humanisme... Le temps est venu, disent les promoteurs de la robolution, de passer à la vitesse supérieure : Une singularité purement technologique, un corps parfait, sans âge, un cerveau infaillible, une reproduction et une sélection maîtrisées, et à terme... l'immortalité d'individus devenus des agents programmés dépendants d'un système mondial gouverné par des bots, ces petits logiciels automatisés !

 

 

 

L’« augmentation de l’homme » par l’informatique et la médecine seront bientôt des réalités. Grandes et petites questions éthiques se posent devant un phénomène qui ne relève plus seulement de la science-fiction. L'enjeu de la psychanalyse est, plus que jamais, de préserver une dimension humaine dans la techno-évolution de l'homme !

 

Par la rédaction de ParisTech Review.

 

Comment, parmi les technologies de rupture qui font parler d’elles aujourd’hui, identifier celles qui changeront vraiment le monde en profondeur ? Le cabinet de conseil en stratégie McKinsey s’est livré à l’exercice courant 2013 en privilégiant dans un rapport les technologies dont l’impact économique est le plus facilement mesurable. Les douze technologies retenues pourraient, si elles sont bien diffusées, créer chaque année, dès 2025, une valeur mondiale combinée de plusieurs dizaines de milliers de milliards de dollars. Au sein de ce hit parade, trois retiennent plus particulièrement l’attention.

 

Les technologies de l’homme augmenté

 

En premier lieu, l’automation du travail intellectuel : des logiciels de plus en plus sophistiqués seront capables d’intégrer des capacités d’analyse étendues, des jugements subtils et des solutions innovantes pour répondre aux problèmes posés par les utilisateurs, ce qui fera de la machine « apprenante » un interlocuteur à haute valeur ajoutée, capable de répondre à des requêtes d’information effectuées en langage ordinaire (« non structuré »). Ultimement, cela devrait permettre à la fois une hausse de la productivité des travailleurs les plus qualifiés, une fiabilisation de la prise de décision et l’automation des emplois intellectuels de base.

Ensuite, les robots de nouvelle génération. Longtemps tenus à l’écart dans les usines à cause de leur dangerosité, ils seront de plus en plus mélangés aux hommes sur les chaînes de production. Équipés de capteurs, capables d’interagir entre eux et de s’auto-perfectionner, ils effectueront des tâches de plus en plus complexes et devraient même remplacer les salariés dans les emplois de production mais aussi de service.

 

Dans les hôpitaux, les robots dotés d’une vision haute définition et d’un logiciel de reconnaissance d’image pourront positionner précisément les objets pour les opérations délicates. Les chirurgiens seront assistés par des systèmes miniatures de chirurgie robotique, réduisant à la fois la durée des procédures, leur caractère invasif et le temps de récupération du patient. Les personnes souffrant de paralysie après un traumatisme médullaire pourraient remarcher grâce à un exosquelette robotisé directement connecté au système nerveux.

 

Quant à la génomique avancée, elle combine les progrès dans la science du séquençage et la modification du matériel génétique avec les dernières avancées en matière d’analyse de données (« Big data »). En 2013, un génome humain peut être séquencé en quelques heures et pour quelques milliers d’euros, ce qui constitue l’aboutissement d’un projet (Human Genome Project) qui a duré 13 ans et coûté 2,7 milliards de dollars. Avec le séquençage rapide et les nouvelles puissances de calcul, les médecins pourront tester systématiquement l’impact des différences génétiques sur les maladies, y compris dans les diagnostics de routine, afin de concevoir des traitements sur mesure pour les patients.

 

Les données d’un séquençage ADN de nouvelle génération

 

La prochaine étape, c’est la biologie de synthèse, c’est-à-dire la possibilité de fabriquer des organismes en écrivant leur ADN. Ces avancées dans la puissance et la disponibilité de la génétique pourraient avoir un impact profond sur la médecine, l’agriculture et même la production de substances à haute valeur ajoutée tels que les biocarburants, et accélérer le processus de découverte de nouveaux médicaments.

Ces trois technologies appartiennent à une famille qui fait beaucoup parler d’elle. Son nom : NBIC, pour nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives.
 
L’ingénierie de l’esprit

 

Pour ses promoteurs, c’est la convergence de ces quatre approches qui peut apporter des progrès scientifiques majeurs dans la connaissance de l’homme et de son organe majeur, le cerveau. Dès 2002, la National Science Foundation (NSF) de Washington et le département américain du commerce publiaient conjointement un rapport retentissant sous le titre : « Technologies convergentes pour l’amélioration de la performance humaine». Il contenait une profession de foi vigoureuse : « l’ingénierie de l’esprit est une entreprise qui se révélera au moins aussi techniquement difficile que les programmes Apollo ou Génome humain. Nous sommes convaincus que les avantages pour l’humanité seront équivalents, sinon supérieurs. La compréhension de la manière dont fonctionnent l’esprit et le cerveau apportera des avancées majeures en psychologie, en neurosciences et en sciences de l’éducation ».

 

La NSF, qui est la plus influente des agences scientifiques fédérales, ajoutait : « Une théorie computationnelle de l’esprit peut nous permettre de développer de nouveaux outils pour guérir ou maîtriser les effets des maladies mentales. Elle sera certainement à même de nous fournir une appréciation plus profonde de ce que nous sommes et sur la place que nous occupons dans l’univers. Comprendre l’esprit et le cerveau nous permettra de créer une nouvelle espèce de machines intelligentes, capable de produire une richesse économique sur une échelle jusqu’alors inimaginable. L’ingénierie de l’esprit est donc beaucoup plus que la poursuite d’une curiosité scientifique, beaucoup plus qu’un monumental défi technologique. C’est l’occasion d’éradiquer la pauvreté et d’ouvrir un âge d’or pour l’humanité tout entière ».

 

L’aspect quelque peu messianique de ce passage peut frapper, et il faut savoir que le concept même de NBIC a été critiqué. On lui reproche notamment d’être avant tout un concept marketing, forgé de toutes pièces par les promoteurs américains des nanotechnologies et des biotechs afin de décrocher des crédits publics, mais qui ne repose sur aucune réalité scientifique. Dans les faits, entre les nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives on peut certainement repérer des convergences deux à deux (par exemple entre les sciences de l’information et les nanotechnologies), mais rien qui soit à l’intersection des quatre domaines considérés. Au Japon, pays qui a énormément investi sur ces différentes technologies, le concept n’existe pas !

 

Améliorer l’espèce humaine ?

 

L’élan donné par la NSF est venu conforter le transhumanisme, un courant de pensée, pour l’instant très américain, où se croisent « technoprophètes », chercheurs ayant pignon sur rue et grands dirigeants d’entreprises dans les secteurs de haute technologie, à l’image de l’informaticien Ray Kurzweil, le directeur de l’ingénierie de Google. En 1999, la Déclaration de l’Association transhumaniste mondiale contenait deux articles très révélateurs :

 

1- Les transhumanistes prônent le droit moral, pour ceux qui le désirent, de se servir de la technologie pour accroître leurs capacités physiques, mentales ou reproductives et d’être davantage maîtres de leur propre vie. Nous souhaitons nous épanouir en transcendant nos limites biologiques actuelles.

2- Nous prônons une large liberté de choix quant aux possibilités d’améliorations individuelles. Celles-ci comprennent les techniques afin d’améliorer la mémoire, la concentration et l’énergie mentale ; les thérapies permettant d’augmenter la durée de vie, ou d’influencer la reproduction ; la cryoconservation, et beaucoup d’autres techniques de modification et d’augmentation de l’espèce humaine.

 

Leur objectif de long terme : à l’aide des technologies, améliorer l’espèce humaine. D’abord réparer l’homme et le libérer de ses vulnérabilités biologiques, puis augmenter ses capacités, notamment cérébrales, pour en faire un homme beaucoup plus puissant ; enfin, enrayer le phénomène de vieillissement. N’est-ce pas l’ambition affichée de Calico, l’entreprise lancée à l’automne 2013 par Google ?

 

Dans son rapport de 2012, « Global Trends 2030 », le National Intelligence Council (NIC), un organisme qui coiffe les seize agences américaines de renseignement, insistait lui aussi sur ces technologies de la transformation transhumaniste. Il évoque les psychostimulants permettant aux militaires de rester efficaces plus longtemps au combat, les implants rétiniens permettant de voir la nuit et dans les spectres non visibles par les humains traditionnels, ainsi que les neuromédicaments décuplant l’attention, la vitesse de raisonnement et la mémoire.

 

Les transhumanistes attendent aussi beaucoup des grands projets actuels sur le cerveau. Reconstituer la complexité d’un cerveau humain et de ses quelque 100 milliards de cellules avec leurs connexions, c’est le but poursuivi à la fois par le projet Human Cognome aux États-Unis et par le projet Blue Brain en Suisse. En attendant un hypothétique « uploading », c’est-à-dire le transfert du contenu d’un cerveau humain sur un ordinateur, sa dématérialisation dans le « cloud » ou sa réimplantation sur un robot.

 

Google, l’un des acteurs les plus impliqués dans les projets d’humanité augmentée, est partie prenante d’un projet encore plus inquiétant : l’université de la singularité. La « singularité » est un concept selon lequel, à partir d’un certain moment de son évolution technologique, la civilisation humaine connaîtra une croissance technologique d’un ordre supérieur. L’ « Ecole de la Singularité » annonce même l’avènement vers 2060 d’une intelligence supérieure à l’intelligence humaine ! Larry Page, fondateur de Google, ainsi que différentes figures liées à la firme, ont même lancé une Université de la Singularité, destinée à dynamiser, faire converger et diffuser les différents travaux de recherche qui permettraient d’atteindre ce but.

 

Singularity University

 

Ces projets grandioses aux postulats scientifiques souvent discutables, mais exploités avec bonheur par les auteurs de science-fiction, posent des questions morales fondamentales. Avons-nous le droit de modifier l’espèce ? Que devient l’homme, l’idée même d’humanité, dans cette vision d’un futur habité de surhommes qui n’est pas sans évoquer les pires heures du XXe siècle, quand les totalitarismes se mirent en tête de créer « l’homme nouveau », et pour ce faire massacrèrent à tout va. Car dans ce monde de surhommes, que deviennent les hommes, ceux qui resteront en arrière ?

 

Vastes questions. Si vastes qu’elles semblent presque irréelles. Et elles auraient presque tendance à nous faire oublier que le transhumanisme est déjà une réalité, une construction dynamique par petites étapes, plus modestes mais bien réelles, dans l’« augmentation » de l’homme. Et que pour chacune de ces étapes, les mêmes questions se posent : comment l’éthique devra-t-elle et pourra-t-elle encadrer l’avancée ? Comment y adapter le système de santé pour respecter à la fois l’exigence de bio-équité et l’équilibre des finances publiques ?

 

Questions éthiques

 

Le diagnostic pré-implantatoire fournit un exemple édifiant. Il est possible, depuis décembre 2010 et les découvertes du Dr Dennis Lo de la Chinese University de Hong-Kong, de réaliser un diagnostic génomique complet d’un embryon de trois mois à partir de ce qu’on appelle les « cellules circulantes » de la mère, celles en provenance du fœtus et que l’on recueille sur la mère par simple prise de sang. Un algorithme, actionné par un ordinateur très puissant, permet ensuite de différencier les séquences du futur bébé de celles de sa mère. Des milliers de maladies génétiques pourront donc être dépistées sans faire courir aucun risque ni à la mère (plus d’amniocentèse) ni à l’enfant. L’étape suivante de cette « quête de l’enfant parfait », c’est l’implantation de gènes sur demande. Depuis 2009, on sait remplacer les mitochondries (micro-usines produisant les protéines de la cellule) d’une cellule souche de primates. Dès que la chose sera possible sur l’homme, une fécondation in vitro permettra d’optimiser, à la carte, le patrimoine génétique d’un embryon. Cette modification génétique sera transmissible aux générations successives. Tout cela pose évidemment de graves problèmes éthiques, et plusieurs interrogations surgissent spontanément qui concernent la définition même de notre espèce. Par exemple, si la fécondation in vitro offre ces options high tech, quel est l’avenir de la procréation naturelle ? Quelles conséquences l’élimination des imperfections aura-t-elle sur la biodiversité humaine ? Autrement dit, la standardisation génétique de l’humanité est-elle un risque systémique ?

 

En introduisant la génomique dans la culture collective, explique le chirurgien français Laurent Alexandre dans son livre La Mort de la mort, la révolution NBIC bouleverse le calendrier de l’identification des risques. La progression du diagnostic génétique va donc poser rapidement un épineux problème de politique publique. Chacun connaîtra ses risques et les usagers les moins menacés demanderont un allègement de leurs cotisations d’assurance maladie. Le principe de solidarité, qui fonde la sécurité sociale dans la plupart des pays, est en danger. Si on connaît d’avance, avec certitude, celui qui coûtera le plus cher à la société, c’est-à-dire si on libéralise l’accès de chacun à son ADN (pour quelques centaines d’euros), les porteurs de « mauvais gènes » pourront ils encore s’assurer, trouver des mutuelles ? Puisqu’il est impossible de bloquer l’accès à cette information, chaque pays va devoir réinventer sa politique de santé et les mécanismes d’assurance sur lesquelles celle-ci est adossée.

 

Autre impact économique de la génomique : à très long terme, avec l’élimination, par sélection génétique, de certaines maladies, il est possible d’espérer une baisse des dépenses de santé. Mais dans les premières décennies de sa diffusion, c’est le contraire qui peut se produire : les dépenses de géno-santé, poursuit Laurent Alexandre, vont augmenter pour les embryons, les enfants et les jeunes adultes, alors que traditionnellement, 70 % des coûts sont générés par 10 % de la population atteinte par les pathologies du vieillissement. Le système devra affronter pendant quelques générations le double poids des jeunes et de la fin de vie. L’équilibre budgétaire s’en trouvera gravement perturbé.

 

Ce n’est pas un hasard si certains adversaires du transhumanisme, dont le plus actif reste l’historien Francis Fukuyama, auteur de La Fin de l’homme, reprochent à ce mouvement de promouvoir une forme supérieure de l‘inégalité, celle qui règnerait entre hommes naturels et hommes augmentés. Pour Fukuyama, postuler la possibilité d’une transformation de la condition humaine par les technologies pousse à l’extrême l’utopisme technicien hérité de Francis Bacon.

