"La doxa est l'ensemble – plus ou moins homogène – d'opinions (confuses ou non), de préjugés populaires ou singuliers, de présuppositions généralement admises et évaluées positivement ou négativement, sur lesquelles se fonde toute forme de communication, sauf par principe celles qui tentent précisément à s'en éloigner telles que les communications scientifiques et tout particulièrement le langage mathématique."
Paradoxes, tiraillements et contradictions !
Origine du concept
La doxa (du grec δόξα, doxa, « opinion », « conjecture ») est, dans la philosophie de Parménide, l'opinion confuse que l'on se fait sur quelqu'un ou sur un aspect de la réalité, par opposition au vrai chemin d'accès à la vérité : l'Être qui est. La doxa est donc un concept qui remonte aux origines mêmes de la philosophie.
-Excellent petit document sur "la doxa", influencée par les médias et la télévision-
Concept moderne : quelques définitions
La compréhension du monde n'est évidemment pas un phénomène simple, non médiatisé. Le savoir est toujours une construction et, qui plus est, une préconstruction et une reconstruction. Tout ce que l'homme conçoit et rencontre est une reprise (ou du moins une variante) du savoir qu'il possède déjà, d'une signification et d'une évaluation auxquelles il a préalablement consenti.
Connaissance et communication supposent le passage à travers, et donc le partage d'un système de compréhension. Selon Charles Grivel (1980 : d1) ce filtrage entre l'homme et le monde est double : à côté du filtrage sémantico-logique de la langue, il existe une précompréhension qui est sociale, fondée sur le goût, le comportement, c'est-à-dire sur « les slogans du bien-penser ». Nous retrouvons la même idée chez Itamar Even-Zohar (1980 : 65) : tout code sémiotique transmet des renseignements sur « le monde réel » suivant des conventions culturelles. Il existe un « répertoire », un système structuré, de « réalèmes » (des « realia », des éléments provenant du « monde réel »), qui entre dans des relations intra- et inter-systémiques.
Pour qu'un message soit acceptable (ou du moins vraisemblable), il doit être conforme à ces « impératifs de transmission » de compréhensibilité, d'utilité et de persuasivité (Grivel 1981 : 74). Cela suppose le partage d'un même discours, des mêmes « créances » (Grivel 1980 : d5), c'est-à-dire une « communauté de foi » entre les participants de la communication. Toute cette entente de base est implicite : « on ne parle pas de ce que tout le monde sait ». D'ailleurs, cela pourrait semer la confusion et causer la mise en question de ces présupposés mêmes : « toute vérité n'est pas bonne à dire » (Grivel 1980 : d5,10).
Ce qui vaut pour toute forme de communication, vaut a fortiori pour le texte : tout texte est dominé par des puissances distributives, des mécanismes d'insertion.
Les « réalèmes » de Even-Zohar n'impliquent pas de jugement de valeur. Toutefois il signale que, précisément par les contraintes conventionnelles imposées aux réalèmes, il devient possible de leur assigner des « fonctions secondaires », à côté de celle d'informer sur le monde. Even-Zohar donne des exemples d'ordre esthétique et littéraire, mais il est clair que ces fonctions secondaires peuvent être également, et surtout, d'ordre idéologique. Ceci est déjà suggéré par Pierre Bourdieu : « À chaque position correspondent des présuppositions, une doxa, et l'homologie des positions occupées par les producteurs et leurs clients est la condition de cette complicité qui est d'autant plus fortement exigée que […] ce qui se trouve engagé est plus essentiel, plus proche des investissements ultimes. » (Bourdieu 1979 : 267)
En effet, le concept de « doxa » ne reçoit sa valeur pleine que lorsqu'on accepte l'idée que les réalèmes sont soumis à un jugement de valeur. Ils deviennent alors des « idéologèmes » (des « universaux » dans la terminologie de Grivel 1978 : 40), qui constituent un réseau de valeurs : la doxa. La doxa constitue donc un ensemble (un « réseau », un système) de valeurs, de maximes autour de certains (tous, mais certains plus que d'autres) aspects et éléments de la réalité signifiée. Elle se situe au-delà de la langue, mais en deçà du discours dont elle fonde, tacitement, l'intercompréhension.
Fonction sociétale
La doxa facilite la communication - mais en la fondant. (L'homonyme est ironique : fonder implique fondre.) Cela signifie que sa fonction première est son service à l'idéologie dominante. Plus en particulier, sa fonction est d'inscrire progressivement l'ordre social dans l'individu. La doxa convertit les structures sociales en principes de structuration, en manière d'organiser le monde social : « (…) l'expérience première du monde est celle de la doxa, adhésion aux relations d'ordre qui (…) sont acceptées comme allant de soi. » (Bourdieu 1979: 549)
Bourdieu reprend un terme de Durkheim, « conformisme logique », pour indiquer ce processus décisif pour la conservation de l'ordre social: « l'orchestration des catégories de perception du monde social qui, étant ajustées aux divisions de l'ordre établi (et par là, aux intérêts de ceux qui le dominent) et communes à tous les esprits structurés conformément à ces structures, s'imposent avec toutes les apparences de la nécessité objective. » (Bourdieu 1979: 549-550)
Au fond, ce que fait le discours doxique, c'est convertir l'histoire, la culture, en essence, nature. Plusieurs auteurs signalent ce phénomène: Bourdieu (1979: 73) le présente comme l'agencement fondamental de l'idéologie, Barthes s'en est tellement énervé qu'il a commencé à écrire ses Mythologies: « (…) je souffrais de voir à tout moment confondues dans le récit de notre actualité, Nature et Histoire, et je voulais ressaisir dans l'exposition décorative de ce-qui-va-de-soi, l'abus idéologique qui, à mon sens, s'y trouve caché. » (Barthes 1957: 7)
Cette transformation de l'histoire en nature, de l'existence en essence, est propagé au niveau du discours par le mythe. L'image mythique, qui est à la vérité le masque du concept, se présente comme raison du concept. Un système de valeurs est propagé comme une série de faits (Barthes 1957: 237-239). « Le monde entre dans le langage comme un rapport dialectique d'activités, d'actes humains: il sort du mythe comme un tableau harmonieux d'essences. » (Barthes 1957: 251)
Comme le font remarquer Amossy et Rosen (1982: 47), le cliché, qui n'a aucune « qualité naturelle » fait exactement la même chose: il se réclame du « naturel » pour voiler sa conventionnalité.
Il est clair que la conversion de l'histoire en nature sert à prolonger l'ordre actuel des choses: L'état actuel est proclamé nature, c'est-à-dire réalisation de l'essence de l'être humain, donc moralement bien. Histoire devient Nature qui devient Morale: ainsi toute atteinte aux structures sociétales devient l'immoralité même. (Cf. Barthes 1957: 151.) En dernière analyse, la doxa, pour Barthes, est l'image que la bourgeoisie se fait du monde et impose au monde. La stratégie bourgeoise est de remplir le monde entier de sa culture et de sa morale, en faisant oublier son propre statut de classe historique: « Le statut de la bourgeoisie est particulier, historique: l'homme qu'elle représente sera universel, éternel; (…) Enfin, l'idée première du monde perfectible, mobile, produira l'image renversée d'une humanité immuable, définie par une identité infiniment recommencée. » (Barthes 1957: 250-251)