Les violences urbaines qui secoue l’Hexagone ont été à chaque fois l’occasion d’une demande supplémentaire de moyens sécuritaires, de forces de l’ordre et de fermeté dans les décisions. De nouveau, l’exploration et la recherche d’explications et de solutions tend à se limiter à une volonté de saisir et de faire disparaître les symptômes, sans s’interroger sur les causes profondes !
Graphique Insee.fr - Les lieux à risques
" L’enjeu est de taille : soit nous continuerons à rechercher dans des causalités internes à la jeunesse l’explication de ses comportements et de ses violences et nous déboucherons inévitablement sur une demande toujours accrue de sécuritaire et de répression ; soit nous interrogerons les fondements économiques, sociaux et culturels de notre société et nous déboucherons sur l’exigence d’une transformation sociale globale. Nous pensons, en ce qui nous concerne, que la crise socio-économique qui traverse notre société déstabilise les processus de socialisation de base et laisse la jeunesse dans un état de vide, état de violence symbolique par excellence, et que la violence agie des jeunes est en grande partie une réponse à cette violence subie. "
Dans un contexte de néolibéralisme dominant, il est devenu incongru de relier les problèmes sociaux à des bases économiques - comme si, désormais, les comportements sociaux de telle ou telle catégorie de la population étaient devenus indépendants de ses conditions matérielles d’existence. Force est, néanmoins, de constater que la crise économique et sociale de la décennie 1970 vient bousculer et déstabiliser les processus de socialisation des milieux populaires. Pour mettre en évidence cette affirmation, nous exposerons brièvement ce que sont ces mécanismes de socialisation et les modalités de légitimation de l’autorité, du droit et de la justice qu’ils portent. Nous pourrons alors tenter de mettre en évidence les conséquences familiales de cette crise économique structurelle et nous interroger sur les réponses idéologiques qu’apporte notre société.
Les cultures populaires et leurs socialisations Nous appelons "cultures populaires" l’ensemble des visions du monde qui se sont structurées autour du double ancrage que constituent les figures du "travail" et du "collectif". Si elles sont homogènes dans ce double fondement, elles sont également diverses d’un secteur économique à l’autre, d’une branche industrielle à l’autre, d’une région géographique à l’autre. Il n’est pas de notre propos ici de rendre compte de cette diversité. Nous nous contenterons d’exposer les aspects communs, en nous limitant aux dimensions de l’autorité, du droit et de la justice.
Le travail est au centre des cultures populaires (la culture ouvrière étant le noyau de celles-ci). Beaucoup plus qu’un simple échange de revenus et de force de travail, il est intériorisé comme un donneur d’identité valorisante et valorisée. Le rapport au travail ne s’inscrit donc pas dans le cadre d’une logique instrumentale mais est porteur d’un soubassement identitaire puissant et donc d’une charge affective particulièrement forte. L’origine de cette place du travail est à rechercher dans le système de contraintes et de conditions d’existence particulièrement dures qui ont marqué l’émergence de ces cultures au cours du processus d’industrialisation. Pour rendre supportables celui-ci, force à alors été de transformer la contrainte en valorisation.
"Celui qui ne travaille pas, ne mange pas" : ce dicton, rencontré dans une de nos enquêtes dans les mines du Pas-de-Calais, résume à notre sens ce processus de transformation d’une contrainte en valeur. En effet, loin de n’être que le simple reflet de la dureté des conditions, il exprime également une "éthique sociale" porteuse de sens, que nous pourrions résumer de la manière suivante : Face aux difficultés d’existence, la participation de tous est nécessaire. Dès lors, la figure du "fainéant" devient l’image de l’illégitimité. Celle de l’homme au travail devient le symbole de la légitimité.
Dans cette texture de base se construit alors le rapport au monde et à la quotidienneté. Le rapport au monde est bâti sur l’idée d’une division entre des "travailleurs", producteurs de richesses, et des "possédants" ne contribuant pas à l’utilité sociale. L’idée d’une injustice fondamentale est donc posée, relayée par le discours politique, syndical, associatif et religieux. Cette injustice a une grille explicative : la participation au travail social ou non. Elle donne une cible sociale précise. Elle dessine un espoir social permettant de mieux supporter les difficultés et souffrances du présent. Elle constitue, enfin, un facteur d’identité et de dynamique collective puissant. La violence sociale existe, certes, mais elle est à la fois ritualisée pour ne pas affaiblir la "communauté" et externalisée en direction d’une cible sociale. Les remises en cause de l’injustice du monde se pensent globalement comme remise en cause collective du droit ; il n’est qu’à la marge qu’elles sont contournements individuels du droit.