 

Mais la société utopique qui serait issue de la révolution transhumaniste peut être critiquée de bien d’autres manières. Pour les universitaires français Alain Marciano et Bernard Tourrès, le transhumanisme ouvre sur un contractualisme généralisé où la société peut exister sans « bien commun », sans « vivre ensemble » autre que la juxtaposition des individus « libres », délivrés de tout devoir de solidarité. Cela touche à l’idée même de démocratie telle qu’elle s’est développée historiquement, mais aussi à un rapport à l’autre plus immédiat , celui qui s’exprime dans le couple, la famille, la sexualité. La question de la procréation, en particulier, est troublante, car elle engage avec elle celle de la différence des sexes, de la parentalité, et au-delà de l’identité de la personne humaine. L’utopie technicienne gomme en quelque sorte cette dimension. Le philosophe Jean-Claude Guillebaud repère ainsi dans le transhumanisme une forme d’immaturité militante, marquée par la haine du corps, de ses infirmités et de ses souffrances, de ses imperfections – une haine, en somme, de ce qui fait l’homme. Le transhumanisme – faut-il le dire ? – n’est pas un humanisme.

 
Sur le web – Article paru sous licence Creative Commons Attribution 3.0

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30 mai 2014 5 30 /05 /mai /2014 11:05

"J'ai reconnu le bonheur au bruit qu'il faisait en partant" écrivait Jacques Prévert. Le bonheur a actuellement la côte dans le champ de l'édition scientifique et grand public... Revues diverses et médias de masses s'emparent du bonheur : Voilà un thème lucratif qui fait grand bruit ! Mais au-delà de l'idéologie dominante, n'est-il pas tant de se demander ce que cache véritablement la "positive thinking" entretenue par le système consumériste ?

   

  

Roland Gori: La psychologie positive, renouant avec les délices de l'autogestion et de la méthode Coué, retrouve ici une deuxième jeunesse. Elle nous prescrit de chasser les pensées tristes et de ressasser les jours heureux. Nul doute qu'en haut lieu on s'adonne joyeusement à cette méthode, psalmodiant tous les jours le retour d'une croissance, cette belle arlésienne qui fait d'autant plus de bruit qu'elle a disparue. C'est que le bonheur est devenu depuis la fin du XVIIIe siècle "un facteur de la politique", et que rares sont les Constitutions révolutionnaires qui ne l'inscrivirent pas dans leurs principes. Depuis qu'aux dires de Saint Just "le bonheur est une idée neuve en Europe" les gouvernants n'ont eu de cesse de justifier leur politique en son nom.

 

A partir du moment où le sort de chacun n'est plus le lot de la Providence divine, le citoyen sorti de l'état de minorité et de tutelle se doit de prendre en main son destin. A condition que le Gouvernement l'aide dans cette rude tâche, il pourra vivre son Paradis sur terre et avec ses concitoyens. Nonobstant les événements qui favorisent ou entravent la fabrique de ce bonheur des peuples, c'est à sa toise que les gouvernants se voient jugés. Après une période qui a vu le bonheur confondu avec l'hédonisme de masse, les délices de la société de la marchandise et du spectacle, gavant toutes les attentes et tous les espoirs de biens matériels et divertissants, tendus vers leur amélioration constante dans la promesse des lendemains qui chantent, une santé pour tous en l'an 2000, la propriété pour chacun, l'embourgeoisement continu des classes laborieuses et l'ascenseur social dans le cartable de tous les écoliers, retraites et vacances incluses, il nous faut déchanter. Après le déclin des discours d'émancipation politique et sociale qui s'est matérialisée par la chute du mur de Berlin, ouvrant au marché planétaire le succès que l'on connaît, sur les marchés comme dans les esprits, c'est aujourd'hui la croissance qui fout le camp.

 

Cette crise économique devient une crise politique puisque c'est au nom du bonheur des peuples que le politique prétend gouverner ! C'est au nom de ce devoir de faire le bonheur de ses concitoyens que les gouvernants assurent à chaque citoyen une place, une fonction et un rôle social correspondants à ses mérites et à ses besoins, lui évitant la misère sociale et celle de ceux qu'il a en charge. Lorsque les jouissances matérielles se font plus rares le pouvoir se rabat sur la promesse de "sécurité" qui a toujours constitué le masque du bonheur lorsque celui-ci tend à se réduire comme peau de chagrin. Aujourd'hui l'exemple qui nous est offert est la chose même : le progrès social laisse sa place à la volonté de lutter contre les délinquances et les incivilités. A défaut de pouvoir rendre les citoyens heureux le pouvoir leur promet de les protéger, non de la misère elle est déjà là, mais des plus miséreux qu'eux. Le champ des pratiques professionnelles chargées de prendre en charge les souffrances psychiques et sociales, psy, travailleurs sociaux, rééducateurs de toutes sortes, se trouve remodelé de fond en comble par cette "pensée du risque". On ne soigne plus, on participe à l'hygiène publique du corps social en évaluant les probabilités de voir réapparaitre des comportements indésirables.

 

 

L'individu est réduit à la somme de ses comportements, de préférence de ses comportements passés. Pour cela il est passé à la moulinette des "grilles d'évaluation" diverses et variées, simplistes de préférence, mais visant toutes à contraindre le professionnel à adopter un langage de machine pour diagnostiquer et traiter l'usager dont il s'occupe. Afin de s'assurer qu'il incorpore bien dans son travail un langage de machine, une machine comptable de préférence, un logiciel d'agence de notation, le professionnel est lui même soumis au même traitement. A l'infini. La technique est venue remplacer l'éthique. Elle évite les états d'âme de la culpabilité, elle ne requiert que son exécution. Le professionnel comme l'"usager" sont ils encore des citoyens ? La machinerie des protocoles, des règles de bonne conduite, de la standardisation et du benchmarking, les notations et les prescriptions ont confisqué leurs savoirs, leurs savoir-faire, leurs possibilités de créer. Ils sont prolétarisés. Il en va de même aujourd'hui de l'homme politique, du gouvernant, prisonniers de l'"économie" et de l'opinion. Le politique serait-il lui aussi devenu un nouveau prolétaire ? J'aurais tendance à répondre positivement à cette question.

 

Les politiques, au nom du bonheur matériel, des exigences de consommation et de bien-être auxquels les marchés prétendaient répondre, cèdent leur pouvoir de décision et d'initiative. Ils se désistent au profit d'un système dérégulé, affolé, incontrôlable, dont plus personne, ou presque, ne possède la maitrise se contentant d'en exercer la fonction. La technique, encore elle, décide pour nous. Dans tous les domaines les automatismes tendent à prévaloir sur la liberté. Bien sûr pas les automatismes d'antan, mais des automates souples, fluides, numériques, captant et façonnant insidieusement les conduites humaines. Ils n'aident plus à la décision, ils la prennent. Ils permettent toutes sortes de connexions que l'on confond hardiment avec des communications. C'est ainsi que pour plagier Camus je dirai que nous avons remplacé le dialogue par le communiqué, celui de la connexion. Tout n'est peut être pas perdu là aussi, et la scène numérique constitue déjà le champ de bataille où s'affrontent les partisans du bien commun et ceux de l'empire marchand. C'est exactement en ce point d'affrontement politique et idéologique qu'il convient de rappeler comment le "bonheur" est devenu cette promesse faite aux peuples pour les soumettre et les gouverner. Opium dont la fonction politique et culturelle est comparable à celle des religions et des doctrines totalitaires. Le bonheur comme récit de légitimation sociale de l'ordre établi. Le bonheur comme moyen d'obtenir l'adhésion aux dispositifs de gouvernement et d'administration de la multitude, comme justifiant la dépendance aux techniques et aux procédures sans avoir à penser la culpabilité et le conflit inhérents au lien social.

 

Le bonheur et la technique ont progressivement favorisé une conception du monde qui puisse se passer de l'Autre, d'un autre dont chacun attend tout autant la reconnaissance que l'amour, la haine que la gratitude. Un autre qui altère l'autarcie de ce monde d'addictifs, qui ne soit réduit à l'instrument de mon plaisir ou à l'excitation de sa concurrence. Un autre qui puisse devenir un "ami" (friend), tant il est vrai que ce mot étymologiquement se rapproche de "libre" (free). C'est ainsi que l'on fabrique des citoyens, en leur parlant le "langage de l'humanité" disait Camus, le seul à produire cette confiance indispensable à la Démocratie. L'humain n'est rien d'autre que cette volonté qui refuse ce fatalisme. C'est ce langage de l'humanisme que le néolibéralisme a tenté de détruire en renouant avec les lunes mortes du darwinisme social. C'est ce défi du "langage de l'humanité" que les politiques aujourd'hui se doivent de relever, faute de quoi ils seront les nouveaux prolétaires du système qu'ils pensaient fidèlement servir. Levant alors le voile d'une amnésie collective, à laquelle ils contribuent tous les jours, ils pourront se rappeler qu'avant d'être une jouissance matérielle le bonheur était "bonheur public", c'est à dire liberté, liberté politique qui invitait les humains à devenir ensemble ordonnateurs de leur propre destin.

 

Roland Gori, psychanalyste pour www.huffingtonpost.fr

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27 mai 2014 2 27 /05 /mai /2014 11:00

Mégalomanes et narcissiques, hommes politiques ou grands patrons n’auraient qu’un seul objectif selon le psychanalyste Jean-Pierre Friedman : conquérir le pouvoir et… l’éternité... Quitte à en oublier leurs convictions !

 

 

Jean-Pierre Friedman est docteur en psychologie, psychanalyste, il a été consultant auprès de grands groupes industriels et a enseigné la psychologie du pouvoir dans des grandes écoles dont l’ENA. Dernier ouvrage paru : Du pouvoir et des hommes (Michalon).

 

Qu’y a-t-il de commun entre les hommes épris de pouvoir ?

 

Jean-Pierre Friedman : Hommes politiques ou dirigeants de grandes entreprises, les hommes de pouvoir sont extrêmement différents. Mais deux constantes reviennent.

 

• La première concerne leur éducation. Presque tous ont vécu une relation quasi fusionnelle avec une mère hyperprotectrice et gratifiante, et un rapport conflictuel (hostile, méprisant ou simplement distant) avec leur père. C’est dans ce cadre familial que ces hommes trouvent le moteur de leur course au pouvoir : de leur relation à la mère, ils tirent une confiance et une assurance qui gonflent leur narcissisme ; et de leur relation au père, une volonté mégalomaniaque de prouver de quoi ils sont capables.

 

• La seconde constante tient au rapport que ces hommes ont avec le pouvoir : ils l’identifient à la vie. Il leur apparaît comme un gage d’éternité. C’est pour cela qu’ils veulent le garder à tout prix : ils ne peuvent accepter l’idée de leur mort ni que le monde peut leur survivre. C’est, par exemple, Mitterrand qui laissait se développer les ambitions d’un Fabius ou d’un Rocard, mais s’arrangeait finalement pour les "scier". En cela, ils agissent un peu comme des enfants qui sont persuadés que le monde leur obéit. La vision du pouvoir de ces hommes est avant tout une preuve d’immaturité.

 

Ces hommes de pouvoir sont-ils différents dans leur rapport aux femmes ?

 

Non. Et leur volonté d’acquérir toujours davantage de pouvoir n’a souvent d’égal que leur désir de conquérir toujours davantage de femmes. François Mitterrand, encore lui, était d’ailleurs doté d’une personnalité idéale pour être en mesure de répondre à ces deux besoins : celle du "stratège enveloppeur" qui mêle à la perfection la ruse et la séduction.

 

Comment expliquer que des candidats persévèrent dans leur quête de pouvoir alors qu’ils n’ont à l’évidence aucune chance de l’emporter ?

 

La mégalomanie et le narcissisme sont leurs traits dominants. La conquête du pouvoir en période électorale est donc une occasion extraordinaire de vivre leur narcissisme. Pendant quelques mois, on va parler d’eux ! Arlette Laguiller, par exemple : elle sait bien qu’elle ne sera jamais présidente de la République. Mais imaginez la sensation de cette ancienne employée de banque à l’idée que, dans la France entière, on connaît Arlette !

 

Ils ne sont alors jamais mus par leurs convictions ?

 

Ils n’ont qu’une seule conviction : parvenir au pouvoir. Mais pour se donner bonne conscience, ils se choisissent des causes. A la sortie de l’ENA, par exemple, ils ont le choix : droite ou gauche ? Ils optent alors par stratégie. Et finissent par s’identifier aux causes qu’ils ont choisies. Certes, il y en a qui, au départ, embrassent une cause parce qu’ils y croient et qu’elle correspond à des valeurs personnelles. Mais je suis persuadé que même dans ce cas, la dérive finit par être inévitable : au fur et à mesure que ces personnes progressent dans leur conquête du pouvoir, leurs convictions passent au second rang. Au final, ce n’est plus la cause qui compte, mais la victoire.

 

Et les femmes de pouvoir ? Le rapport au pouvoir reste le même. En tout être humain, il y a une part masculine et une féminine. La part féminine a ses propres valeurs, qui sont l’amour, la tolérance, la compréhension. De l’autre côté, il y a les valeurs masculines du courage, de la puissance. Les femmes qui évoluent dans la sphère du pouvoir s’appuient d’abord sur la part masculine de leur personnalité.

 

Peut-il exister un homme de pouvoir idéal ?

 

Le "bon" serait celui qui, par un processus de sublimation, aurait la volonté d’assouvir son narcissisme et sa mégalomanie pour le plus grand bien de l’humanité. Sauf que l’histoire montre que le pouvoir est redoutable et, qu’à de très rares exceptions près, il débouche forcément sur le désir d’en abuser. D’où la supériorité du régime démocratique, fondé sur le souci de limiter ce pouvoir.

 

A lire

 

Jacques, Lionel, Robert et les autres. Jean-Pierre Friedman les a fréquentés de près. Il en est sûr, « le pouvoir est une maladie mentale. Comme disait La Fontaine, ils n’en mourraient pas tous, mais tous étaient atteints. » Son livre, Du pouvoir et des hommes (Michalon, 2002), décrypte les origines de cette "maladie" et souligne ses symptômes à travers une série de portraits forts bien campés : le séducteur (Giscard en son temps), l’entraîneur (Chirac), le charismatique (Mitterrand), le caractériel (Séguin), le rigoureux (Rocard), etc. Une lecture salvatrice en ces temps électoraux.

 

Propos recueillis par Anne-Laure Gannac pour psychologies.com

psychologue à luxeuil-les-bains (70300). psychothérapeute à luxeuil-les-bains (70300). psychanalyste à luxeuil-les-bains 70. psychiatre à luxeuil-les-bains 70. psychologue à luxeuil-les-bains 70. psychothérapeute psychologue psychiatre. Haute-saône 70

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16 mai 2014 5 16 /05 /mai /2014 15:55

Non, la timidité n’est pas innée. Elle a toujours des causes, et l’on peut s’en libérer. Les explications de Claude Halmos, psychanalyste, pour en finir avec une idée reçue aux conséquences pesantes pour beaucoup d’enfants… et d’adultes.

