2 septembre 2010 4 02 /09 /septembre /2010 07:32

La relation de couple est en pleine mutation. Après le modèle romantique de l'amour fusionnel émergerait une nouvelle conception de la vie à deux : l'amour fissionnel, qui permet de conjuguer affirmation de soi et sentiment amoureux.

Finalement, après bien des tentatives maladroites de définir l'amour, celui-ci ne resterait-il pas un mystère ?

  

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Parmi les multiples crises, réelles ou supposées, que les experts diagnostiquent et dont les médias se font régulièrement l'écho, celle qui affecte la famille est des plus centrales pour les sociétés modernes (1). Or, s'il faut croire Auguste Comte et ses descendants positivistes, il s'agit du socle constitutif de l'organisation sociale, structurant l'ensemble des autres composantes de la vie collective.

 

Cette visée n'a pas pour seul effet de rendre toute évolution suspecte, mais d'attacher les sciences humaines et sociales à une conception conservatrice des liens privés. Tout éloignement du modèle normatif de la famille, idéalisée comme « traditionnelle », est d'abord considéré comme suspect et dangereux. Et les indicateurs ne manquent pas : reconnaissance, puis augmentation des divorces, révision des rôles et du partage des tâches, émancipation et revendication du travail des femmes, baisse de la natalité, développement des méthodes contraceptives, chute du nombre des mariages, accès à la légitimité des couples concubins, élaboration de statuts nouveaux, tel le Pacs, émergence de formes familiales nouvelles comme les familles mono ou multiparentales, recomposées ou polynucléaires, remise en cause de l'autorité puis du patronyme paternel, augmentation vertigineuse du nombre de célibataires, affirmation des unions homosexuelles, revendication novatrice de l'homoparentalité... La liste est longue des changements à l'oeuvre dans la sphère familiale depuis deux siècles qui, à chaque fois, déclenchent des réactions d'effroi quant aux conséquences pour le maintien de l'ordre social et la bonne santé des membres de la famille, notamment des enfants, toujours instrumentalisés pour la circonstance.

 

Au-delà des débats idéologiques, nous voudrions souligner combien la crise est en réalité structurelle, dont ces multiples faits sont les jalons. Elle exprime, depuis la naissance de la sociologie, le même principe qui s'affirme progressivement en prenant des formes nouvelles. Plutôt qu'une dégradation d'une famille originelle - l'étude historique nous en dévoile le caractère mythique -, une dégénérescence de liens idéaux, une atteinte à la morale traditionnelle ou un danger pour l'équilibre des individus, nous préférons lire les symptômes d'une évolution cohérente des moeurs.


Amour dans le mariage, mariage d'amour


C'est le statut de l'individu, conjugué à la métamorphose des relations affectives, qui donne un sens à ces mutations. Si l'amour est devenu constitutif des rapports conjugaux, la variation de son expression a inévitablement des conséquences sur la structure familiale. La crise n'est pas en soi dissolution et décomposition, mais passage d'un état à un autre au travers de phases de déconstruction des anciens repères et de reconstruction de nouveaux. Même si elle est toujours déstabilisatrice, la transition met à jour de nouvelles relations.

 

Dans le film La Crise, de Coline Serreau, plusieurs couples sont mis en scène. Ils expriment assez bien l'évolution survenue dans les structures conjugales depuis l'après-guerre. Comme souvent, les représentations sociales, ici cinématographiques, permettent de modéliser des situations sociologiques. Arrivée à la cinquantaine, la mère, interprétée par Maria Casarès, revoit le contrat de couple qui la lie à son conjoint. Elle s'est consacrée jusque-là corps et âme à son mari et à ses enfants, mais elle prend conscience que cette vie était un don de soi. Si elle ne regrette pas nécessairement cette expérience, elle entend à présent affirmer ses envies et ses désirs. Après s'être préoccupée des autres, et s'être vraisemblablement mutilée, elle décide de vivre pour elle-même. Elle estime qu'elle peut très bien à présent s'accorder du temps pour s'écouter.

Cette idée simple, combien de femmes ne l'ont-elles pas un jour pensée ? Ceci signifie au moins deux choses : que les femmes de cette génération n'entendent pas se sacrifier pour la vie, à l'instar de leur mère ; ensuite, que la vie de famille était jusque-là un renoncement. Il faut expliquer ces deux conséquences. La destinée des femmes a été historiquement construite comme un devoir d'abnégation, mais elles n'entendent plus en assumer le poids. Ainsi reprennent-elles leur liberté ou refusent-elles d'entrer dans ce type de lien, qui annihile pour un temps au moins leur subjectivité. Si les mères revendiquent leur émancipation après avoir fait les frais d'un modèle aliénant pour leur personnalité, leurs filles sont plus rétives à y entrer et plaident pour une transformation des relations dès le départ. Ainsi les premières divorcent et les secondes entendent changer le lien familial lui-même pour ne pas y sacrifier une part de leur existence. C'est le cas - dans le film - de sa fille, Zabou, dont nous reparlerons plus loin.

