On se représente souvent la mémoire ou l’histoire comme des sortes de disques durs d’ordinateur : un enregistrement intégral et fidèle de tout ce qui a pu être perçu et retenu. Mais le fonctionnement de la mémoire humaine tout comme le travail de l’historien ont peu à voir avec ces dispositifs techniques.
Il y a longtemps que philosophes et historiens l’écrivent : les mémoires collectives sont au moins à moitié faites d’oubli, et ce que nous appelons l’histoire, selon Tzvetan Todorov, n’est en fait qu’une sélection sévère d’événements gardés présents à l’esprit, beaucoup moins nombreux que ceux qui ont été effacés. Mais à considérer les débats qui l’entourent, on voit bien que cet oubli existe sous différentes formes, et pour différentes raisons.
L’oubli
Il y a d’abord un oubli nécessaire, celui d’événements jugés peu importants, de faits anecdotiques, brefs, sans grande signification pour le récit, ou simplement hors propos. L’histoire ne peut se passer de cet oubli-là : l’étude, même la plus érudite, des relations franco-allemandes n’a que faire de la marque du savon à barbe utilisé par le maréchal Foch au matin du 11 novembre 1918. Cela dit, rien n’empêche qu’à un autre moment ou sous un autre angle, le rappel de ces faits soit jugé pertinent (par exemple, si l’on écrit une histoire de l’hygiène aux armées). L’oubli nécessaire n’est rien d’autre qu’une forme de morcellement de la mémoire historique qui obéit à des soucis « esthétiques ou scientifiques », à une mise en forme du savoir. « Le travail de l’œuvre sur la société contribue à lui faire oublier ce qui a été », a écrit Marc Ferro.
Mais il existe aussi un autre oubli que l’on pourrait qualifier de salutaire s’il ne recouvrait pas souvent une injustice profonde. Il porte cette fois sur des événements importants de l’histoire, comportant des enjeux de mémoire souvent douloureux. Prenons quelques exemples. Lors des guerres de partition de la Yougoslavie, dans les années 1990, des motifs de rancœur entre Serbes, Croates et Bosniaques datant de la Seconde Guerre mondiale ont été réactivés. À certains égards, leur oubli aurait été plus salutaire. Mais, autre exemple, l’oubli des massacres perpétrés contre les Arméniens en 1915 par des forces turques, assez largement pratiqué pendant des décennies, est loin d’être jugé « salutaire » par les Arméniens eux-mêmes, tandis que la reconnaissance de ce forfait comme génocide est catégoriquement rejetée par les autorités turques actuelles. Nombre d’événements tragiques (exterminations, persécutions, crimes de guerre, déportations de masse, réductions en esclavage, oppressions) sont ainsi plongés dans le silence pendant de longues périodes soit au titre de mensonges officiels, soit sous l’effet des « blancs » de la mémoire sociale, en général celle des vainqueurs. Les sortir de l’oubli provoque toujours réactions et contre-réactions, voire réveille des hostilités en sommeil.
Pas de paix sans justice
Mais leur oubli était-il vraiment salutaire ? Pour les partisans du « devoir de mémoire », il n’y a pas de paix sans justice. De plus, à leurs yeux, le rappel des crimes et des erreurs de l’histoire a une vertu proprement pédagogique, sinon préventive, donc contribue à la paix. Ne pas oublier Hiroshima, par exemple, serait une manière de prévenir les risques de guerre nucléaire. Mais, faut-il le dire, dans le même temps, cette mémoire en fait surgir une autre : celle d’un crime qui n’a jamais été puni. Perpétré par un vainqueur de l’histoire, il sombrerait facilement dans l’oubli « salutaire », n’étaient les différents acteurs qui, animés par différents types de soucis (justice, réparations, reconnaissance, antimilitarisme, pacifisme), se chargent d’en rappeler le souvenir.