 

 

Mal dans sa peau

 

Eva a 5 ans, un regard que l’on ne parvient pas à saisir, un air à la fois apeuré et souffreteux. Les yeux obstinément rivés au sol, elle ignore mon bonjour et ma main qui se tend. Et, dans mon bureau, me tourne le dos et se colle à sa mère. « Vous voyez, me dit cette dernière accablée, c’est toujours comme ça ! A l’école, c’est pareil. D’ailleurs, c’est pour ça que l’on vient. Elle est timide ma fille ! »

 

« Timide »… A l’énoncé du mot, Eva n’a pas bougé, mais sa tête s’est enfoncée encore un peu plus dans ses épaules. Je lui dis : « Ça ne doit pas être facile pour toi que tout le monde dise toujours que tu es timide. Je ne sais pas ce que tu ressens. Mais je sais que, souvent, ça fait mal aux enfants quand on leur dit ça. Et même, ça leur fait honte… » Eva esquisse un mouvement. Et, pour la première fois, sans doute parce que je lui ai parlé de sa souffrance, je peux, l’espace d’un instant, croiser son regard. Sa mère s’étonne. Sa fille est « mal dans sa peau ». Elle le sait. Mais de là à dire qu’elle souffre, n’est-ce pas un peu exagéré ?

  

Le piège de la banalité

 

L’étonnement de la mère d’Eva n’a rien de surprenant, car « timide » fait partie de ces mots – comme « paresseux », « coléreux », « nerveux », etc. – dont on ne songe pas à se méfier. Même si on les sait un peu péjoratifs, on leur prête le caractère anodin de qualificatifs de la vie courante. Il n’est pas rare pourtant qu’ils aient pour les enfants – mais aussi pour leurs parents – la violence et l’impact d’un véritable diagnostic. De nombreux adultes d’ailleurs témoignent en analyse du cauchemar qu’était pour eux cette étiquette devenue, au fil du temps, indissociable de leur personne. Comment un mot aussi banal peut-il avoir de tels effets ? Parce qu’il véhicule, à l’insu de ceux qui l’énoncent, un contenu qui n’a rien d’anodin. Puisqu’il induit chez eux l’idée d’un trait de caractère, d’un élément de sa personnalité avec lequel l’enfant serait né. Et qui, comme la couleur de ses yeux ou celle de ses cheveux, ferait peu ou prou partie de lui.

 

Cette vision – impensée – des choses est audible en consultation. D’un enfant violent, ses parents attendent qu’il ne le soit plus du tout. D’un enfant supposé timide, ils souhaitent seulement qu’il le soit moins. Persuadés à l’évidence que l’on peut améliorer son état mais en aucun cas le changer complètement. Cette croyance des parents en une « nature » de leur enfant pèse lourdement sur lui. Pour deux raisons. D’abord parce qu’elle le place devant une contradiction. Ils lui demandent de changer sa façon d’être (« Quand même ! Fais un effort ! »), tout en lui signifiant implicitement – parce qu’ils en sont convaincus – qu’elle est constitutive de sa personne. Comment réussir à donner des pommes si l’on est un poirier ? Mais surtout parce qu’elle est à l’origine, entre eux et lui, d’un malentendu. Soucieux de ne pas lui imposer de trop grandes souffrances, ses parents essaient souvent de lui épargner les épreuves qui l’effraient : « Il devait aller en classe de neige avec les autres. Mais il était terrifié. Il pleurait. Alors j’ai cédé. Il n’est pas parti… »

 

L’enfant fait donc momentanément l’économie d’une angoisse. Mais cette économie lui coûte cher. Car il interprète en général la mansuétude de ses parents comme la preuve qu’ils pensent, comme lui, ses craintes insurmontables. Il s’identifie donc à l’image de lui qu’ainsi, sans le savoir, ils lui renvoient. Et se sent de plus en plus démuni pour affronter les difficultés de l’existence. Ce piège est d’autant plus redoutable que l’attitude de ses parents le conforte également dans l’idée d’une dangerosité du monde : « S’ils me gardent près d’eux, c’est qu’ils savent, eux, que dehors c’est dangereux. »

  

Un symptôme complexe

 

Faut-il, de tout cela, conclure que la timidité n’existerait pas ? En aucun cas. Car les symptômes que l’on rassemble en général sous ce vocable existent bel et bien. Et certains enfants sont, comme Eva, prisonniers de craintes qui les empêchent de s’épanouir, d’aller vers les autres, d’investir avec bonheur le monde. Mais leurs difficultés ne sont pas innées, et sont surtout bien plus complexes qu’il n’y paraît. La timidité met en effet en jeu trois dimensions essentielles de la vie humaine.

 

L’image de soi. Car elle témoigne d’une vision inconsciente de lui-même qui ne permet pas à l’enfant de se sentir suffisamment « présentable » pour aller sereinement vers les autres. L’image de l’autre. Car cet autre est sans doute, puisque l’enfant n’ose pas l’affronter, perçu par lui comme effrayant, voire dangereux. Les modalités de l’échange entre humains. Celui-ci, loin d’être heureux et spontané, est au contraire pour l’intéressé particulièrement angoissant. D’où viennent ces difficultés ? De ce que l’enfant a vécu. L’image qu’un enfant a de lui-même et la confiance en sa valeur qu’il peut (ou non) en tirer ne sont en effet jamais données au départ. Elles se construisent.

 

Grâce à l’exemple de ses parents : il est plus facile d’être fier de soi si l’on a des parents qui sont fiers d’eux-mêmes. Grâce à ce qu’il représente pour eux : savoir qu’il est pour ses géniteurs une source de joie est pour un enfant un capital narcissique irremplaçable. Et grâce à l’éducation qu’il reçoit. Un enfant, en effet, ne peut être sûr de lui que s’il a foi en ses capacités. Et il ne peut prendre conscience de ces capacités que s’il a l’occasion de les mettre en œuvre et d’obtenir grâce à elles des succès.

 

L’art de "relationner"

 

Ce ne sont pas les seules paroles qui lui donnent confiance en lui. Mais les victoires remportées chaque jour. A la fois sur lui-même (sur ses peurs, sur ses envies de laisser tomber quand les choses ne marchent pas, etc.) et sur les objets : les boutons qu’il parvient à boutonner, les lacets qu’il réussit à nouer, etc. S’il est trop couvé et trop assisté, il se sent toujours impuissant et dévalorisé. Et ces sentiments qui l’invalident influent aussi sur la vision qu’il a de l’autre. Ils hypothèquent son rapport aux autres enfants, car il se sent moins performant qu’eux et donc insuffisant, différent. Et ils hypothèquent aussi son rapport aux adultes. Car ceux-ci, faisant tout à sa place, lui apparaissent comme des êtres supérieurs, dotés de pouvoirs magiques que – croit-il – il n’a pas et n’aura jamais.

 
Mais l’enfant peut également vivre l’adulte comme effrayant parce qu’il a fait l’expérience de sa violence (sur lui ou sur d’autres), celle de ses jugements méprisants ou de ses demandes impossibles à satisfaire : « Tu devrais déjà savoir nager ! Ta sœur sait bien, elle ! » « Tu n’as que 7 en lecture ? » etc.

 

Enfin la timidité de l’enfant peut être – et c’est fréquent – la conséquence d’un mauvais départ dans la vie relationnelle (crèche, garderie, école maternelle). L’art de « relationner » suppose en effet pour tout enfant un apprentissage qui ne peut se faire sans l’aide des adultes. Il a besoin que ses parents lui expliquent, en les dédramatisant, les difficultés qu’il rencontre dans la vie avec ses semblables. Qu’ils lui disent le pourquoi des bousculades, des cheveux tirés, des jouets arrachés. Il a besoin qu’ils lui permettent de comprendre – et c’est difficile – que l’autre est… autre. Qu’il a sa propre façon de vivre, ses propres goûts, sympathies ou envies qu’il faut accepter et… supporter.

 

Il a besoin que ses parents lui fournissent le « mode d’emploi » de la vie en société. Et lui donnent aussi, quand besoin est, le petit coup de pouce nécessaire pour surmonter sa peur : « Tu peux lui dire que c’est ton camion et qu’il doit te le rendre. Il ne va pas te manger ! »

 

C’est grave, docteur ?

 

La timidité est, on le voit, un symptôme complexe. Est-elle pour autant une maladie grave ? Non. Mais il faut la prendre au sérieux et aider l’enfant au plus vite. C’est-à-dire avant qu’il ne fasse pas de ses difficultés un élément d’identité : « Je suis timide. » Comment peut-on l’aider ? En essayant de comprendre de quoi il a peur et pourquoi.

 

Qui peut l’aider ? Ses parents, qui réussissent souvent, en réfléchissant ensemble, à se rendre compte de ce qui s’est passé. L’enfant a, par exemple, vécu à la crèche une expérience difficile. Ils l’ont aidé, mais n’ont pas mesuré le retentissement qu’elle pouvait avoir sur sa vie future. Ils peuvent donc en reparler avec lui, lui expliquer qu’il voit le monde comme cet épisode le lui a montré (inhospitalier, agressif, etc.). Et, à partir de là, le soutenir dans les efforts qu’il va faire pour apprivoiser peu à peu l’univers qui est aujourd’hui le sien. Si les parents ne parviennent pas à faire ce travail seuls, ils peuvent demander l’aide d’un thérapeute. Il les recevra avec l’enfant et cherchera avec eux l’origine des troubles. Si leur attitude est en cause (si, par exemple, ils ne laissent pas à l’enfant suffisamment d’autonomie), il pourra les accompagner dans le chemin qu’ils ont à faire pour changer.

 

Ce travail avec l’enfant et ses deux parents suffit très souvent à régler le problème. Et si ce n’est pas le cas, si les souffrances de l’enfant restent trop pesantes, une thérapie peut, en plus du travail avec ses parents, lui être proposée. Il pourra ainsi mettre des mots sur les peurs qui l’emprisonnent et retrouver le chemin de la vie.

 

Idées clés

 

Dire à un enfant qu’il est timide n’est jamais anodin. Cette étiquette peut le poursuivre toute sa vie.

La timidité n’est pas une maladie. Elle met en jeu l’image, dévalorisée, de soi,et l’image de l’autre, perçu comme dangereux.

Les parents doivent fournir à leurs enfants un « mode d’emploi » de la vie en société, pour les aider à l’affronter.

 

Claude Halmos pour www.psychologie.com

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16 mai 2014 5 16 /05 /mai /2014 11:23

A quoi servent les rêves, les fictions, les utopies ? Les sciences humaines ont cherché à repérer les structures qui se dissimulent derrière les bouillonnements de l'imaginaire.

 

 

 

Bachelard et la puissance de l'imagination créatrice

 

Platon, Spinoza, Hume, Kant ont traité de l'imaginaire et de l'imagination. Mais c'est avec Gaston Bachelard, puis, dans une moindre mesure, avec Jean-Paul Sartre que seront posés les jalons d'une réflexion philosophique sur l'imaginaire.

 

Selon Gaston Bachelard (1884-1962), il y a deux versants opposés du psychisme humain : d'un côté la conceptualisation, qui culmine dans la science, de l'autre la rêverie, qui trouve son accomplissement dans la poésie. G. Bachelard étudie le développement de la rationalité objective et scientifique. Il entreprend également une analyse du processus d'imagination créatrice, à travers les symboliques des quatre éléments (feu, eau, air et terre).

 

Bachelard pense que les images constituent l'instance première de la pensée. L'imagination est le processus par lequel les images sont créées, animées, déformées. Ce processus n'est pas incohérent ou gratuit : il obéit à une grammaire de l'imaginaire.

 

L'imagination et la rêverie apparaissent également comme des principes organisateurs de la conduite humaine. Elles sont même porteuses d'une énergie morale, d'un art de vivre.

 

 

Jung et l'inconscient collectif


La psychanalyse et la psychologie des profondeurs constituent un des piliers de la réflexion sur l'imaginaire. Avec la psychologie freudienne, les images (rêves, fantasmes) apparaissent comme les intermédiaires entre l'inconscient et le conscient.

 

Pour le psychiatre suisse Carl-Gustav Jung (1875-1961), disciple de Freud, les imaginaires personnels s'en-racinent dans un fond commun, appelé inconscient collectif. Celui-ci est structuré par des archétypes : ce sont des thèmes récurrents, de grandes figures symboliques (par exemple le dragon, le paradis perdu...) que l'on rencontre dans les rêves, mais aussi les mythes, les contes, et qui constituent en quelque sorte la matrice de l'imaginaire. Cette grammaire aura une profonde influence sur les autres penseurs de l'imaginaire, notamment Gaston Bachelard, Mircea Eliade, Gilbert Durand.

 

Parmi les archétypes, C.-G. Jung accorde une importance particulière à l'anima (principe féminin que l'on rencontre aussi dans tout homme) et à l'animus (prin- cipe masculin que l'on rencontre aussi dans toute femme). La thérapie jungienne consiste à accéder au soi, en prenant conscience des exigences des archétypes. Celles-ci sont révélées par les rêves. Jung fait donc de l'image un instrument thérapeutique. Dans le prolongement de cette approche, des chercheurs utiliseront la technique dite du « rêve éveillé ».

 

L'imaginaire vu comme principe révélateur des traits majeurs de la personnalité donnera d'ailleurs naissance à d'autres outils, comme les « tests projectifs » (taches d'Hermann Rorschach, arché- type-test à neuf éléments d'Yves Durand, test d'aperception thématique de H.A. Murray).

 

 

Les imaginaires sociaux

 

L'imaginaire est une composante essentielle des sociétés modernes. Il est présent dans les représentations sociales. Pour Castoriadis, il représente même le « ciment » de la société.


  • Selon Edgar Morin (né en 1921)

Selon Edgar Morin, l'homo sapiens est aussi homo demens. La vie imaginaire enrichit et organise la réalité. E. Morin a mené au début de sa carrière de nombreux travaux sur les imaginaires sociaux et les phénomènes de communication. Dans Les Stars, E. Morin décortique le star system. La star (Marilyn Monroe par exemple) incarne un imaginaire ancré dans les croyances de la société moderne (une fille « ordinaire » devient alors une déesse). Elle fait l'objet d'un culte, d'une légende. E. Morin montre aussi comment la fiction permet de comprendre et d'interpréter le réel (le spectateur se met « à la place » du personnage). Dans La Rumeur d'Orléans, E. Morin met au jour, au prix d'une longue enquête de terrain, les mécanismes et leurs composantes (fantasmes, mythes, obsessions, angoisses) qui concourent à l'émergence et à la diffusion de la rumeur.


  • Selon Cornélius Castoriadis (1922-1997)

Dans son ouvrage majeur, L'Institution imaginaire de la société, Cornélius Castoriadis cherche à montrer comment l'imaginaire social « institue » et parvient à faire « tenir ensemble » la société.

A l'origine de sa réflexion, l'interrogation suivante : comment se fait-il qu'il y ait une telle cohérence entre d'un côté l'ordre social (les règles, les représentations sociales, les religions) et de l'autre, les motivations et conduites des individus ?

