Maîtriser l’évolution de la place des sciences dans notre société : l’importance accordée à la science peut paraître évidente. Il nous semble pourtant que ces dernières décennies ont apporté des évolutions marquantes méritant un autre regard sur les enjeux de l’éducation scientifique de chaque citoyen.
« Une nomenklatura d’experts et spécialistes non seulement monopolise les problèmes mais les fragmente et les émiette. » Edgard Morin - sociologue (1)
La science a tellement apporté à notre société moderne qu’on lui attribue des vertus qu’elle n’a pas et qu’elle n’a jamais eues.
De façon dominante, notre culture est devenue laïque. Pour cela, la rationalité de la science s’est opposée à l’obscurantisme de la religion. Mais à l’excès, le chaînage « Raison-Science-Technique-Progrès » pourrait vite devenir une nouvelle religion totalitaire, un outil de normalisation. La science n’est pas bonne en soi, tout dépend de l’usage qu’on en fait. Démystifier la science est alors le meilleur des services à lui rendre. On a de plus en plus souvent recours au scientifique dans la « chose politique » pour justifier des choix fondamentaux et provoquer insidieusement l’exclusion du citoyen dans les débats et décisions. Il y aurait ainsi aggravation de la distance entre décideurs et citoyens. Un autre phénomène amplifie cette tendance : la science est morcelée, parcellisée. Il convient alors d’utiliser le pluriel et de parler des sciences.
Le spécialiste normopathe remplace l’érudit dans l’échelle des valorisations collectives !
Chacun peut aisément se sentir dépassé par la marche du monde. Et cela n’épargne personne, pas même les plus grands scientifiques n’ayant forcément qu’une maîtrise segmentée d’un champ de compétences. En conséquence, le rapport au savoir évolue. La masse du savoir de l’humanité double tous les dix ans, cela la rend plus inaccessible encore. La recherche de compilation de connaissances a de moins en moins de sens. Et penser autrement conduit à « fabriquer » des générations entières de complexés, qui ont à gérer leur ignorance relative. Cette accélération de la connaissance produit davantage de ruptures générationnelles (comme l’affirme Philippe Meirieu). Autrefois, nos parents nous apprenaient l’essentiel de la vie que l’école se chargeait de compléter. Aujourd’hui la quasi-totalité des parents ne sont plus dans le coup dès que leurs enfants franchissent la classe de Cinquième. Ce sont les jeunes générations qui initient les parents aux nouvelles données. C’est une révolution culturelle somme toute assez intéressante qu’il faut appréhender. Cependant, chance ou danger, l’intrusion du virtuel dans les modes d’apprentissage n’est pas assez réfléchie. Nos jeunes l’expérimentent grandeur nature, sans filet et sans distance, se fabriquant leurs propres repères. Le recours au scientifique est galvaudé et se revendique partout, jusqu’à atteindre des aberrations : la faculté de Droit devient « science du tertiaire » et on parle même de « sciences occultes » !
Cette sacralisation conduit le monde scientifique à devoir assumer une image dégradée. D’autant que les sciences représentent encore un outil de sélection, outil d’exclusion. Une fausse image de la recherche domine ? Il faudrait plus souvent rappeler que la plupart des recherches ne débouchent sur rien. À 99%, les conclusions d’une expérimentation sont : « on ne peut pas conclure ». Des chercheurs qui cherchent on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche. Une véritable entreprise de démystification est à opérer. Un autre aspect vient déformer notre regard sur la science, il s’agit de l’accès immédiat et sans distance aux grandes découvertes. Ainsi, c’est trop souvent le Journal de 20 heures qui guide les débats de société (l’expérience du « greffé des deux mains » avec ses multiples rebondissements révélait une impasse totale sur la dimension psychologique, le sensationnel avait fait rêver les foules mais en provoquant plus d’exclusion que d’émancipation collective). La science est présentée comme toute puissante. Et nous en sommes spectateurs. Nous devons inviter à une approche pragmatique de la science. Chacun doit se sentir concerné, volontaire, lucide mais sûrement pas résigné. L’éducation scientifique et technique a donc partie liée avec « l’éducation citoyenne ». Ce néologisme venant souvent remplacer la notion « d’éducation politique » trop connotée. Ce que nous ne pouvons que déplorer.
Le devoir d’éducation globale au cœur des missions de l’école
L’enseignement des sciences et de la technologie étant en déficit dès l’école primaire, une réhabilitation raisonnée est à mener. Les sciences ne sont pas enseignées dans toutes les classes sous de multiples prétextes. Après avoir été champ disciplinaire sélectif, et peut-être à cause de cela, les jeunes ont une image restrictive des sciences et de la technologie. L’enseignement supérieur ne prépare plus suffisamment de jeunes aux carrières scientifiques. Mais cela ne saurait constituer la seule justification d’un regain d’intérêt pour les sciences. L’enjeu dépasse très largement les seuls contingents de jeunes des filières scientifiques. Il porte bien sur l’éducation globale de chacun. À cet égard, Gérard Fourez, universitaire belge, insiste sur la notion d’alphabétisation technico-scientifique pour tous dans un ouvrage paru récemment. Chaque fois qu’un ministre prône le retour au « lire-écrire-compter », cela est aussi entendu comme une légitimation à « l’abstinence scientifique » pour un trop grand nombre d’enseignants.
