Entretien avec Elisabeth Badinter, pour laquelle la lecture de Freud, notamment "Les 3 essais sur la sexualité" a été capitale dans ses travaux de philosophe et de féministe.
France Inter ouvre son antenne à Sigmund Freud pour une journée pour découvrir la vie et l’oeuvre de l'écrivain, scientifique, héritier et continuateur des Lumières.
Voici l'émission spéciale de Laure Adler, avec un entretien d'Elisabeth Badinter:
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Dossier Psychanalyse
Né à Paris en 1859, Henri Bergson a 30 ans quand il publie son monumental “Essai sur les données immédiates de la conscience”. Penseur libre (et populaire), prix Nobel de littérature en 1927, il est aussi un homme d’action. Au sortir de la Première Guerre mondiale, il participe à la création de la Société des nations, dans l’idée de prévenir les conflits armés. Puis il sera le premier président de la CICI, ancêtre de l’Unesco. Tenté par le catholicisme, Bergson ne s’est pas converti : il a voulu “rester parmi ceux qui, demain, seront persécutés”, tandis que déferlait sur l’Europe la vague antisémite. Il est mort en 1941.
“Une grande familiarité avec le bergsonisme multiplie les raisons que l’on a de l’admirer”, disait Jankélévitch en 1931. Frédéric Worms, lui, découvre Henri Bergson au programme de l’agrégation et, avec lui, “la réalité du temps, le sérieux de la liberté, les deux sens de la vie, le clos et l’ouvert, quelque chose de vital, donc”. Ce grand philosophe n’était plus enseigné, il l’a réveillé. Aujourd’hui, il est lu comme un classique, discuté, critiqué, replacé dans le siècle qu’il a tant influencé. Décryptage en cinq citations.
« Mais alors, à quoi bon le déroulement ? Pourquoi la réalité se déploie-t-elle ? A quoi sert le temps ? »
Cette série de questions fut pour moi un choc, une entrée réelle dans la durée réelle, grâce à l’étonnement, à l’indignation qui s’y expriment. Car elle dit ceci : la réalité, notre vie, ne sont pas des choses toutes faites qui n’auraient plus qu’à prendre place « dans » le temps, comme un film déjà tourné dont on serait le spectateur. Le fait que la réalité prenne du temps ou qu’il faille « attendre que le sucre fonde » n’est pas un hasard. Ce n’est pas rien ! C’est un signe : le temps est une réalité, il change quelque chose, notre vie n’est pas un spectacle mais une expérience, la nôtre, unique. Or, par peur, pour prévoir, pour savoir, pour agir, nous devons faire comme si le temps n’existait pas et avec lui, surprise, responsabilité, irréversibilité, nouveauté. Mais une fois qu’on l’a compris, on ne l’oublie plus. C’est cela, avant tout, Bergson.
« Tout le sérieux de la vie lui vient de notre liberté. »
On trouvera cette phrase dans ce livre étonnant et célèbre : « Le Rire ». Avant même de l’expliquer, on en sent la force. Et pour l’expliquer, on fera comme Bergson, par son contraire, qui nous fait rire : l’idée que notre action pourrait n’être pas libre, que quelqu’un en tirerait les fils, que nous serions des pantins, des « marionnettes ». Alors, oui, nous serions ridicules, nous ririons, ce serait, selon la définition bergsonienne du comique, « du mécanique plaqué sur du vivant ». Mais ce que cache le comique, ce n’est pas seulement le vivant, mais le tragique, l’acte libre qui est toujours « grave ». La vie n’est pas une comédie, mais le lieu de notre liberté. Bergson, moraliste discret mais radical, essentiel ou plutôt existentiel.
« Ce qui est troublant, angoissant, passionnant pour la plupart des hommes n’est pas toujours ce qui tient la première place dans les spéculations des métaphysiciens. D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Voilà des questions vitales devant lesquelles nous nous placerions tout de suite si nous philosophions sans passer par les systèmes. »
Audace de Bergson ! Quoi, serait-il possible de répondre à ces trois questions métaphysiques ou de les poser ? On acceptera, ou pas, la réponse de Bergson : nous sommes des vivants, issus d’une vie qui n’est pas une création divine, qui est une réalité temporelle dans l’univers. Nous la continuons et devons la défendre contre ce qui la menace, la mort, la guerre, les limites de notre espèce. Aujourd’hui, on peut critiquer, déplacer, cette thèse. Mais la philosophie ne pourra pas se dérober.
"Le contraste est frappant dans bien des cas, par exemple quand des nations en guerre affirment l’une et l’autre avoir pour elles un dieu qui se trouve ainsi être le dieu national du paganisme, alors que le Dieu dont elles s’imaginent parler est un dieu commun à tous les hommes, dont la seule vision par tous serait l’abolition immédiate de la guerre. »
Ce livre, « Les Deux Sources de la morale et de la religion », devrait être au cœur de notre présent. Bergson y définit la morale par une opposition radicale entre le clos qui ne vaut que pour certains (contre d’autres) et l’ouvert qui vaut pour tous sans exception. Jusque dans la religion – dans chaque religion – le critère du clos et de l’ouvert vaut absolument. Et la guerre le prouve : elle révèle la clôture réelle des morales ou des religions qui se disent ouvertes ; comme son refus sera le critère des morales et des religions réellement ouvertes.
« Il faut agir en homme de pensée, et penser en homme d’action. »
Cette phrase n’est pas seulement une célèbre devise, proposée par Bergson en 1937, quatre ans avant sa mort, dans un hommage à Descartes. Elle ne résume pas seulement sa philosophie. Elle nous frappe en profondeur par son évidence, son équilibre classique, mais aussi par sa tension et son déchirement. Car ce n’est pas si facile d’être ces deux hommes, c’est-à-dire d’être un homme tout court. L’homme, chez Bergson – et peut-être est-ce bien le cas – n’est pas partagé entre une âme et un corps, mais entre deux exigences vitales : vivre au sens d’agir, dans le besoin, l’urgence, le secours ; mais aussi au sens de penser, créer, inventer. Il faut les deux. Ce n’est pas seulement la devise ultime d’une grande sagesse ; c’est la tension concrète de chaque vie.
"Diplômés et surendettés": Aux Etats-Unis, de nombreux étudiants financent leurs études en empruntant sur plusieurs décennies. Mais aujourd'hui, les jeunes diplômés peinent à trouver un emploi à cause de la crise économique, et ne peuvent plus rembourser leurs traites.
Le comble de la bêtise du système financier américain:
Après avoir ruiné les ménages et l'immobilier en 2008, les banques américaines s'attaquent en toute impunité à leurs propres étudiants, source future de la richesse du pays. Le but évident est de maintenir une bulle spéculative sur les dernières mannes de profit encore possibles aux USA ! Reportage à la 31ème minute du documentaire.
Dans ses derniers textes, le philosophe Gilles Deleuze évoque l’« installation progressive et dispersée d’un régime de domination » des individus et des populations, qu’il nomme « société de contrôle ». Deleuze emprunte le terme de « contrôle » à l’écrivain William Burroughs mais s’appuie pour formuler son idée sur les travaux de Michel Foucault consacrés aux « sociétés disciplinaires ».
1. Historique Foucault a situé les sociétés disciplinaires aux XVIIIème et XIXème siècles; elles atteignent leur apogée au début du XXème. Elles procèdent à l'organisation des grands milieux d'enfermement. L'individu ne cesse de passer d'un milieu clos à un autre, chacun ayant ses lois: d'abord la famille, puis l'école (« tu n'es plus dans ta famille»), puis la caserne (« tu n'es plus à l'école»), puis l'usine, de temps en temps l'hôpital, éventuellement la prison qui est le milieu d'enfermement par excellence. C'est la prison qui sert de modèle analogique: l'héroïne d'Europe 51 peut s'écrier quand elle voit des ouvriers « j'ai cru voir des condamnés... ».
Foucault a très bien analysé le projet idéal des milieux d'enfermement, particulièrement visible dans l'usine: concentrer; répartir dans l'espace; ordonner dans le temps; composer dans l'espace-temps une force productive dont l'effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires. Mais ce que Foucault savait aussi, c'était la brièveté de ce modèle: il succédait à des sociétés de souveraineté, dont le but et les fonctions étaient tout autres (prélever plutôt qu'organiser la production, décider de la mort plutôt que gérer la vie); la transition s'était faite progressivement, et Napoléon semblait opérer la grande conversion d'une société à l'autre. Mais les disciplines à leur tour connaîtraient une crise, au profit de nouvelles forces qui se mettraient lentement en place, et qui se précipiteraient après la Deuxième Guerre mondiale: les sociétés disciplinaires, c'était déjà ce que nous n'étions plus, ce que nous cessions d'être.
Nous sommes dans une crise généralisée de tous les milieux d'enfermement, prison, hôpital, usine, école, famille. La famille est un « intérieur », en crise comme tout autre intérieur, scolaire, professionnel, etc. Les ministres compétents n'ont cessé d'annoncer des réformes supposées nécessaires. Réformer l'école, réformer l'industrie, l'hôpital, l'armée, la prison; mais chacun sait que ces institutions sont finies, à plus ou moins longue échéance. Il s'agit seulement de gérer leur agonie et d'occuper les gens, jusqu'à l'installation de nouvelles forces qui frappent à la porte. Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires. « Contrôle », c'est le nom que Burroughs propose pour désigner le nouveau monstre, et que Foucault reconnaît comme notre proche avenir. Paul Virilio aussi ne cesse d'analyser les formes ultra-rapides de contrôle à l'air libre, qui remplacent les vieilles disciplines opérant dans la durée d'un système clos. Il n'y a pas lieu d'invoquer des productions pharmaceutiques extraordinaires, des formations nucléaires, des manipulations génétiques, bien qu'elles soient destinées à intervenir dans le nouveau processus. Il n'y a pas lieu de demander quel est le régime le plus dur, ou le plus tolérable, car c'est en chacun d'eux que s'affrontent les libérations et les asservissements. Par exemple dans la crise de l'hôpital comme milieu d'enfermement, la sectorisation, , les hôpitaux de jour, les soins à domicile ont pu marquer d'abord de nouvelles libertés, mais participer aussi à des mécanismes de contrôle qui rivalisent avec les plus durs enfermements. Il n'y a pas lieu de craindre ou d'espérer, mais de chercher de nouvelles armes.
II. Logique
Les différents internats ou milieux d'enfermement par lesquels l'individu passe sont des variables indépendantes: on est censé chaque fois recommencer à zéro, et le langage commun de tous ces milieux existe, mais est analogique. Tandis que les différents contrôlats sont des variations inséparables, formant un système à géométrie variable dont le langage est numérique (ce qui ne veut pas dire nécessairement binaire).
Les enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d'un instant à l'autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d'un point à un autre. On le voit bien dans la question des salaires : l'usine était un corps qui portait ses forces intérieures à un point d'équilibre, le plus haut possible pour la production, le plus bas possible pour les salaires ; mais, dans une société de contrôle, l'entreprise a remplacé l'usine, et l'entreprise est une âme, un gaz. Sans doute l'usine connaissait déjà le système des primes, mais l'entreprise s'efforce plus profondément d'imposer une modulation de chaque salaire, dans des états de perpétuelle métastabilité qui passent par des challenges, concours et colloques extrêmement comiques. Si les jeux télévisés les plus idiots ont tant de succès, c'est parce qu'ils expriment adéquatement la situation d'entreprise. L'usine constituait les individus en corps, pour le double avantage du patronat qui surveillait chaque élément dans la masse, et des syndicats~qui mobilisaient une masse de résistance; mais l'entreprise ne cesse d'introduire une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant en lui-même. Le principe modulateur du « salaire au mérité » n'est pas sans tenter l'Education nationale elle-même: en effet, de même que l'entreprise remplace l'usine,la formation permanente tend à remplacer l'école, et le contrôle continu remplacer l'examen. Ce qui est le plus sûr moyen de livrer l'école à l'entreprise.
