La numérisation généralisée qui est en cours conduit à l'automatisation intégrale, et ce fait emporte des questions épistémologiques aussi bien qu'économiques, sociales et politiques de première grandeur. Cet article s'attachera tout d'abord à esquisser le contexte de cette métamorphose des sociétés -- qui se décline aussi bien du côté du calcul intensif et de la "smart city" que de la production robotisée, de la neuro-économie, du corps et de la transformation des conditions de la décision dans tous les domaines. Il tentera ensuite de montrer que toute l'organisation économique qui s'était concrétisée au cours du XXè siècle autour de l'organisation fordiste et keynésienne de la production et de la consommation s'en trouve compromise. Il soutiendra enfin que, d'une part, loin d'être le contraire de l'automatisation, la capacité de décision la suppose, et d'autre part, seule l'automatisation qui permet la désautomatisation est productrice de valeur durable -- c'est à dire de néguentropie.
- A propos de l'ouvrage "La société automatique"
Le 19 juillet 2014, le journal Le Soir révélait à Bruxelles que selon des estimations américaines, britanniques et belges, la France, la Belgique, le Royaume-Uni, l’Italie, la Pologne et les États-Unis pourraient perdre entre 43 et 50 % de leurs emplois dans les dix à quinze prochaines années. Trois mois plus tard, le Journal du dimanche soutenait que trois millions d’emplois seraient condamnés à disparaître en France au cours des dix prochaines années.
L’automatisation intégrée est le principal résultat de ce que l’on appelle « l’économie des data ». Organisant des boucles de rétroactions à la vitesse de la lumière (à travers les réseaux sociaux, objets communicants, puces RFID, capteurs, actionneurs, calcul intensif sur données massives appelées big data, smart cities et robots en tout genre) entre consommation, marketing, production, logistique et distribution, la réticulation généralisée conduit à une régression drastique de l’emploi dans tous les secteurs – de l’avocat au chauffeur routier, du médecin au manutentionnaire – et dans tous les pays.
Pourquoi le rapport remis en juin 2014 au président de la République française par Jean Pisani-Ferry occulte-t-il ces prévisions ? Pourquoi le gouvernement n’ouvre-t-il pas un débat sur l’avenir de la France et de l’Europe dans ce nouveau contexte ?
L’automatisation intégrale et généralisée fut anticipée de longue date – notamment par Karl Marx en 1857, par John Maynard Keynes en 1930, par Norbert Wiener et Georges Friedmann en 1950, et par Georges Elgozy en 1967. Tous ces penseurs y voyaient la nécessité d’un changement économique, politique et culturel radical.
Le temps de ce changement est venu, et le présent ouvrage est consacré à en analyser les fondements, à en décrire les enjeux et à préconiser des mesures à la hauteur d’une situation exceptionnelle à tous égards – où il se pourrait que commence véritablement le temps du travail.
1_Prolétarisation de la théorie
L’ère du capitalisme industriel atteint son point de « prolétarisation » ultime. Après la perte du « savoir-faire » des travailleurs – provoquée au XIXe siècle par le machinisme –, après la perte du « savoir-vivre » des consommateurs – provoquée au XXe siècle par le marketing –, Stiegler soutient, avec un effet de vérité certain sur son lecteur, que c’est la perte du « savoir-théorique » des citoyens qui, aujourd’hui, menace. En effet, la « gouvernementalité algorithmique » induite par les big data (la masse des données numériques), anticipant nos faits, nos gestes et nos choix, « automatise » nos attentes. Mais aussi « dé-cultive » notre liberté de raisonner, de synthétiser, de concevoir des manières singulières – plutôt que moyennes – d’avancer.
2_Désautomatiser les automatismes
Stiegler n’oppose pas la technique à la vie. Il démontre même que l’invention technique est au fondement même de l’humanité. L’homme est l’animal qui se dote d’organes artificiels (silex, écriture ou numérique) : il ne cesse d’extérioriser sa puissance d’être dans de nouveaux automatismes. Mais, toujours, il préserve une capacité à « désautomatiser », à bifurquer, à prendre une décision, à sortir du cadre… Bref, à penser. Or toute pensée nous vient de notre faculté de rêver, et donc d’élaborer de nouvelles tekhnes afin de réaliser nos rêves. Telle est la vie du désir que Stiegler appelle « les intermittences de l’âme » et que le capitalisme « 24/7 » est en train d’étrangler.
3_Économie de la contribution
Face à la destruction annoncée, d’ici à une ou deux décennies, de plus de la moitié des emplois salariés par la robotisation, il s’agit donc de travailler à la sortie de l’organisation « tayloriste, keynésienne et consumériste ». Et d’inventer alors une « économie de la contribution », fondée sur une pratique et une politique du savoir – par où se crée la nouvelle valeur. Cela passerait, d’une part, par une généralisation du régime des intermittents, fondé en 1946 en France, redistribuant non pas des salaires, mais le « temps libre » permis par l’automatisation. Et, d’autre part, par la mise en œuvre d’une « technologie digitale herméneutique » où chacun pourrait participer à l’interprétation des nouveaux savoirs – faire, vivre, concevoir.
Bernard Stiegler , Philosophe, directeur de l'Institut de recherche et d'innovation
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Peut-on aborder la question du chômage autrement que comme une fatalité ? Quelles pistes d'avenir pour un retour de l'emploi ou… du travail ?
Un niveau est inégalé depuis 5 ans… Il ne s’agit pas de la courbe du chômage qui, elle, a atteint en mars un sommet historique, mais du moral des ménages. Un paradoxe en temps de crise qui n’appelle aucune morale, plutôt quelques explications… Si ce n’est sur le taux de chômage ni sur les points de croissance, sur quoi avons-nous indexé notre moral ? Sur le cours du pétrole, nous dit Libération, la baisse continue des prix du Brut donnerait en effet un petit coup de pouce au pouvoir d’achat qui relance la demande et regonfle la confiance… D’autres mettent ce regain d’optimisme sur le compte de la faible inflation. Quelqu’en soit la cause, cette tendance n’est en rien révélatrice de "l’état de l’économie réelle" (Libération, 30 avril 2015).
De ce côté-ci, les mauvaises nouvelles se sont accumulées cette semaine : des 600 emplois français bientôt supprimés par le fabricant Vallourec aux 500 postes menacés chez le suédois Renaud Trucks, il n’y a guère que l’industrie de l’armement qui tire son épingle du jeu avec la vente annoncée de 24 rafales au Qatar.
Des annonces qui ajoutent une touche de noir au tableau déjà peu réjouissant de l’emploi dans l’hexagone, à l’heure où François Hollande, le Président qui avait promis d’inverser la courbe du chômage, fête ses trois ans à l’Elysée. Avec ce nouveau cap de plus de 3 millions et demi de chômeurs en mars, la situation ne s’arrange pas. 3 millions et demi de personnes n’ayant pas du tout travaillé et dès lors privées de leur légitimité à fêter le travail, à communier avec un brin de muguet autour de ce fondement du lien social, de cette valeur sacralisée que la sociologue Dominique Méda interrogeait il y a 20 ans comme une espèce « en voie de disparation ». Le travail que l’avenir pourrait réhabiliter, en enterrant définitivement l’emploi.
Sources : http://www.fayard.fr/ http://www.philomag.com/ http://www.franceculture.fr/