La fête instaure une rupture avec le quotidien. Elle perturbe l’ordre normatif de la société tandis qu'elle suscite un véritable « dépaysement », tant le changement radical qu’entraînent les débordements de celle-ci est cathartique. Selon les auteurs cités, la fête se caractérise par des excès dus au relâchement du contrôle de soi, imposé habituellement par notre image sociale résiduelle... Un véritable bain de jouvence en dehors des conventions sociales !
Extrait I : La fête pour rompre avec le quotidien : désordre, excès, « soupape »
La fête telle qu’elle est définie par les ethnologues renvoie au temps : elle est un temps hors du temps (celui de la quotidienneté). Elle nous fait également prendre conscience du temps, entretenant une mémoire de celui-ci, tout en célébrant le temps qui passe, c’est la raison pour laquelle la fête évoque à la fois la vie et la mort (Halloween, Carnaval). Elle renvoie enfin au temps individuel et social lesquels définissent de fait des cycles de fêtes : cycle de la vie individuelle : naissance, mariage etc, cycle de l’histoire : fêtes de commémoration, d’un personnage ou d’un événement parfois mythique, cycle du travail : les fêtes du milieu rural célèbrent bien souvent les saisons ou les activités agricoles, cycles religieux enfin lesquels ont souvent repris des célébrations païennes. Les deux derniers types de fêtes se retrouvent sur le même calendrier avec des célébrations qui deviennent très nombreuses après le solstice d’hiver et surtout après l’équinoxe de printemps. Le temps de la fête lui-même n’est pas continu, des fêtes ont disparu puis ressurgi, de nouvelles fêtes apparaissent, d’autres s’éteignent. Il faut le temps d’une génération pour qu’une fête s’inscrive dans la mémoire collective. Et il suffit parfois d’en reprendre l’idée pour que l’interruption soit oubliée (il en est ainsi pour le carnaval de Venise).
La fête est facteur de cohésion sociale, en particulier dans le cas des fêtes publiques. elle est une initiation aux règles de la société, c’est un rituel de passage, dans la fête traditionnelle c’est la jeunesse qui gouverne, elle reproduit les hiérarchies en usage, se plaçant sous un pouvoir, religieux, économique ou politique. Mais elle est aussi rupture, par la transgression de la norme sociale : l’alcool à outrance, la drogue, la ripaille, le gaspillage, le bruit, le travestissement sont autorisés de même que la dérision de l’autorité.
Elle est "un excès permis, voire ordonné, une violence solennelle d’un interdit".(Freud).
Là encore, il n’y a pas de linéarité, si bien des fêtes sont d’origine ancienne, on s’aperçoit que leurs règles sociales de départ ont changé : les débordements ne sont autorisés que dans un certain seuil sous le regard de la police, des municipalités, des services de santé lesquels soumettent à autorisation les rassemblements dans l’espace public, les transgressions ont de moins en moins de sens, ainsi en est-il de la transgression de l’identité sexuelle (hommes enceintes, hommes déguisés en femmes), le gaspillage perd de son sens dans une société de consommation, ou il le renouvelle, de l’excès de table de la ripaille carnavalesque, on passe à l’alcoolisation de plus en plus jeune et plus excessive qu’autrefois, ou à la multiplication des événements consommatoires (fêtes des grands mères, festivals et fêtes à foison). Enfin la cohésion sociale n’est plus toujours assurée, dans la mesure où certaines catégories de la population sont exclues ou s’excluent elles mêmes de la fête. Ainsi les festivals qui dans une certaine mesure, à condition qu’ils soient inscrits dans la durée, sont une forme contemporaine de la fête ne peuvent être facteur de cohésion sociale puisqu’ils s’adressent toujours à un type de population, souvent cultivée ou aisée ou encore jeune. Il reste néanmoins des fêtes à même de rassembler lesquelles assurent la vision de l’autre, dans sa différence, sinon sa rencontre mais ne sont-elles pas moins nombreuses ?