Dans les sociétés de discipline, on n'arrêtait pas de recommencer (de l'école à la caserne, de la caserne à l'usine), tandis que dans les sociétés de contrôle on n'en finit jamais avec rien, l'entreprise, la formation, le service étant les états métastables et coexistants d'une même modulation, comme d'un déformateur universel. Kafka qui s'installait déjà à la charnière de deux types de société a décrit dans Le procès les formes juridiques les plus redoutables: l'acquittement apparent des sociétés disciplinaires (entre deux enfermements), l'atermoiement illimité des sociétés de contrôle (en variation continue) sont deux modes de vie juridiques très différents, et si notre droit est hésitant, lui-même en crise, c'est parce que nous quittons l'un pour entrer dans l'autre. Les sociétés disciplinaires ont deux pôles: la signature qui indique l'individu, et le nombre ou numéro matricule qui indique sa position dans une masse. C'est que les discipline n'ont jamais vu d'incompatibilité entre les deux, et c'est en même temps que le pouvoir est massifiant et individuant, c'est-à-dire constitue en corps ceux sur lesquels il s'exerce et moule l'individualité de chaque membre du corps (Foucault voyait l'origine de ce double souci dans le pouvoir pastoral du prêtre - le troupeau et chacune des bêtes - mais le pouvoir civil allait se faire« pasteur» laïc à son tour avec d'autres moyens). Dans les sociétés de contrôle, au contraire, l'essentiel n'est plus une signature ni un nombre, mais un chiffre: le chiffre est un mot de passe, tandis que les sociétés disciplinaires sont réglées par des mots d'ordre (aussi bien du point de vue de l'intégration que de la résistance). Le langage numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent l'accès à l'information, ou le rejet. On ne se trouve plus devant le couple masse- individu. Les individus sont devenus des «dividuels », et les masses,des échantillons, des données, des marchés ou des «banques ». C'est peut-être l'argent qui exprime le mieux la distinction des deux sociétés, puisque la discipline s'est toujours rapportée à des monnaies moulées qui renfermaient de l'or comme nombre étalon, tandis que le contrôle renvoie à des échanges flottants, modulations qui font intervenir comme chiffre un pourcentage de différentes monnaies échantillons. La vieille taupe monétaire est l'animal des milieux d'enfermement, mais le serpent est celui des sociétés de contrôle. Nous' sommes passés d'un animal à l'autre, de la taupe au serpent, dans le régime où nous vivons, mais aussi dans notre manière de vivre et nos rapports avec autrui. L'homme des disciplines était un producteur discontinu d'énergie, mais l'homme du contrôle est plutôt ondulatoire, mis en orbite, sur faisceau continu. Partout le surf a déjà remplacé les vieux sports.
Il est facile de faire correspondre à chaque société des types de machines, non pas que les machines soient déterminantes, mais parce qu'elles expriment les formes sociales capables de leur donner naissance et de s'en servir. Les vieilles sociétés de souveraineté maniaient des machines simples, leviers, poulies, horloges; mais les sociétés disciplinaires récentes avaient pour équipement des machines énergétiques, avec
le danger passif de l'entropie, et le danger actif du sabotage; les sociétés de contrôle opèrent par machines de troisième espèce, machines informatiques et ordinateurs dont le danger passif est le brouillage, et l'actif, le piratage et l'introduction de virus. Ce n'est pas une évolution technologique sans être plus profondément une mutation du capitalisme. C'est une mutation déjà bien connue qui peut se résumer ainsi: le capitalisme du XIX"siècle est à concentration, pour la production, et de propriété. Il érige donc l'usine en milieu d'enfermement, le capitaliste étant propriétaire des moyens de production, mais aussi éventuellement propriétaire d'autres milieux conçus par analogie (la maison familiale de l'ouvrier, l'école). Quant au marché, il est conquis tantôt par spécialisation, tantôt par colonisation, tantôt par abaissement des coûts de production. Mais, dans la situation actuelle, le capitalisme n'est plus pour la production, qu'il relègue souvent dans la périphérie du tiers monde, même sous les formes complexes du textile, de la métallurgie ou du pétrole. C'est un capitalisme de surproduction. Il n'achète plus des matières premières et ne vend plus des produits tout faits: il achète les produits tout faits, ou monte des pièces détachées. Ce qu'il veut vendre, c'est des services, et ce qu'il veut acheter, ce sont des actions. Ce n'est plus un capitalisme pour la production, mais pour le produit, c'est-à-dire pour la vente ou pour le marché. Aussi est-il essentiellement dispersif, et l'usine a cédé la place à l'entreprise. La famille, l'école, l'armée, l'usine ne sont plus des milieux analogiques distincts qui convergent vers un propriétaire, Etat ou puissance privée, mais les figures chiffrées, déformables et transformables, d'une même entreprise qui n'a plus que des gestionnaires. Même l'art a quitté les milieux clos pour entrer dans les circuits ouverts de la banque. Les conquêtes de marché se font par prise de contrôle et non plus par formation de discipline, par fixation des cours plus encore que par abaissement des coûts, par transformation de produit plus que par spécialisation de production. La corruption y gagne une nouvelle puissance. Le service de vente est devenu le centre ou 1'«âme» de l'entreprise. On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. Le marketing est maintenant l'instrument du contrôle social, et forme la race impudente de nos maîtres. Le contrôle est à court terme et à rotation rapide, mais aussi continu et illimité, tandis que la discipline était de longue durée, infinie et discontinue. L'homme n'est plus l'homme enfermé, mais l'homme endetté. Il est vrai que le capitalisme a gardé pour constante l'extrême misère des trois quarts de l'humanité, trop pauvres pour la dette, trop nombreux pour l'enfermement : le contrôle n'aura pas seulement à affronter les dissipations de frontières, mais les explosions de bidonvilles ou de ghettos.
III.Programme
Il n' y a pas besoin de science-fiction pour concevoir un mécanisme de contrôle qui donne à chaque instant la position d'un élément en milieu ouvert, animal dans une réserve, homme dans une entreprise (collier électronique). Félix Guattari imaginait une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte électronique (dividuelle) qui faisait lever telle ou telle barrière; mais aussi bien la carte pouvait être recrachée tel jour, ou entre telles heures; ce qui compte n'est pas la barrière, mais l'ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle.
L'étude socio-technique des mécanismes de contrôle, saisis à leur aurore, devrait être catégorielle et décrire ce qui est déjà en train de s'installer à la place des milieux d'enfermement disciplinaires, dont tout le monde annonce la crise. Il se peut que de vieux moyens, empruntés aux anciennes sociétés de souveraineté, reviennent sur scène, mais avec les adaptations nécessaires. Ce qui compte, c'est que nous sommes au début de quelque chose. Dans le régime des prisons: la recherche de peines de « substitution» au moins pour la petite délinquance, et l'utilisation de colliers électroniques qui imposent au condamné de rester chez lui à telles heures. Dans le régime des écoles: les formes de contrôle continu, et l'action de la formation permanente sur l'école, l'abandon correspondant de toute recherche à l'Université, l'introduction de 1'« entreprise» à tous les niveaux de scolarité. Dans le régime des hôpitaux: la nouvelle médecine « sans médecin ni malade» qui dégage des malades potentiels et des sujets à risque, qui ne témoigne nullement d'un progrès vers l'individuation, comme on le dit, mais substitue au corps individuel ou numérique le chiffre d'une matière « dividuelle » à contrôler. Dans le régime d'entreprise: les nouveaux traitements de l'argent, des produits et des hommes qui ne passent plus par la vieille forme-usine. Ce sont des exemples assez minces, mais qui permettraient de mieux comprendre ce qu'on entend par crise des institutions, c'est- à-dire l'installation progressive et dispersée d'un nouveau régime de domination. Une des questions les plus importantes concernerait l'inaptitude des syndicats: liés dans toute leur histoire à la lutte contre les disciplines ou dans les milieux d'enfermement, pourront-ils s'adapter ou laisseront-ils place à de nouvelles formes de résistance contre les sociétés de contrôle? Peut-on déjà saisir des ébauches de ces formes à venir, capables de s'attaquer aux joies du marketing ?
Beaucoup de jeunes gens réclament étrangement d'être « motivés », ils redemandent des stages et de la formation permanente; c'est à eux de découvrir ce à quoi on les fait servir, comme leurs aînés ont découvert non sans peine la finalité des disciplines. Les anneaux d'un serpent sont encore plus compliqués que les trous d'une taupinière.
-in L'autre journal, n° l, mai 1990-
Biographie:
Gilles Deleuze est un philosophe français né à Paris le 18 janvier 1925 et mort à Paris le 4 novembre 1995. Des années 1960 jusqu'à sa mort, Deleuze a écrit de nombreuses œuvres philosophiques très influentes, sur la philosophie, la littérature, le cinéma et la peinture notamment.
D'abord perçu comme un historien de la philosophie, Deleuze se révèle vite un créateur en philosophie : il s'intéresse tout particulièrement aux rapports entre sens, non-sens et événement (à partir de l'œuvre de Carroll et du stoïcisme grec). Il développe une métaphysique et une philosophie de l'art originales. Avec Félix Guattari, il crée le concept de déterritorialisation, menant une critique conjointe de la psychanalyse et du capitalisme.
Ses œuvres principales, Différence et répétition (1968), Logique du sens (1969), L'Anti-Oedipe (1972) et Mille Plateaux (1980) (ces deux dernières écrites avec Félix Guattari), eurent un retentissement certain dans les milieux universitaires occidentaux et furent très à la mode des années 1970 aux années 1980. La pensée deleuzienne est parfois associée au post-structuralisme. Bien qu'il ait déclaré s'être toujours vu comme un métaphysicien.
L'année 2012 a été proclamée Année internationale des coopératives par les Nations-Unies. A travers cette initiative et dans un contexte où le monde connaît l’une des crises les plus difficiles de son histoire, la communauté internationale reconnaît l’efficacité du modèle coopératif, sa pertinence face aux excès du capitalisme et son apport en termes de pratiques économiques et sociales : gouvernance démocratique, partage des décisions, répartition équitable des bénéfices, innovation…Aujourd’hui, plus d’un milliard de personnes sont membres de coopératives à travers le monde.En savoir plus: http://www.les-scop.coop/sites/fr/
Quelques parcours de co-entrepreneurs:
Laurence Ruffin : de l'Essec à la Scop
Lorsqu’en 2009, à l’âge de 31 ans, Laurence Ruffin est élue Directrice Générale par les salariés associés d’Alma, elle a déjà des projets plein la tête. Il faut dire qu’elle connaît bien son sujet. Diplômée de l’Essec, elle exerce dans une agence de conseil, puis au service marketing de Renault. Si son travail l’intéresse, elle ressent néanmoins le besoin de donner du sens à ses actions, et la solution coopérative s’impose alors naturellement à elle. D’abord consultante puis responsable du développement au sein de l’Union Régionale des Scop Rhône-Alpes, elle a accompagné la création du fonds d’investissement Transméa. Mais pour cette championne de France de natation synchronisée, l’épanouissement professionnel passe par le terrain, et c’est avec enthousiasme et discernement que la directrice générale occupe cette fonction depuis 2 ans. Bientôt, on ne s’étonnera plus de découvrir des étudiants de grandes écoles prêts à rejoindre le monde des Scops et ses valeurs. Voir la vidéo de présentation d'Alma(photo : Severine Cattiaux)
Virginie Vincent : une stagiaire devenue administratrice
« Je suis bien dans mes baskets ici », résume Virginie Vincent. Responsable du département prépresse de la Nouvelle Imprimerie Laballery à Clamecy (Nièvre), Virginie Vincent y fait ses premiers pas comme stagiaire en 2000. Heureuse de son expérience, elle y revient en 2001 pour un nouveau stage qui débouchera sur un remplacement d’été. La jeune femme quitte ensuite l’imprimerie pour un journal gratuit « mais j’ai toujours gardé le contact avec le service prépresse à Laballery », précise-t-elle. Lorsque le directeur, Dominique Haudiquet l’appelle en 2003, elle n’hésite pas une seconde à rejoindre Clamecy : « J’ai retrouvé mon bien-être, d’autant que Laballery s’efforce d’évoluer avec la technologie. » Fin 2005, Virginie devient, à 25 ans, responsable du département prépresse et de ses huit salariés. En 2007, elle devient administratrice : « au fil des CA, j’ai compris que je n’étais pas là uniquement pour représenter le service, mais bien pour faire évoluer l’entreprise. »
Maître Ingénieur en aéro-structure de formation, Sébastien Chameroy décide de partir au Québec pour se former aux métiers de la construction écologique. De retour en France, il s’associe à trois charpentiers avec lesquels il crée, en février 2010, la Scop Echopaille, à Larré, dans le Morbihan (56). Elle réalise à base de matériaux naturels des bâtis très performants thermiquement. La même année, la Scop a remporté le prix régional du concours des Talents des Boutiques de gestion, dans la catégorie économie sociale. Enfin, pour ajouter au succès de l’entreprise, ils ont obtenu le « coup de coeur » du jury national du même concours !
