-La plupart des études scientifiques montrent que la télévision a des effets délétères sur le développement mental et la santé physique. Pourtant, médias et pouvoirs publics restent très discrets sur la question…
L'auteur :
Michel Desmurget, directeur de recherche à l’INSERM, poursuit ses travaux au Centre de neurosciences cognitives, à Lyon.
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Quand la télévision formate, manipule et s'invite jusque dans nos cerveaux pour nous dicter nos conduites... que faut-il faire ?
Selon les experts de l’industrie médiatique, la télévision serait bienfaisante. Organisée par des professionnels humanistes, elle contribuerait à stimuler l’intelligence, à développer le langage, à éveiller la créativité, à cultiver l’esprit, à créer du lien social, etc. Son rôle sur l’obésité, le tabagisme, la violence, l’alcoolisme, les conduites sexuelles à risques ne serait nullement établi et au pire limité à quelques sujets prédisposés. Quand une voix s’élève pour contester cet apaisant tableau, elle est caricaturée et vilipendée pour délit d’intégrisme, d’outrance, de démagogie ou de diabolisation. Critiquer la télévision serait le passe-temps favori d’une élite aigrie, nostalgique de sa notoriété passée.
Le discours laudateur du sérail télévisuel passe d’autant mieux que les téléspectateurs ont tendance à prendre comme une offense personnelle la moindre assertion négative. « Regardez-moi, je passe trois heures par jour devant le petit écran, et je ne suis ni inculte ni stupide ! » À ces arguments, on peut rétorquer que le simple fait de ne pas être idiot ou inculte ne signifie nullement que l’on soit aussi intelligent ou cultivé qu’on aurait pu l’être. De nombreuses études scientifiques ont démontré l’impact négatif de la télévision sur l’attention, la lecture, la créativité, le langage, le goût de l’effort et, bien sûr, la réussite scolaire. Ainsi, un enfant de huit ans n’ayant pas de télévision dans sa chambre a, par rapport à un enfant « identique » qui l’a, de bien meilleurs résultats en maths (+34 pour cent) et en français (+26 pour cent).
En pratique, les influences délétères du petit écran sont difficiles à repérer, car elles se manifestent souvent longtemps après. Si votre mère souffre de la maladie d’Alzheimer ou que votre fils échoue au bac, vous ne penserez pas forcément à incriminer la « petite heure » quotidienne qu’ils ont tous deux passée, des années auparavant devant leur téléviseur. Pourtant, cette innocente « petite heure » a potentiellement contribué de façon décisive à ces situations, comme l’ont montré nombre d’études récentes. Ainsi, chaque heure passée quotidiennement à regarder la télévision entre 40 et 60 ans accroît d’un tiers le risque d’avoir une maladie d’Alzheimer après 60 ans. De même, chaque heure de télévision entre 5 et 11 ans augmente de près de 40 pour cent la probabilité qu’un enfant devienne un adulte sans diplôme.
-Télévision et retard scolaire
Cette influence de la télévision sur la réussite scolaire semble aujourd’hui d’autant mieux établie que de multiples facteurs d’influence ont été identifiés dans des centaines d’études. Certains sont directs. Par exemple, la petite lucarne malmène le sommeil ce qui, par contrecoup, perturbe l’apprentissage et les performances cognitives. La télévision empêche aussi les échanges au sein de la famille. Quand elle est présente, l’enfant partage nettement moins de mots et de jeux avec ses parents, ce qui, on le sait depuis longtemps, hypothèque son développement intellectuel et émotionnel. En moyenne, la télévision est allumée plus de cinq heures par jour dans chaque foyer français ! Cette présence, qui accapare l’attention familiale, réduit de plus d’un quart le nombre de mots adressés à l’enfant chaque jour.