Le rapport à la quotidienneté se tisse, lui, autour du travail du père. L’ensemble du système de repères est fonction de cette activité productive. Contentons-nous, pour illustrer cette affirmation, des repères de temporalité. C’est à partir des rythmes de l’entreprise et donc des horaires de travail du père (et de la mère, mais à un degré moindre) que se structurent les repères et les rythmes de la famille. Les heures des repas, du repos, des loisirs, des retrouvailles familiales, de l’accueil des amis, etc., prennent pour base la disponibilité du père de famille. Au niveau hebdomadaire, la distinction semaine/week-end ne prend valeur que par rapport à la présence du père. Depuis l’instauration des congés payés, l’importance symbolique des vacances renvoie aux mêmes raisons. La même analyse pourrait être développée à propos des autres repères fondamentaux - d’espace, d’adultéïté, de légitimité, etc.
L’ensemble de ce système de socialisation est bousculé par la massification du chômage et de l’exclusion. Jamais, depuis la révolution industrielle et l’exode rural massif qu’elle a suscité, une masse aussi importante de citoyens n’a connu de migration sociale aussi importante. Les identités sociales sur lesquelles se construisaient les identités individuelles sont remises en cause et les processus de socialisation basés sur ces identités sociales tendent à devenir inopérants. Si le processus se déploie au sein de chaque famille, il est étroitement dépendant du système environnant. Dans certains quartiers populaires, l’image du travailleur est devenu si rare que même les familles non exclues du travail sont touchées par ces bouleversements. Abordons maintenant la question des conséquences sur le système familial.
Nous avons souligné précédemment l’ancrage de l’identité paternelle dans le travail. La disparition de cette base identitaire, par le chômage d’une part et par la disparition de l’espoir de retrouver un emploi, a des conséquences importantes sur la dynamique et les équilibres familiaux. Nous assistons en effet à une remise en cause complète des rôles et fonctions de chacun des acteurs. Nous nous contenterons ici d’analyser ce qui se joue sur la fonction paternelle. Le même type d’analyse pourrait être mené à propos des autres acteurs familiaux : mère, frère aîné, fille, etc.
L’identité masculine, avons-nous dit, est construite autour du travail. Cela est encore plus vrai de l’identité paternelle. Un bon père de famille est celui qui participe aux besoins de sa famille. En transaction de ce travail est reconnue une autorité spontanée au père. Les processus de socialisation primaires permettent dès la prime enfance une intériorisation de cette autorité légitime. Le fonctionnement quotidien du système familial permet une reproduction permanente de la légitimité de cette autorité. L’expérience du chômage durable est de ce fait inévitablement une blessure narcissique et identitaire. C’est le sens même de la légitimité, de la fonction et de l’autorité qui est ainsi remis en cause.
Inévitablement, la tendance à la dévalorisation de soi se développe. Elle est d’autant plus forte que l’ensemble du système familial partage la même conception du monde et contribue, sans le vouloir, à accentuer l’auto-dévalorisation. Le père de famille au chômage se retrouve ainsi avec le sentiment d’un pouvoir et d’une autorité illégitimes et les autres acteurs familiaux ont tendance, progressivement, d’abord à questionner cette autorité, puis à la remettre en cause. Il en découle des pères aux identités blessées, partagés entre leur "vouloir-être" et l’illégitimité que porte leur situation. Les réactions à ce type de situation sont diverses, mais conduisent toutes à une accentuation de la crise des socialisations.
La légitimité d’une place, d’une fonction et d’une autorité pose la question de la légitimité même de la présence et, à l’extrême, de celle de l’existence. L’illégitimité tend en conséquence à se traduire dans des comportements de fuite et/ou de départ. Si le suicide est la forme extrême du départ, l’alcoolisme en milieu populaire peut s’analyser aussi comme processus de fuite d’une réalité identitaire insupportable. Une autre forme prise par l’absence se trouve dans l’abandon physique du domicile familial. Dans l’ensemble de ces situations, la figure du manque et de l’absence marque la dynamique familiale.