 

Pour lui, la clé de cette énigme se trouve dans la force de l'imaginaire. La société s'érige par la création d'imaginaires sociaux, qui relient les hommes et donnent sens à leur action. La religion, les idéologies ou les utopies politiques fournissent des croyances communes qui structurent le lien social.

 

 

L'analyse des mythes et des religions

 

Des anthropologues comme Marcel Griaule, Claude Lévi-Strauss ou Roger Bastide, ont cherché à repérer des structures universelles de l'imaginaire. Mircea Eliade et Roger Caillois comptent parmi ceux qui, avec Gilbert Durand, ont cherché à systématiser cette démarche.

 

  • Selon Mircea Eliade (1907-1986)

Historien des religions et romancier né en Roumanie, Mircea Eliade est profondément marqué par un voyage en Inde, à l'issue duquel il n'aura de cesse de comprendre l'expérience spirituelle et religieuse. Il veut saisir les caractéristiques de l'homo religiosus, en s'appuyant sur les acquis de l'anthropologie et de la psychanalyse. La distinction entre sacré et profane constitue le principe fondateur de la vision du monde de l'homme religieux. M. Eliade va entreprendre une vaste histoire des religions. En les comparant, il montre comment toutes les religions s'inscrivent dans un réseau d'images symboliques, organisé en mythes et en rites. Il met en évidence l'existence de mythes universels : par exemple le mythe de l'éternel retour, ou celui de l'arbre sacré. Il y a donc une structure invariante de l'univers mental religieux.


  • Selon Roger Caillois (1913-1978)

« L'irrationnel soit ; mais j'y veux d'abord la cohérence », déclare en 1934 cet écrivain, en quittant le groupe surréaliste. Cette formule résume bien les multiples facettes de la personnalité de Roger Caillois.

A la croisée d'approches très diverses (littérature, sociologie, anthropologie...), son oeuvre est consacrée à l'analyse des mécanismes de l'imagination, particulièrement le rôle du sacré, des mythes et de la création artistique.

 

Auteur d'ouvrages de réflexion générale, il explore également des sujets plus précis. Ainsi, il cherche à comprendre la symbolique de l'insecte, la fonction des jeux dans la société. Il montre qu'il est possible de distinguer des schémas invariants dans les thèmes et les récits fantastiques.

 

Source: www.scienceshumaines.com

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16 avril 2014 3 16 /04 /avril /2014 11:17

Une séparation d’avec la mère trop brutale ou impossible, et le monde nous devient étranger. C’est la théorie de la psychanalyste Irène Diamantis pour expliquer ces peurs paniques qui nous empêchent de vivre.

 

-Arachnophobie-

 

Peur panique des voyages en avion, des araignées, du noir, des espaces clos, des soins médicaux, du contact avec les autres… Au-delà de leur très grande diversité, les phobies auraient un point commun : elles proviendraient d’une incapacité à se couper de la mère.

Pour la psychanalyste Irène Diamantis, l’une de leurs composantes essentielles est « l’impossibilité à se séparer d’un lieu connu ou d’un état familier pour rejoindre un univers inconnu qui panique ». Explications et nouvel éclairage sur la plus répandue des pathologies.

 

Qu’est-ce qu’une phobie ?

Irène Diamantis : En grec ancien, "phobie" signifie "effroi". La pensée raisonnable est stoppée net, le temps est comme suspendu, et la personne se sent sans recours face à un danger qui menace de la détruire. Elle est figée, inhibée, dans l’incapacité de se déplacer, d’aimer, de jouir de la vie. C’est Louis, pour qui tout examen médical signifie condamnation à mort ; Francis, qui n’emprunte que les nationales pour éviter le vide terrifiant des autoroutes ; Charles, qui imagine le regard des oiseaux rempli d’intentions maléfiques ; Christine, qui croit que si elle rencontrait un rat, il se jetterait sur elle ; Elise, qui panique en avion parce qu’elle a la sensation que seule sa vigilance l’empêcherait de s’écraser… Certains tremblent à l’idée d’affronter le regard des autres à la cafétéria de leur entreprise. La phobie surgit quand nous avons la sensation que notre environnement familier vacille : le rat, l’oiseau, l’araignée, le regard de l’autre vont alors servir de support effrayant à notre malaise intérieur.

 

Comment une phobie se constitue-t-elle ?

Un jour, j’étais avec mon neveu de 2 ans et demi dans une pizzeria. Tout allait bien, jusqu’à ce que, brutalement, il se fige et refuse de s’asseoir : la chaise lui était soudain apparue comme un objet effrayant, n’ayant nulle place dans son monde mental. Il a donc mangé debout. Heureusement, cette phobie a disparu aussi vite qu’elle avait surgi. Tous les enfants ont des phobies passagères au moment où ils franchissent une étape de leur développement. Manger seul marque une séparation d’avec le temps où ils étaient nourris ; parler, une rupture d’avec l’époque où les mots étaient inutiles pour communiquer avec leur mère…

 

Certains sont-ils plus torturés par des phobies que d’autres ?

Nous en avons presque tous, qui sont autant de signes de nos difficultés à assumer notre condition d’êtres séparés. Mais pour certains, dans l’enfance, l’épreuve de séparation a été plus complexe. Sans forcément s’en rendre compte, la mère a fait entendre que le monde était dangereux : les gens sont méchants, les chiens mordent… Ou, à cause de sa propre histoire, ses tentatives pour inciter l’enfant à s’autonomiser ont été trop brutales. Dans les squares, certaines mères portent toujours leurs robes de grossesse, elles se sentent encore enceintes de leur enfant de 3 ans, ne peuvent pas le lâcher. D’autres le tiennent sur leurs genoux, incapables de concevoir qu’il serait plus heureux avec les autres dans le bac à sable. A leur insu, elles font le lit de futures phobies sociales, entraînant une peur panique du regard et du jugement d’autrui, le social étant, par définition, ce qui est hors de la sphère familiale et familière.

 

Selon vous, la phobie témoignerait donc d’une immaturité psychique ?

Oui, et en même temps d’un imaginaire foisonnant. Pour les phobiques, la planète entière est un gigantesque utérus maternel, du moins tant que le réel ne leur rappelle pas que c’est faux. En fait, une partie d’eux-mêmes est fixée au stade où, pour survivre, il faut rester collé à maman. Mais ce lien mental fusionnel n’est pas forcément vécu dans l’amour. Certains nourrissent des fantasmes terrifiants mettant en scène une mère toute-puissante, ayant droit de vie et de mort sur eux. En fait, ils ont la sensation qu’aucun tiers n’est en mesure de les aider à se séparer d’elle et à affronter le monde. Les phobiques sont enfermés dans leurs cauchemars et y croient sans distance : s’ils prennent un avion, celui-ci va forcément tomber… Une personne en état phobique cesse de raisonner. Si on lui dit qu’il n’y a aucun danger, elle pensera : « Et si, quand même, une araignée se cachait sous le lit ? »

 

Le rêve des grands phobique serait de rester près de maman ?

Ce n’est pas si simple ! L’enfant atteint de phobie scolaire panique à l’idée de se séparer de sa mère, mais souffre aussi d’être incapable de rejoindre les autres enfants. Il se sent amoindri, a honte de lui. Terrifiée à l’idée d’aller de l’avant, la personne phobique sait bien, dans une partie de son psychisme, que demeurer captif de l’univers maternel est encore plus dangereux qu’affronter l’inconnu.

 

Comment repérer que nos phobies résultent d’une peur de se séparer ?
Nous n’en avons jamais une conscience claire. A moins de faire une psychanalyse. D’autant que le psychisme est rusé : nous allons surinvestir une autre famille, un groupe d’amis, un lieu de travail, qui seront en fait des équivalents du clan familial.

 

De quel type de sécurité une personne phobique a-t-elle besoin ?

Il y a chez tous les phobiques une atteinte profonde de l’amour et de l’estime de soi – moins vous vous aimez, et moins vous vous sentez en sécurité. Par conséquent, toutes les expériences qui redorent le blason de notre narcissisme – tomber amoureux, voir ses qualités reconnues… – peuvent alléger une phobie. Mais aimer peut, à long terme, se révéler dramatique, car la personne phobique est souvent tentée de fusionner avec son partenaire et de s’imaginer qu’elle n’est rien sans lui. Ce qui, généralement, se révèle inexact. En effet, paradoxalement, c’est dans la solitude que la personne phobique se reconstruit le plus facilement.

 

A lire

"Les Phobies ou l’impossible séparation"
Les comprendre, les résoudre
Irène Diamantis est psychanalyste. Dans ce livre (Aubier-Flammarion), elle nous offre une analyse originale des phobies, des plus ordinaires aux plus étranges. Plusieurs histoires sont décryptées au moyen d’un même fil conducteur : le ressort de la phobie ne tient pas à la nature de l’objet ou de la situation qui fait peur, mais réside dans une histoire familiale qui empêche la personne d’affronter la vie, avec son cortège de séparations et de changements nécessaires.

 

Isabelle Taubes pour www.psychologies.com

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11 avril 2014 5 11 /04 /avril /2014 08:52

Dans son livre à charge "Françoise Dolto la déraison pure", le psychologue Manichéen Didier Pleux assassine injustement la célèbre psy des enfants. La psychanalyste Claude Halmos, qui a travaillé avec elle, s’insurge : ces attaques sont infondées voire dangereuses. Un dossier complet de l'excellente revue Psychologies.

 

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Françoise Dolto, coupable désignée en lieu et place des industries de programme... Tel est le dogme simpliste et linéaire soutenu par la "Psychologie Manichéiste".

 

"Cet article est un appel fort" contre la dangereuse propagation de la "psychologie manichéiste"... Opposée par nature à la tolérance d'une théorie intégrative, elle se développe tel le chiendent dans les milieux cliniques et scientifiques, en provoquant une baisse significative de l'intelligence collective et du partage des savoirs.

 

Il s'appelait Léon...

   

C’est l’histoire d’un petit garçon. Il s’appelle Léon, il a 8 ans et une allure étrange. Plutôt grand pour son âge, il semble ne pas pouvoir porter son corps. Il ne tient ni debout ni assis, et n’avance qu’en s’accrochant aux murs ou aux meubles. À l’école, il n’arrive pas à suivre et ne joue pas avec les autres. Son quotient intellectuel est bas et son visage inexpressif. Il parle bizarrement, sur un ton monocorde, en scandant les mots et en séparant les syllabes. Aucun trouble neurologique ne pouvant expliquer son état, les médecins décident de l’adresser à un dispensaire psy, où il est confié à une psychanalyste. Sa mère l’accompagne. Avec difficulté. On est en 1942. En pleine guerre.

 

La mère explique à l’analyste qu’elle est bretonne, seule vivante d’une fratrie de cinq enfants, dont plusieurs sont morts en bas âge. Le père est un émigré polonais. Il est juif, mais la mère ne comprend pas très bien ce que cela veut dire. Elle sait seulement que les Allemands en veulent aux Juifs. Léon a une sœur plus jeune que lui de deux ans, qui n’a aucun problème. Dans le jardin du pavillon de banlieue où ils vivent, le père a creusé un trou recouvert de branchages. Pour se cacher, si on venait le chercher.

 

La mère raconte que Léon s’est assis très tôt dans son berceau et qu’il aurait voulu sucer son pouce, mais elle s’y est opposée : elle a immobilisé ses bras en attachant avec des épingles ses manches à ses vêtements. Ensuite, elle l’a assis dans l’atelier, sur une chaise, à la hauteur de la table sur laquelle son mari et elle travaillaient. Plus tard, elle l’a installé sur un petit fauteuil bas qui faisait aussi pot de chambre. Il y était attaché par une ceinture que l’on retirait, ainsi que la planchette qui recouvrait le pot, quand il voulait faire ses besoins.

 

Quand il est allé à l’école, on a voulu que sa sœur prenne sa place sur le fauteuil, mais elle ne s’est pas laissé faire. On n’a pas insisté et on n’y a pas remis Léon. Il est dès lors resté assis par terre, appuyé à un mur. Il n’a jamais marché à quatre pattes, il se traînait sur son derrière et il ne s’est mis à marcher qu’au moment où sa sœur a commencé : elle avait 14 mois, lui 3 ans et demi.

 

La mère raconte aussi que, le dimanche matin, elle fait venir Léon et sa sœur dans son lit. Elle se met à quatre pattes et, ses enfants sous elle, joue avec eux à la maman chien avec ses chiots. Le père rit et n’y voit aucun mal. Les séances avec Léon commencent. Il est hébété, ne répond à aucune question. Tout dialogue semble impossible. Peu à peu cependant, l’analyste va réussir à entrer dans son monde et un travail va commencer. Un travail au cours duquel Léon va exprimer, grâce aux modelages qu’il fait et aux questions que pose sur eux l’analyste, ce qui lui est arrivé. Comment ligoté, bébé, à sa chaise et condamné à une immobilité permanente et totale, il a perdu jusqu’à la conscience de son corps. Un corps qu’il a traîné dès lors comme un poids mort qu’il ne commandait plus. Cette phase du travail analytique va lui permettre de marcher normalement.

 

Mais son histoire n’a pas seulement volé à Léon son corps. Elle a aussi empêché sa construction psychique. Il n’a acquis aucune conscience de lui-même, il ne sait pas qui il est et c’est pour cette raison qu’il ne peut ni échanger avec les autres ni apprendre. Là encore, l’analyste va l’aider à construire ce qui n’a pas été construit. Et ce, en quelques séances, car la réalité va précipiter les choses. Un jour, en effet, ce que la famille redoutait arrive : les Allemands viennent arrêter le père. Ils ne le trouvent pas, mais exigent que la mère réveille les enfants. Ils lui disent devant eux qu’elle peut divorcer et ordonnent à Léon de se déshabiller. La mère ne comprend pas pourquoi, l’enfant non plus, mais, à partir de là, il refait pipi au lit. Informée, l’analyste explique à Léon que les Allemands voulaient voir s’il était circoncis. Elle lui apprend le sens de la circoncision, de la tradition juive qui le rattache à son père. Comprenant à ses paroles qu’il ne sait rien de la différence des sexes et de son identité sexuelle, et ne sait même pas s’il est un humain ou un animal – il a sans doute trop joué à la mère chien et ses chiots –, elle lui donne les informations nécessaires.