Danielle Combes : une Scop sauvée de justesse
Danielle Combes a remporté en 2010 le trophée « Femme chef d’entreprise de l’année ». Un aboutissement pour cette femme qui aura connu des situations délicates à gérer dès la reprise de sa Scop. Mère de famille indépendante, Danielle tente de monter une Scop en 1982, après avoir passé son CAP et travaillé comme aide-comptable dans le bâtiment. Mais l’expérience ne dure que quatre ans. Elle rejoint alors en 1996 l’équipe de l’entreprise Firm’Inox, la plus ancienne Scop de la Loire. En 2001, elle est nommée PDG de l’entreprise qui vit à l’époque une gestion désastreuse : des employés recrutés sur les 35 heures doivent être licenciés et les autres font des sacrifices. Avec l’aide du député-maire, qui débloque la situation auprès d’une banque, Danielle Combes améliore au fil du temps la santé de son entreprise. En 2010, la Scop Firm’Inox compte 30 salariés, un capital variable de 110 000 euros et le chiffre d’affaires de 2009 - 3,21 millions d’euros - est même déjà dépassé.
Jean-Michel Berjaud & Olivier Canonne : le développement durable au service des entreprises...
La Scop Alteractive est née d’une rencontre. Jean-Michel Berjaud, diplômé de l’ESC Rouen, travaille 10 ans dans le marketing BtoB pour le sport professionnel, avant de s’engager dans une activité porteuse de sens, le développement durable. De son côté, Olivier Canonne, diplômé de l’EM Lyon avec une spécialisation RSE (Responsabilité sociétale des entreprises) en Norvège, intègre pendant 4 ans la Direction développement durable et insertion du Groupe Adecco. Ensemble, ils créent, à Lyon, Alteractive, une société de services et de formation qui donne aux entreprises les moyens d’obtenir un retour sur investissement de leur engagement dans le développement durable. Le modèle coopératif est apparu comme une évidence pour mettre en totale adéquation activité et statuts de l’entreprise.
Assistante de direction dans une entreprise de découpe de viande dans le Cher, Marie-Laure Brunet, 40 ans, subit un licenciement économique en 2004. En 2005, après avoir accouché de son quatrième enfant, elle a recours à une travailleuse familiale. Ces deux événements la décident à lancer son projet de toujours, devenir chef d’entreprise dans le secteur de l’aide à la personne : elle crée ainsi la SARL Dom A-Z Services (Nièvre) en décembre 2007. Au fur et à mesure de ses rencontres, elle diversifie les activités, passant du ménage au jardinage, des personnes handicapées aux enfants, et, parce que la notion de partage lui est essentielle, Marie-Laure Brunet, choisit la transformation en Scop. Avec ses 18 salariés, la Scop est lauréate du concours Talents 2010 de l’économie sociale et solidaire pour la région Bourgogne.
Yannick Rousseau & Laurent Russo : l’informatique au bout des doigts
L’un est créatif, il écrit. L’autre est ingénieur, il crée. Dans l’industrie du jeu vidéo depuis 1995 pour Laurent Russo et 2000 pour Yannick Rousseau, les deux comparses se complètent dans leurs compétences et se rejoignent sur leurs idéaux... A la recherche d’un cadre qui responsabilise les salariés dans les décisions stratégiques et encourage la réussite collective plutôt qu’individuelle, et après avoir tenté sans succès de développer cette vision au sein d’entreprises classiques, la création d’un studio de développement de jeux vidéo en Scop s’est imposée. Basée à Lyon et sous le nom de Galactic Gaming Guild, l’entreprise autofinance son premier lancement à la mi-2007 : Full Ace, simulation de tennis, adaptée à la production à deux, et diffusée exclusivement en ligne.
Après une formation en langues étrangères, Christine Cussac part à Londres puis Madrid pour étudier d’autres formes d’enseignement. De retour en France, elle est fin prête pour son projet d’école internationale, structure rare à l’époque, à but plutôt lucratif et qui scolarise les enfants d’expatriés, français ou étrangers : elle crée en 1989, l’association Bordeaux International School (BIS) qui devient, dix ans après et à son initiative, une coopérative : « Le statut Scop était fait pour nous ! Partage des responsabilités, implication des 13 salariés associés, reconnaissance de l’esprit de coopération et d’échange au sein de l’équipe pédagogique et administrative, pour les anciens comme pour les nouveaux ! », explique Christine Cussac. Respecté de tous les partenaires de l’école, il intrigue parfois les parents d’élèves, mais avec un peu de pédagogie et d’excellents résultats, le statut est devenu… une évidence. Les compétences et les projets de chacun sont valorisés et développés au service des élèves et de l’école. Et les projets fusent... ».
Benoît Galetou est arrivé à 23 ans comme commercial chez Innov’Alu, une Scop limousine spécialisée dans les fermetures et menuiseries en aluminium. Trois ans plus tard, en 2006, il est élu le PDG parmi la trentaine de salariés. « Je souhaitais évoluer, mais pas obligatoirement à une telle fonction aussi vite », tempère celui qui n’a pas encore trente ans. Il n’envisageait pas non plus de se fixer aussi jeune dans une entreprise, mais il a trouvé dans la Scop « des gens engagés qui défendent tous la même chose. Ils m’ont permis d’évoluer à mon poste, j’ai appris le métier du bâtiment à leur contact. Je n’aurais pas pu envisager une telle progression dans une entreprise traditionnelle ». Après trois années de direction, Benoît Galetou garde le cap fixé : favoriser la meilleure organisation du travail possible pour assurer une croissance raisonnable au bénéfice des salariés.
Clémentine et Rose-Anne Page : le choix écologique
A 23 ans, Clémentine Page a deux « métiers », gérante de Scop et maman. Durant sa grossesse lui vient l’idée de créer son entreprise de fabrication de couches lavables. Après diverses lectures sur le bilan écologique d’une couche jetable (un enfant génère une tonne de déchets non renouvelables jusqu’à ses 3 ans et qui subsisteront 200 à 500 ans sous terre), Clémentine, costumière de formation, conçoit ses premiers prototypes en coton biologique et exempts des produits toxiques qui composent les couches à usage unique. Sa soeur, Rose-Anne, la rejoint pour gérer la communication et la commercialisation. Doujañ (protéger, respecter en breton) voit le jour avec le soutien financier de Garrigue et des Cigales en juillet 2008, sous forme de Scop, statut en cohérence avec l’esprit humain et environnemental du projet.
29 ans, Jérôme Guyomar est devenu en octobre 2009 le dirigeant de L’Union des ouvriers couvreurs, une Scop bretonne de 27 salariés. Titulaire d’un CAP couvreur, il intègre l’entreprise en 1998 et commence sa vie professionnelle sur les toits. Il réussira un brevet professionnel tout en restant dans la Scop comme apprenti. Il complète ensuite ses compétences par une formation de technicien métreur en charpente bois et couverture et une première expérience dans une entreprise de Chinon qui le tiendront éloigné des toits et de la Bretagne durant deux ans. « Mon objectif était de continuer à me former pour revenir ensuite à L’Union des ouvriers couvreurs. La Scop c’est le bon mode de fonctionnement d’une entreprise », explique-t-il. Il réintègre la Scop après quelques mois d’intérim, toujours comme couvreur. C’est en septembre 2008 qu’il est élu à la succession de M. Bellec qui prépare sa retraite. Ce dernier lui transmet durant un an son expérience de dirigeant avant de quitter définitivement l’entreprise.
Pierre Duponchel : la fibre solidaire
25 ans après la création du Relais à Bruay-la-Buissière (Pas-de-Calais), Pierre Duponchel, fondateur et actuel président de l’union de Scop Le Relais, a reçu le Prix de l’entrepreneur social de l’année 2009. Le prix, attribué par la fondation Schwab, marque la reconnaissance du parcours de cet ingénieur qui a quitté une carrière toute tracée dans l’industrie pour « dépenser son énergie utilement ». Pierre Duponchel crée le Relais après avoir agi bénévolement pendant des années au sein d’une Communauté Emmaüs. En compagnie du Père Léon, directeur de la communauté, il souhaite mettre en place des solutions de réinsertion pérenne pour ceux qui en ont le plus besoin. De la forme associative, Le Relais devient Scop et même union de Scop en 2000 avec sa douzaine d’entités dans toute la France. « Nous avions dès le départ construit un système de démocratie directe et nous vivions les mêmes valeurs que les Scop », précise-t-il. Le Relais, devenu leader de la collecte et du traitement des textiles d’occasion, compte aujourd’hui 1 500 salariés, dont 400 en insertion, 800 en CDI et 300 en Afrique.
Tout juste diplômée d’un BTS Gestion comptabilité, Brigitte Bari est embauchée en 1983 par les Pompes Japy, Scop franc-comtoise spécialisée dans la fabrication de pompes hydrauliques. « Il a fallu tout de suite être réactif et polyvalent », se souvient Brigitte Bari. L’entreprise connaissait quelques difficultés qui aboutirent, en 1986, à un redressement judiciaire. Dès lors une collaboration s’instaure entre Brigitte Bari et Michel Rondot, le dirigeant de l’époque. Une direction bicéphale qui s’inscrira dans le marbre avec l’élection de Brigitte Bari comme présidente du conseil d’administration au départ de Michel Rondot, M. Lauret prenant la direction opérationnelle : « C’est très riche comme mode de fonctionnement car on n’est jamais seul. » Malgré son statut de présidente, la comptable n’a jamais abandonné son métier d’origine, pas plus que la seule entreprise qu’elle a connue. « J’ai eu d’autres propositions, mais je tenais à rester dans cette entreprise, car l’Homme y a vraiment sa place. »
Gérard Liberos : le dynamisme au service du bâtiment
Gérard Liberos, PDG de Socorem, Scop de 50 salariés située à Ramonville-Sainte-Agne (31) et spécialisée dans le génie électrique, le génie climatique et les énergies renouvelables, a été nommé Chevalier dans l’Ordre national de la Légion d’honneur au titre du Ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer. Titulaire d’un DUT de génie mécanique et d’électricité ainsi que d’un diplôme d’ingénieur CESI, complétés par un mastère de dirigeant d’entreprise, Gérard Liberos débute sa carrière en 1976 chez CGEE Alsthom. Il rejoint Saunier Duval en 1986, puis Souchon Electricité en 1989 et prend la direction de Socorem en 1992. Parallèlement, Gérard Liberos est de longue date engagé dans les instances du Mouvement coopératif tant au niveau régional que national : membre du CA de la Fédération Sud-Ouest des Scop du BTP, il en est président depuis 1993 ; membre du CEFR SO puis du Directoire de Socoden, trésorier de la Fédération nationale des Scop du BTP depuis 2004, il est l’un des principaux artisans de son renouveau notamment en matière de lobbying ; par ailleurs, il est président depuis 2003 du Club de l’innovation pour l’industrie (GIPI) et, depuis 2005, président du Gemip, qui rassemble tous les groupements d’employeurs de Midi-Pyrénées.
José Magalhaes est entré chez Veyret techniques découpe en 1979 comme comptable. En 1993, il en devient le dirigeant suite à la reprise de la société placée en liquidation judicaire, par 30 salariés sur les 35 de l’époque. Aujourd’hui, la Scop compte 90 salariés. « J’ai toujours été passionné de technique et attiré par le contact client, relève-t-il, très vite, j’ai fait la compta de cinq à sept le soir ». Formé à la comptabilité, il apprend au quotidien tous les rouages de l’entreprise. «J’étais capable de mettre des prix et des coûts derrière chaque acte économique. » En 1993, José Magalhaes conduit le projet de reprise entouré de tout l’encadrement de l’entreprise. Il sait très bien ce qui a conduit l’entreprise à la liquidation judiciaire et connaît le potentiel non exploité. « J’ai la prétention de croire que j’étais un bon second. J’ai beaucoup appris au contact de M. Veyret le fondateur. Mais j’étais loin de m’imaginer la teneur de la responsabilité quand on est le gérant ». Quinze ans après, il porte toujours cette responsabilité et il y a quelques mois, les salariés-associés ont comploté pour qu’il obtienne la médaille du travail.
