La rhétorique de la crise empêche de saisir les recompositions à l'œuvre au sein de la société française. En filigrane des mutations contemporaines, on peut pourtant saisir le modèle d'une société incertaine, prise entre la généralisation d'un principe d'autonomie et une demande de sécurité accrue.
Il est devenu banal de le constater : la société française a connu de profonds changements au cours de ces trente dernières années. Elle manifeste pourtant bien des difficultés à penser ses propres transformations autrement que par l'actualisation de ses défections. D'où ce paradoxe : interpréter dans leur globalité les mutations sociologiques et politiques qui travaillent la France contemporaine n'a jamais semblé aussi délicat, voire périlleux. C'est ce paradoxe que nous voudrions contribuer à dénouer en mettant l'accent sur l'incertitude comme forme sociale et enjeu stratégique.
Ce que la crise nous cache
Les lectures si fréquentes en termes de crise, de déclin ou de manque sont à bien des égards l'expression d'une incapacité à penser le monde complexe, opaque et incertain dans lequel nous vivons aujourd'hui. Il nous semble en effet qu'elles procèdent d'un réflexe quasi naturel de la pensée (chaque époque produit sa littérature de la décadence) qui incline à la déploration et à l'inquiétude en renvoyant souvent à un âge d'or plus ou moins révolu. Or elles ratent l'essentiel : en majorant ce qui se défait ou se déforme, on ne voit pas (ou pas assez) ce qui se restructure ailleurs et autrement, ou, plus profondément, le lien entre ces deux mouvements.
De ce point de vue, deux lignes de transformation se conjuguent. La première pourrait être caractérisée par la fragmentation. Nous vivions dans une société qui articulait les mondes du travail, les grandes familles politiques et les styles de vie dans une même représentation. Le travail salarié qui en était le pivot assurait une continuité du social au politique, et du public au privé, dans l'expression des conflits sociaux, la construction des identités collectives et des modèles sexués. L'Etat-nation en était la clé de voûte en embrassant un type d'organisation politique, une identité culturelle et un espace de souveraineté. Or c'est cet agencement qui se défait aujourd'hui. Les représentations d'un espace social structuré autour de classes aux intérêts et aux styles de vie opposés se sont érodées. Le travail a perdu son rôle de « grand intégrateur » et sa capacité à donner sens aux identités collectives. Les sociétés nationales ont perdu leur légitimité, menacées par la globalisation d'un côté, la territorialisation de l'autre. Dès lors, c'est tout le socle de nos repères collectifs qui vacille.
Un processus de fragmentation est aussi à l'oeuvre dans les différents domaines de la vie sociale : à la multiplication des formes particulières d'emplois vient répondre la diversification des univers familiaux ; au pluralisme familial s'ajoute la multiplication des « marchés » scolaires. Il en va de même des grandes villes en proie à des processus de ségrégation et des logiques de séparation. Dans ce contexte, on a assisté à la multiplication des identités (culturelles, religieuses, sexuées, générationnelles ou territoriales), ainsi qu'à une « communautarisation » des conflits sociaux.
Pour autant, ces processus ne doivent pas masquer les recompositions à l'oeuvre. Si on évoque de façon récurrente la disparition des classes sociales et de leurs conflits, on observe néanmoins une accentuation et une dispersion des inégalités sociales qui engendrent un profond sentiment d'injustice et alimentent une forte demande de reconnaissance. Loin d'avoir disparu de la scène sociale, l'action collective et la contestation se manifestent aujourd'hui autour de nouveaux enjeux et de nouveaux acteurs, qu'il s'agisse de la mobilisation des chômeurs, des sans-papiers, des sans-logis, ou encore de l'activisme des réseaux antimondialisation. Face à l'annonce de la « fin du travail », on constate l'émergence de formes nouvelles de salariat et de relations d'emploi qui s'appuient toujours plus sur l'initiative et le sens des responsabilités individuelles. A la vulnérabilité et à l'exclusion des uns répondent alors l'intensification du travail et l'optimisation du potentiel des salariés pour les autres. Si la thèse de la « désinstitutionnalisation » n'est pas sans fondement, on assiste également à un réagencement des représentations, des normes et des valeurs de la famille ou de l'école, toutes deux mises à l'épreuve de la diversification et de la complexité des trajectoires. Il y a bien recomposition dès lors que l'on définit en termes de risques (divorce, échec scolaire, etc.) ce qui était appréhendé jusqu'alors en termes de déviances.
Les dimensions de l'incertitude
L'incertitude résulte de ces processus de fragmentation/ recomposition et des logiques contradictoires qui travaillent notre société en profondeur. En d'autres termes, l'incertitude se présente à bien des égards comme un prisme pour interpréter les mutations de la France contemporaine. La famille devient incertaine dès lors que « le seul devoir de chacun est de choisir son bonheur » (Louis Roussel) ; l'individu, l'école, la représentation politique, entre autres, basculent aussi dans l'incertitude. Sous cet éclairage, « incertitude » désigne au moins trois processus, enchevêtrés :
1) la faillite du mythe du progrès et les désillusions du changement ;
2) l'opacité du social et la complexité d'un monde qu'on ne peut plus penser dans les catégories d'hier et sur lequel on ne peut pas davantage agir comme avant ;
3) un changement social pathologique où les exigences pesant sur l'individu ne sont pas articulées au politique et interviennent dans un environnement économique dépressif. Mais ce qui est en jeu, c'est aussi l'incertitude politique d'une société qui peine à se gouverner et à maintenir la légitimité de ses institutions et représentants.