 

Léon, pour la première fois, se met alors à parler normalement et l’interroge sur le divorce que les Allemands ont conseillé à sa mère. Elle écrit : « Je lui ai dit que quand on s’aime comme s’aiment son père et sa mère, on ne divorce pas, que les Allemands ont prononcé ce mot parce qu’ils croient que les gens qui sont juifs comme l’est son père, c’est pas bien. Et j’ajoute que c’est parce qu’ils sont bêtes, les Allemands, qu’ils disent ça. »

 

L’histoire de Léon s’arrête là. La mère écrira à l’analyste pour lui annoncer qu’elle part avec ses enfants retrouver le père, en zone libre. Pour la remercier et lui dire que, désormais, Léon est transformé. À l’école, il commence à lire, à écrire et à compter. Il saute à cloche-pied, joue au ballon et court…

 

Des attaques injustifiées

 

 Pourquoi raconter aujourd’hui cette histoire où, au cœur de la guerre, un petit garçon, gravement handicapé, rencontre une psychanalyste qui, refusant de s’en tenir à son corps si durement atteint et à sa débilité apparente, va chercher, au-delà des symptômes et avec un infini respect, qui il est, ce qu’il a vécu et, en un temps record, le rendre à la vie normale ?

 

Pourquoi raconter aujourd’hui cette histoire où la même psychanalyste, bien loin de condamner la mère de cet enfant – laquelle évoque pourtant des épisodes qui pourraient faire dresser les cheveux sur la tête –, l’écoute avec bienveillance, la soutient, l’accompagne ? Et réussit à nous faire comprendre que, ni mauvaise ni méchante, elle a sans doute voulu, en l’attachant près d’elle, le protéger de la mort qui était venue voler, l’un après l’autre, les bébés de sa propre fratrie.

 

Pourquoi évoquer aujourd’hui cette psychanalyste qui, en 1942, à une époque où l’on pourchasse les Juifs et ceux qui les aident, prend le risque d’expliquer à un petit garçon la tradition juive dont il est issu. Et, dénonçant l’absurdité de l’antisémitisme, lui permet de restaurer l’identité de son père et, par là même, la sienne propre ?

 

Parce que cette psychanalyste, c’est Françoise Dolto. La même Françoise Dolto qu’un livre récent (Françoise Dolto, la déraison pure de Didier Pleux (Autrement, 2013)) accuse d’avoir – d’une façon irresponsable et laxiste – défendu l’idée d’un enfant roi qu’il faudrait laisser se débrouiller seul, en n’ayant pour guide que son bon plaisir. D’avoir rejeté, méprisé et culpabilisé les parents, et surtout les mères, qu’elle aurait tenues pour responsables des problèmes de leurs enfants. Et, cerise sur le gâteau, d’avoir été pendant la guerre ni plus ni moins que… « collabo ». La lecture de ce « cas Léon », tirée de L’Image inconsciente du corps, permet de juger de la pertinence de ces accusations.

 

« Les chiens aboient, la caravane passe », dit le dicton. La tentation serait grande de laisser ces chiens-là aboyer. On ne le peut pas. D’autant qu’ils aboient pour la seconde fois. Didier Pleux avait déjà publié, en 2008, un premier livre, Génération Dolto (Odile Jacob), dans lequel il s’en prenait aux thèses de la psychanalyste ou, plus exactement, à ce que – n’hésitant pas, au besoin, à tronquer les textes – il présentait comme tel. Il recommence. Et ce, sur un mode – insinuations, calomnies… – dont la violence haineuse laisse pantois.

  

Contre la théorie de Dolto, mais aussi contre sa personne !

 

 Françoise Dolto aurait été, selon Didier Pleux, victime de sa psychanalyse. De l’interprétation fallacieuse qu’elle aurait faite de son enfance. Une enfance qu’elle aurait cru pleine de souffrances et qui aurait été merveilleuse. Elle n’aurait pas souffert de sa relation avec sa mère, de la mort, durant la guerre de 1914-1918, de son oncle qu’elle adorait. De celle de sa sœur qu’elle a cru, toute son enfance, ne pas avoir sauvée : sa mère lui avait dit que, si elle priait suffisamment, sa sœur guérirait… Faux, clame Didier Pleux. La mort des frères et sœurs, si elle n’est pas cachée, n’est en rien traumatisante pour un enfant. Là encore, les lecteurs apprécieront. Quant aux parents de Françoise, écrit-il encore, ils étaient formidables, mais dépassés, les malheureux, par cette insupportable gamine enfant roi. Gamine qui deviendra plus tard, dit-il, une sorte de « gosse de riches », réclamant de l’argent à des parents dont elle ne cessait de se plaindre. La psychanalyse aurait validé les plaintes de l’enfant Françoise, lui permettant, devenue grande, de prôner l’éducation de l’enfant roi qu’elle avait été. Et cette psychanalyse aurait fait mieux : elle aurait fait d’elle, pendant la guerre, une « collabo ».

 

Pour fonder ses thèses, Didier Pleux pioche, ici ou là, dans la correspondance de Françoise Dolto ou dans ses textes, des passages qu’il interprète à sa façon. Aidé en cela par le fait qu’il n’existe à l’heure actuelle – ses ayants droit s’y étant toujours opposés – aucune biographie, qui pourrait rendre compte du trajet de ce personnage aussi important que complexe.

 

Françoise Dolto n’a jamais collaboré. Issue d’une famille d’extrême droite marquée par la Première Guerre mondiale et la fi gure de Pétain, elle s’est contentée d’exprimer, dans une correspondance privée, son admiration naïve pour le maréchal. Des travaux sérieux ont été menés sur le rôle des psychanalystes à cette époque (notamment Histoire de la psychanalyse en France, par Elisabeth Roudinesco, Fayard 1994), on peut s’y référer.

 

" La valse des contresens "

 

Partant de cette « recherche » assez particulière, Didier Pleux énonce l’hypothèse centrale de son livre : « C’est surtout la psychanalyse de Françoise Dolto qui a pu la rendre quelque peu psychotique, c’est-à-dire “hors réalité”. » Collabo et folle, qui dit mieux ? Et il entreprend, grâce à une accumulation de contresens, de démontrer le « hors-réalité » de ses théories.

 

Françoise Dolto aurait prôné de ne mettre aucune limite à l’enfant et de le protéger de toute frustration. FAUX

 

L’enfant, dit Françoise Dolto, doit avoir une place, mais pas toute la place. Et, en aucun cas, il ne doit être au centre de sa famille. Il a le droit d’avoir tous les désirs et de les exprimer, mais il doit savoir que, si tous sont légitimes, ils ne sont pas tous réalisables, parce qu’il y a la réalité, les lois, l’existence des autres qu’il faut respecter.

 

L’enfant a droit à l’imaginaire, mais on ne doit pas le laisser s’y perdre. À une mère qui se plaint que sa fille veuille passer sa vie habillée en Blanche-Neige, Françoise Dolto répond sur France Inter : pourquoi pas ? Mais Blanche-Neige travaille toute la journée pour nourrir les nains. Donc, habillée en Blanche-Neige ou pas, votre fille vous aide à éplucher les légumes !

 

Dans L’Image inconsciente du corps, Françoise Dolto décrit le développement de l’enfant comme une suite de pertes et de renoncements nécessaires pour avancer. Il perd, pour naître, la vie intra-utérine. Il perd le biberon ou le sein lors du sevrage. Il doit plus tard renoncer à l’aide des mains de sa mère pour devenir autonome, etc.

 

Elle aurait toujours soutenu l’enfant contre ses parents. FAUX

 

Si Didier Pleux soutient les parents contre l’enfant, Françoise Dolto, elle, n’était pas dans une logique de guerre. D’autant moins qu’elle a appris à toute une génération d’analystes – dont je fus – à ne jamais juger les parents, mais à écouter, en eux aussi, l’enfant souffrant.

 

Elle aurait valorisé le plaisir sans limites de l’enfant. FAUX

 

Elle ne met pas en avant le plaisir de l’enfant, mais son désir, qu’il faut prendre en compte, ce qui ne signifie pas le laisser se réaliser ! En revanche, elle pose l’importance du plaisir. Un enfant qui apprend avec plaisir a plus de chances de réussir que celui qui ressent les apprentissages comme une corvée. Affirmation particulièrement importante à l’époque où elle écrivait. Époque où l’on refusait souvent à l’enfant le droit au plaisir. Où on lui prédisait volontiers qu’il allait bien voir, plus tard, que la vraie vie n’est pas « marrante »…

 

Elle aurait préconisé de toujours écouter l’enfant et donc de lui céder. FAUX

 

Françoise Dolto écrit à une époque où l’on accorde peu, voire pas, de valeur à la parole de l’enfant. Et elle s’élève contre cela, sans pour autant sacraliser cette parole. Son fils Carlos raconte ainsi, dans son autobiographie, que, petit, il refusait les promenades en poussette. Et devant sa nounou impuissante, se roulait par terre… Celle-ci se fâchait, sans résultat. Françoise Dolto entreprit donc de le promener elle-même. Il se roula par terre. Elle ne se fâcha pas, mais l’interrogea. Il expliqua ce qu’il ressentait : que, dans la poussette, il n’avait plus de jambes. En fait, se sentant capable de marcher, il se voyait renvoyé aux temps où, plus petit, il ne le pouvait pas.

 

Françoise lui dit qu’elle le comprenait, mais que la poussette était utile quand on était fatigué. Et elle décida que, désormais, sa nounou et lui partiraient avec la poussette, mais qu’il n’y monterait que quand, fatigué, il ne pourrait plus marcher. Intelligente façon de concilier désir de l’enfant et réalité, que le petit Carlos accepta sans plus rechigner. On comprend donc, si on lit Françoise Dolto, que sa théorie est à mille lieues de ce qu’en raconte Didier Pleux.

 

Cette théorie a bien sûr donné lieu à des dérives : aucune théorie n’y échappe. Et surtout, elle a été élaborée à une époque où le statut de l’enfant était très différent de ce qu’il est aujourd’hui. À une époque où sévissait non pas le laxisme éducatif – qui détruit aujourd’hui tant d’enfants –, mais la répression éducative. Aux adultes, qui considéraient alors l’enfant comme une petite chose sans importance qu’il fallait formater au mieux, Françoise Dolto a dit : « L’enfant est, comme vous, une personne qui pense, qui comprend, qui souffre. » Elle n’a jamais dit : « L’enfant a la même place et les mêmes droits que vous. » Bien au contraire. Car elle a non seulement prôné l’éducation, mais elle en a fait pour les parents un devoir : le devoir d’éducation. Et l’on peut, à partir de son œuvre, poser les bases d’une autorité parentale qui s’adresse à un enfant conçu non pas comme un sous-être à dresser, mais comme une personne qui doit apprendre à vivre, en les respectant, au milieu de ses semblables.

 

Si le livre de Didier Pleux est dangereux, c’est, non pas comme le voudrait son auteur, parce qu’il serait susceptible, grâce à des révélations « croustillantes », de déboulonner une idole. Mais parce qu’il dit, une fois de plus, la peur et la haine que peut susciter, aujourd’hui encore, l’idée d’un enfant conçu comme un être à part entière.

 

Didier Pleux prêche le retour en arrière. Le retour au (bon) temps où l’on pouvait, du haut de sa supériorité d’adulte borné, dire à un enfant que ce qu’il éprouvait était forcément « pas grave » ou « pas vrai ». Sur ce chemin, Françoise Dolto est un obstacle majeur. On ne peut que s’en féliciter.

 

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10 avril 2014 4 10 /04 /avril /2014 11:09

Le psychanalyste Paul-Laurent Assoun tente de déceler le mystère du passage à l’acte, où ce qui fait que  tous les coupables ne sont pas des criminels devant la justice. D’où vient le désir, ou la nécessité, de franchir le seuil qui sépare le fantasme du meurtre effectif ? Comment expliquer que le crime puisse être parfois vécu comme un soulagement de la part de celui qui le commet ?  Et enfin comment rendre compte de ce sentiment de culpabilité présent chez tous ceux qui pourtant, ne sont pas des criminels ?

 

  

 

 

 Invité(s) :
Paul-Laurent Assoun, psychanalyste, professeur à l'université de Paris VII, et membre de l'UMR CNRS psychanalyse et pratiques sociales.

 

A télécharger (cliquez ci-dessous) :


Introduction théorique

aux fonctions de la psychanalyse

en criminologie

 

par J. Lacan et M. Cénac

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2 avril 2014 3 02 /04 /avril /2014 11:51

"Boris Cyrulnik raconte pour réparer les blessures de la mémoire traumatique. Ce psychanalyste, psychiatre et chercheur en neuropsychologie, brillant et lumineux, a placé sa vie sous le signe du lien. Il nous raconte son immense appétit de vivre et comment un survivant peut devenir un homme heureux."

     

 

Boris Cyrulnik, directeur d’enseignement à l’université de Toulon, est l’auteur d’immenses succès, notamment Un merveilleux malheur, Les vilains petits canards, Parler d’amour au bord du gouffre, De chair et d’âme, tous parus aux éditions Odile Jacob et traduits dans de nombreuses langues. Il a reçu le prix Renaudot essai en 2008  pour Autobiographie d’un épouvantail. Boris Cyrulnik a beaucoup fait pour populariser le concept de « résilience » qui renvoie à la capacité qui se développe chez les individus confrontés à des situations adverses parfois extrêmes, à surmonter les épreuves. Il suggère que le meilleur peut naître de la souffrance la plus effroyable. Il a également beaucoup écrit autour du thème de la transmission intergénérationnelle. « Il faut tout un village pour élever un enfant », aime-t-il à dire, soulignant par ailleurs que la transmission exige des lieux pour que la parole circule et que « l’inquiétante étrangeté » du témoignage des anciens soit entendue par ceux qui leur succèdent. Son dernier ouvrage Sauve-toi, la vie t’appelle qui vient de paraître est le plus autobiographique de tous. Il s’ouvre sur des paroles bouleversantes : « Je suis né deux fois. Lors de ma première naissance, je n’étais pas là. Mon corps est venu au monde le 26 juillet 1937 à Bordeaux. On me l’a dit. Je suis bien obligé d’y croire puisque je n’en ai aucun souvenir. Ma seconde naissance, elle, est en pleine mémoire. Une nuit j’ai été arrêté par des hommes armés qui entouraient mon lit. » C’est de cette seconde naissance dont il va donc être question, naissance dans un monde d’une adversité extrême puisque le petit Boris frôle la mort plus d’une fois et puisqu’il a perdu ses deux parents dans les horreurs de la guerre et de la déportation. C’est le long chemin vers la reconstruction de soi que Cyrulnik raconte, la guérison des blessures d’une enfance fracassée, et la réparation d’une mémoire traumatisée.

 
Le sujet central de votre livre, son fil conducteur, c’est la mémoire traumatique. Vous écrivez qu’elle est le résultat de microtraumas répétés chaque jour qui se produisent lorsqu’on doit survivre dans des conditions adverses, ou d’un trauma flagrant. Vous parlez également d’altérations neurobiologiques qui affectent la mémoire et empêchent de contrôler les émotions. Pouvez-vous revenir sur ce concept central de votre travail ?
 