L’absence peut néanmoins prendre une forme en apparence moins forte, mais symboliquement plus destructrice pour les enfants. Nous parlons ici du développement quantitatif de ces pères présents/absents, présents physiquement au sein de la famille mais symboliquement absents. Ce qui est décrit trop facilement par les médias et les travailleurs sociaux comme une "démission" nous semble plutôt être le résultat de cette impossible présence, du fait d’une crise profonde de légitimité. C’est d’ailleurs ce que confirme une autre tendance en apparence opposée, celle au sur-autoritarisme. L’autorité qui se maintient sans un donneur de légitimité partagé par l’ensemble des acteurs tend inévitablement à être vécue comme excessive et à le devenir effectivement. Ce qui est de nouveau posé ici, ce n’est pas l’ampleur des interdits et des permissions posés, mais leur légitimation.
La remise en cause de la place paternelle est logiquement une confiscation de la place des enfants. En effet, c’est dans la famille que l’enfant fait sa première expérience du lien social. Le lien familial est le premier lien social que vit l’enfant. Il est constitutif du premier apprentissage de vie en société dans lequel il s’acclimate à l’existence de l’Autre. La présence du père est à ce niveau essentielle, dans la mesure où l’acte de poser des limites est dans le même temps une réelle reconnaissance, la première forme de reconnaissance sociale que rencontre l’enfant. Bien entendu, cela ne signifie pas que la présence physique du père soit une nécessité ; et de nombreuses femmes vivant seules avec leurs enfants réussissent à poser des limites et donc une reconnaissance.
Par contre, les pères présents/absents apparaissent, pour ces enfants, comme une véritable énigme non structurante. Il en découle à la fois des difficultés dans le rapport à la limite et un déficit de reconnaissance sociale, que l’enfant cherchera à combler par tous les moyens à sa disposition. La situation n’est pas en elle-même problématique, elle n’est pas non plus fondamentalement nouvelle. Si quantitativement l’absence des pères grandit, elle a toujours existé, à un degré moindre. Cependant, l’aspect nouveau apparaît dans la disparition progressive des autres formes de reconnaissance sociale donneuse de limites, du fait de la crise socio-économique. Non reconnu dans la famille, l’enfant de nombreux quartiers populaires se voit aussi dénier toute place au sein de l’école, puis dans le monde du travail. Certes, il peut construire avec ses pairs vivant la même situation des expériences donneuses de reconnaissance dans un groupe et porteuses de limites intragroupales. Celles-ci n’ouvrent cependant pas à une reconnaissance sociale globale. Elles restent internes à un groupe, à un moment où le besoin et le désir sont de prendre une place sociale à part entière. C’est bien la question du droit de cité - ou du doit d’être cité -, ou encore de la citoyenneté, des enfants et des jeunes qui est ici posée.
Les processus décrits ci-dessus se déroulent dans un environnement idéologique sociétal particulier, qui a accompagné le développement de la crise économique et qui l’a en grande partie légitimée comme nécessité souhaitable et/ou comme réalité inévitable. Les ingrédients de cette mayonnaise idéologique sont désormais connus : ultra-libéralisme dans sa version négation de l’État, individualisme dans sa version culte de l’"excellence", relativisme absolu, diabolisation du principe même d’autorité censé déboucher sur l’autoritarisme, refus du conflit et culte du consensus, etc. L’ensemble de ces facteurs conduit à confisquer le droit au conflit, pour une génération qui en a plus que jamais besoin. Arrêtons-nous sur quelques-uns de ces aspects...
La crise que nous vivons est porteuse d’injustices et d’inégalités croissantes. Dans le même temps où un pan entier de la société s’appauvrit, un autre voit ses profits en bourse exploser. Nier idéologiquement le principe même de conflit, le présenter comme négatif, l’analyser comme uniquement destructeur, permet de constituer dans l’opinion une tendance à diaboliser le conflit social. C’est là oublier que toutes situations d’oppression - réelles ou ressenties comme telles - suscitent inévitablement le besoin de conflit, qui est dans le même temps volonté de compréhension et tentative de trouver une solution. Interdire le conflit, sans supprimer son origine dans l’expérience d’oppression, conduit à transformer le conflit en violence. L’idéologie du consensus sans conflit conduit inévitablement au maintien de la situation d’oppression, à l’illégitimité d’une parole contre celle-ci, ne laissant comme seule voie que la violence. La confusion entre conflit et violence, entre accord après confrontation et accord avant celle-ci, entre consensus et compromis, débouche sur une délégitimation de la parole de ceux qui se sentent opprimés.