Enfin, les fêtes s’inscrivent dans l’espace, elles existent en campagne et en ville, elles ne sont pas historiquement une spécificité urbaine. Elles ont par contre, dans chacun de ces cadres, des spécificités : les fêtes rurales renvoient plus souvent au rapport à la nature, aux animaux, au cycle des saisons. Les fêtes urbaines quant à elles investissent beaucoup plus l’espace public, œuvrant au lien entre les différents espaces de la ville, notamment entre les quartiers et le centre. Elles diffèrent également par les énormes concentrations d’individus qu’elles suscitent, c’est l’effet de foule et de concentration. Là encore les transformations sont nombreuses : beaucoup de fêtes ont disparu notamment dans les plus grandes villes, ainsi en est-il des carnavals, des fêtes de la ville placées sous l’auspice d’un saint patron, des fêtes de quartier ou des représentations des quartiers dans les fêtes de la ville. Bien souvent ce sont les festivals qui les ont remplacés, lesquels par l’investissement des lieux qu’ils proposent recomposent une mémoire mais ne donnent pas toujours à voir les effets de concentration et de foule. […]
La fête, par le rassemblement qu’elle provoque, par la sélection de lieux qu’elle établit, reflet à la fois d’une volonté municipale et d’un rapport particulier entre la population et l’espace urbain, suscite adhésion et sentiment identitaire. Cette existence paraît toutefois plus superficielle qu’autrefois. La fête met en exergue des identités et des attitudes qui ne s’expriment plus, chez bien des individus, qu’à ce moment-là : c’est une mise en spectacle de l’attachement à la ville. Cette mise en spectacle est liée tout autant à la croissance du budget culturel des municipalités (tablant sur la valorisation du caractère gai de la cité dans la course à l’image) qu’au comportement de consommateurs des produits et des productions de la ville des individus.
Toutefois dans ce moment de liesse, l’urbanité, perdue dans le mouvement et l’échange, dans les cloisonnements et morcellements de l’espace, retrouve dans la fête l’exaltation des fondations, la vie de la rue, la rumeur qui contribuent à nous assurer que la ville continue d’exister. La ville retrouve de la lisibilité, permettant à la foule comme le remarque Pierre Sansot " de mêler des individus d’origines différentes, brassant les êtres dans sa fluidité ".
Extrait II : Jean Cazeneuve, La Vie dans la société moderne, 1982
Faire la fête, c’est, d’une manière ou d’une autre, n’être plus tout à fait soi-même, laisser la spontanéité jaillir en levant les habituelles barrières que la convenance impose. Au masque social que l’individu porte quotidiennement sans s’en rendre compte se substitue celui d’un personnage mythique, grotesque si possible. Tout ce qui peut contribuer à affaiblir le contrôle de soi-même est fortement recommandé. Les beuveries sont souvent un élément important de la célébration, aussi bien dans la fête des Indiens Papagos en l’honneur de la liqueur de saguaro que dans la fête des vendanges à Neufchâtel et dans beaucoup de variétés du carnaval contemporain. Les bruits, les chants, les effets de foule, l’agitation, la danse, tout contribue, en même temps que l’étrangeté des décors et des costumes, à créer l’indispensable dépaysement. On sait qu’il suffira, la fête finie, d’ôter les masques, de balayer les confettis et de brûler Mardi-Gras pour retrouver d’un coup le monde de tous les jours, fastidieux peut-être, mais rassurant. Tout au plus devra-t-on pendant quelques jours soigner les foies et les estomacs s’ils ont la mémoire courte.
Extrait 3 :Roger Caillois, L’Homme et le Sacré, 1939
A la vie régulière, occupée aux travaux quotidiens, paisible, prise dans un système d’interdits, toute de précautions, où la maxime quieta non movere (ne pas troubler la tranquilité) maintient l’ordre du monde, s’oppose l’effervescence de la fête. Celle-ci, si l’on ne considère que ses aspects extérieurs, présente des caractères identiques à n’importe quel niveau de civilisation. Elle implique un grand concours de peuple agité et bruyant. Ces rassemblements massifs favorisent éminemment la naissance et la contagion d’une exaltation qui se dépense en cris et en gestes, qui incite à s’abandonner sans contrôle aux pulsions les plus irréfléchies. Même aujourd’hui, où cependant les fêtes appauvries ressortent si peu sur le fond de grisaille que constitue la monotonie de la vie courante et y apparaissent dispersées, émiettées, presque enlisées, on distingue encore en elles quelques misérables vestiges du déchaînement collectif qui caractérise les anciennes frairies. En effet, les déguisements et les audaces permises au carnaval, les libations et les bals de carrefour du 14 juillet témoignent de la même nécessité sociale et la continuent. Il n’y a pas de fête, même triste par définition qui ne comporte au moins un début d’excès et de bombance : il n’est qu’à évoquer les repas d’enterrement à la campagne. De jadis ou d’aujourd’hui, la fête se définit toujours par la danse, le chant, l’ingestion de nourriture, la beuverie. Il faut s’en donner tout son soûl, jusqu’à s’épuiser, jusqu’à se rendre malade. C’est la loi même de la fête.
Extrait 4 : La fête commerciale, l’exemple de la fête des grands-mères
Texte 1 : Michel Raffoul, Le Monde, 26 février 1999.