Dans sa définition des cinq finalités éducatives, Edgar Morin (2) induit de fait une position centrale à la culture scientifique et technique. Ces finalités étant :
- L’aptitude à organiser la connaissance ;
- l’enseignement de la condition humaine ;
- l’apprentissage du vivre ensemble ;
- l’apprentissage de l’incertitude ;
- l’éducation citoyenne.
Des propositions pédagogiques pour l’enseignement des sciences
Notre société semble douter sur les missions fondamentales de l’école. Dans les années soixante-dix - quatre-vingts, l’influence de l’éducation nouvelle avait contribué à la grande mutation de l’enseignement des sciences, par la pédagogie de l’éveil (voir les travaux de Francine Best) (7). Cette orientation pédagogique fut combattue par certains. J’ai en mémoire l’ouvrage de Despin et Bartholy intitulé Le poisson rouge dans le Perrier qui caricaturait la pédagogie de l’éveil comme l’école du laisser faire et du mépris de la connaissance. Leurs attaques allaient jusqu’à tenir pour responsables les méthodes actives du déclin de notre enseignement. Il s’agissait là d’une double erreur d’appréciation à notre sens. D’une part, les différentes études montraient et montrent toujours une élévation continue du niveau général des élèves, et d’autre part, il faut bien reconnaître que cette pédagogie était restée trop marginale pour modifier les statistiques nationales. Depuis cette période, les directives et instructions ministérielles se succèdent en impulsant des évolutions le plus souvent pertinentes mais chaotiques. Un ministre veut ouvrir l’école, le suivant la sanctuarise. Une instruction valorise l’éducation sensible, elle est suivie d’une autre qui recentre sur les apprentissages fondamentaux. Plus récemment, la querelle entre les « républicains » (centrant le rôle de l’école sur les savoirs) et les « pédagogues » (ayant une approche plus globale de l’enfant) est étalée sur la place publique : la modernité de ce débat étant totalement illusoire.
Dans ce contexte tourmenté, notre mouvement fait preuve d’une assez grande constance, cultivant sereinement la remise en question de ses pratiques pédagogiques autour de valeurs solidement ancrées. Citons en quelques-unes : Il convient de définir la mission de l’école dans une perspective à la fois éducative, sociale et culturelle. Ce qui vise autant au développement d’attitudes (rigueur, curiosité, esprit critique, solidarité) qu’à la construction de savoirs. C’est une condition essentielle pour clarifier le rôle de l’enseignant. Celui-ci ne pouvant se limiter à la transmission de connaissances, le pédagogue devient par définition un innovateur, voire un chercheur. Nous concevons l’éducation dans une approche globale de l’enfant. Ses modes de fonctionnement, ses acquis, ses savoir-faire, son affectivité, doivent être pris en compte. Le cheminement de pensée, le rythme des apprentissages ne peuvent en aucun cas être pré-établis. La prise en compte des représentations (cf. Giordan 8). Si l’acquisition de nouveaux savoirs est essentielle, elle se fait trop souvent au mépris des compétences existantes pourtant de nature à instaurer la confiance dans ses propres capacités. C’est un autre regard sur le potentiel de chacun qu’il convient des rendre plus systématique. L’éducation doit être active. Toutefois nous constatons régulièrement une grande méprise sur la notion d’activité de l’enfant. Celle-ci ne peut se limiter à la mise en place de manipulations guidées par l’enseignant dans une progression figée. L’enfant doit conduire ses recherches. Il doit aussi non seulement choisir mais décider de sa démarche d’apprentissage (le tâtonnement pouvant alors y tenir toute sa place).
« Celui qui suit quelqu’un, ne cherche rien. » Montaigne.
« L’école échoue non parce qu’elle explique mal mais parce qu’elle explique. » Henri Bassis (GFEN)
Les apprentissages doivent être porteurs de sens pour chacun (y compris pour l’enseignant). « Mais s’appuyer sur du sens ne suffit pas, il est aussi nécessaire de construire du sens » comme le dit Gérard de Vecchi (9)... Il convient de distinguer trois registres d’apprentissages d’égale importance :
- Les connaissances (les savoirs théoriques) ;
- Les savoir-faire opératoires (les savoirs d’action 10) : pour cela l’école doit bien être un lieu d’expérimentation ;
- Les démarches et stratégies d’acquisitions.