La télévision a d’autres conséquences plus subtiles. Elle altère notamment les comportements ludiques précoces, tels que la manipulation des objets. Durant le développement, cette manipulation se fait de plus en plus complexe. Supposons qu’un bébé joue dans une pièce sans regarder la télévision qui y est présente. Il attrape un jeu, l’explore, le manipule. Mais dès qu’un bruit ou un cri le perturbe, il s’interrompt et « oublie » instantanément son jouet. Puis il revient au jeu, attrape un autre objet, qu’il « oublie » tout aussi vite lorsque la télé émet à nouveau un bruit insolite. Ces incessantes coupures altèrent irrémédiablement la mise en place des fonctions attentionnelles et de la mémoire de travail (conçue comme une capacité à sélectionner, conserver et traiter les informations nécessaires à la réalisation d’une tâche complexe). Or ces compétences sont indispensables à la pensée. Elles servent à lire, à parler, à écrire, à compter, à anticiper et, plus généralement, à raisonner.
-Des conséquences délétères sur la santé
Bien sûr, la toxicité de la télévision ne se limite pas au domaine cognitif. Elle menace aussi l’intégrité somatique. Si l’on se fie aux statistiques, la phrase « Regarder la télévision tue » n’est malheureusement pas une figure de style. La télévision tue en premier lieu parce qu’elle favorise la sédentarité. Par exemple, un adulte âgé de plus de 25 ans qui passe quatre heures par jour devant son écran (soit juste un peu plus que la moyenne) a presque deux fois plus de risques de mourir d’un accident cardio-vasculaire que son jumeau dont la « consommation » n’excéderait pas deux heures quotidiennes. Indirectement, la télévision est aussi l’un des principaux facteurs favorisant le tabagisme, l’alcoolisme, l’obésité ou les conduites sexuelles à risques.
Par exemple, aux États-Unis, des épidémiologistes ont calculé que la capacité du petit écran à faire de l’enfant un fumeur rend compte, à elle seule, d’au moins 75 000 décès par an. Car, sans même prendre en compte les publicités sur le tabac qui sont maintenant interdites, les émissions de télévision ont plus d’influence sur l’initiation tabagique – en raison de la présence massive du tabac dans les films et les séries – que les copains ou les parents.
Concernant la sexualité, les scientifiques ont montré que l’exposition aux séries sexuellement connotées augmente le risque de grossesse précoce chez les adolescentes : il est multiplié par trois par rapport aux adolescentes qui regardent peu ce type d’émissions. Plus un adolescent est exposé à de tels contenus, plus il pense que tout le monde – dont ses copains – a des relations sexuelles sans risque et qu’il est nul s’il ne se comporte pas de la même façon. Cela se traduit par des relations plus précoces, plus nombreuses et moins protégées.
Comme l’alcool, le tabac, les aliments favorisant l’obésité et les contenus sexuels, la violence est omniprésente à la télévision. Or les scientifiques sont unanimes : les images violentes stimulent l’agressivité du spectateur. La relation est d’une ampleur comparable à celle qui lie tabagisme et cancer du poumon. Certains ont prétendu que le téléspectateur soulagerait ses pulsions violentes en les voyant mises en scène à l’écran. Sur plus de 3 500 études, aucune n’a confirmé cette thèse. Pour les chercheurs, le débat est clos depuis plus de dix ans : aujourd’hui, la question n’est pas de savoir si la télévision rend violent, mais quels sont les mécanismes neurophysiologiques qui sous-tendent l’émergence de cette violence.
Ces réalités scientifiques restent niées avec une fascinante mauvaise foi par l’industrie audiovisuelle et sa nébuleuse de « psys ». Au plan des critiques fondées, j’entends que la télévision offre parfois d’excellents programmes et qu’il « suffit » de contrôler son usage. Cette position pose trois difficultés. D’abord, les recherches montrent que la télévision a tout d’une substance addictive et que la tentation de sa présence fait rapidement exploser toute règle d’usage. Ensuite, nombre d’effets négatifs ne dépendent pas des programmes, mais du média (diminution du temps de sommeil et du vocabulaire chez l’enfant, etc.). Enfin, les « bons programmes » sont trop chronophages et coûteux à produire pour occuper une place significative. Ils se perdent irrémédiablement dans la masse. ■