 

C'est le dilemme de la modernité : alors qu'elle était d'une autre nature auparavant, la relation matrimoniale s'est établie sur l'inclination. Au mariage d'intérêt a succédé l'amour dans le mariage, puis le mariage par amour. Le devoir chrétien de s'aimer parce qu'on était marié a été remplacé par le rêve de se marier parce qu'on s'aimait. Si l'évolution a incontestablement l'air d'un progrès social, un certain héritage religieux s'est trouvé mêlé aux caractéristiques romantiques pour inventer et mettre en place le modèle du mariage d'amour. A l'impératif chrétien d'abnégation fait aux femmes de se consacrer à leur époux et leur descendance s'est substituée la construction de la destinée sentimentale comme réalisation de soi. Elevées dans l'attente du grand amour et du prince charmant, les femmes étaient alors supposées y trouver le sens de leur existence. En se sacrifiant à leur famille, elles faisaient de l'amour le but de toute leur existence.

 

Ainsi, à la promesse d'émancipation contenue dans la philosophie des droits de l'homme, portée par la Révolution française, a répondu le nouvel idéal de fusion romantique et de complémentarité des amants unis selon un même motif. Les femmes ont été dupes de ce rêve pour un temps, l'idéologie de la différence des sexes venant renforcer et naturaliser des rôles sociaux inégalitaires (2). La prétendue destinée naturelle des femmes à aimer, « leur sainte mission », selon les mots d'Auguste Comte, a alors été justifiée tant par les artistes, les intellectuels que les savants. Mais ce qui a permis l'émergence de la sentimentalité dans le couple, à savoir le processus historique d'individualisation, est justement ce qui, mené à terme, en bouleverse l'expression. L'individu s'est émancipé de la communauté, de la parentèle et des unions imposées, il a affirmé son libre choix. L'amour a pu devenir le socle des relations matrimoniales. Mais l'illusion subsistait : la femme replongeait aussitôt dans l'anonymat.


Le trompe-l'oeil de la fusion romantique


Parce que les femmes ont conquis une reconnaissance sur le marché du travail, qu'elles ont affirmé le droit à disposer d'elles-mêmes, notamment de leur corps, elles n'entendent plus renoncer à leur individualité que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de la famille. Or, le modèle de la fusion romantique n'est envisageable que si l'un des deux partenaires accepte de disparaître dans l'opération. La subjectivité de l'un doit se réduire à celle de l'autre pour que l'idéal fonctionne. Historiquement, ce sont les femmes qui étaient élevées « pour disparaître ». Le message d'amour leur était principalement adressé. Les hommes ne faisaient pas de l'amour le tout de leur existence, ils laissaient les femmes en alimenter le culte, commentent Gilles Falconnet et Nadine Lefaucheur (3).

 

Dans la réalité, ce modèle n'a existé que sporadiquement et dans certaines catégories sociales. Dans la plupart des classes sociales avant-guerre, on ne se marie pas vraiment par amour même si cet idéal est déjà affirmé, l'amour survient surtout après la cérémonie de mariage. Il est plus un devoir qu'un droit. Pour cela, l'union est assez solide car elle repose clairement sur le sacrifice d'une des deux individualités. C'est après-guerre que se généralise le mariage d'amour. Au sacrifice affirmé succède le sacrifice dissimulé. Or, une fois l'expérience menée, les enfants élevés, les femmes prennent conscience que l'idéal de partage est un trompe-l'oeil qui cache une situation inégalitaire. Elles seront pour cette raison de plus en plus nombreuses à demander le divorce et à recommencer leur vie, comprenant parfois le dévouement que l'amour leur réclame trop souvent.

Mais l'amour n'est qu'un mot ! Polysémique, il se charge des signifiants qu'on lui accorde. Pour cette raison, il s'adapte et se transforme au gré des situations sociales et culturelles. Un nouveau type de relation amoureuse émerge donc avec une certaine « déromantisation » des relations. Même si l'idéal demeure, notamment alimenté par les producteurs de rêve, la fusion est en recul dans la réalité.

  

La mise en couple fait de plus en plus de place à l'affirmation des deux individualités.