Nous disposons aujourd’hui de moyens d’analyse qui nous sont donnés par la neuro-imagerie, mais également par la psychologie et la sociologie, et qui nous permettent de mieux observer l’effet des traumatismes sur le cerveau et sur les comportements. Dans le cas d’un petit nombre de personnes, il existe un déterminant génétique qui fragilise le sujet et finit par provoquer son isolement sensoriel. Mais le plus souvent, c’est lorsqu’un enfant est isolé dans les dernières semaines de la grossesse ou lors des premiers mois de sa vie (parce que sa mère traverse une épreuve, se trouve plongée dans une sorte de déprime), que l’on observe une atrophie des deux lobes préfrontaux supports de la mémoire et des émotions. Cet isolement affectif précoce a pour résultat que le cerveau va fonctionner de façon différente et que le sujet sera plus facile à traumatiser, entraînant souvent une cascade de traumas. Ce schéma, on le retrouve dans 90 % de ce que les psychologues appellent les « états limites » et qui peuvent s’associer à des tendances suicidaires. Mais ce type de mémoire n’est pas inexorable, quoique tracée dans le cerveau. Elle évolue si le milieu change ou au gré des rencontres qui entraînent le cerveau à réagir différemment. Ainsi si on tend la main à un traumatisé ou si on lui tend la parole, se met en place un processus de résilience, et les vulnérabilités peuvent disparaître. 
 
Mais ce que vous décrivez ici ne correspond pas à votre cas, et pourtant vous avez, vous aussi, fait l’expérience de cette mémoire traumatique.
 
Lors de mes premières années, ma mère m’a fait un cadeau : elle a imprégné en moi un attachement sécure. Ce style relationnel qui facilite la rencontre m’a aidé, plus tard, à ne pas rater les mains tendues. Mais ma mère s’est retrouvée seule et sans ressources, dans la région de Bordeaux et dans un contexte de guerre extrêmement stressant, ce qui a dû provoquer chez elle une sorte de déprime. J’ai été séparé d’elle brutalement puisqu’elle m’a confié à l’Assistance publique, la veille même de son arrestation par la Gestapo, pour me sauver. Je dirais donc que dans mon cas, j’ai un véritable trou de mémoire : une mémoire préverbale vive et confirmée puis un immense trou noir, un arrêt des apprentissages et du développement. La mémoire me revient avec Margot Farges qui joue le rôle de substitut affectif et qui permet au processus de résilience de se mettre en place et à mon développement interrompu de reprendre.
En revanche, c’est plus tard que se développera chez moi une mémoire traumatique : c’est le silence, l’empêchement de parler qui la provoquent. Je m’aperçois qu’on ne me croit pas, que mes récits gênent, que personne n’a envie d’entendre ce que j’ai à dire, et je développe alors un clivage entre une partie de moi socialement partageable à travers des histoires que je raconte et qui amusent mon entourage, et une autre non partageable en raison du déni culturel. Se forme ainsi en moi ce que les psychanalystes appellent une « crypte » de l’âme.
 
Vous parlez également de chimères – ces monstres qui organisent notre mémoire et qui, à l’instar des chimères de la mythologie, sont des compositions imaginaires dont tous les éléments sont vrais – et de faux souvenirs. Pouvez-vous clarifier la différence entre ces deux concepts ?
 
Pour nous tous, la représentation de soi est chimérique : nous composons des chimères, des arrangements de vrais souvenirs, pour en faire une représentation dans notre théâtre intime. Le film que nous projetons dans notre monde psychique est l’aboutissement de notre histoire et de nos relations. Quand nous sommes heureux, nous allons chercher dans notre mémoire quelques fragments de vérité que nous assemblons pour donner cohérence au bien-être que nous ressentons, alors qu’en cas de malheur, ce sont d’autres morceaux de vérité qui donneront cohérence à notre souffrance. Lorsque je me remémore que l’escalier de la synagogue où nous avions été regroupés et d’où je sors pour m’enfuir avait un escalier monumental comme celui du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein où l’on voit un landau dévaler les marches, alors que dans la réalité il n’y avait que trois marches, il s’agit là d’une composition chimérique : j’ai bien descendu des marches, et comme ce moment est accompagné dans ma mémoire d’une émotion très forte à laquelle j’ai besoin de donner une forme imagée, je vais choisir cette image dans un film que j’ai vu. En revanche, lorsque je me remémore qu’un capitaine allemand a soulevé le matelas sur lequel était allongée une dame mourante et sous lequel j’étais caché, qu’il m’a vu et a néanmoins donné le signal du départ, il s’agit là d’un faux souvenir. Dans la réalité, pas de capitaine allemand mais un Français au service des SS, personne ne rentre dans la camionnette, et si on la laisse partir, c’est parce que la dame peut mourir ici ou ailleurs, peu importe. J’ai inventé ce faux souvenir parce que j’avais besoin de penser que le mal n’était pas inexorable, que même les agresseurs conservaient une part d’humanité. J’avais besoin de garder espoir pour trouver la force de continuer à vivre. 
 
Vous évoquez à plusieurs reprises l’histoire biblique de Loth qui dit que l’on peut continuer à vivre à condition de ne pas se retourner sur son passé et en même temps, vous montrez bien que pour se reconstruire, il faut se retourner sur ce passé douloureux et même le raconter. Est-ce qu’il s’agit finalement de temps différents : il y aurait donc un temps pour l’amnésie et un temps pour le souvenir ?
 
Oui, c’est tout à fait ça, sauf qu’il ne faut pas parler d’amnésie mais de déni. Il y a un temps du déni qu’on doit respecter, et tous les traumatisés le manifestent. Je ferais bien une analogie pour m’expliquer : quand quelqu’un se casse une jambe, il ne faut pas le faire marcher tout de suite. Cela ne ferait qu’aggraver le traumatisme et provoquer de la souffrance. On lui pose donc un plâtre et on met ainsi la jambe au repos. Par la suite, on procèdera à une rééducation progressive. De la même manière, le déni est un mécanisme de protection nécessaire, et si on ne respecte pas ce temps-là, on prend le tapis roulant vers la dépression. On reste prisonnier de son passé qui se fige. Le déni néanmoins ne peut s’opérer qu’au prix d’une amputation de la personnalité : on n’est pas amnésique, on se rappelle les événements douloureux, mais on ne veut pas y penser.
 
Peut-on transposer ce même mode de fonctionnement aux sociétés qui ont, elles aussi, besoin de ces périodes de déni après les guerres par exemple ?
 
Oui, bien sûr, c’est le même mécanisme qu’on observe au niveau social. La culture a besoin de ce temps du déni. En France, on aurait pu basculer dans la guerre civile après la Seconde Guerre mondiale, tant la haine était féroce entre les résistants et les collabos. De Gaulle avait conscience de ce risque qu’il a désamorcé en nommant des communistes au gouvernement. Car les tribunaux d’épuration avaient commencé à faire leur travail et il y a eu à peu près 10 000 fusillés. Le déni a permis de démarrer les « trente glorieuses », de rentrer dans une période d’euphorie et de dynamisme où toutes les énergies étaient mobilisées pour reconstruire. Le témoignage des survivants était gênant. On ne voulait pas les entendre. Le déni est donc quelque chose de confortable individuellement et de nécessaire socialement. 
 
De façon étonnante, vous écrivez que c’est la fiction et non les témoignages des survivants, que personne au demeurant ne supportait de lire ou d’entendre, qui a mis du baume sur vos blessures, que c’est la fiction qui a apprivoisé les consciences et permis d’envisager l’impensable.
 
Quand les revenants ont voulu témoigner, ils ont jeté de la glace sur les relations sociales ou familiales. Quand Primo Lévi écrit Si c’est un homme, il n’en vend que 700 exemplaires ! Son témoignage est insupportable et empêche le déni. Ceux qui ont écrit des fictions (et même si celles-ci comportaient des erreurs historiques) ont posé le problème, l’ont rendu supportable et partageable, et ont permis aux revenants de réintégrer le corps social. Je pense à André Schwartz Bart ou à Anne Frank par exemple. Que raconte Anne Frank ? L’histoire supportable d’une gentille famille obligée de se cacher, histoire qui se termine quand la Gestapo arrive sur les lieux. Au théâtre où j’ai assisté à la pièce qui en a été tirée, quand on entend les coups sur la porte, c’est la fin. Donc ce récit est facilement partageable par les non-traumatisés et il entre très vite dans la culture, à l’inverse de celui de Primo Lévi. Jorge Semprun a, lui aussi, voulu témoigner et n’y est pas parvenu. « Mes brouillons saignent », écrit-il, soulignant à quel point l’écriture entretient la blessure. Vingt ans plus tard, il écrit un roman pour raconter ce qui s’est passé, et c’est seulement à ce moment-là qu’il peut avouer : le héros de ce roman, c’est moi.
 
À la toute fin de l’ouvrage, vous dites avoir été étonné par votre propre livre ; vous ne vous attendiez pas à écrire une défense de la judéité qui, dans votre vie quotidienne, occupe peu votre esprit.
 
Faisons d’abord une distinction entre judaïsme et judéité. La judéité concerne l’histoire du peuple juif qu’il faut lire avec une mappemonde tant elle concerne de lieux géographiques différents et elle soulève des problèmes humains universels. C’est une histoire que je dirais « affolée », qui révèle nombre de questions essentielles et que l’on peut comparer à celle des Arméniens ou des Rwandais qui ont, eux aussi, connu les horreurs des génocides. Il est tout à fait passionnant de s’inscrire dans une telle histoire. En revanche, je connais très peu de choses sur le judaïsme et je n’ai pas reçu d’éducation religieuse. Je pensais, en démarrant ce livre, réfléchir à la mémoire traumatique ainsi que vous l’avez noté d’entrée de jeu. Mais je me suis aperçu que le fil rouge de mon histoire était la judéité, mais également la question du regard : comment le regard des autres peut nous traumatiser ou nous réchauffer, nous contraindre au silence ou nous donner la parole, nous enfermer ou nous inviter à la créativité. Les cultures allemande, autrichienne ou espagnole ont pu, à différents moments de l’histoire du peuple juif, nous inviter à la créativité ou nous exclure jusqu’à l’enfermement. Cette question du regard de l’autre qui mène à l’affrontement ou à la créativité est essentielle pour moi. 
 
Pour finir, je souhaiterais revenir sur les premiers travaux de votre parcours de chercheur qui concernent l’éthologie, et sur la question du lien dont vous avez mis en évidence le rôle tout à fait central dans la construction de l’humanité des individus. N’est-ce pas révélateur qu’alors que vous avez été privé, de façon précoce, de liens essentiels à vos deux parents, vous ayez choisi de vous attacher à ce sujet de recherche ?
 
Georges Devereux, psychiatre et professeur au Collège de France, parle de contre-transfert de l’objet de science. Il souligne à quel point le choix de notre objet de science n’est jamais le fruit du hasard, car on choisit toujours un objet qui nous touche. Nombre de linguistes ont par exemple, dans leur entourage, une personne proche atteinte de troubles du langage, un père aphasique ou un frère autiste. Un choix de carrière est souvent un aveu autobiographique. Tendre la main, donner la parole, sont pour moi des événements majeurs. Je suis extrêmement sensible à ces enfants condamnés par des ruptures affectives précoces, des carences affectives, et je ne supporte pas les prophéties autoréalisatrices qui affirment qu’ils sont foutus, qu’ils n’y arriveront pas. Sans doute parce que j’ai moi-même entendu ce type de discours autour de moi. L’éthologie m’a donc offert le dispositif expérimental qui permettait d’observer l’effet des ruptures du lien sur le comportement.
 
Par Georgia Makhlouf pour http://www.lorientlitteraire.com

psychologue à luxeuil-les-bains (70300). psychothérapeute à luxeuil-les-bains (70300). psychanalyste à luxeuil-les-bains 70. psychiatre à luxeuil-les-bains 70. psychologue à luxeuil-les-bains 70. psychothérapeute psychologue psychiatre. Haute-saône 70

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20 mars 2014 4 20 /03 /mars /2014 09:01

Dossier skholé.fr : À propos de "La vraie vie à l’école. La psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l’école" – Entretien avec Philippe Lacadée

 

 

<< En tant que psychanalyste, je dois m’intéresser plus aux processus affectifs qu’aux processus intellectuels, plus à la vie psychique inconsciente qu’à la vie psychique consciente. Mon émotion lors de ma rencontre avec un ancien professeur de lycée m’invite à faire un premier aveu : je ne sais pas ce qui nous sollicita le plus fort et prit pour nous plus d’importance, avoir affaire aux sciences qu’on nous exposait ou aux personnalités de nos professeurs. […] Nous quêtions leurs faveurs ou nous détournions d’eux, imaginions chez eux des sympathies ou antipathies qui n’existaient probablement pas, étudiions leurs caractères et formions ou déformions les nôtres sur ces modèles. Freud, À propos de la psychologie du lycéen[1] >>

 

Face à l’impossible d’éduquer qu’évoquait Freud en son temps, l’ouvrage La vraie vie à l’école. La psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l’école prend résolument le contre-pied des débats des dernières années qui ont alimenté des positions tranchées et souvent schématiques, créant finalement un antagonisme artificiel entre les missions de l’école, et limitant le fait d’enseigner à des positions auxquelles la vie d’une classe ne saurait se réduire : car avoir le souci de l'élève, prendre ses capacités cognitives comme ses difficultés ou encore sa parole au sérieux, en un mot être à son écoute, ne remet en cause ni l’exigence des contenus d’enseignements, ni le goût du savoir et de l’effort, ni même l’autorité symbolique de l’école ou de son enseignant, en tant que l’école est le lieu d’apprentissage-transmission des savoirs visant à l’autonomie de l’esprit par la formation intellectuelle où l’on apprend à vivre collectivement selon des principes de respect et de compréhension de l’autre. C’est précisément un lieu qui offre la chance et le cadre propre à faire la nécessaire expérience de l’altérité et du lien social autrement que dans le contexte familial premier. Avec cet ouvrage nous rentrons de plain-pied dans ce qu’est réellement l’école à travers le prisme de la psychanalyse, puisqu’il rend compte du « parcours » du psychiatre-analyste, Philippe Lacadée, qui pendant treize années dans le cadre du Centre interdisciplinaire du champ freudien[2] – CIEN –, a pu échanger, dialoguer, avec les élèves et les professeurs et entendre les points de butée de là où ils s’énonçaient, mais aussi parce que des témoignages d’enseignants rendent compte de leur manière d’y faire à partir de la parole des élèves comme de leur refus de céder face à ce qui embrouille l’élève, le déborde, non sans conséquence sur le fonctionnement de la classe en cours ou son avancement dans la progression des savoirs.

