Beaucoup de ceux qui travaillent dans le domaine de la culture en France sont inquiets. Les menaces qui pèsent sur les radios, la réduction des budgets de subvention, et les impératifs de rentabilité qui sont exigés désormais ont grandement changé le paysage de la création artistique en France. Les pouvoirs publics évoquent la crise économique, mais le mal est plus profond et semble dessiner une remise en cause de l’esprit même de la politique culturelle que mène la France depuis 50 ans... Imaginez le néant d'un futur sans culture !
Entre 2002 et 2014, l’État n’a pas versé les 87 millions d’euros à Radio France qui étaient prévus dans le contrat d’objectifs et moyens. 2015 voit le premier budget de Radio France voté avec un déficit de 21 millions d’euros. Face à ce désengagement de l’État dans le maintien d’une radio de service public de qualité et d’excellence, les salariés de Radio France ont entamé une grève qui dure désormais depuis 20 jours.
Mais qu’est-ce que la radio de service public aujourd’hui ? Radio France, ce sont des missions de la République pour les citoyens, autour du triptyque Informer-Éduquer-Divertir. Radio France, ce sont 7 chaînes de radio, deux orchestres, un chœur et une maîtrise, qui permettent de s’adresser à tous les publics avec des programmes exigeants et de qualité. Radio France, c’est aussi le premier employeur de comédiens en France, et un défricheur indispensable au tissu artistique français.
Si nous ne nous battons pas pour garder un niveau de financement acceptable pour produire une véritable radio de service public qui offre des programmes que personne d’autres ne propose (magazines, documentaires, fictions…), nous allons vers un appauvrissement culturel et intellectuel qui peut avoir des conséquences dramatiques sur notre société. Au-delà de Radio France, c’est toute l’industrie culturelle qui est menacée. Elle a déjà été très éprouvée, on sait que de nombreux festivals ont fermé, les subventions de l’État baissent un peu partout. L’éducation et la culture sont de tous temps indispensables au maintien de la civilisation ; elles le sont d’autant plus en période de crises, lorsque la cohésion sociale est menacée. La crise ne doit pas justifier ces coupes budgétaires, ça n’est pas une fatalité, c’est une question de courage politique.
Le ministère de la culture ne porte pas de discours clair sur l’avenir de la radio de service public. Le désengagement de l’État est d’autant plus difficile à comprendre qu’il encourage en parallèle la mise en place d’actions d’éducation artistique et culturelle, et notamment l’éducation aux médias.
C’est contre la politique d’austérité (et contre la destruction programmée de l'ensemble du patrimoine) qui s’attaque au dernier bastion de la culture qu’est Radio France et qui avait été jusque-là préservé que luttent ses salariés ; et il faut tous se soutenir et s’associer pleinement à leur combat.
Loé Lagrange, porte-parole et Audrey Le Tiec, adhérente ND, salariée de Radio France pour http://www.nouvelledonne.fr/
Sans art et sans culture, quelle humanité serions-nous ?
Dès l’Idéologie allemande, Marx refusait la segmentation arbitraire des activités humaines et des rôles auxquels notre condition notamment sociale nous assigne. L’idée selon laquelle l’affirmation et la réalisation de soi passent par une voie unique est radicalement écartée, voire discréditée. Le mouvement qu’appelle et génère le projet communiste ne peut effectivement se contenter de limiter ainsi l’offre des expériences au monde.
Or, les logiques capitalistes à l’œuvre dans les « démocraties modernes » valident et acceptent de fait la répartition déterminée sociologiquement du savoir et l’exclusivité des jouissances intellectuelles. À l’accaparation du profit vient s’ajouter une accaparation tout aussi violente et organisée des richesses et des produits de la pensée.
L’art, s’il a été par le passé et demeure par une partie des forces réactionnaires réduit à sa dimension purement consumériste et/ou industrielle, doit redevenir pour la gauche le lieu et les occasions par lesquelles tous les individus sont amenés à partager une expérience sensible. Dans une société dans laquelle on a si longtemps prescrit que cette dimension pouvait être cantonnée à un service commercial, on a subordonné cet objet à sa dimension profitable : le reléguant à un statut de marchandise mis en concurrence comme tout autre dans la course de la mondialisation.
Contre la commercialisation de l’art et la culture, il nous faut redonner à ces réalités leur caractère politique en tant qu’elles mettent le monde en mouvement et prétendent à leur manière saisir le réel. C’est pourquoi la défense du droit « à éprouver et cultiver le beau » en multipliant les expériences esthétiques n’est jamais un vœu pieu ni une idée purement abstraite : elle incarne au contraire, à travers les gestes de la pensée et de la création, un attachement ferme à l’accès à la citoyenneté, la liberté, l’égalité.