Une telle situation a des conséquences non négligeables sur le rapport au monde des nouvelles générations. Ne pouvant pas trouver sur le marché de la confrontation sociale les conflits qui peuvent à la fois leur donner une explication collective de leur situation, un espoir social d’en sortir, une place sociale avec des personnes issues d’autres générations, une cible générale permettant d’orienter la contestation, elles vont tenter de le chercher ailleurs et autrement. La transmutation du conflit en violence peut dès lors se déployer.
Les formes de la transmutation sont visibles sur la scène sociale. Elles peuvent se résumer arbitrairement en trois catégories différenciées, signifiant toutes un degré de souffrance sociale différent et une recherche de place sociale. En premier lieu, nous trouvons ce que nous appellerons la violence internalisée, c’est-à-dire la violence retournée contre soi-même, dont la forme ultime est le suicide. Il n’est pas inutile, à ce niveau, de rappeler que le suicide est la première forme de mort des jeunes en France, surtout si l’on prend également en compte, comme relevant des même processus, les conduites suicidaires. La seconde forme repérable est, bien entendu, la violence externalisée avec cibles précises. Il n’est en effet pas neutre de noter ce qui est détruit dans les violences des jeunes, de même qu’il n’était pas indifférent d’analyser ce qui était détruit dans les émeutes de la classe ouvrière dans le passé, ou dans les révoltes de la faim du tiers-monde. Enfin, nous trouvons la violence externalisée sans cibles, c’est-à-dire prête à exploser en tout endroit et en tout temps. Force est de constater que notre société inégalitaire est plus sensible à certaines violences qu’à d’autres. Force est de remarquer que l’attention sociale se porte plus facilement sur les jeunes qui cassent que sur les jeunes qui se cassent.
Outre la confusion entre violence et conflit, l’air du temps idéologique en entretient une autre, celle entre autorité et pouvoir. Cela permet une relecture des contestations passées et présentes, pour les présenter non plus comme le refus d’une situation d’oppression (familiale ou sociale), c’est-à-dire comme une remise en cause du pouvoir, mais comme une défaillance de l’autorité, ou une remise en cause du principe même d’autorité. L’enjeu est de taille. Il consiste tout simplement à internaliser des causes qui sont fondamentalement sociales ou externes à l’individu. La confusion ne peut que déboucher sur un appel à plus de répression, à plus de morale.
La forme prise par cette confusion peut alors se développer sous deux formes, niant toutes deux la nécessité d’un nouveau partage du pouvoir et donc des richesses. La première peut - pour forcer le trait - se décrire dans le leitmotiv suivant : " Les parents sont démissionnaires, ils ne jouent plus leurs rôles, les jeunes n’ont pas intégré la loi, ils n’ont plus de repères constructif, il faut donc leur en donner en leur rappelant la loi. " Un tel raisonnement fonctionne selon le vieux principe idéologique, de rappeler des constats justes pour en donner des explications et des conclusions ne touchant pas à la sphère du pouvoir. Il fonctionne également avec une méthode éprouvée idéologiquement, consistant à absolutiser des constats partiels. Nous l’avons rappelé ci-dessus. Nous considérons certes que de nombreux jeunes de milieux populaires voient se détruire les processus et institutions du monde populaire donneurs de repères, de sens et de consistance à leur existence. L’origine de ces dimensions critiques n’est cependant pas, selon nous, dans une " démission parentale " ou dans un refus de l’autorité par les nouvelles générations. Elle est dans une dimension sociale de négation de toute place sociale, tant pour les jeunes de milieu populaire que pour leurs parents. De la même façon, les réactions violentes d’une partie de la jeunesse peuvent se lire autrement que comme simple déstructuration ou décomposition, sans pour cela nier que ces dimensions existent au sein des jeunes du monde populaire. Elles sont également des tentatives de faire entendre une oppression et de faire avancer des aspirations, dans les canaux qu’ils trouvent à leur disposition, du fait de la faiblesse d’autres canaux d’espoirs sociaux. Ce qui est alors remis en cause, c’est un pouvoir donné, portant une autorité précise, vécue comme injuste - ce n’est en aucun cas le principe même de loi ou d’autorité.