Il faudrait distinguer plus qu'on ne peut le faire ici plusieurs dimensions ou figures de l'incertitude. A commencer par l'incertitude du temps : plus que jamais, l'avenir semble incertain et contradictoirement ouvert ; tout est possible, tout peut arriver. Il en résulte une profonde modification de notre rapport au temps. Si jadis les pesanteurs du présent trouvaient à se dissiper dans le scénario d'une possible libération dans l'avenir, aujourd'hui le repli sur le présent domine alors que l'avenir est gros de menaces : chômage, retraite, situation du service public, santé publique, menaces écologiques, etc. Mais c'est aussi l'incertitude normative qui caractérise nos sociétés d'individualisme de masse : c'est moins à la dissolution des repères que nous sommes confrontés qu'à une mutation normative. Aux modèles fondés sur l'obéissance et l'interdit est venu se substituer le modèle de l'autonomie et du souci de soi. Faire preuve d'autonomie, s'investir dans des projets, manifester son sens des responsabilités, prendre des risques : voilà ce qui nous est demandé. D'où, aussi, la montée des vulnérabilités individuelles.
L'incertitude, la démotivation, la dépression constituent bien l'envers du gouvernement de soi. Ce double processus travaille les différentes dimensions de l'expérience sociale, qu'il s'agisse de la vie familiale et scolaire, des loisirs et du sport, ou encore de la participation aux institutions et à la vie locale. Mais il faudrait aussi mentionner l'incertitude juridique, avec une opacité des textes et des procédures, qui rend plus problématique l'accès aux droits (sociaux et civils) et fabrique des situations indécidables ; l'incertitude, également, des politiques publiques dont les politiques de la ville sont un bon révélateur. Force est de constater que ces politiques n'ont pas eu les effets escomptés, tant sur le plan urbain (dégradation du cadre bâti, accentuation des processus de ségrégation) que social (augmentation du taux de chômage, de la précarité) et économique (faible implantation d'entreprises ou emprise sur le bassin d'emploi local).
Il s'agit d'une politique difficile à mener et à lire. Elle fait, en effet, intervenir une multiplicité d'institutions et d'acteurs. Elle se caractérise aussi par la complexité des dispositifs et des procédures dont la visibilité auprès des principaux concernés, à savoir les habitants, est souvent faible, et les résultats, « indécidables ».
L'incertitude est également une dimension fondamentale de l'individualité contemporaine. Disons, sommairement, que nous sommes dans une société où l'individu a gagné en liberté ce qu'il a perdu en certitudes. D'un côté, en effet, le "je" s'émancipe du "nous" à mesure que l'individu dispose de moyens accrus (consommation, mobilité, communication, etc.) pour se réaliser et accomplir ce qui se présente comme son destin personnel. Mais d'un autre côté, il évolue aussi dans un univers où les règles sont devenues plus floues ou plus instables.
Autonomie et sécurité : une tension structurante
C'est le cas, par exemple, dans le monde de l'entreprise et du travail salarié qui a su retourner la critique sociale des années 1960-1970 pour inscrire l'aspiration à l'émancipation et à l'autonomie individuelles dans un processus continu de réorganisation de l'emploi. Dans l'entreprise flexible et décloisonnée que promeut le discours managérial, le salarié ne doit plus ? ou plus seulement ? obéir et suivre des règles prescrites : invité à s'affranchir des routines professionnelles ou des griffes d'une hiérarchie pesante, il doit en revanche être impliqué, adaptable et réactif pour atteindre coûte que coûte les objectifs qui lui sont assignés.
Il ne faut donc pas se méprendre sur le sens de l'autonomie individuelle, souvent associée à un individualisme corrosif, synonyme de repli sur soi, voire de montée des égoïsmes. L'autonomie se présente en fait sous un jour paradoxal : c'est à la fois une aspiration largement partagée (développer son propre style de vie, vivre « à la carte ») et une norme très contraignante qui impose à chacun, dans toutes les sphères de la vie sociale, de se prendre en charge et d'être « l'auteur de sa vie ». Cette exigence place les individus dans une situation anxiogène dès lors que chacun ne dispose pas des mêmes ressources pour faire face au changement ou pour agir et réagir en stratège avisé. Il s'ensuit que notre société est travaillée par une tension forte entre une exigence croissante d'autonomie et une demande de sécurité, d'autant plus pressante, d'ailleurs, que les mutations de l'environnement économique et social, de même que l'ouverture de nos sociétés sur le vaste monde, attisent les inquiétudes.