Cette approche de l’enseignement des sciences touche bien évidemment à l’organisation globale de la classe. Par une pédagogie qui favorise l’émergence des questions des enfants - même celles qui ne sont pas au programme ! Par l’existence d’espaces de paroles, l’exercice régulier de la critique, l’encouragement à la prise d’initiative. En s’affranchissant du cloisonnement disciplinaire des activités scolaires. En s’appuyant sur un travail d’équipe qui fait de l’hétérogénéité des adultes et des enfants une richesse. Par un aménagement de l’école, de la classe qui facilite le travail de recherche, qui stimule les questionnements (ateliers, lieux d’expositions, régie matériels, centre documentaire). Notons le rôle intéressant des aides éducateurs qui aurait dû favoriser la mise en place « d’ateliers sciences » facilitant les situations d’expérimentation. Par des pratiques ouvertes sur l’environnement de l’école. Les pratiques scolaires doivent s’appuyer fortement sur les lieux et les personnes-ressources. Sans s’enfermer dans une vision techniciste de la pédagogie, il n’est pas possible de faire l’impasse sur les recherches, les méthodes et les outils pédagogiques. Toutes les méthodes, tous les supports pédagogiques ne se valent pas. Certaines laissent davantage de place à la recherche, à l’entreprise (nous pensons entre autre à la pédagogie du projet). C’est une dynamique qui caractérise fondamentalement l’acte d’apprendre. « Pour apprendre, il faut chercher et entreprendre. » Bernadette Aumont (11)
D’autre part, une recherche sur les « savoirs organisateurs » est indispensable. Une nouvelle hiérarchisation est à proposer en dehors de la seule approche par les programmes disciplinaires. Redéfinissons « ce qu’il est interdit d’ignorer ! » L’entrée dans l’activité est essentielle. Les pédagogies non directives sont sans doute allées trop loin parfois. L’enseignant doit proposer des situations-problèmes qui invitent à se mettre en action et qui provoquent les fameuses « ruptures épistémologiques ». Affirmer qu’« on ne cherche pas si on ne se pose pas de question » est une chose, croire que « les questions viendront spontanément » en est une autre. Résister à l’un des mythes des sciences de l’éducation : la nécessité de tout évaluer (particulièrement quand il s’agit de savoir-être). Enfermer les activités dans des référentiels de compétences devient réducteur. Le plaisir et l’intérêt sont des moteurs de l’activité et de l’apprentissage. Les pratiques d’éducation nouvelle s’appuient sur le plaisir, voire sur l’enthousiasme suscité par les découvertes. L’enseignement en devient beaucoup plus efficace et n’est absolument pas antinomique avec un certain apprentissage de l’effort et la persévérance. Le groupe est un élément important de l’apprentissage actif, qui invite à négocier les démarches d’apprentissage, valoriser ses savoirs, ses savoir-faire. Il se conçoit en articulation aux travaux individuels. De plus, la communication au sein d’un groupe offre une situation structurante pour les acquisitions. Mettre la science en débat sous de multiples formes et en toutes occasions. Instaurer un bain culturel scientifique et technique dès le plus jeune âge. S’il est commun de l’affirmer pour l’éducation artistique, pourquoi en serait-il autrement pour la formation de l’esprit scientifique ? Pour s’en convaincre, nous conseillons la lecture de l’excellent ouvrage de Mireille Hartmann "L’astronomie est un jeu d’enfant destiné aux enseignants de l’école maternelle."
L’éducation scientifique et technique... surtout pas une affaire de spécialistes
La famille, les médias, les centres culturels, les structures de loisirs, de tourisme...Tous ces lieux doivent concourir, aux côtés de l’école, à cette vaste ambition de culture scientifique et technique pour tous. Dans la quotidienneté, un médecin, un garagiste (encore lui), un chercheur, un jardinier, peuvent faire œuvre d’éducation scientifique pour leurs proches. Un peu comme si la vie s’inspirait davantage des dynamiques instituées par les réseaux d’échanges réciproques de savoirs. Les associations d’éducation populaire ( type universités populaires et ouvertes ) mènent cette entreprise depuis de nombreuses années. Il nous faut faire reconnaître que « l’éducation non formelle (voire substancielle) » joue un rôle complémentaire et indispensable à l’école (ce qui est complémentaire étant par définition ce qui est indispensable pour être complet). Et pour l’école, partager cette mission est une condition pour la rendre tout simplement possible.
Bruno Chichignoud pour http://www.cemea.asso.fr/
Notes 1, 2, 3, 4, 5 - Morin Edgar, La Tête bien faite, Le Seuil 1999. 6 - Detienne et Vernant, Les Ruses de l’intelligence, La metis des Grecs, Flammarion, 1974. 7 - Best Francine, Pour une pédagogie de l’éveil, A. Colin, 1977. 8 - Giordan, de Vecchi, Les Sciences comment faire pour que ça marche, Z éditions. 9 - In Magnaldi Carmona et Gérard de Vecchi, Faire construire des savoirs, Hachette, 1996. 10 - Barbier, Jean-Marie, Savoirs théoriques et savoirs d’action, Puf, 1996. 11 - Aumont Bernadette, Les Chemins de l’apprentissage, Retz, 1997.