La seconde forme de confusion idéologique peut être résumée dans un second leitmotiv, que nous caricaturons à dessein : " Les jeunes sont coupés de la vie démocratique ; ils ont désappris les règles fondamentales de la citoyenneté, de la démocratie et de la République ; il faut dialoguer avec eux et les intégrer dans la citoyenneté. " Un tel raisonnement - aussi séduisant soit-il - revient, une nouvelle fois, à occulter la question du pouvoir. Si les constats peuvent être considérés comme justes, la conclusion débouche une nouvelle fois sur une internalisation des causes. Éduquer les jeunes à la citoyenneté revient inévitablement à considérer que la source de leurs comportements se trouve dans une carence de savoirs et de savoir-faire démocratiques. C’est là utiliser l’impératif moral ou la grille morale de lecture en lieu et place d’une recherche sociale des causes. Si les comportements des jeunes interpellent le concept de citoyenneté, c’est justement qu’ils posent les questions de leur place sociale et celle du partage du pouvoir. Toutes les périodes historiques où un modèle de citoyenneté a été questionné ont également été des moments de luttes pour un nouveau partage du pouvoir (citoyenneté censitaire, droit de cité pour les femmes, etc.).
Un troisième aspect du contexte idéologique actuel se lit dans l’émergence d’une philosophie centrée sur le relativisme absolu. En posant que toutes les affirmations, toutes les aspirations et toutes les valeurs se valent et sont en conséquence légitimes, le relativisme absolu conduit à une dépossession du monde, c’est-à-dire à un sentiment d’impuissance sociale devant les inégalités du réel social. Nous passons ainsi aisément d’une attitude exigeant le regard critique sur toute réalité, c’est-à-dire refusant les certitudes absolues, à une autre, consistant à absolutiser la relativité, c’est-à-dire à refuser le principe même de certitude. La diffusion de cette grille philosophique de lecture - outre qu’elle ouvre la voie à tous les révisionnismes et à tous les négationnismes - ne peut, en situation de mal-vie, que renforcer les réactions nihilistes. Le débat et le combat collectif conflictuel pour mettre fin à une situation jugée scandaleuse cède alors le pas aux réponses individualistes.
Les comportements des jeunes ont essentiellement été abordés, ci-dessus, sous l’angle de ce qui disparaît comme équilibre du fait de la crise. L’autre aspect est de tenter de saisir les logiques en œuvre dans les comportements, c’est-à-dire ce qui tente de se reconstruire.
De nombreux comportements et attitudes de la jeunesse de milieu populaire indiquent une recherche de confrontation avec le monde adulte et la société globale. Ainsi en est-il des stratégies de visibilité sociale, amenant les jeunes à occuper des lieux où ils ne peuvent pas passer inaperçus. De la même façon, la provocation peut être comprise comme comportement obligeant au contact et à la prise en compte, même sur un mode négatif. Se sentant, à tort ou à raison - peu importe ici -, déniés toute place sociale, ces jeunes préfèrent en prendre une sur le versant négatif. Avoir une place négative vaut mieux que ne pas en avoir du tout. Au sein de la famille, la logique peut prendre une forme similaire. Devant l’absence de discours des parents, le passage à l’acte peut aussi se lire comme quête de conflit permettant au jeune de se situer dans un rapport de reconnaissance.
La question sociale qui nous est posée par ces comportements de visibilisation sociale est celle de la capacité du monde adulte à accepter le conflit comme élément nécessaire à la constitution d’un lien social et familial où chaque acteur prend une place. Cela pose une double condition, impliquant remise en question de notre modèle de société. En première condition, il y a la nécessité d’un minimum de stabilité pour pouvoir vivre sereinement un conflit et ainsi le rendre productif. Nous avons souligné ci-dessus l’ampleur de la déstabilisation vécue par les adultes du monde populaire et les conséquences sur les identités parentales. Si les mères ont encore la possibilité de se replier sur les enfants sans briser la cohérence portée par les cultures populaires, les pères, eux, vivent pour beaucoup une véritable crise de légitimité. À un niveau plus global, de nombreuses professions en contact avec les jeunes sont questionnées sur l’efficacité et le sens de leurs actions. L’école et le travail social, par exemple, vivent à mon sens une véritable crise de leurs identités professionnelles. Là aussi, les adultes sont déstabilisés et ont tendance à fuir, à occulter ou refuser le conflit.