 

Pour Philippe Lacadée, « l’école doit inventer aujourd’hui les lieux et les liens pour rendre les élèves plus présents, plus attentifs au savoir vivant que les enseignants leur transmettent, plus responsables devant la vie qu’ils ont à construire. » Si pour beaucoup d’élèves, le sens de l’école comme celui de leur présence obligatoire en son sein ne posent pas de difficultés, pour d’autres élèves de milieux sociaux divers, l’école est un problème comme le sens des savoirs enseignés. Certains signent parfois leur relation à l’école par un ratage momentané ou durable, quand rien ne vient border la répétition d’une jouissance pulsionnelle en trop : refus d’apprendre, isolement, désertion, ennui, refuge dans un ailleurs extra-scolaire qui peut prendre des formes diverses, violence verbale ou physique, et parfois passage à l’acte mortifère. Se tenir toute la journée assis en classe, écouter, prendre des notes, faire ses devoirs, apprendre : toutes ces activités peuvent poser problème à un moment où les questions de corps, de sexualité, de perte des repères de l’enfance sont très préoccupantes. Il y a souvent une grande solitude qui habite l’adolescent, en tension avec la découverte d’une nouvelle autonomie valorisante, désirable, comme menaçante, non sans danger parfois pour lui. Il est parfois démuni, sans mot pour dire ce qui lui arrive, et peut chercher à le dire à l’envers, ou sous forme de provocation, ce qui n’est pas sans pertinence et toujours à prendre au sérieux. L’élève, qu’il en ait ou pas le goût, n’est jamais dépourvu d’esprit, même si les voies scolaires ne paraissent pas le lieu de son épanouissement, pour de multiples raisons qui relèvent aussi bien d’une position défaitiste, inquiète, ou encore du sentiment entretenu par d’autres de son âge, qu’ici il n’y aurait rien les concernant, aussi bien que du discours social et de l’héritage familial.

 

L’école n’est cependant pas ce Moloch sans pitié qui engloutit chaque élève à la première difficulté venue, puisque c’est précisément un lieu où développer ses capacités cognitives, son savoir sur le monde à travers des disciplines, goûter aux plaisirs intellectuels d’une culture générale, un lieu où s’émanciper pour dialoguer autrement avec les autres et le monde qui nous entourent et développer un esprit critique à partir de ce que nous appelons la culture universelle. Que serait une école avec des élèves qui sauraient tout d’avance ou pire encore qui se ressembleraient ? Cet ouvrage est réjouissant à plus d’un titre, à commencer parce qu’il s’aventure là où souvent l’on s’en tient aux idées d’impasses, parce qu’il est chargé de la promesse de bonnes rencontres à l’école, mais aussi parce que la psychanalyse permet de faire un pas de côté avec les idées reçues et fossoyeuses de la possibilité d’une vraie vie à l’école, comme si la vie devait s’arrêter aux grilles des lycées… Comme si les élèves n’étaient que des élèves et les professeurs que des professeurs, sans nom, ni style propre, sans autre interaction entre eux. Avant d’échanger avec l’auteur de son travail, nous souhaiterions encore présenter brièvement trois autres points de vue qui ont trouvé place dans cet ouvrage et qui font miroiter l’école d’aujourd’hui selon des angles différents. 

 

Dans son article, « une éthique de la parole », Joseph Rosetto, principal du collège Pierre Sémard à Bobigny, s’interroge sur l’éthique de la parole dans un système scolaire très concentré sur le résultat scolaire, le classement… Quand l’enfant fonctionne autrement dans ce circuit d’apprentissage, il est de suite évalué comme « enfant en difficulté », il s’en suit toute une cohorte d’accompagnements spécifiques afin de traiter l’absence de résultats scolaires évalués comme insuffisants. Lors des conseils de classe, c’est bien à partir des résultats scolaires que l’élève est envisagé, « nous exprimons sur l’élève un regard photographique, un condensé inexact, souvent injuste qui ne s’intéresse pas à l’enfant dans son intégralité et ne reflète pas sa personnalité. Quant aux conflits qui peuvent rendre la classe impossible, ils sont souvent provoqués par une parole trop rigide ou blessante. » Pour lui, « la France est le pays du grand écart scolaire » parce que l’école ne saurait pas s’adresser ou enseigner aux enfants qui ne font pas corps avec l’idéal du bon élève et du savoir. Par exemple, en Seine-Saint-Denis, la moitié des enfants qui rentrent en 6ème sur environ quinze mille élèves ne peuvent pas lire, ni écrire quelques lignes compréhensibles, il y a là tout un programme de travail pour amener les enfants à apprendre. Tous n’y arrivent pas. C’est pourquoi dans ce contexte, les projets qui associent d’autres aptitudes de l’enfant sont primordiaux, pour ne pas laisser ces enfants sur le bord de la route. Autour du collège de Bobigny, des enseignants, des parents d’élèves, des artistes se sont réunis avec Joseph Rosetto pour créer « une école de l’expérience », « parce que l’école est toute entière tournée vers des programmes qu’il faut faire et des savoirs que les enfants doivent « absolument » apprendre.

 

Ces objectifs n’ont pas grand-chose à voir avec l’expérience. L’expérience c’est autre chose, c’est une mise en mouvement qui ne conduit pas les enfants vers quelque chose de figé, de fini, mais elle est l’élan qui le porte, le dépasse souvent, le transforme. Elle est désir et énergie. Le voyage qui se construit par l’expérience n’est plus un voyage d’étude, il devient vie, il est la vie. » De cette école sont nés entre autres des pièces comme « Les enfants d’Héraklès » d’après Euripide, ainsi qu’un voyage en Grèce, « Enfances » de Céline Baliki, ou encore « Antigone », épopée adaptée du récit de Henry Bauchau et de la pièce de Sophocle, jouée au Centre dramatique national de Montreuil. Joseph Rossetto évoque avec passion les défis d’un collège en banlieue, l’enseignement comme « un métier qui ne cesse de se réinventer », et qui peut prendre appui sur la vitalité d’un tissu associatif de proximité pour trouver ensemble des réponses pour accueillir la diversité des enfants qui vivent-là.

 

Dans son article, « Adolescent à l’école : est-ce possible ? », Philippe Meirieu, professeur en sciences de l’éducation à l’Université Lumières-Lyon 2, propose de réfléchir à ce qui de manière immuable fait frontière entre les enseignants et les élèves, les adultes et les enfants, dans le « face à face » de la classe, cette séparation de facto entre les places ou les fonctions que l’école assigne à chacun, qui va jusqu’s’inscrire dans l’espace même des lieux réservés, qui divisent, séparent en deux groupes les professeurs des élèves, et ce de la plus petite classe jusqu’à l’université, tout en rappelant qu’une tradition philosophique républicaine ne connaît que l’enfance et l’âge adulte, aucun entre-deux. Frontières également entre « la culture scolaire » et « la culture jeune », entre l’idéal d’un savoir qui s’adresse à l’intelligence et ce qui occupe l’adolescent singulièrement, comme ses propres élaborations et expériences, hors discours scolaire. Dans le passage de l’étudiant à l’enseignant ne retrouve-t-on pas cette transformation radicale, et parfois caricaturale, de la personne qui dans son passage d’un groupe à l’autre joue désormais au professeur ? Et j’aimerais ici citer assez longuement Philippe Meirieu qui prolonge autrement encore cette idée quand il se demande pourquoi l’école a su un temps intégré « la révolte adolescente » et « la culture scolaire classique. » « […] si l’école ne supporte plus les « ados », il fut pourtant un temps, pas si lointain, où elle s’accommodait parfaitement des adolescents, pourvu qu’ils soient, tout à la fois, intégrés et révoltés. […] Au fond « la génération 68 » fut sans doute la dernière, contre toute apparence, dont l’adolescence était parfaitement assimilable par une institution scolaire où l’élégance du geste parvient toujours à faire oublier le pathos de l’intention.

 

À cet égard, Mai 68 marque non point le début, mais la fin d’une époque : depuis quarante ans, le modèle "intégré / révolté" n’en finit pas de perdre du terrain au profit d’un autre, aujourd’hui très largement dominant, voire hégémonique, le modèle "indifférent / agressif". […] L’adolescent des années 60 conjuguait acceptation de la culture scolaire et refus de la culture sociale : il pouvait ainsi, dans sa révolte même, rencontrer l’assentiment de ses maîtres. L’adolescent d’aujourd’hui associe la dévotion à la culture sociale au refus de la culture scolaire : il ne peut donc rencontrer que l’hostilité de ses profs. L’adolescent des années 60 lisait Sartre et Camus – bons élèves par excellence – et contestait « la société de consommation ». L’adolescent d’aujourd’hui veut son lecteur MP3, passe des heures devant You Tube, et trouve profondément ridicule de manifester le moindre intérêt pour les savoirs scolaires. C’est pourquoi, même s’il faut prendre ses distances avec les stéréotypes dominants et ne pas confondre la diversité sociologique d’une population avec les images qui en sont données, force est de constater que « la figure adolescente » contemporaine – indissociablement descriptive et prescriptive – n’est plus une "figure scolaire"». Bien évidemment, l’auteur ne conclut pas pour autant sur la fin de l’école pour les adolescents, mais plaide plutôt pour de « nouveaux paradigmes pédagogiques ». Cette analyse pose finalement la question de la transmission et de l’héritage.

 

Qu’est-ce qui de « la figure scolaire » des parents et des enseignants a passé ou pas entre les générations ? Et pourquoi ? La culture de la critique politique de la société s’est-elle affaiblie au fur et à mesure que cette génération s’installait dans la société de consommation et désirait les mêmes objets que ceux offerts à leurs enfants ? Peut-être est-il possible d’avancer que les formes de « rébellion » s’énoncent plus individuellement aujourd’hui que sous la bannière d’idéaux politiques collectifs d’hier, qui pour des raisons multiples n’ont plus guère le vent en poupe, et sont assurément moins politiques, à en juger « les modes de jouissance » qui préoccupent les adolescents. 

 

Fernand Cambon, traducteur de Freud et de poésie, agrégé d’allemand et ancien élève de l’ENS, témoigne avec humour dans son article « de l’évaluation dans l’enseignement » de ce qui  dans les année 80 le décida à quitter l’enseignement supérieur pour le dit « 93 », où il enseigna en lycée son amour de la langue allemande en choisissant ses textes, de Celan à Schiller, élaborant ses propres exercices appropriés, en offrant un enseignement très éloigné de la conception de la langue comme outil de communication. Son approche, comme il en témoigne, a été visiblement fructueuse au regard des notes obtenues par certains élèves au baccalauréat et appréciée en raison de ce qu’ont pu lui dire certains élèves rencontrés plus tard. Or dès les années 90, « une dichotomie s’installa, peut-on dire, entre les inspecteurs et les élèves. […] Soudain, mais très probablement portés à leur insu par une déferlante « historiale », les inspecteurs, pas seulement de « langues vivantes », se mirent à être obsédés par le « problème de l’objectivation de l’évaluation. » Fernand Cambon finit par prendre une retraite anticipée après une « résistance » solitaire et sans espoir.

« Les évaluateurs démagogues étaient, n’en doutons pas, démocratiques ; n’était-il pas plus « démocratique » de rapprocher Celan, Schiller et Beethoven d’adolescents du 93 ? »

 

Elise Clément

 

***

ENTRETIEN AVEC PHILIPPE LACADÉE

 

Elise Clément : Pour la psychanalyse, l’adolescence est une période de « métamorphose », de conflits psychiques, où les pulsions sont sur le devant de la scène, où pour grandir, il faut pouvoir inventer ce qui n’a pas encore de nom, débusquer les voies propres de son désir en tension entre idéal et peur de l’inconnu, l’amour et la jouissance, mais aussi avec ce qui est extérieur au cocon familial– si tant est qu’il en ait été un – et son style. Dans une certaine mesure, nous pourrions dire que depuis Freud, le temps de l’adolescence, qui, même s’il demeure récent est lié à la société industrielle moderne, puisque longtemps on passait de l’enfance à l’âge adulte selon d’autres modalités, comporte des éléments permanents dans ce moment de trouble particulier, parfois extrême, de la puberté où se renégocie le rapport entre le corps et le langage de manière plus ou moins traumatisante. En ce sens, ce qui aurait changé, serait-ce les réponses ou les points d’appui que le jeune peut trouver au XXIe siècle ou y aurait-il un remaniement en profondeur de ce que l’adolescent traverse pour lui même et dans la découverte de l’altérité amoureuse, sociale ?

 

Philippe Lacadée : Votre question laisse entendre que bien en dehors de l’approche psychanalytique, l’adolescence a été approchée comme une période soit un temps où s’actualise dans le corps et la pensée du sujet qui la traverse une métamorphose. Ce fut très bien décrit par les philosophes grecs et repris par certains auteurs de la fin du XIX siècle et début du XX. Que ce soit chez Robert Musil ou Kafka vous avez l’adolescence vécue comme un moment de désarroi ou d’une extrême solitude où le sujet qui la rencontre fait l’épreuve d’un moment déterminant où il se doit de trouver la voie de ce qui sera son désir en-dehors du milieu familial. Il est vrai qu’alors c’est le corps qui envahit la scène d’où l’appétence pour certains de la mise en scène ou de la prise de risque. En soit c’est vécu comme une période de crise nécessaire et il ne peut en être autrement. Rimbaud en a saisi l’essentiel avec ces deux phrases : « Moi pressé de trouver le lieu et la formule » et l’autre : « Le pubère où circule le sang de l’exil et d’un père ».

Vous avez là les enjeux essentiels de tout adolescent en dehors d’un quelconque contexte : Un moi pressé par les pulsions qui s’agitent dans le corps et la pensée, la nécessité de trouver un lieu pour que chacun trouve sa formule qu’il faut là entendre comme son choix d’objet de désir ou d’amour en dehors de la famille, mais aussi la formule pour bien dire son désir avec un bien dire au plus prés du réel de leur corps. Vous avez aussi la tension entre maintenir un lien au père tout en s’en détachant et en même temps la rencontre avec un certain exil lié à l’éveil de la puberté. Victor Hugo qualifiait l’adolescence de la plus délicate des transitions, le commencement de la femme dans la fin d’une enfant. Voilà bien dit ce que Freud décrivait lui comme la traversée d’un tunnel avec deux trous qui d’ailleurs ne se rejoignent pas forcément, un trou du côté de l’enfant lié à la pulsion qui vient trouer son corps d’enfant, traversé qu’il est par des pulsions et de l’autre côté un trou dans le savoir de l’Autre parental, personne ne pourra répondre aux questions qui concernent ce que le sujet vit dans son corps. C’est ça qui vient faire trou et là on peut parler de troumatisme de l’adolescence. Ce qui ne veut pas dire que l’adolescence soit une maladie mais que chacun doit inventer sa réponse ou comme le disait Rimbaud trouver une langue soit sa langue ou sa façon de parler. Voilà ce qui fait que je suis très sensible à la façon de parler des jeunes mais aussi de ceux qui s’occupent d’eux. Et c’est là où effectivement on peut noter que les réponses ou les discours que l’on tient sur eux ont changé. Du coup les ados ne prennent plus appui sur la langue comme autrefois. C’est pour cela que j’ai proposé de parler d’une crise de la langue articulée à l’Autre. Ils ne parient plus sur l’Autre de la langue, celle porteuse  d’un certain savoir ou sens. D’où notre responsabilité de parole vis-à-vis d’eux. Là dessus on de doit rien lâcher et cela implique de notre part une certaine position éthique.