Dès lors, les situations se complexifient et de nouveaux repères doivent être trouvés pour gérer les rapports intrafamiliaux. Les modes d'aimer hérités des modèles parentaux, de la socialisation amoureuse imprégnée de romantisme, des apprentissages issus des fictions romanesques se confrontent aux exigences des individus à être sujets de leur histoire et, plus précisément, à la volonté des femmes d'exister pour elles-mêmes.

 

Un archétype de la femme réduite au rang d'objet, totalement dépossédée de soi par le mariage, nous est proposé dans Un air de famille de Cédric Clapish. Epouse modèle, son existence se réduit à l'horizon de son conjoint. Cette aliénation est insupportable à sa belle-soeur, plus jeune, revendicative et certaine de ne pas tomber dans ces humiliations. Elle saura composer un autre couple, où l'autonomie sera de mise. Ainsi s'invente un mode d'aimer qui doit concilier l'autonomie au partage d'une expérience existentielle qui ne veut en rien perdre de sa force. Si la passion amoureuse paraît moins violente qu'aux plus belles heures du romantisme, nourries de sublimation de la sexualité, ce sont des relations plus sereines, et peut-être moins névrotiques qui se font jour. Le couple doit apprendre de nouveaux partages qui permettent à chacun d'exister sans se nier. Les relations préromantiques offraient à chacun de développer un univers qui lui était propre. Il y avait séparation des genres, les rôles sociaux étaient nettement distincts. L'homme comme la femme avaient leurs univers particuliers. Dans l'aristocratie, il arrivait même que mari et femme ne se croisent qu'occasionnellement. L'un demeurant à Paris, l'autre en province, leur réseau social n'était pas confondu. Si tous les couples n'atteignaient pas ce paroxysme, ce système se retrouvait peu ou prou partagé par tous. Le mariage n'était pas synonyme de confusion des destins. C'est un peu à ce défi qu'est convoqué le post-romantisme, puisque le rêve néoplatonicien n'a pas tenu ses promesses.

 

Les contradictions de l'amour fusionnel sont multiples, et les raisons psychanalytiques qui en rendent les manifestations infantiles ne sont pas les moindres. La fusion est une disparition de soi, une gazéification quand elle n'est pas synonyme du désir d'engloutir l'autre, de se l'approprier pour mieux le posséder. Nombre d'auteurs ont souligné les caractéristiques de l'amour romantique qui conduit au mimétisme des amants, à leur si parfaite entente qu'elle suppose l'aliénation de leur existence individuelle. David Cooper faisait remarquer que chacun s'approprie si bien l'autre que les deux finissent par s'autodissoudre l'un dans l'autre), et Ti-Grace Atkinson de noter que c'était plus souvent la femme qui fait les frais de ce « cannibalisme métaphysique »(4). Car les effets, s'ils sont partagés, sont malgré tout plus lourds à supporter pour celles qui font de l'amour l'essentiel de leur vie. Comment mieux dire que Clara Malraux ce que représente ce don de soi à l'homme aimé : « Je m'apercevais que vivre avec André était un cadeau royal que je payais de ma propre disparition »(5)?

  

La critique féministe a martelé l'injustice de ce discours d'amour, d'autant plus pervers qu'il prétend que c'est là la chance et le salut des femmes. Cependant, les mécanismes mêmes de l'amour romantique n'ont pas fait l'objet d'une attention aussi soutenue qu'ils le méritent, d'une part parce qu'il s'agit d'un sujet jugé futile (« un truc de bonnes femmes », justement), d'autre part parce que la critique de l'idéal romantique est jugée inconvenante, puisqu'il s'agit du rêve même de l'innocence et de la pureté. Il est permis aussi de penser que ce n'est pas dans l'intérêt des hommes d'en débusquer les contenus idéologiques, qui finalement les servent, et que les femmes rechignent à déconstruire ce qui constitue le fond même de l'espérance. Trouver le prince charmant, l'homme parfait qui nous comprenne mieux que nous-même, sa moitié perdue, « le bon numéro » à la loterie de l'amour, facteur de révélation de soi, fait encore figure d'idéal pour nombre d'entre elles. Les médias et les fictions surfent allégrement sur ces illusions. Pourtant, la déconstruction de l'amour romantique ne signifie pas le renoncement à toute forme d'amour : simplement, il s'agit de l'invention d'un nouvel art d'aimer.