L’Université du 21ème siècle sera citoyenne, responsable et solidaire ou ne sera pas ! Par Pierre Calame.
1. La réforme de l’Université : une nécessité et une urgence pour répondre aux défis du 21ème siècle.
1.1. L’Université fait partie des causes de crise du monde actuel tout autant que des solutions.
la nécessité d’un changement radical et d’un nouveau contrat entre Université et société ;
le caractère central de la réflexion sur la responsabilité de l’Université ;
le besoin de concevoir pour cela une stratégie de changement en réseau.
Mon exposé à cette occasion avait tracé les grandes lignes d’une stratégie. Ce sont ces réflexions que je souhaite reprendre et approfondir avec vous ce matin.
A la différence de la plupart d’entre vous, je n’appartiens pas à l’Université. Et d’ailleurs, je ne pense pas que l’université puisse se transformer uniquement de l’intérieur par une logique d’évolution qui lui serait propre. Elle est un produit de la société, elle va devoir se transformer en réponse à de nouvelles exigences de la société et c’est à partir de ces exigences que je vais chercher à énoncer la nécessité et les conditions d’une transformation profonde de l’Université.
Ce faisant je vais le faire en « déspécialisant » la réflexion, en traitant l’Université non comme un être institutionnel et social à part « à nul autre pareil » , mais comme le point d’application particulier d’une réflexion plus générale qui s’applique, mutatis mutandis, aux autres institutions et aux autres corps sociaux.
Ma réflexion ici est nourrie de trois expériences personnelles qui constituent les « lieux d’où je parle » .
Mon passé de haut fonctionnaire de l’Etat français m’a conduit à réfléchir en profondeur aux fondements historiques de l’action publique, aux raisons de sa crise actuelle, aux difficultés qu’elle éprouve à se réformer, aux principes d’une révolution de la gouvernance. Cela m’a appris en particulier la force des machines institutionnelles qui l’emportent toujours sur les objectifs qu’on leur assigne.
Depuis bientôt 20 ans à la tête de la FPH, qui s’est donnée maintenant comme priorité, pour des raisons que j’exposerai, l’émergence d’une communauté mondiale j’ai pu mesurer l’importance de la construction collective de perspectives nouvelles, enracinées dans le concret, à travers le travail en réseau et à condition de respecter des méthodologies rigoureuses.
Enfin, comme initiateur d’une dynamique internationale, l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire, dont est notamment issu l’Observatoire International des Réformes Universitaires, j’ai pu découvrir les fondements communs des crises du monde actuel et les priorités qui en découlent, ce que nous avons appelé à la suite de l’Assemblée Mondiale de Citoyens, l’Agenda pour le 21ème siècle.
L’Université actuelle fait partie des causes de crise autant qu’elle peut faire partie de ses solutions .
1.2. Une urgence : apprendre à gérer les relations
Au delà des mécanismes de domination économique que chacun de nous connaît, la crise du monde contemporain a des fondements conceptuels, idéologies et institutionnels.
C’est, en effet, une crise des relations : des hommes avec les hommes, des sociétés avec les sociétés, de l’humanité avec la biosphère. Crise des hommes entre eux, l’exemple de l’exclusion sociale ; des sociétés entre elles avec l’extraordinaire difficulté à gérer nos interdépendances dans le cadre des régulations politiques actuelles, crise enfin des rapports humanité biosphère car la société consomme des ressources bien plus rapidement que celles-ci se reproduisent et on conçoit bien que ça pourra se poursuivre indéfiniment…
Cette difficulté à mettre en relation on la retrouve dans tous les domaines, comme si le modèle cartésien, décomposer pour comprendre, avait dégénéré en une schizophrénie et un cloisonnement généralisés :
dans le champ de la production industrielle c’est la juxtaposition des filières ;
dans l’université c’est le cloisonnement des connaissances ;
dans l’action publique c’est la juxtaposition des politiques sectorielles ;
dans la société c’est l’évolution vers un système en « tuyaux d’orgue » où les contacts entre personnes d’un même milieu aux deux bouts de la planète deviennent plus intenses que les contacts avec les voisins ;
dans l’agriculture c’est l’incapacité à raisonner globalement sur les écosystèmes au profit du couple simpliste symptôme – traitement qui conduit à une déterritorialisation généralisée.
Cette crise des relations est à associer à une crise du modèle occidental de développement, qui se caractérise par l’inversion des fins et des moyens.
Quand on vous dit : “on n’arrête pas la science”, c’est extraordinaire parce que cela veut dire que la science est le nouveau nom du destin ! Quand on débat sur des problèmes aussi sérieux au plan éthique que le clonage des êtres humains ou la manipulation génétique, etc.., on va vous expliquer sans rire : “mais comment voulez-vous qu’on arrête le désir de chercher des laboratoires, de produire des brevets, etc..” ? Pour le marché, c’est pareil. C’est extravagant de présenter l’économie de marché comme une loi de nature. Cela ne résiste ni à l’analyse historique ni à l’analyse politique.
Mais l’Université participe à cette inversion entre fins et moyens en enseignant de plus en plus des manières de faire (la science, le droit, le management, l’économie) coupées des finalités.
1.3. Arrêtons d’essayer de gérer le monde de demain avec les idées d’hier et les institutions d’avant hier.
Une bonne illustration de la confusion actuelle de la pensée est fournie par la confusion sémantique entre mondialisation et globalisation. En anglais, il y a un seul mot pour en parler, c’est “globalisation”. “Globalisation” de tout, depuis les nouvelles technologies d’information et de communication jusqu’à la négociation de la réduction des barrières douanières dans le cadre de l’OMC en passant par la liberté d’investissement des firmes multinationales. En fait, nous avons la chance en français d’avoir deux mots, profitons-en : je distingue d’un côté la mondialisation et, de l’autre, la globalisation économique.
Qu’est ce que la mondialisation ? Pour moi, c’est un fait, une donnée inéluctable. Mondialisation, c’est le fait que les interdépendances entre les sociétés dans le monde entier se sont accrues d’année en année jusqu’à nous faire franchir véritablement un saut qualitatif. Si, dans les années quatre-vingts, le fameux trou d’ozone a eu tant de succès médiatique, c’était moins à cause de la gravité effective des cancers de la peau qu’il était censé provoquer qu’à cause de son extraordinaire valeur symbolique. Le trou d’ozone qui se produisait sur l’Antarctique était lié à l’activité des sociétés industrielles. Il symbolisait donc le fait que les effets macro climatiques, macro atmosphériques des activités industrielles se produisaient au seul endroit où il n’y en avait pas ! Arrivant après les photos satellite et leur image de la planète bleue, une série de symboles a progressivement exprimé une réalité que tout le monde percevait : nous sommes tous sur un même bateau et ce bateau est fragile, ce bateau est menacé. Cette conscience d’être sur le même bateau, c’est cela qu’exprime la mondialisation. C’est cette conscience que l’effet de serre est la somme d’infiniment de choses, qui va du fait de prendre sa voiture pour aller acheter du pain au lieu d’aller en vélo au développement de la riziculture. La conscience que tout cela se combine au niveau de l’atmosphère, la conscience que les pluies acides peuvent se déplacer, que le nuage mortel de Tchernobyl se déplace, mais aussi qu’Internet construit un réseau d’informations mondial en temps réel. Tout cela, depuis la deuxième guerre mondiale, a fait prendre conscience d’une interdépendance croissante. Un simple chiffre. Déjà, au milieu des années 1990, la société mondiale consommait une fois et demi les ressources renouvelables de la planète chaque année. Concrètement, alors qu’il n’y a que 20 % de la société qui a accès, si je puis dire, à une consommation de pays développés, on en est à “bouffer” nos stocks chaque année. La mondialisation est donc un fait. Il n’y a pas de réversibilité de la mondialisation. Il y a réversibilité des comportements, il y a des comportements possibles de repli nationaliste, on en voit beaucoup, il y a des comportements de résistance, d’anxiété, etc., mais la mondialisation est un fait inéluctable.
Tout autre est la question de la globalisation économique. La globalisation économique, c’est une politique et une idéologie. Il faut revenir à l’histoire pour nous rendre compte dans quelles conditions nous nous sommes mis, bon an mal an, à adhérer à la pensée unique. Quand les Américains, comme condition au plan Marshall, nous ont interpellés, nous Européens, au lendemain de la guerre en disant « on veut bien vous aider à reconstruire mais si c’est pour redémolir joyeusement dès que vous avez reconstitué la sidérurgie et l’industrie de l’armement, cela ne nous intéresse pas » la pression à l’unification économique européenne s’est faite dans un but politique. L’enjeu c’était la paix, ce n’était pas la prospérité. La réflexion sur l’abaissement des droits de douane s’est faite par rapport à un enchaînement historique très précis : crise économique, repli, renforcement des droits de douane, nationalisme, guerre. C’est par rapport à cette situation historique que la réflexion sur les rapports entre liberté de commerce et paix s’est subitement trouvée consolidée. Est-ce pour autant dire que partout et toujours la liberté du commerce garantit le développement, l’équilibre entre les hommes et l’atmosphère, l’équilibre entre les nations et la justice sociale ? Non, mille fois non ! On le voit bien depuis une trentaine d’années : le rythme de croissance du commerce international est considérable mais s’est accompagné en même temps d’une croissance des inégalités aboutissant à ce qu’il est couramment convenu d’appeler la courbe en verre de champagne, où une petite minorité contrôle une grande majorité des biens, où une grande majorité se contente de la portion congrue.
Nous allons avoir à gérer un monde mondialisé, irréversiblement mondialisé. Nous allons devoir prendre la mondialisation non pas comme un fardeau mais comme une opportunité et aussi comme une nécessité de changer.
Pour comprendre comment on en est arrivé là il faut revenir à l’histoire longue et à son accélération depuis un siècle et plus particulièrement à partir de la seconde guerre mondiale. On s’aperçoit alors d’une donnée fondamentale : tous les éléments du système n’évoluent pas à la même vitesse. C’est ce que j’appelle la théorie des décalages : l’économie, la science et les techniques ont évolué de jour en jour, les systèmes de pensée et les institutions beaucoup plus lentement.
Je pense que les mutations du 21ème siècle seront comparables par leur ampleur et leur caractère systémique au passage du Moyen Age au monde moderne. Et le parallèle est frappant entre l’émergence, au début du 19ème siècle de l’Université prussienne de Von Humboldt et l’émergence, entre le 16ème et le 19ème siècle de l’Etat moderne. Dans les deux cas un mouvement de désimbrication, de spécialisation et d’auto-référence. Dans le cas de l’Université : désimbrication de la science et de la religion ; spécialisation avec la création des facultés ; auto référence avec la revendication à l’autonomie universitaire comme condition de l’autonomie de la production libre du savoir.
Dans le cas de l’Etat : désimbrication avec la séparation de la fortune du prince et des biens publics ; spécialisation avec le développement d’institutions spécialisées ; autoréférence en faisant de la souveraineté une valeur absolue.
Le parallèle entre action publique et université se prolonge précisément dans la crise des relations :
le cloisonnement des disciplines et domaines ;
les difficiles relations avec le reste de la société (partenariat) et les freins à l’aller et retour entre réflexion et action.
Nous voyons bien à l’œuvre les inerties, les résistances au changement qui expliquent qu’en ce début de 21ème siècle nos modèles institutionnels et idéologiques ont bientôt 200 ans alors qu’entre temps le monde a radicalement changé.
Ainsi veut-on finalement gérer un monde radicalement interdépendant avec des relations intergouvernementales entre états souverains et des réalités systémiques avec des disciplines universitaires jalouses de leur autonomie.
2. Pour la science et l’Université un même défi : renouveler le contrat avec la société.
2.1. 2.1. Le contrat social actuel est dépassé
Pour la science et pour l’université il existait bien, au lendemain de la 2ème guerre mondiale, une forme de contrat social. Pour la science ce contrat est né de la reconversion du formidable effort de mobilisation des cerveaux qu’avait nécessité la guerre.
Pour l’Université, le contact social implicite avait deux dimensions : la construction et la diffusion de la connaissance spécialisée ; les franchises universitaires. Mais ce contrat fait eau de toutes les parts.
D’abord parce que la nature des débouchés de l’Université a changé : c’est de moins en moins la reproduction de l’Université elle-même ou l’encadrement de la société par l’Etat et de plus en plus la formation de manieurs de savoirs et de savoir faire au sein des entreprises. D’où : a) la perte du monopole dans la délivrance des savoirs et le poids croissant de l’entreprise, avec la dérive du savoir vers une marchandise ; b) l’effacement de l’Université au profit de systèmes répondant directement aux besoins à court terme de l’économie.