 

EC : Dans « Pour introduire la discussion sur le suicide » que vous donnez à lire dans votre ouvrage dans une traduction de Fernand Cambon, Freud écrit : « Ce n’est pas le lieu de critiquer l’enseignement secondaire sous sa forme actuelle. Mais peut-être suis-je autorisé à faire ressortir un seul facteur. L’école ne doit jamais oublier qu’elle a affaire à des individus qui ne sont pas encore mûrs et auxquels on ne peut dénier le droit de s’attarder à certains stades de développement, y compris peu réjouissants. Elle ne doit pas revendiquer pour elle le côté impitoyable de la vie ; elle n’a pas le droit de vouloir être un lieu plus qu’un lieu où l’on joue à la vie. » A la lecture de votre ouvrage et des témoignages des enseignants qui s’engagent pleinement à trouver des solutions et un savoir y faire avec les élèves dans des temps de conversation hors classe, où il est possible de prendre acte d’une plainte subjective, il semblerait que le désir décidé de certains enseignants ne lâche pas sur « le peu réjouissant » qui embarrasse certains élèves – le refus d’apprendre ou de ne s’exprimer qu’en criant… Ce qui bat en brèche l’idée que l’école serait du « côté impitoyable de la vie » à partir du moment où les enseignants considèrent qu’il est aussi de leur ressort de trouver des solutions au « ça rate » de certains élèves. On peut imaginer que l’école ait été plus sévère et asymétrique dans sa relation enseignant-élève à des époques antérieures. Pour autant, si dans l’institution comme elle est organisée aujourd’hui, il est possible de trouver des chemins de traverse non excluant qui reposent, il est vrai, principalement sur le désir de l’enseignant qui va à la rencontre de celui de l’élève, on se demande où se loge « l’impitoyable de la vie » pour les adolescents. Est-ce dans un marché de l’emploi inégalitaire qui pousserait à la course aux diplômes et à la concurrence, ce qui « démonétariserait » le goût et la valeur du savoir et, par ricochet, déprécierait la mission des enseignants et celle des élèves, qui sont là pour apprendre et trouver du plaisir ? Un certain discours familial, émis dans l’angoisse des lendemains qui inquiètent, participe-t-il d’une vision utilitariste et pragmatiste de l’école ? Last but not least, dans une société où le capitalisme consumériste est aux commandes des pulsions des jeunes comme des adultes, et particulièrement sur le marché des nouvelles technologies où tout le monde se trouve connecté, et parfois grignoté dès le lever par tous ces petits et grands objets ?

 

PL : Je vous remercie de citer ce beau texte de Freud qui démontre que déjà à son époque les adolescents pouvaient se suicider. Ce qui a changé encore ce sont les modalités de réponses et le fait que l’on veuille une totale efficacité, un risque zéro et une sécurité absolue. Très souvent un jeune pense à se suicider pour se séparer de ce qui lui prend la tête, de ce qui le fait souffrir et l’empêche de vivre, de trouver dans sa pensée ou sa vie de quoi savoir y faire avec elle. C’est toujours à prendre au sérieux les idées noires, l’agressivité contre l’autre souvent reflet de celle qui vise notre propre être. Souvent d’ailleurs les professeurs reçoivent certaines confidences, il ne peut en être autrement. Et c’est là où nous avons à travailler en lien avec le corps enseignant, ce fut le but de mon livre. Alors Freud parle de l’école comme un lieu où l’on doit jouer à la vie. Ici il s’agit d’entendre qu’il ne faut pas jouer avec l’enfant mais veiller à l’éveiller à la vie de l’esprit soit lui offrir dans une transmission exigeante, ce qui le sépare de ce qui lui prenait la tête. L’ouvrir à un savoir ou à des matières où il puisse se rendre compte que d’autres avant lui se posaient les mêmes questions. Vous savez, elles ne sont pas très nombreuses les questions essentielles de l’être humain, où il doit – et pas tout seul ! – trouver ses propres réponses, cela concerne son existence et sa mort et aussi la question de son sexe, comment dois-je me comporter comme femme ou homme ? Et c’est là où la rencontre avec le savoir y faire d’un professeur est essentielle. Ici, il ne s’agit pas de se soutenir d’un discours défaitiste à l’endroit de l’école ou nostalgique en regrettant « un ordre hiérarchique mieux réglé entre enseignant et élève », et d’une école qui faisait autorité à l’endroit des savoirs. S’il y a une autorité à démonter et à défendre c’est l’autorité authentique soit que le professeur démontre à ses élèves comment lui-même aime le savoir qu’il transmet, comment il le fait parce que cela a transformé sa vie et comment il transmet ce goût d’apprendre. Et les élèves sont sensibles à ça et souvent témoignent que tel ou tel professeur a transformé leur rapport aux études. Mais il y a aussi à notre époque l’autorité de la langue à ne pas lâcher et cela implique que le professeur sache aussi ce que parler veut dire. Il se doit aussi de dire à son élève que la parole a une certaine valeur et qu’un mot a une valeur signifiante et que dire certains mots a des conséquences, c’est ça aussi la vie de l’esprit, c’est aider les ados à faire avec le sens et le signifié de certains signifiants. L’école du XXI n’est pas « inhumaine », mais elle se doit de savoir ce qui fait l’humain soit le lien de chacun à la langue et ne doit rien lâcher sur sa mission d’exigence de transmission des savoirs.

 

EC : Pour revenir à la fin de ma deuxième question, s’il y a aujourd’hui une emprise incontournable des nouvelles technologies dans le quotidien et l’intimité de presque chacun d’entre nous et dont les usages peuvent parfois aller jusqu’au ravage chez certaines adolescents, en même temps que d’autres peuvent en faire un usage créatif et stimulant, ne reviendrait-il pas à l’école de les introduire en son sein afin d’en montrer les usages raisonnés et intelligents et d’en comprendre les mécanismes de fabrication et leur place dans l’histoire de la technologie ?

 

PL : Vous parlez d’une société où le capitalisme pulsionnel repris par Philippe Meirieu est venu se brancher sur les pulsions des jeunes comme des adultes, et souvent pour en prendre la commande. Ce marché des nouvelles technologies a envahit la chambre de l’enfant comme je le démontre dans mon livre « Vie éprise de parole. » Dés le lever, comme vous le dites, l’enfant se trouve connecté, et parfois grignoté par ces objets gadgets. Lacan dés 1975 faisait valoir que la question essentielle de ces objets gadgets était que l’on ne pourra pas empêcher qu’ils deviennent les nouveaux symptômes de notre modernité. La question devient dés lors non pas de les supprimer mais d’en repérer pour chacun dans la particularité de son cas l’usage symptomatique qu’il en fait. Nous devons être bienveillant à la particularité du symptôme de chacun. L’école peut jouer un rôle face aux nouveaux moyens de la communication et ne pas toujours penser qu’ils sont responsables des problèmes d’inattention. S’il peuvent être les nouveaux temples du savoir, ils ne doivent pas évacuer la présence essentielle du professeur celle qui fonde l’éducation et l’apprentissage, soit une présence exigeante porteuse d’un désir de transmettre ce qui fait l’humain, ce qui fait l’apprentissage de la vraie vie qui ne doit pas être comme fantasmée ailleurs, mais bien à l’école où l’on apprend ce qui fait la différence et l’altérité, soit ce que chacun pense et dit avec ses mots à lui en fonction de ses sensations inédites. L’école peut être un lieu de traduction et de nomination particulier à chacun et partager dans un apprendre à vivre ensemble l’altérité de l’Autre. C’est là où je situe le côté paradoxal du titre de mon livre : non, la vraie vie comme le disait Rimbaud n’est pas ailleurs, et il est vrai que le signifiant ailleurs est souvent employé par les ados, la vraie vie doit se jouer à l’école grâce au partage de la transmission de savoirs. Savoirs non plus anonymes véhiculés par le Web, mais savoirs articulés à la présence des corps enseignants, car l’enseignant enseigne avec son  corps vivant avec deux objets du désir que sont la voix et le regard. La voie du Web ne remplacera jamais la sonorité de la voix du prof, ni le regard qu’il porte sur vous. L’ado est très sensible au respect qu’on lui porte, à l’intonation de la voix du prof, il est sensible à la valeur qu’il pense avoir pour un prof. C’est ce désir rencontré dans l’échange avec un prof qui ouvre la voie au désir d’apprendre dont est porteur l’ado, car il a envie d’apprendre mais pas n’importe comment.

 

EC : A partir de deux films : « l’Esquive » d’Abdellatif Kechiche et « la Journée de la jupe » de Jean-Paul Lilienfeld, mais aussi de l’ouvrage « Conversation sur la langue française » de Pierre Encrevé  et Michel Braudeau, vous abordez le point fondamental de la langue dont vous faîtes un des enjeux essentiels de l’adolescence et cela depuis votre premier livre « Le Malentendu de l’enfant » dans lequel vous parliez d’une conversation que vous aviez menée avec des adolescents d’une classe de quatrième. Dans ce même livre vous démontriez aussi que la demande de respect des adolescents était l’équivalent pour eux d’un nouveau symptôme alors qu’ils ne cessent pour certains de se montrer de plus en plus irrespectueux. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

 

PL : Je vous remercie de cette question qui me prouve que je suis bien lu à partir de mes différents livres qui sont parcourus par un souci essentiel qui est de faire entendre qu’avant tout l’adolescent est le prince du paradoxe. Vous le soulignez d’ailleurs se monter irrespectueux tout en réclamant le respect, faire de la langue un usage provocateur pouvant aller jusqu’à la rupture alors qu’il se plaint qu’on ne l’entend pas. Alors voilà ce qui complique la tâche de ceux qui ont à s’occuper des adolescents que ce soit les parents mais aussi les professeurs.

J’ai beaucoup insisté dans mon livre sur l’adolescence : L’éveil et l’exil sur la langue des adolescents que j’ai qualifié de la langue de l’authenti-cité en décomposant le mot authenticité en deux, soit être authentique et d’autre part la cité comme étant le lieu pour certains où ils s’inventent entre eux une langue particulière dont ils ont un certain usage qui, bien sûr, leur semble utile entre eux comme s’il s’agissait d’une certaine survie mais qui en même temps les isole.

 

D’ailleurs vous même citez les deux films entre autres qui me semblent majeurs sur cette question de la langue des ados. Dans L’esquive dont je fais une longue analyse dans mon livre L’éveil et l’exil on voit très bien vivre cette langue de l’authenti-cité, on entend combien elle est vivante, vive, chargée d’une forte sonorité et de mots provocateurs comme les insultes, elle est très pulsionnelle directement nouée au corps, elle est très immédiate et ne supporte aucune médiation de l’autre, elle ne supporte aucun refoulement et au nom d’une certaine authenticité on se doit de dire tout, tout de suite directement et sans retenue. Mais vous verrez dans le commentaire que font ces mêmes adolescents du film : « La journée de la jupe », dans le cadre d’une conversation avec une professeur de 3ème, qu’ils ne supportent pas de parler comme ça et qu’ils demandent justement à l’école de trouver les solutions les aidant à les éloigner de cette souffrance dont témoigne cette façon de parler. Voilà un des enjeux du livre La vraie vie à l’école, soit faire vivre la langue à l’école, et ne pas les laisser s’isoler dans cette jouissance solipsiste, ils font alors appel au fait d’introduire des matières vivantes qui prennent en compte le théâtre, la musique et la danse sans oublier la poésie essentielle à loger sa douleur d’existence dans la langue.

 

La vraie vie à l’école ne peut pas se lire sans le livre qui le précède soit Vie éprise de parole dans lequel je propose toute une recherche sur la question de l’insulte et de l’injure que je préfère nommer les provocations langagières. Car il s’agit de bien saisir que de fait les adolescents provoquent non pas tant l’autre en face d’eux que la langue, ils provoquent la langue pour qu’elle puisse les aider à en dire plus et comme ils n’y arrivent pas alors surgit l’insulte. Provoquer vient du latin provocare qui veut dire appeler, donc vous voyez que certains ados appellent la langue pour qu’elle puisse les aider à traduire en mots de qu’il ressentent en eux, leurs « sensations inédites » ou leurs « souffrances modernes » qui sont deux expressions de Rimbaud.

Voilà pour conclure ce que je voudrais qu’on entende, savoir créer dans les écoles des lieux et des liens pour que les adolescents puissent entrer en conversation pour pouvoir rencontrer grâce à leurs professeurs un usage de la langue qui les sorte de l’insécurité langagière dans laquelle ils sont souvent immergés. Cela peut se faire autour des matières qui sont à leur transmettre et qu’ils se doivent d’apprendre. Car l’école, c’est avant tout ça : un lieu où l’on apprend, et pas tout seul ! On y apprend la vraie vie de l’esprit, celle qui s’ouvre non seulement à la différence mais surtout à l’altérité. On y apprend à consentir à rencontrer que chacun de nous a droit de faire entendre ce qui fait la particularité de son symptôme ou de son style de vie, car c’est la seule façon de prendre en compte le fait que l’esprit ne peut pas vivre sans un corps de sensations. L’éducation nationale a là à faire son œuvre essentielle, celle de savoir y faire avec les adolescents modernes qui nous apprennent eux aussi la modernité dans laquelle ils vivent.



[1] Philippe Lacadée, La vraie vie à l’école. La psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l’école, Paris, Éditions Michèle, 2013, pp. 211-212.

[2]Le CIEN est né en 1996 sous l’initiative de Jacques-Alain Miller. Il s’agit d’« une instance internationale dont l’enjeu est d’aborder dans l’interdisciplinarité, avec les professionnels qui s’y confrontent, les difficultés rencontrées dans le lien social par les enfants et les adolescents. Cette communauté de travail se structure autour d'un dispositif original ayant pour colonne vertébrale la psychanalyse d'orientation lacanienne : le laboratoire de recherche. Réunissant des professionnels de différentes disciplines (médecins, enseignants, éducateurs, sociologues, psychologues, orthophonistes, historiens, juristes, juges, artistes, économistes, architectes, écrivains, etc.) autour d’un axe de recherche déterminé, le laboratoire instaure une forme nouvelle de lien social, fondé sur les échanges des expériences de chacun et une réflexion orientée par la psychanalyse, en sorte qu’elles s’éclairent les unes les autres. »

 

Elise Clément pour www.skholé.fr

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