Avec son inscription sur huit millions d’agendas et 300 000 calendriers de la marque Quo Vadis, la Fête des grands-mères fait son entrée dans le club très fermé des fêtes « officielles ». Totalement inconnue du public il y a encore dix ans, cette nouvelle célébration familiale, née en 1987, et qui concerne sept millions de mamies, s’est imposée à une vitesse fulgurante au point de se hisser juste derrière la très populaire Fête des mères. Une réussite largement due à une campagne de promotion, celle des cafés Grand’Mère du groupe Kraft Jacobs Suchard (KJS) qui a chargé l’agence Euro RSCG Vitesse … de faire disparaître toute référence à la marque au profit d’événements « gratuits et désintéressés » en faveur des grands-mères.
« Nous voulons être les promoteurs anonymes d’une valeur familiale, explique-t-on au service marketing de KJS. Si nous souhaitons populariser cette fête, c’est d’abord pour développer un lien social. » Louable générosité qui n’empêche pas une vaste – et fructueuse – opération « Cafés Grand’Mère » dans les grandes surfaces relayée par une campagne de 138 spots télévisés !
Aussi surprenante qu’elle paraisse, cette démarche n’est pas une première. En 1949, les briquets Flaminaire avaient lancé en France, avec le succès que l’on sait, une tradition américaine née en 1910 : la Fête des pères. En s’inspirant de ce modèle, mais avec des moyens autrement plus importants, KJS a confié une vaste opération commerciale à plusieurs agences spécialisées. Leur mission : faire en sorte d’inscrire la fête – et le café du même nom – dans les habitudes françaises.
L’agence Eccla organise la campagne en grandes et moyennes surfaces, Young et Rubicam se charge des spots télévisés, Véronique Foucauld Conseil soutient des actions « citoyennes » dans le Nord – Pas de Calais, où est née l’entreprise, et s’associe depuis trois ans à la « Ronde des géants » qui veille à la sauvegarde des mannequins d’osier traditionnels. Parallèlement, Vitesse développe une campagne tous azimuts en multipliant les initiatives « sociales » le jour de la fête : parcours-découvertes avec grand-mère dans quarante villes de France, menu spécial « fête des grands-mères » proposé par quatre cents grandes tables, « cadeaux à croquer » envoyés par « Pense-fêtes », cartes postales Ingénio de La Poste à personnaliser, projets pédagogiques dans 1200 écoles, sites Internet pour envoyer des souhaits virtuels aux « cyber grands-mères », mobilisation de 20 000 commerçants autour de la fête, finales de l’élection d’une « super-mamie » qui aura lieu cette année au Futuroscope de Poitiers … Un service Minitel a également été mis en place par une opportune « Association pour la promotion de la Fête des grands-mères » pour orienter les amateurs.
L’inscription sur la page du calendrier de Quo Vadis couronne aujourd’hui les efforts de KJS. « Plus les gens s’approprieront cette fête, mieux l’association remplira son rôle, insiste-t-on à l’agence Vitesse. Le calendrier institutionnalise l’événement et lui apporte la légitimité sociologique que nos recherchions. » Bel exemple de marketing ….
Texte 2 : Nicolas Herpin, Le Monde, 26 février 1999, propos recueillis par Michel Raffoul
Comment expliquez-vous l’emballement du phénomène des fêtes ?
Il s’agit d’une stratégie destinée à mieux réguler les comportements de consommation tout au long de l’année. On assiste depuis peu à l’émergence de nouvelles formes de commercialisation pour mieux faire face aux à-coups subis par la grande distribution lors des fêtes traditionnelles. Les opérateurs industriels ne cherchent pas tant à multiplier le nombre des fêtes qu’à mieux les répartir dans le temps, si possible pendant les périodes creuses. La fête présente l’avantage de provoquer artificiellement un mouvement de mobilisation collective qui induit de façon accélérée le passage à l’acte d’acheter. Les gens sont entraînés par l’atmosphère générale. « Je pourrais acheter ce produit » se transforme alors en « j’achète ! ».
A force de multiplier les dates, ne risque-t-on pas de lasser le consommateur ?
Chaque personnage n’est pas concerné de la même manière par toutes les fêtes et les entreprises jouent sur cette situation. Elles ne conçoivent pas ces événements festifs pour motiver tout le monde en même temps mais plutôt à tour de rôle des franges de la population dont elles ont au préalable ciblé les besoins. Ce qui explique en partie la désaffection grandissante pour les fêtes de fin d’année : les célébrations uniformisantes cèdent peu à peu la place aux fêtes qui s’adressent à un public spécifique.
Comment expliquer le succès de fêtes non commerciales comme la Gay Pride ou la parade techno par exemple ?
Ces fêtes sont liées à l’émergence de communautés culturelles de plus en plus volontaristes qui souhaitent revendiquer leur identité et une reconnaissance sociale. Certains opérateurs soutiennent ces événements. Ils apparaissent très clairement dans ces manifestations sous forme de « publicité bricolée ». On s’aperçoit qu’institutionnaliser une fête entraîne sa commercialisation.