Ensuite parce que le scepticisme de la société à l’égard de ce mode de production et de reproduction du savoir va croissant : en un mot la société fait de moins en moins confiance à l’Université : le caractère périmé du contrat retire progressivement le support social de la société à l’Université.
En troisième lieu parce que l’Université, comme l’Etat, n’a plus le monopole de l’expertise. On le voit avec la montée en puissance de ce que j’appelle l’expertise citoyenne en réseau. Tout ceci veut dire, en clair, que si les universitaires refusaient de descendre de leur piédestal ils se retrouveraient un jour purement et simplement déboulonnés comme une vulgaire statue de dirigeant déchu.
Enfin, parce que, dans la société de l’information, la mutualisation des connaissances s’accommode mal des murs visibles ou invisibles des institutions. Le combat contre la marchandisation du savoir ne peut plus se réduire à la défense de l’enseignement public. Les réseaux de compétence vont rapidement finir par avoir plus de réalité que les pôles pris isolément. Les universités vont passer de toutes façon d’un statut de temple du savoir au statut, à mes yeux plus noble encore, de médiateur des connaissances.
2.2. Les éléments du nouveau contrat social
Avant de préciser les contours du nouveau contrat social et d’en montrer la force et les fondements rappelons par un point d’étape les caractéristiques qui en sont déjà apparues :
en raison du retard pris par les systèmes de pensée et les institutions sur les réalités du monde il faut non pas une évolution lente et à la marge, de simples ajustements. Comme dans le domaine de la gouvernance l’Université a besoin d’une révolution conceptuelle et institutionnelle ;
face à la crise du monde actuel, le nouveau système doit être en mesure de répondre aux mutations majeures du 21ème siècle ;
le nouveau système doit se caractériser par sa capacité à gérer les relations entre connaissances et entre acteurs ;
le nouveau système « remet à l’endroit » les fins et les moyens ; en ce sens l’Université est un des lieux où doit se réinventer l’humanisme sans se laisser fasciner par la raison instrumentale qui n’est rien d’autre, au bout du compte, que la capacité d’apporter des solutions efficaces à des questions qu’on n’a pas forcément comprises ;
le système doit reconnaître les autres sources de production de la connaissance et se définir comme médiateur.
Pour construire ce nouveau contrat il faut à nouveau se placer en dehors de l’Université proprement dite et comprendre pourquoi la notion de « contrat social » , plutôt tombée en désuétude, connaît un retour en force. J’y vois deux raisons complémentaires, d’ailleurs inséparables, tenant à la mondialisation et à la croissance des interdépendances.
D’abord la mondialisation. Les sociétés de la planète n’ont pas choisi de vivre ensemble. Elles y sont conduites par le fait que leurs destins se trouvent indissolublement liés. Pour gérer leur avenir commun elles ne peuvent avoir recours , comme les sociétés traditionnelles, à une transcendance commune ou à des mythes communs – le mythe de l’unité nationale par exemple. La gestion de l’avenir commun est donc de l’ordre du contrat.
Ensuite, la croissance des interdépendances entre les milieux. Elle oblige à poser la question des responsabilités des uns vis-à-vis des autres, de l’équilibre des droits et devoirs. De même que la liberté d’entreprendre sera inévitablement subordonnée à la reconnaissance de la responsabilité sociale qui en découle, de même le soutien que revendique l’Université auprès du reste de la société est justifié pour la contribution qu’apporte l’Université à la résolution des défis de la société.
2.3. Le nouveau contrat social repose sur la Charte des responsabilités humaines.
Avant de revenir plus longuement sur la question de la responsabilité des Universités, qui est au cœur même de la notion de contrat, décrivons en précisément les fondements éthiques. Ils ne sont pas, eux non plus, spécifiques à l’Université. Ils régissent, comme un soubassement commun, l’ensemble des contrats.
Un long travail international a été mené dans le cadre de l’Alliance pour dégager ce soubassement . Le détailler nous ferait sortir du cadre de cette conférence, allons tout de suite au résultat qui a pris, à l’issue de l’Assemblée Mondiale de Citoyens, la forme d’une Charte des responsabilités humaines. Cette charte éthique n’est pas un code moral édictant des règles impératives et des interdictions. L’éthique découle au contraire de l’exercice de la liberté. C’est une éthique du choix, une éthique de la tension entre exigences en apparence contradictoires, en un mot une éthique de la relation :
relation entre unité et diversité, ce qui invite l’université à accueillir, au sein d’une recherche commune, une pluralité de points de vue, de regards, de cultures et de savoirs, à assurer un va et vient permanent entre l’unité de la connaissance et la diversité des modes d’approche ;
relation entre l’individuel et le collectif ce qui invite d’abord à la tolérance, ensuite à la combinaison d’engagements individuels et d’engagements collectifs ;
relation entre l’être et l’avoir, ce qui invite l’Université à ne pas s’enfermer dans l’enseignement de la raison instrumentale, à avoir toujours les finalités et le développement humain des personnes et des sociétés en ligne d’horizon ;
relation entre la continuité et le changement, ce qui invite l’Université à être le dépositaire et le transmetteur de ce qu’Edgar Morin appelle à juste titre la « condition humaine » , à ne pas être fasciné par le changement pour le changement, par l’innovation pour l’innovation ; mais, à rebours, à être capable d’un changement radical car, aujourd’hui, la poursuite à long terme de l’aventure humaine l’exige ;
relation entre la liberté et la responsabilité enfin.
La Charte des responsabilité humaines précise les trois caractéristiques majeures de la responsabilité dans le monde contemporain et vous allez voir à quel point ces caractéristiques s’appliquent à l’Université et à son contrat avec le reste de la société :
la responsabilité porte sur l’impact de nos actes, même leur impact à long terme, plus ou moins imprévisible ;
la responsabilité est proportionnée au savoir et au pouvoir ; cela bien sûr concerne tout particulièrement l’Université comme détentrice des savoirs.
enfin, la responsabilité est de créer le pouvoir de changer et ce pouvoir de changer ne vient que de la création du lien avec les autres ; nul ne peut donc se défausser de sa responsabilité au nom de sa propre impuissance.
Comment ces trois figures de la responsabilité s’appliquent-elles à l’Université et modèlent-elles son contrat avec la société ? C’est ce que nous allons maintenant examiner.
2.4. Les responsabilités propres de l’Université
Pour l’Université ce qui caractérise d’abord sa responsabilité c’est son impact à très long terme. Cela découle très directement de ce que j’ai appelé la théorie des décalages. Nos systèmes de représentation sont en retard sur les réalités. D’où la responsabilité écrasante des instances de formation où vont se forger les représentations de ceux qui auront à gérer le monde de demain ! C’est le grand défi des enseignants, qui se sont formés avec les idéologies construites du temps de leur jeunesse. Je pense à un philosophe qui disait à propos des hommes politiques : le problème des hommes politiques c’est qu’ils cessent de réfléchir quand ils s’engagent dans la lutte politique. Quand ils arrivent au pouvoir ils arrivent avec le système de pensée correspondant au moment du début de leur entrée en lutte politique. Comme ce sont des pros, ils ont commencé très tôt parce qu’il faut commencer tôt pour faire carrière et en général, comme la concurrence est rude, ils arrivent tard. En gros, il y a un décalage de 40 ans entre leur manière d’aborder les problèmes et la réalité des problèmes. Pour l’université, ce n’est pas 40 ans, c’est 200 ans !
La responsabilité de l’Université est à la fois individuelle et collective. C’est celle de chaque universitaire pris en particulier, de chaque université prise en particulier et de la communauté universitaire prise dans son ensemble. Je voudrais insister sur ces trois niveaux. Les deux premiers peuvent traduire le contrat social par une Charte brésilienne des responsabilités des Universitaires et des Universités. Le troisième niveau, symbolisé par le caractère international de la présente conférence, a trait à la construction d’une communauté mondiale. C’est le premier impératif de l’agenda pour le 21ème siècle : la mondialisation, le caractère mondial de nos interdépendances, n’a pas pour l’instant pour contrepartie des institutions mondiales réelles et une communauté politique. Il faut donc s’attacher à faire émerger d’urgence une communauté mondiale tangible, vivante. Souvenons nous que « l’humanité » n’est un sujet de droit que depuis la 2ème guerre mondiale avec l’introduction de la notion de “crime contre l’humanité” ; L’idée de communauté mondiale est un nouveau saut anthropologique et l’Université a une responsabilité clé à y jouer. Au moment où le mondial est devenu notre espace domestique il faut se souvenir que l’Université a une double racine éthymologique :
d’abord celle de « communauté humaine d’étudiants » puis, par extension, de professeurs ;
puis celle « d’universel » . Universalité présumée des savoirs hier, universalité des défis aujourd’hui.
La responsabilité de l’Université prend, me semble-t-il deux figures principales :
la formation des futurs maîtres, de ceux qui modèleront une jeunesse. Il ne faut pas se poser la question de l’adaptation des jeunes à la société à venir, comme si l’histoire était écrite d’avance, mais plutôt de la capacité des jeunes à faire advenir les mutations nécessaires à appréhender des relations ;
l’implication dans les affaires de la cité : la capacité à nouer localement les liens qui permettront d’aborder ensemble et d’une nouvelle manière les défis de la cité. C’est là que le nouveau rôle de l’Université, médiatrice des connaissances construites en réseau peut s’avérer essentiel. En effet, la mondialisation, au lieu d’éloigner les acteurs du territoire local les y renvoie. Car le territoire, dans une économie du savoir et quand il s’agit d’apprendre à gérer les relations de différentes natures est appelé à être la brique de base de la gouvernance de demain. Le territoire est certainement l’acteur social dont le rôle va croître le plus dans les prochaines décennies, au détriment de l’entreprise.
Ainsi le contrat social entre l’Université et la société doit il avoir plusieurs dimensions et plusieurs échelles. D’un côté un contrat global, l’engagement de la responsabilité de la communauté universitaire dans son ensemble face aux grands défis du monde contemporain et face à la formation des jeunes ; de l’autre des contrats territorialisés explicitant localement les relations avec les autres acteurs de la société.
En assumant pleinement sa responsabilité face aux défis du monde contemporain l’Université devient pleinement citoyenne. Mais son plus grand défi est de former de futurs citoyens. Il ne s’agit pas bien entendu ici “d’instruction civique” mais de préparation à l’exercice par chacun de ses responsabilités.
Le premier point d’application est ce que j’appelle le devoir de génération. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, le devoir des jeunes Français et des jeunes Allemands était de “faire l’Europe” pour éviter d’achever le suicide collectif si bien mis en chantier par les deux guerres mondiales. Le devoir de la génération qui vient est aussi évident. C’est cette fois de construire non plus l’Europe mais le monde et, pour la même raison, pour éviter le suicide collectif.
Le second point d’application c’est de préparer les étudiants à être au monde et à faire le monde. Autrefois, on parlait de “faire ses humanités” pour s’imprégner des grands penseurs du passé. Il s’agit aujourd’hui, ni plus ni moins, de faire Humanité. Pourquoi ne pas rêver par exemple, comme l’a avancé le philosophe Michel Serre, d’une première année d’Université commune à tous les pays et à toutes les disciplines et où l’on apprendrait, par exemple :
l’éthique du choix et la citoyenneté – du local au monde - ;
l’interculturel ;
les défis communs ;
la mutualisation des connaissances et la construction des liens internationaux ?
Ne peut-on, par exemple, imaginer l’organisation par les universités de panels de citoyens interactifs avec l’Inde, la Chine, l’Afrique pour entrecroiser les questionnements des uns et des autres sur le monde et les confronter à différents experts ? Comment faire tout cela ? Par quelle stratégie de changement ? Et qui a les moyens de la conduire ? A ce stade il faut revenir à la troisième dimension de la responsabilité telle qu’énoncée tout à l’heure : le pouvoir n’est pas donné il se crée. Ou, pour citer Paul Ricoeur, « le pouvoir naît quand les hommes s’assemblent, il s’évanouit quand ils se dispersent » .
A la question “qui a le pouvoir de concevoir et de conduire les mutations nécessaires”, une seule réponse : les citoyens, les universitaires et les étudiants eux-mêmes.