Là se nouent finalement les principales contradictions sociales et politiques du moment : valorisation de l'individu mais fragilisation des supports sociaux d'un côté ; une demande de protection qui intervient tandis que l'Etat joue un moindre rôle en tant qu'opérateur économique et social de l'autre. Aujourd'hui, la victimisation et l'émergence d'une société « contentieuse » sont le reflet de cette contradiction : se poser en victime est en effet devenu une autre façon de solliciter aide et protection, qui signale les limites des réponses étatiques.
L'exploitation idéologique du risque
Comment résoudre cette tension entre un élargissement du champ des possibles dans tous les domaines de la vie sociale et une demande accrue de sécurité ? sanitaire, publique, sociale, etc. ? Au fond, chacun sollicite les autorités ou se pose en victime de leur impéritie, mais chacun aspire aussi à vivre sa vie, en quelque sorte, à sa guise. Autrement dit, les individus en appellent de plus en plus à un Etat dont ils cherchent par ailleurs à se déprendre. Telle est bien la nouvelle donne qui complique singulièrement l'équation politique. C'est dans ce contexte que l'on voit émerger progressivement un nouveau mode de gestion politique de l'incertitude sociale, dont les manifestations sont plurielles.
On peut noter à cet égard la généralisation du procédé contractuel dans l'élaboration et la mise en oeuvre de l'action publique. Cette évolution du système normatif signale bien l'émergence de nouvelles logiques d'action de l'Etat. La contractualisation est en effet une technique qui permet de gérer la complexité et l'incertitude sociales ; c'est une technique qui reconnaît et qui valorise l'autonomie, mais à condition qu'elle s'inscrive là où elle a sa place : dans une procédure définie au préalable ou dans les clauses d'un contrat ? celui que signe par exemple le contrat social, la collectivité locale, tel ou tel service de l'administration. Comme l'entreprise dont il s'inspire, l'Etat substitue ainsi une logique de contrôle à une logique disciplinaire, devenue improductive. Le succès du vocable « gouvernance », forgé initialement dans le monde de l'entreprise et diffusé désormais dans l'administration, suggère bien la généralisation d'un nouveau mode de régulation des activités humaines. Il s'agit d'une forme de gouvernement indirect, par les dispositifs, qui s'emploie à canaliser l'autonomie des acteurs en les investissant de nouvelles responsabilités.
Les nouvelles politiques de gestion des risques relèvent également de ce nouveau mode de régulation du social. De fait la thématique du risque, développée initialement par le sociologue Ulrich Beck, rencontre désormais un succès grandissant en sciences sociales et dans la rhétorique politique. Or, il faut prêter attention à cette notion qui s'avère particulièrement ambiguë. Pour U. Beck, nos sociétés fabriquent de plus en plus de risques, qui sont en quelque sorte la contrepartie du progrès et des activités humaines, qu'elles favorisent (recherche scientifique, nouvelles technologies, choix individuels, etc.). Mais le risque est également une forme de savoir sur les événements, un savoir qui s'affine et s'individualise à mesure que notre information statistique s'enrichit. Dans une société réflexive comme la nôtre, qui produit de plus en plus de connaissances, on assiste ainsi à une prolifération des risques, événements prévisibles et calculables.
Sous ce double éclairage, la catégorie du risque entretient certaines équivoques, qui favorisent sa dérive ou son exploitation idéologique. En effet, si l'on admet que le risque est partout, il paraît assez vain de vouloir s'en protéger à tout prix ; mieux vaut apprendre à « vivre avec » et à le gérer efficacement. Par ailleurs, si les risques se développent avec la capacité d'agir dont disposent les acteurs sociaux (entreprises, groupes, individus, etc.), il peut sembler raisonnable de demander à chacun de s'en prémunir, voire d'en assumer toutes les conséquences. Dans cette perspective, le thème du risque devient alors un puissant levier de transformation politique et sociale qui légitime à la fois une reconfiguration des interventions publiques, une érosion des protections collectives et une extension du périmètre de l'assurance privée. Plus encore, il tend à imposer une « culture du risque », qui incite chacun à se prendre en charge.
Dès lors, tout porte à croire que si le risque est au centre d'une rhétorique envahissante aujourd'hui, c'est qu'il peut s'incarner dans des technologies politiques qui permettent à la fois de contenir les demandes de sécurité et d'encadrer l'autonomie des acteurs sociaux ; "à condition que ceux-ci disposent des moyens d'action, qu'ils soient intellectuels ou matériels". C'est bien ce qui se dessine dans certaines politiques publiques, qui organisent un important transfert de responsabilités en direction de l'individu (information systématique, incitation à la prévention, à l'autolimitation, à l'autocontrôle, etc.) Les politiques du risque s'efforcent ainsi de faire prévaloir un certain gouvernement de soi. Elles font appel à la responsabilité individuelle, qui se présente désormais comme une norme obligatoire, sinon la forme contemporaine de la contrainte sociale.
Michel Kokoreff et Jacques Rodriguez - www.scienceshumaines.com