L'émergence du ternaire


Au quotidien, s'actualise un dépassement des relations tenues jusque-là pour idéales. En cela, les pratiques sont en avance sur les représentations sociales de l'amour. Il ne s'agit plus de se confondre. La relation est la réunion de deux vies qui ouvre sur une tierce histoire, celle du couple (6). Les trois récits disposent de leur autonomie. Apprendre à exister ensemble et séparément. « Etre libres ensemble », selon la belle formule de François de Singly (7). La recherche d'indépendance de chacun des membres du couple a été interprétée parfois comme une stratégie égoïste, parce qu'à l'aune du parangon fusionnel. Pourtant, il ne s'agit pas de renier l'amour que l'on se porte mais de le nourrir de respirations extérieures. Georg Simmel se demandait déjà si on ne s'appartiendrait pas davantage qualitativement en s'appartenant moins quantitativement (8).

  

Logiquement, les nouveaux couples aménagent des temps de partage et des espaces de ressourcement. La famille des années 50 a vécu. Il n'est plus imaginable de tout faire ensemble parce qu'on s'aime. Ce n'est pas un hasard si ce sont les femmes qui sont les plus en attente de cette liberté car elle s'accompagne inévitablement de nouveaux rapports et d'une plus grande égalité entre les partenaires. C'est d'abord dans la sphère du travail, puis celle des loisirs que l'autonomie s'affiche. Les jeunes femmes apprécient de passer des soirées entre filles, et des amis d'aller au cinéma, sans nécessairement être accompagnés de leurs compagnons ou compagnes respectifs. Ces faits d'apparence anodine sont des signes qui passent inaperçus, qui semblent « naturels », mais qui augurent de nouvelles formes conjugales. Car l'indépendance, si elle est plus ou moins affirmée selon les contrats de couple, est néanmoins un trait partagé par l'ensemble, et caractérise une tendance de fond. Le couple comprend l'altérité, et reconnaît l'existence du tiers. Ce qui était hier occulté, dissimulé ou renié est susceptible de s'exprimer plus ouvertement. C'est ce que nous avons proposé de désigner sous le terme d'amour fissionnel.

 

Dans La Crise, la famille est surprise de la réaction de la mère qui, un jour, se rebelle et décide de prendre du temps pour elle. Si le comportement de sa fille, Zabou, est davantage compris, il est pourtant bien plus radical. Il incarne la volonté de vivre avec et sans l'autre. Cette contradiction se résout par le choix de faire habitat séparé. Cette forme de conjugalité nouvelle, baptisée « couple non cohabitant » dans les enquêtes de l'Ined, commence à devenir statistiquement repérable (9). C'est la forme symptomatique d'une conception du couple qui prend des formes moins extrémistes pour le plus grand nombre. Certains préfèrent faire chambre séparée, d'autres passer des fins de semaines ou des vacances sans l'autre. Plus souvent il s'agira de passer une soirée, de s'accorder un déplacement, de pratiquer des activités sans son conjoint. Avoir la joie de se retrouver, penser à l'autre dans l'éloignement nécessite la distance. Pouvoir faire la grasse matinée, dormir avec ses chaussettes ou sauter un repas, sans regard ni justification, sont des banalités dont un sociologue sérieux ne saurait faire état. Ce sont pourtant ces petits riens qui permettent à l'individu d'éprouver un sentiment de liberté et de réaffirmer un principe de renouvellement de son existence.

  

Le quant-à-soi est une protection contre le risque de négation de son identité. Disposer de son jardin secret permet de cultiver d'abord pour soi-même, mais aussi d'aller à la rencontre de tous les autres. La solitude devient une ouverture sur l'altérité. Pour cela, le mode de vie célibataire est de plus en plus apprécié puisqu'il peut être synonyme de relations sociales plus riches et d'activités culturelles plus denses. Le couple fissionnel propose de bénéficier des deux types d'avantages. Se lier sans se nouer l'un à l'autre, résume l'éthique des couples qui entendent bénéficier d'une relation qui ne soit pas un enfermement.

 

Le couple fissionnel nécessite de repenser les termes du contrat. Si la plupart des couples s'accorde une ouverture à l'altérité qui demeure insérée dans les repères traditionnels, en permettant au vécu affectif de s'épancher - et parfois aux relations sexuelles, mais plus rarement aux relations sentimentales et amoureuses -, ce qui importe, c'est de noter la tension inévitable qu'il convient de gérer entre le couple et le groupe. Toujours le tiers est présent, auquel il faut assigner une place. A la figure de l'adultère succède celle de la reconnaissance plus ou moins formelle. La fidélité doit trouver de nouvelles frontières qui ne sont pas nécessairement celles du corps. La dédramatisation des aventures extra-conjugales rend possible de les vivre ouvertement sans être en proie à la souffrance et sans se résoudre au crime passionnel, ni même à la séparation.