3. Une stratégie d’alliance pour réformer l’Université.
3.1. Appliquer à l’Université les principes classiques de stratégie de changement des grandes organisations.
La responsabilité première de l’université est de conduire sa propre transformation.
Et elle n’en trouvera la force, elle n’en aura le pouvoir qu’en construisant des alliances. Qu’est-ce qu’une alliance ? Une manière nouvelle de s’organiser où l’on ne crée pas de nouvelles institutions (les universités n’en manquent pas ! ) mais où on se donne des objectifs communs, des règles éthiques communes et des dispositifs de travail concrets.
Les grandes institutions, et c’est toute la difficulté de la réforme des Etats, ne se transforment que s’il y a, conjonction : au sommet, d’une volonté, d’une vision claire et d’une stratégie conduite sur la longue durée ; à la base, d’une profonde aspiration au changement, une recherche individuelle et collective de sens, une capacité d’innovation et une prise de risque. Dans le livre « l’Etat au cœur » j’ai montré comment, par exemple, les réformes de l’Etat en France ont toutes avorté car il manquait au sommet une vision et une constance dans l’effort, comme s’il suffisait de changer d’organigramme pour changer de fonctionnement, comme s’il suffisait de changer d’habit pour changer la personne. Mais elles ont échoué plus sûrement encore parce que, au lieu que les fonctionnaires soient considérés, au lieu que leurs idées, leur expérience et leur recherche personnelle de sens de l’action publique soient considérées comme le moteur du changement, les fonctionnaires ont été présentés uniquement comme des freins au changement, des forces de résistance rétives aux impulsions du pouvoir politique.
La dernière erreur en date a été celle de Claude Allègre quand il était Ministre de l’Education. Il a inauguré sa stratégie de réforme en annonçant qu’il allait «dégraisser le mammouth » . Par cette simple phrase, il s’est privé du soutien de ceux-là mêmes qui, au sein de l’éducation nationale, auraient pu être acquis à ses idées !
La question des stratégies de changement est bien connue des grandes entreprises. En effet un Etat incapable de se réformer ne disparaît pas. Il dépérit petit à petit, perdant sa légitimité aux yeux des autres acteurs, et se vidant de son sens de l’intérieur. Une entreprise, elle, qui ne saurait pas se réformer peut s’effondrer quelle qu’ait été sa puissance !
De l’expérience des entreprises on peut retenir quatre règles, quatre conditions pour la réussite d’une stratégie de changement :
la conscience collective d’une crise, nécessaire pour justifier les efforts douloureux, les remises en cause, la contestation des situations acquises qu’impliquent toute réforme ;
une vision claire et partagée des objectifs poursuivis ;
la continuité de l’action de réforme sur le long terme et selon des étapes précises ;
enfin et surtout, au sein de l’organisation, la constitution des « alliés de la réforme » , alliance faite de tous ceux qui, plus responsables, plus conscients ou plus innovateurs que les autres, sont prêts à aller au-delà du maintien des positions et droits acquis, au delà des habitudes, prêts à se projeter dans l’avenir, prêts à être les moteurs collectifs de l’aventure.
3.2. Identifier ou construire à différents niveaux des alliances pour la réforme
Ce n’est donc pas à partir d’institutions représentatives que l’on construit le changement mais à partir d’alliances d’organisations et de personnes – des universités et des universitaires- qui partagent le même sens des responsabilités à l’égard de la société, à l’égard de l’avenir. Les « institutions représentatives » , nous le savons bien, ont pour vocation de représenter une communauté, d’en assurer la continuité et donc d’incarner, peu ou prou, un « ordre éternel » . Elles ne sont pas pour autant nécessairement des freins au changement. Elles gardent une importante fonction de légitimation et elles peuvent de ce fait grandement faciliter une stratégie de réforme en prenant la parole en faveur d’un nouveau contrat social, en endossant, par exemple, une nouvelle Charte de la responsabilité des universités. Mais elles ne peuvent être elles-mêmes le moteur, il faut construire des alliances ; Une institution, c’est sa vocation, est du côté de la permanence ; une alliance, et c’est pourquoi il ne faut pas l’institutionnaliser, est du côté du mouvement.
Comme le contrat social lui-même, l’alliance pour une Université du 21ème siècle, doit s’organiser à différents niveaux :
à l’échelle mondiale, puisque l’université doit être à l’échelle mondiale l’incarnation même de la communauté et de l’universel ;
à l’échelle nationale où, dans l’état actuel des choses, il reste le plus facile de faire se rencontrer une aspiration politique de réforme, incarnant l’aspiration d’ensemble de la société, et une aspiration au changement venant du sein de l’université elle-même ;
à l’échelle de chaque université car c’est à ce niveau que des tentatives multiples d’innovation peuvent cristalliser en une transformation d’ensemble ; à ce niveau aussi que peuvent se nouer les contrats sociaux territoriaux entre les différents acteurs de la société.
Permettez-moi de rêver que l’assistance de ce matin, qui réunit des innovateurs venus du monde entier, qui est réunie à l’appel du Ministre brésilien incarnant une volonté politique nationale de réforme, qui réunit enfin des recteurs et des enseignants venus par leur volonté de participer à cet événement, soit le temps fondateur de ces différents niveaux d’alliances. Si c’était le cas cet événement pourrait être qualifié d’historique.
3.3. Mettre en place les outils, les acteurs et les étapes de la stratégie de changement
Une alliance se définit par des dispositifs concrets de travail qui visent tous à relier et à construire :
il faut des outils d’intelligence collective pour transformer l’expérience concrète de chacun en une stratégie d’ensemble, et pour que cette stratégie reste en permanence enracinée, irriguée, vitalisée, inspirée par la réalité concrète. On ne suscite pas, on ne suscite plus l’adhésion par des mots d’ordre venus d’en haut, aussi justes soient-ils. Si l’on veut que s’allient les porteurs de sens, les méthodes doivent être cohérentes avec les objectifs poursuivis et chaque allié individuel doit se sentir en permanence co-auteur et co-acteur de la stratégie commune.
il faut des moyens de liaison entre les alliés, des espaces de débat collectif, un point de ralliement où s’incarne la communauté des alliés. Internet et le web ont radicalement modifié les conditions de construction des alliances, notamment dans le milieu universitaire, le plus « branché » qui soit.
Il faut des actes instituants : dans le cas de l’université c’est autour des Chartes des responsabilités de différents niveaux que peuvent se poser les actes instituants des alliances. C’est autour d’espaces communs d’échanges d’expériences et de débats que peut se forger une identité ;
il faut enfin, dans une alliance visant des transformations à long terme, des outils d’évaluation communs, des moments rituels où mesurer le chemin parcouru. Des étapes concrètes, faute de quoi la stratégie la mieux intentionnée se perd dans les sables et les innovateurs les plus enthousiastes cèdent au découragement. Le sociologue français Michel Crozier disait, en réponse à notre penchant national à prendre les mots pour les choses et le discours sur le changement pour le changement lui-même : « on ne change pas la société par décret » . Le changement n’est pas un acte c’est un processus collectif .
Mais une telle alliance serait incomplète si elle n’associait pas pleinement ce qui est peut être l’acteur essentiel : les étudiants eux-mêmes. Ils ont, en réalité, pour devenir les porteurs de la société de demain, pour être les ferments et les accoucheurs de cette communauté mondiale en gestation, besoin eux-mêmes de construire leur alliance pour redonner sens à ce qu’était l’Universitas du moyen-âge, la communauté des étudiants. La jeune génération, je le vois dans le monde entier, est à la recherche de sens et de repères. Les enseignants n’ont pas à créer cette alliance à leur place mais il est évident que l’orientation des cours, l’organisation des échanges internationaux, la mise à disposition des moyens logistiques peuvent puissamment y aider.
Pour conclure, je dirai enfin dans une stratégie de réforme, on ne part pas, on ne part jamais de zéro. Les germes sont déjà là. Ils sont peut être épars ; chacun d’eux est marginalisé dans son institution ; manque d’une perspective cohérente qui les fédère. Mais ils sont les levains de la pâte. Ces germes sont présents en grand nombre au sein de l’université. Il est donc essentiel, dès le départ, dès le moment où une volonté nationale ou internationale de réforme s’exprime, d’aller à leur rencontre, de les recenser, de les valoriser, de les mettre en réseau.
On se représente souvent la mémoire ou l’histoire comme des sortes de disques durs d’ordinateur : un enregistrement intégral et fidèle de tout ce qui a pu être perçu et retenu. Mais le fonctionnement de la mémoire humaine tout comme le travail de l’historien ont peu à voir avec ces dispositifs techniques.
Il y a longtemps que philosophes et historiens l’écrivent : les mémoires collectives sont au moins à moitié faites d’oubli, et ce que nous appelons l’histoire, selon Tzvetan Todorov, n’est en fait qu’une sélection sévère d’événements gardés présents à l’esprit, beaucoup moins nombreux que ceux qui ont été effacés. Mais à considérer les débats qui l’entourent, on voit bien que cet oubli existe sous différentes formes, et pour différentes raisons.
L’oubli
Il y a d’abord un oubli nécessaire, celui d’événements jugés peu importants, de faits anecdotiques, brefs, sans grande signification pour le récit, ou simplement hors propos. L’histoire ne peut se passer de cet oubli-là : l’étude, même la plus érudite, des relations franco-allemandes n’a que faire de la marque du savon à barbe utilisé par le maréchal Foch au matin du 11 novembre 1918. Cela dit, rien n’empêche qu’à un autre moment ou sous un autre angle, le rappel de ces faits soit jugé pertinent (par exemple, si l’on écrit une histoire de l’hygiène aux armées). L’oubli nécessaire n’est rien d’autre qu’une forme de morcellement de la mémoire historique qui obéit à des soucis « esthétiques ou scientifiques », à une mise en forme du savoir. « Le travail de l’œuvre sur la société contribue à lui faire oublier ce qui a été », a écrit Marc Ferro.
Mais il existe aussi un autre oubli que l’on pourrait qualifier de salutaire s’il ne recouvrait pas souvent une injustice profonde. Il porte cette fois sur des événements importants de l’histoire, comportant des enjeux de mémoire souvent douloureux. Prenons quelques exemples. Lors des guerres de partition de la Yougoslavie, dans les années 1990, des motifs de rancœur entre Serbes, Croates et Bosniaques datant de la Seconde Guerre mondiale ont été réactivés. À certains égards, leur oubli aurait été plus salutaire. Mais, autre exemple, l’oubli des massacres perpétrés contre les Arméniens en 1915 par des forces turques, assez largement pratiqué pendant des décennies, est loin d’être jugé « salutaire » par les Arméniens eux-mêmes, tandis que la reconnaissance de ce forfait comme génocide est catégoriquement rejetée par les autorités turques actuelles. Nombre d’événements tragiques (exterminations, persécutions, crimes de guerre, déportations de masse, réductions en esclavage, oppressions) sont ainsi plongés dans le silence pendant de longues périodes soit au titre de mensonges officiels, soit sous l’effet des « blancs » de la mémoire sociale, en général celle des vainqueurs. Les sortir de l’oubli provoque toujours réactions et contre-réactions, voire réveille des hostilités en sommeil.
Pas de paix sans justice
Mais leur oubli était-il vraiment salutaire ? Pour les partisans du « devoir de mémoire », il n’y a pas de paix sans justice. De plus, à leurs yeux, le rappel des crimes et des erreurs de l’histoire a une vertu proprement pédagogique, sinon préventive, donc contribue à la paix. Ne pas oublier Hiroshima, par exemple, serait une manière de prévenir les risques de guerre nucléaire. Mais, faut-il le dire, dans le même temps, cette mémoire en fait surgir une autre : celle d’un crime qui n’a jamais été puni. Perpétré par un vainqueur de l’histoire, il sombrerait facilement dans l’oubli « salutaire », n’étaient les différents acteurs qui, animés par différents types de soucis (justice, réparations, reconnaissance, antimilitarisme, pacifisme), se chargent d’en rappeler le souvenir.
"Freud n'était pas le pervers incestueux décrit par le philosophe Michel Onfray pour démonter ses théories !" Inédite, la parution de sa correspondance privée avec ses enfants révèle l'intimité d'une famille pas si différente des autres...
Freud et sa fille Anna en 1913.
C'était un patriarche à l'ancienne qui parlait contraception avec ses filles. Longtemps inédite, la correspondance de Freud avec ses enfants montre un père à la fois traditionnel et libéral.