La seconde condition se trouve, selon nous, dans les limites du modèle de citoyenneté que nous héritons de l’Histoire. Celui-ci porte en effet une dimension adulto-centrique, c’est-à-dire qu’il considère que les jeunes n’ont pas encore acquis l’ensemble des capacités à la citoyenneté. Le citoyen est postulé comme ne pouvant être qu’adulte. La citoyenneté de ’enfant et du jeune est un impensable et un impensé du modèle français de citoyenneté, tel qu’il a été hérité de la Révolution française et de deux cents ans d’Histoire. L’enfant et le jeune sont perçu comme être à éduquer et non comme citoyen à associer aux processus de décisions. Or, il faut souligner ici que le conflit n’a de sens positif, progressiste et constructif, qu’à la condition que les deux parties acceptent le principe de la négociation. Si la question du pouvoir est éludée, nous nous retrouvons dans un simulacre de conflit et de dialogue.
À cet égard, il faut souligner l’aspect idéologique de nombreux discours sur la communication. Ceux-ci postulent, en effet, que le problème, dans le rapport aux jeunes ou à d’autres populations, se situe uniquement dans l’incompréhension. Il suffirait de bien expliquer le réel pour déboucher sur la disparition des problèmes, qui sont donc postulés sans réelles bases objectives. Ce faisant, c’est le conflit qui est une nouvelle fois dénié, au moment où les acteurs en ont le plus besoin.
La dissidence peut également se lire comme exigence de normalité. Paradoxalement, en effet, les jeunes que nous avons rencontrés au cours de nos enquêtes décrivent dans leurs discours un souhaitable de grande conformité sociale. Nous sommes ici loin des discours sur l’existence d’une " culture jeune ", qui serait un rejet de la norme sociale. C’est pour atteindre une normalité considérée comme inaccessible autrement que de nombreux jeunes entrent en dissidence. Devant l’absence de place sociale, trois possibilités sont disponibles pour entrer en dissidence. Avant de décrire ces options, rappelons qu’une des manières possibles pour décrire une société est de la définir comme un mode d’articulation entre des finalités légitimes et des moyens légitimes. Pour les sociétés industrialisées, la finalité légitime posée est la consommation et le moyen légitime est le travail. La carence du moyen légitime peut déboucher sur les orientations suivantes.
En premier lieu, il y a l’attitude visant à faire disparaître la finalité légitime.
L’attirance vers les sectes ou vers l’intégrisme religieux peut aussi se lire comme tentative de faire disparaître une finalité légitime inaccessible. De la même façon, le suicide est une des formes extrêmes permettant de faire disparaître toute finalité. La seconde orientation possible est la recherche de moyens illégitimes pour parvenir aux finalités sociales légitimes. Paradoxalement, la délinquance apparaît ici comme quête de la normalité. Ce processus est constatable pour d’autres publics, sous des formes différentes. Ainsi, de nombreux travailleurs sociaux ou enseignants ont pu constater la propension des familles ayant de grosses difficultés de revenus à consommer au-dessus de leurs moyens. Ces familles sont, par exemple, parmi les plus demandeuses de téléphones portables. Ces comportements peuvent se lire comme irrationalité de gestion, mais peuvent aussi se comprendre comme exigence de normalité dans l’immédiat. La troisième possibilité est l’action collective pour transformer la situation. Dans ce domaine, force est de constater que nous sommes passés d’un fort réseau associatif revendicatif, dans les années 1980-1985, à une tendance à un associationnisme centré sur les loisirs et la gestion d’activités. De nouveau, par volonté d’éluder les situations conflictuelles, cette voie a été largement bouchée et délégitimée.
Que ce soit dans la famille ou dans la société, les jeunes remettent en cause notre modèle de citoyenneté. Le débat n’est donc pas ici d’" intégrer " les jeunes à une citoyenneté qui serait préexistante, mais de saisir en quoi le comportement et la situation des jeunes de milieux populaires (comme ceux d’autres populations marginalisées)orientent à la fois vers plus de justice sociale et vers une citoyenneté nouvelle, à définir et à conquérir. Nous avons déjà souligné plus haut le caractère adulto-centrique de notre modèle de citoyenneté. Quelques autres dimensions de ce modèle peuvent être soulignées.