Prôner une véritable démocratie culturelle, c’est donc revendiquer une société de citoyens épanouis et conscients, tous capables de penser et qui refusent de n’être valorisés ou considérés que sur le plan comptable, monnayable, c’est-à-dire comme « clients du monde que nous partageons ».
Comme le dit fort justement la philosophe Marie-José Mondzain, le défi consiste à se battre contre « la réglementation de nos divertissements, de la distribution de l’information, du savoir… sous le régime de la concurrence, de l’évaluation, de la normalisation… ». D’où la question, fondée autant philosophiquement que politiquement, quelle société sans art et sans culture ? Laquelle contient l’interrogation sous-jacente : quelle humanité voulons-nous être ?
La crise économique multiforme que nous vivons s’impose avec la force d’une évidence, mais qu’est-il fait pour prévenir, éviter ou même contenir la « crise culturelle » qui se profile ? Force est de constater que ce sont les mêmes élites qui jouissent le mieux et le plus durablement de l’offre culturelle et artistique, en qualité et en diversité. Réanimant les vieilles mais persistantes oppositions de classe.
Une refondation du rapport de l’art à la société, de l’art au travail, de la politique à l’esthétique… ne peut donc faire l’économie d’une transformation profonde de cette relation privant de nombreux groupes sociaux (relativement) de toute possibilité d’expression et de manifestation artistiques, excluant ainsi la majorité même du corps social des fruits de cet apprentissage.
Car nous n’entrons pas dans l’art ou en art comme on pousse les portes de son supermarché. La méconnaissance des codes esthétiques, l’ignorance des présupposés et référants historiques, des comportements correspondant à ces savoirs et leur apprivoisement… n’en finissent pas de maintenir bien vivante cette ségrégation culturelle qui sévit sans pousser un cri ni verser une goutte de sang.
Mais combien de temps allons-nous laisser les privilégiés culturels conserver jalousement l’étendue infinie qu’ouvrent ces savoirs, qui, s’ils tendent à s’homogénéiser, offrent une remarquable diversité d’apprivoisement du sensible et de représentations du réel ?
Sans les relais institutionnels, associatifs et pédagogiques que représentent l’école, les missions d’éducation populaire, les comités d’entreprise, les ateliers d’initiation… cette promesse ne peut se faire jour. Cette promesse n’est rien.
Aussi, que ce soit dans l’entreprise, au sein de la famille, dès l’école élémentaire jusqu’aux bancs de l’université, la création – par-delà les considérations et les débats portant sur la formation et la légitimité du jugement du goût – doit être approchée comme un but en soi, existant pour lui-même et par lui-même. Indistinctement des capacités initiales de chacun.
Pour lutter contre l’uniformisation de la pensée ou le tri organisé entre savoirs utiles et dispensables, il faut abandonner la croyance selon laquelle un champ de connaissance posséderait un primat sur un autre. Regardons plutôt en quoi et combien tous participent, avec leurs outils propres, à comprendre ce monde que nous avons trouvé et à agir sur lui. Or un projet émancipateur réellement égalitaire place cette faculté, ou cette capacité, comme potentiellement présente en tout homme et donc appropriable collectivement. Une éducation artistique et une ouverture culturelle véritablement partagées permettront alors de sortir du schéma de domination sociale écrasant et figé (en plus d’être stérile) élites « savantes »/peuple « à cultiver ».
Or le moyen le plus sûr et efficace d’offrir à tous les connaissances et pratiques artistiques qu’il transportera (voire transformera) toute sa vie comme à la fois une stimulation de ses potentialités et un éveil de son imaginaire est que l’école républicaine place chacun devant les mêmes possibles. Entendons par là des invitations concrètes incitant à devenir à la fois spectateur et acteur de la chose artistique comme de l’expérience culturelle.
Si on adhère avec Marx à l’idée selon laquelle « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », n’attendons pas, n’attendons plus pour dénoncer et dépasser « la concentration exclusive du talent artistique chez quelques individualités, et corrélativement son écrasement dans la grande masse des gens ».
(*) La Revue du projet consacre, dans son numéro d’octobre (n° 20), son dossier à « l’art et la culture, les sentiers de l’émancipation ». Pour consulter la revue, tapez : http://projet.pcf.fr/
Source: Nicolas Dutent pour http://www.humanite.fr