Quel père était donc Freud ? Les critiques allemands n'ont pas manqué de se poser la question lors de la parution de cette correspondance largement inédite, entretenue avec ses enfants entre 1898 et 1939, tant la figure paternelle joue un rôle central dans sa théorie. Il s'agit là « d'une lecture du plus haut intérêt, précisément parce que c'est moins Freud le psychanalyste que Freud le chef de famille qui écrit », souligne Lothar Müller dans le «Süddeutsche Zeitung ». Rien à voir, donc, avec les lettres à sa fille Anna - la seule à être devenue psychanalyste -, publiées il y a quelques années, et d'ordre plus « professionnel ». Ce nouveau recueil rassemble les lettres de Freud à ses cinq autres enfants (et à leurs conjoints), ainsi que certaines de leurs réponses. « Freud leur écrit avec simplicité, clarté, de façon posée, son style est précis mais ni froid, ni dénué d'humour », note Christine Pries dans le«Frankfurter Rundschau».
On y découvre son goût pour les jeux de hasard et la cueillette des champignons. Et, surtout, un curieux mélange de père moderne et traditionnel. Car s'il délègue à sa femme Martha l'éducation des enfants, suivant en cela la plus pure tradition bourgeoise, Freud ne leur inflige pas de châtiments corporels et se soucie sincèrement de leur bonheur. Ils pourront toujours compter sur son soutien, notamment financier, et sur son ouverture d'esprit : on le voit ainsi, dans une lettre, donner des conseils de contraception à sa fille Sophie, qui attend un bébé qu'elle ne désire pas.
« Freud était indubitablement un chef de famille patriarcal, mais il remplissait ce rôle d'une façon libérale. Il se mêle des projets de mariage, donne son avis sur les prétendants, se renseigne sur eux mais, que ce soit pour ses fils ou ses filles, il ne met jamais de veto, il encourage plutôt ses enfants à prendre eux-mêmes leur décision », remarque Lothar Müller. Son sens de la famille s'étend même aux pièces rapportées :
« En mai 1932, Freud écrit à son gendre Max Halberstadt, qui, après la mort de Sophie et malgré son remariage, continue à faire partie de la famille : ''En attendant, restons soudés''. Cette phrase donne son titre au livre. Elle montre comment, pendant des décennies, Freud a veillé à la cohésion des siens.»
Selon Elisabeth von Thadden du« Zeit », l'immense influence du patriarche sur ses enfants remonte à leur prime jeunesse. Tous sont nés entre 1887 et 1895, une époque où il manquait de temps pour s'en occuper : « Ce sont les années les plus denses de son existence, des années fondatrices où il élabore sa méthode. » Son travail l'absorbe alors presque totalement. « Le père passe douze à quinze heures par jour dans son cabinet, parfois même dix-huit. Mais ce père est là malgré tout, à côté. Il apparaît pour les repas, souvent absent, silencieux et toujours enveloppé par la fumée de ses cigares. Cette dialectique de l'absence et de la présence a dû énormément contribuer à l'ascendant de Freud sur ses enfants », analyse la critique.
Tous semblent en tout cas, à lire les comptes-rendus de la presse allemande, avoir vécu par la suite dans l'ombre écrasante du grand homme, cherchant à s'en affranchir sans jamais vraiment y parvenir. Les fils choisissent des professions très éloignées de la psychanalyse. Martin devient juriste, Oliver ingénieur et Ernst architecte. Mais, hormis Oliver, tous profiteront à un moment donné de la renommée de leur père. Après avoir enchaîné les petits boulots, Martin finit par obtenir une allocation de la part des Archives Freud à New York. Quant à Ernst, il a largement bénéficié pour sa belle carrière d'architecte du réseau des psychanalystes...
Pour Lothar Müller, l'une des caractéristiques marquantes de ces lettres serait en dernier ressort leur « fatalisme ». Il « imprègne la façon dont Freud, depuis sa première opération en 1923, accepte le cancer qui le ronge, prend des mesures dans la perspective sa mort, revoit son testament et finalement emprunte en 1938 le chemin de l'exil vers Londres.»
Books:
« "Unterdeß halten wir zusammen" Briefe an die Kinder» (« ''En attendant, restons soudés''. Lettres à ses enfants ») par Sigmund Freud.
Trois mois, six ans, vingt ans… De parloirs en promenades, comment vit-on le quotidien en milieu carcéral ? Comment s’organise la vie quand elle est contenue dans une cellule de 10 m2 ?
Les clefs de l’énorme trousseau cliquettent à la ceinture du surveillant. Pour pénétrer l’univers carcéral lorsqu’on est journaliste, il faut s’armer de patience. La maison d’arrêt d’Auxerre n’y fait pas exception. Trois mois de délai et quatre ou cinq relances téléphoniques pour obtenir une visite des locaux de seulement quarante-cinq minutes. Le jour dit, il faut sonner à l’interphone, franchir un portail encadré par un surveillant, laisser ses effets personnels, passer sous un portique de sécurité. À chaque porte, des sonnettes, des serrures aux lourdes gâches. L’attente.
À un instant donné, un Français sur mille dort derrière les barreaux. Bien qu’à l’écart et peu visible, la prison est une société à part entière. Dans les années 1970, le Groupe d’information sur les prisons (Gip), initié par Michel Foucault, Jean-Marie Domenach et Pierre Vidal-Naquet, permet à la prison de faire irruption dans le débat public. Depuis, nombre de sociologues, historiens, psychologues, journalistes et militants continuent de dénoncer l’univers carcéral comme étant un non-lieu marginal, occulté et, parfois, une zone de non-droit. Des témoignages de détenus, ou des œuvres de fiction, comme le film Un prophète de Jacques Audiard (2009), ont entraîné spectateurs et lecteurs là où leur regard ne portait pas : derrière les murs, dans le quotidien carcéral.
La prison est une institution en tensions entre des objectifs contradictoires : elle désocialise les individus pour les resocialiser, elle prétend tout à la fois punir et réinsérer. Mais, en deçà de l’ambition institutionnelle, une autre réalité se fait jour : celle de la vie quotidienne des détenus. En prison, parce qu’il faut bien vivre, on noue des liens, on s’approprie l'espace, on résiste ou on abdique, on patiente. Bien sûr, le quotidien carcéral diffère d’un établissement à l’autre, d’un détenu à l’autre. Régime d’incarcération ouvert ou fermé, maison d’arrêt ou centre de détention : les vécus sont pluriels, et les témoignages parfois dissemblables. Mais comment, concrètement, vit-on en prison ?
Compter le temps
La prison est un espace bien délimité : une cellule de quelques mètres carrés, des coursives, une cour, des murs d’enceinte. Mais elle est aussi un temps : le temps de la journée, des heures et des minutes ; et celui de la peine, des mois et des années. Le temps carcéral, explique le sociologue Gilles Chantraine, est « un trou noir : le cœur du système semble gorgé de vide (1) ». Les activités telles que le parloir, la bibliothèque, la promenade, le travail ou le sport ne parviennent que difficilement à structurer la journée des détenus. Au mieux, elles comblent le vide.
Dès lors, à quoi bon posséder une montre ? Quand ils sont en régime fermé, les détenus ne sont pas maîtres de leur emploi du temps. Ils doivent attendre qu’on leur livre la gamelle pour manger, qu’on vienne les chercher pour se déplacer. Même si elle maintient le lien avec le temps extérieur, la montre ne fait que renforcer ce sentiment d’impuissance : savoir l’heure qu’il est mais ne rien pouvoir faire de cette donnée. Christophe de La Condamine, dans le journal qu’il a tenu lors des quatre ans de son incarcération, raconte : « Si j’avais un repère au poignet, je risquerais d’y regarder un peu trop souvent, je m’y fabriquerais l’attente. Attente de la promenade, attente du déjeuner, attente de l’heure du dîner, attendre l’heure de quoi ? Vivement dans cinq ans ou dans dix (2). »
Les détenus perçoivent avec étrangeté les années passées en prison. Temps immobile, « le corps semble avoir vieilli sans avoir vécu », explique G. Chantraine. En prison, certains détenus choisissent ainsi de dormir le plus possible pendant la journée. « Comme si les heures de sommeil ne comptaient pas dans l’accomplissement de la peine (3) », souligne le journaliste Frédéric Ploquin.
Cantiner
Pour améliorer l’ordinaire, les détenus « cantinent », c’est-à-dire qu’ils achètent, sur leurs deniers personnels, de la nourriture, des produits de toilette, et tous les objets et fournitures dont ils ont besoin au quotidien. Comme ils ne disposent pas d’argent liquide, c’est sur leur compte, alimenté par les proches ou par le salaire qu’ils perçoivent, que sont prélevées les sommes des achats par correspondance. Les détenus pauvres, les « indigents » qui disposent de moins de cinquante euros par mois, se voient attribuer une petite aide financière, en fonction des établissements et de leur comportement en détention. Dans le cas contraire, ils doivent se contenter des « gamelles » et du nécessaire que leur fournit l’administration pénitentiaire, généralement de piètre qualité et distribué au compte-gouttes. Et se priver de télévision dont l’accès coûte souvent plus de trente euros par mois pour chaque détenu d’une cellule.
La consommation est aussi un plaisir, explique G. Chantraine, parce qu’elle « permet aux détenus de s’exprimer par le moyen des achats qu’ils peuvent faire (…). En se singularisant par ses achats, l’individu se soustrait pour partie à la règle commune et à l’impact dépersonnalisant de l’institution. »
Comme la plupart des cellules ne disposent pas de réfrigérateur – et alors même que les détenus peuvent cantiner des produits frais –, ils stockent leurs denrées l’hiver sur le rebord de la fenêtre, contre les barreaux. Une pratique ostentatoire qui n’est pas sans poser problème, témoigne C. de La Condamine : « Lorsque les occupants sont fortunés, tout est relatif, un camembert attend d’être consommé. (…) Les différences financières sautent aux yeux. Combien d’envies, générées par ces exhibitions, se règlent à la douche ? »
Nouer des liens
Entre les murs ont lieu de nouvelles formes de socialisation. Les codétenus partagent les repas, les promenades ou les ateliers. Ils se rencontrent en maison d’arrêt et se retrouvent parfois, des années après, en établissement de peine. Quand ils partagent une cellule de quelques mètres carrés, la confiance devient une valeur de premier plan. Partager les provisions cantinées, ne pas puiser dans les réserves des autres quand ils ont le dos tourné. La promiscuité aidant, tout manquement aux règles explicites et implicites peut dégénérer en accès de violence. Le détenu qui refuse de se laver, par exemple, est souvent rappelé à l’ordre par ses codétenus. Une surveillance mutuelle, officieuse, se substitue à celle de l’administration pénitentiaire. De fait, beaucoup de bagarres éclatent loin du regard des surveillants. « Embrouille dans notre pavillon, rapporte dans son journal C. de La Condamine, une casserole d'eau bouillante a répondu aux coups de chaise. Ces deux protagonistes n’ébruiteront pas l’affaire. Cloques et bosses ne valent pas mitard. » Lorsqu’une solidarité s’installe, elle est vécue comme une véritable planche de salut. C. de la Condamine raconte que son codétenu Titi lui gardait tous les soirs, durant la durée de son procès aux assises, son plat au chaud par un système de bain-marie artisanal.
Soigner ses troubles mentaux ?
« Un surveillant passe la tête par la porte et dit : “Celui-là, vous allez voir, je ne suis pas sûr qu’il soit pour ici.”Entre en effet un drôle de type jeune, absent ; il ne s’assied pas, il regarde avec intérêt les murs, il ne parle pas. Tout d'un coup, il frappe sa joue, écrase une chose invisible, secoue sa tête (4). » Le témoignage de la psychiatre Christiane de Beaurepaire illustre une contradiction : la justice condamne à des peines de prison des individus atteints de psychoses, incapables donc de comprendre le sens de leur condamnation. Alors qu’un rapport du Sénat de 2010 écrit que « la prison n’est pas un lieu de soin », on dénombre plus de 20 % d’individus atteints de troubles psychotiques parmi les détenus. En avril 2010 ouvre, au sein de l’hôpital du Vinatier de Lyon, une unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA), un hôpital prison, susceptible d’accueillir des personnes «souffrant de troubles psychiatriques et nécessitant une hospitalisation».