Le modèle français de citoyenneté porte historiquement en lui une logique capacitaire, posant que certains ont les capacités à être citoyen alors que d’autres ne l’auraient pas. Successivement, l’affirmation d’incapacité a servi à exclure du droit de cité les travailleurs, par la logique censitaire, les femmes par la logique sexiste. À chaque fois, il a fallu des luttes sociales et des rapports de forces pour faire exploser ces verrous à la citoyenneté. Aujourd’hui, les jeunes et les immigrés sont également globalement considérés comme incapable du droit de cité.
Le modèle français de citoyenneté est centré sur la notion de délégation du pouvoir. Chaque citoyen posséderait une parcelle du pouvoir de la nation, qu’il déléguerait à des élus par le biais d’élections démocratiques. Cette logique dépasse de beaucoup la simple sphère des élus politiques. Elle est présente dans le fonctionnement des institutions (école, logement, structure sociale, etc.). Force est de constater que ce modèle (qui a été un progrès historique à son époque d’émergence) dessine la figure d’un citoyen passif qui n’assume pas les responsabilités de sa parcelle de pouvoir, mais qui la délègue. La citoyenneté délégataire est dans le même temps une citoyenneté individuelle, empêchant aux collectifs d’exister comme réalité agissante.
Le modèle français de citoyenneté se centre sur la sphère politique et élimine la dimension économique. Si l’égalité de tous est affirmée dans le principe " Un homme - une voix " (qui devrait d’ailleurs, dans son universalité, pousser à l’attribution du droit de vote aux résidents étrangers), l’inégalité dans le domaine économique n’est pas questionnée. Or, force est de constater, avec le développement de la crise, que l’exercice du droit de cité nécessite un minimum de stabilité sociale, comme en témoigne la tendance des populations exclues à déserter les urnes.
D’autres caractéristiques de la citoyenneté actuelle pourraient être déclinées. Nous nous sommes contentés de celles qui étaient remises en cause par l’évolution de notre société et en particulier par la situation des jeunes de milieux populaires. Ceux-ci développent en effet un rapport méfiant au monde, qui rend décalés les discours qui leur sont tenus en matière de politique, de concertation, de citoyenneté.
L’expérience de la galère, par son aspect douloureux (même quand elle n’est pas vécue personnellement, mais qu’elle est présente dans l’environnement social et géographique) et l’isolement qu’elle entraîne, produit un rapport particulier au monde et à l’existence. Celui-ci se caractérise par une méfiance exacerbée à l’égard des promesses et une volonté de tout maîtriser. Dans le domaine politique, de telles attitudes s’opposent au modèle classique de citoyenneté, centré sur la délégation et la représentation. Sans l’avoir voulu, les jeunes se retrouvent en situation d’innovation, par rapport à notre conception dominante de la délibération démocratique. Les jeunes lascars de banlieue manifestent souvent le désir de contrôler les décisions qui les concernent, l’exigence d’une proximité plus grande des élus, leur volonté d’une démocratie plus directe. De nombreuses expériences d’associations de jeunes, qui n’ont pas tenu compte de cet aspect, se sont conclues par des échecs. Proposer à un groupe de jeunes de l’associer à un processus de décision en lui demandant de désigner un représentant, c’est souvent oublier ce rapport nouveau au politique, qui est le résultat d’une socialisation particulière.
Des mutations profondes sont en cours, au sein des sociétés industrialisées. À leur base se trouve la déstabilisation des cultures de classes, entraînant une baisse d’efficacité des processus de socialisation et des institutions qui les portaient. Les conséquences intrafamiliales se concentrent en grande partie autour de la figure du père, qui se retrouve avec une délégitimation objective de son autorité, une tendance à l’absence et une identité blessée. Par voie de conséquence, les enfants ont des difficultés à trouver une place sociale légitime, d’autant plus que les autres institutions socialisatrices sont elles-mêmes touchées par la déstabilisation et la délégitimation. Les nouvelles générations ne restent cependant pas passives devant cette déconstruction. Elles entrent en dissidence selon les modalités encore à leur disposition. Ce discours critique sur le monde (même si on peut remettre en cause ses formes et ses cibles) remet en cause à la fois les injustices sociales et notre modèle de rapport au politique.