 

Mais ce n'est pas là le plus important. La sexualité n'est qu'une des expressions des nouvelles relations instaurées dans le couple. Le climat de confiance généré par une entente plus amicale entre les hommes et les femmes, que la plus grande égalité des partenaires rend possible, conduit à découvrir un polymorphisme des échanges. L'énergie puisée dans la rencontre avec autrui alimente le couple et lui permet de se régénérer. L'autonomie n'est pas porteuse de morcellement et de rupture, mais bien au contraire de la régénérescence des liens. La dissémination d'un principe de réaffirmation de soi dans la multiplicité des échanges sociaux entretenus fournit aux partenaires une assurance pour le partage d'une expérience commune. Leur existence y puise une légitimité sans s'y résoudre.


De nouveaux codes relationnels


L'ouverture au tiers bouleverse dans le même élan l'ensemble des relations sociales. Avec les redéfinitions du couple et de ses limites, ce sont les identités qui sont interrogées. L'interchangeabilité des rôles est une dimension incontournable des nouveaux couples. Si les hommes acceptent l'affirmation des femmes, ils sont eux-mêmes en prise avec une redéfinition de la masculinité (10). La porosité gagne les solides frontières entre le masculin et le féminin, mais aussi entre les orientations sexuelles. Si les modes de vie plus indépendants des homosexuels ont pu servir de modèle à la constitution d'un nouveau contrat de couple, à l'heure où la revendication de légitimité et de visibilité sociale fait réclamer un mariage homosexuel, c'est surtout à un dépassement des enfermements que l'on assiste. Pour Michel Dorais, les ambisexuels sont les trouble-fête de l'intégrisme identitaire (11). De même, la sexualité génitale/anale est-elle remise en cause pour une conception plus large et polymorphe. La réhabilitation de la tendresse, de la séduc- tion et de la sensualité sont autant d'effets de cette ouverture.

 

Peut-être est-ce là l'effet d'une approche queer qui imprègne l'air du temps pour forger d'autres mentalités, que Ilan Duran Cohen met admirablement en scène dans La Confusion des genres. Le recouvrement des notions, de masculin/féminin ; homo et hétérosexualité ; sexualité et polymorphisme sont corollaires des envies d'adopter tous les rôles, selon les désirs en présence. Le mode de vie couronnant l'union des célibataires est alors la forme la plus aboutie pour vivre avec et sans l'autre, dans une forme de couple qui garantisse l'indépendance et la sauvegarde de son autonomie. Non pas que l'identité soit alors définitivement préservée, mais qu'il soit possible d'en changer à volonté. Les nouveaux liens, ce sont des relations où l'identité peut être sans cesse redéfinie, au gré des rencontres et des circonstances. C'est la poly-identité potentielle qui devient la garantie de son identité. Le partenaire n'est plus celui qui m'assigne à une identité, stable et rigide, mais qui me permet d'affirmer une polyvalence dans le renouvellement que me propose la rencontre avec tous les autres.

 

Avec la reconnaissance de la légitimité de la relation au tiers comme constitutive de la relation de couple, une nouvelle ère commence. Certes, la période contemporaine se caractérise par la juxtaposition de contrats de couple hétérogènes. Tous n'obéissent pas au même credo, et certains vont plus loin que d'autres dans la démarche. Mais ce qui caractérise le modèle du couple fissionnel c'est, dans son extrême pluralité, la récurrence de la possibilité d'une vie séparée. Quelque part le couple se ménage, même sur un mode mineur, le droit de ne plus être en couple.

 

Ce qui est remarquable, c'est la recherche commune de faire conjuguer affirmation de soi et relation conjugale construite sur le sentiment amoureux. Qu'un des critères s'estompe et la relation est remise en cause. Il devient peu supportable de se perdre dans une relation, ou de la maintenir si l'amour n'est plus. Or, celui-ci se régénère d'autant mieux qu'il peut s'alimenter à d'autres sources. Il est donc envisageable que les séparations régressent à l'avenir, quand les couples auront su remettre véritablement en question l'héritage romantique et se forger d'autres principes. Quand le tiers aura pleinement et véritablement droit de cité, l'abandon sera non avenu. Encore de manière confuse, ces relations s'inventent et établissent de nouveaux codes. Elles doivent souvent entrer en lutte, s'affranchir des représentations sociales proposées comme idéal. Le Grand Amour autosuffisant dispose encore de ses lettres de noblesse. Le démythifier permet de retrouver sereinement d'autres partages.

 

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