Psychiatres et psychologues dénoncent une confusion entre criminalité et troubles mentaux, et un pas de plus vers la suppression de l'irresponsabilité pénale qui empêche de condamner une personne malade. L’expression de ces troubles se manifeste parfois par des mutilations et des tentatives de suicide. Coupures au rasoir, ingestion d’objets durs, les automutilations viennent soulager une tension émotionnelle insupportable, explique C. de Beaurepaire. « Ton corps en prison devient un argument, témoigne Hugo, ex-détenu. T’as des gens qui vont se mutiler parce qu’ils n’ont plus d’autres moyens de faire avancer les choses. Moi ça m’est arrivé, tu t’ouvres les veines pour attirer l’attention sur toi (5). »
Communiquer avec l’extérieur
« En apportant l’air du dehors, on fait du bien et du mal (6) », explique Sylvie, une compagne de détenu. En détention, les liens avec l’extérieur, d’une importance capitale, se renforcent, se maintiennent, se distendent, ou se rompent. Au parloir, au téléphone, ou à travers la correspondance, le détenu n’est plus seulement un numéro d’écrou et un compagnon de cellule, mais il redevient un père, un fils, un époux, un ami. Mais ces échanges amènent aussi colère et frustration : trop courts, ils rappellent au détenu qu’il est dedans quand les siens sont dehors. G. Chantraine évoque par ailleurs un « décalage entre le temps carcéral et le temps de l’extérieur » qui amène questions et préoccupations : « Le reclus est-il au courant des avancées de l’affaire ? Tel courrier est-il parvenu ? La date de sortie présumée est-elle toujours la même ? »
Aux visites de parloir, pour lesquelles certaines familles parcourent des centaines de kilomètres, on échange du linge et des livres. Nombre de détenus font passer du courrier en sous-main, afin qu’il échappe à la censure pénitentiaire. À Noël, certains reçoivent de leur famille un colis de denrées alimentaires de cinq kilos : foie gras, fromage, chocolat… Une solidarité avec le détenu que certains proches conditionnent à son innocence, commente la sociologue Gwénola Ricordeau. « Si t’étais coupable, lance un père à son fils accusé de viol, on te prendrait pas au téléphone. »
Travailler
« Quand vous travaillez, vous êtes concentrés au boulot, et là vous ne pensez à rien. Si vous restez sans rien faire, vous ne vous sentez pas bien », raconte un détenu de la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy. Afin de gagner de quoi cantiner, et pour occuper les journées, les détenus qui le souhaitent peuvent demander à travailler. Deux options s’offrent à eux : le service général ou le travail en production. Dans le premier cas, les « gamelleurs » ou « auxiliaires » font le ménage et servent les repas. Le travail en production, quant à lui, est fourni par des entreprises qui installent leur atelier au sein de la prison, généralement en raison des faibles coûts de main-d’œuvre. Découpe de planche, emballage, montage de composants électroniques, pliage, collage, les tâches sont mécaniques et répétitives. Le travail carcéral n’est encadré par aucun contrat de travail. Aucun entretien, aucune obligation de rémunération minimum, aucune indemnité en cas de licenciement, de maladie ou d’accident du travail n’est prévu pour les détenus qui travaillent aux ateliers.
Dans un rapport 2011, l’Observatoire international des prisons (OIP) précise qu’« en 2010, les rémunérations nettes des personnes détenues n’ont pas dépassé, en moyenne, 318 euros par mois ». Parce qu’il offre l’opportunité de s’extraire six heures par jour de leur cellule, le travail reste malgré tout une denrée rare très prisée des détenus. Seuls 25 % d’entre eux y ont accès, ce qui permet à « l’administration pénitentiaire, analyse Philippe Auvergnon, directeur de recherche au CNRS, de se garder la possibilité via l’accès ou le retrait du travail d’un outil disciplinaire extrêmement important ».
Bricoler
Du dentifrice pour coller des photos et des affiches au mur. Une boîte de Ricoré en guise de porte-savon. Du jus de raisin, du sucre et de la mie de pain pour distiller du vin. En prison, il faut faire preuve d’ingéniosité pour pallier le manque de tout. Les astuces du système D se transmettent d’un détenu à l’autre, des anciens aux nouveaux arrivants. C. de La Condamine décrit dans son journal comment réchauffer de l’eau : il faut « apporter l’électricité des deux côtés d’un isolant (manche de brosse à dents). On plonge l’objet dans un seau d’eau (salée, ça marche mieux) et l’électrolyse du liquide le fait monter en température. » Improviser un réchaud, une bouilloire, c’est manger et boire chaud quand on le souhaite : autant de moyens de se réapproprier un mode de vie, un lieu, un emploi du temps. Mais une fois qu’ils l’ont investie et aménagée, beaucoup de détenus insistent sur le fait que cette cellule n’est pas la leur. Les mots sont importants. F. Ploquin rapporte les propos de Karim Mouloum, en prison pour braquage, aux matons « lorsqu’ils lui ordonnent de rentrer dans “sa” cellule. – Dans “votre” cellule !, réplique-t-il avant d’obtempérer. »
Avoir une vie sexuelle
En prison la sexualité n’existe pas, ou presque. Du moins, pas dans les programmes de l’institution pénitentiaire. « Le corps de procédure pénale qui régit la vie en détention ne mentionne à aucun moment le mot “sexe” ou le mot “sexualité”, explique le sociologue Arnaud Gaillard. Un article de loi parle de la protection de la pudeur et des dérives de l’obscénité. » Si beaucoup de détenus témoignent de la disparition de leur libido dès lors qu’ils sont entre les murs, elle se limite pour d’autres à une sexualité solitaire, à des pratiques homosexuelles avec des codétenus, ou à une sexualité dérobée aux parloirs quand les surveillants acceptent de « fermer les yeux ».
Hugo, libéré il y a un an après vingt-neuf ans de détention, raconte : « La seule sexualité que j’ai eue en prison pendant vingt-neuf ans, elle est passée à travers la pornographie. (…) Ça fait un an que je suis sorti, j’ai encore des problématiques. À un moment, j’avaisune nana (…) mais t’as du mal aussi à accepter ses mains sur ton corps. T’es seul, même en sortant, t’es encore seul (7). »
Une « privation de l’altérité », selon les mots d’Arnaud Gaillard, à laquelle tentent de remédier les unités de visite familiale (UVF), expérimentées depuis 2003 sur le modèle canadien. Ces appartements privés mis à la disposition des détenus de longue peine pour y recevoir un conjoint leur permettent de se soustraire pour quelques heures au regard des autres. Mais au 1er janvier 2011, rapporte l’OIP, « seuls dix-sept établissements sur 191 en étaient en effet pourvus ».
Être puni
Pour les détenus récalcitrants au règlement carcéral, plane l’ombre des sanctions disciplinaires. Prétoire (commission disciplinaire), mitard (cellules du quartier disciplinaire), le détenu sait généralement ce qu’il risque s’il ne se tient pas à carreau. Le mitard, décrit C. de La Condamine, est une « cellule toute de béton, privée de cantines (…). Pas de briquet pour ne pas enflammer le fin matelas de mousse posé sur le ciment. L’isolement est complet, y compris pendant l’heure de promenade dans une cour de quinze mètres carrés, fermée même vers le ciel par un grillage. » Les détenus particulièrement signalés (DPS), qui ont tenté de s’évader, qui ont commis viols ou meurtres en détention, ou qui appartiennent au crime organisé font l’objet d’un traitement particulier et sont souvent placés à l’isolement.
En outre, de nombreux détenus dénoncent l’arbitraire du système pénitentiaire qui fait de la privation de leurs droits un levier de punitions officieuses. Le journaliste Arthur Frayer se souvient des propos de Saker, un détenu : « Surveillant, je vais vous dire, il y a deux prisons : la prison réelle, celle qui existe parce qu’on a fait des conneries ; on a été condamné et on paye pour ça, c’est normal ; et il y en a une deuxième : la prison dans la prison. Tous les petits trucs quotidiens qu’on nous fait subir pour rien : les parloirs Hygiaphone sans raison, les retards de promenade sans motif, et les surveillants qui sont jamais là, les délais sans fin, les plaques électriques cassées qui sont jamais réparées (8)… » À l’inverse, de meilleures conditions de détention deviennent une forme de récompense. Le centre de détention en régime ouvert, par exemple, censé garantir une meilleure réinsertion, est octroyé aux détenus qui ont eu un comportement exemplaire. Par manque de moyens matériels et d’objectifs clairs quant à la mission de la prison, l’administration pénitentiaire fait respecter l’ordre avant toute chose. Les « pointeurs », les condamnés pour des affaires de mœurs se trouvent ainsi placés à l’écart des autres prisonniers, et ne sortent que rarement. Les surveillants ferment les yeux sur les petits trafics ou les rapports sexuels aux parloirs, en principe interdits, mais qui génèrent du calme.
A. Frayer se souvient des paroles de surveillants qui jugeaient que son discours sur le rôle resocialisant de la prison était trop « Enap » (École nationale de l’administration pénitentiaire) : « La réinsertion, c’est pour les politiques et les bureaucrates. Ici, il faut juste veiller à ce que les voyous ne se barrent pas. » Des propos cyniques qui font écho aux analyses du sociologue G. Chantraine, pour qui l’organisation carcérale est une « organisation où finalité et fin se renversent : le contrôle des membres n’est plus le moyen d’obtenir une fin, il devient la fin ».
NOTES
(1) Gilles Chantraine, Par-delà les murs, Puf, 2004. (2) Christophe de La Condamine, Journal de taule, L’Harmattan, 2011. (3) Frédéric Ploquin, La Prison des caïds, Plon, 2011. (4) Christiane De Beaurepaire, « Folie et misère en prison », Pratiques, n° 48, février 2010. (5) Lemonde.fr, Le Corps incarcéré, webdocumentaire, 2009. (6) Gwénola Ricordeau, Les Détenus et leurs proches. Solidarité et sentiments à l’ombre des murs, Autrement, 2008. (7) Lemonde.fr, op. cit. (8) Arthur Frayer, Dans la peau d’un maton, Fayard, 2011.
Virtuel et numérique, un nouveau monde s'est mis en marche il y a moins de quinze ans. Petit à petit, nous avons laissé entrer les machines dans notre quotidien, au travail, dans nos loisirs... et même dans nos corps.
Nous serions donc sur le point d'entrer dans une ère bionique. Mais jusqu'où laisserons- nous encore aller nos machines ? Avec quels enjeux ? Réponses dans Un monde sans humains ?, un film de Philippe Borrel d'après une idée originale de Noël Mamère.
Les machines ont envahi notre quotidien. Ces outils étaient censés nous faire gagner du temps, nous rendre plus efficaces et nous libérer. Mais depuis une décennie, un malaise parcourt nos sociétés. Des scientifiques, des philosophes et des activistes anti-technologies lancent l'alerte contre la marche accélérée du progrès technoscientifique. Prothèse bionique, intelligence artificielle ou robots de plus en plus autonomes, des neurosciences aux nanotechnologies en passant par la biologie moléculaire et la génétique, les recherches à fins médicales ou militaires nous font rentrer dans une nouvelle ère.
Le scénario est à présent tout tracé: nous aurons les moyens de transformer radicalement notre corps, grâce à des milliards de nanorobots qui circuleront dans notre sang, dans nos organes, dans notre cerveau. Ces nanorobots détruiront les agents pathogènes, corrigeront les erreurs de notre ADN, élimineront les toxines et effectueront toutes sortes d'autres tâches pour améliorer notre bien-être physique. Ils interagiront avec nos neurones biologiques, avant de pouvoir les remplacer et de générer des organismes plus durables, plus performants et à peu près inusables. Se dessinera la version dite 2.0 du corps humain où les organes biologiques, comme le coeur ou les poumons, seront remplacés par d'autres ressources nécessaires au fonctionnement des systèmes nanorobotiques. Parlerons-nous un jour des hommes comme d'une espèce disparue ? Nous prépare-t-on un champ de réinvention extraordinaire de nos corps et de nos vies, ou bien de nouvelles chaînes qui conduiront à notre mise en conformité progressive ?
Enquête sur ce monde en genèse à la croisée des technosciences, de la philosophie et de la politique, dont les enjeux nous concernent tous, ici et maintenant.
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- Souffrances au travail - Fatigue sociale ou professionnelle- Suivi scolaire et aide à l'orientation - Souffrance affective et relationnelle- Perte des facultés de concentration