10 février 2014 1 10 /02 /février /2014 12:17

L'écrivain et chroniqueur Roger-Pol Droit part à la rencontre de philosophes issus d’autres horizons. Ensemble, ils explorent leurs différences et retrouvent la matrice commune de la pensée. Aujourd’hui, il dialogue avec le Sénégalais Souleymane Bachir Diagne, professeur à l'université de Columbia.

 

diagneune-238432-jpg_132821.JPGRencontre avec un philosophe venu d'ailleurs...

 

Bachir et moi sommes amis depuis une bonne vingtaine d’années, mais il m’étonne encore. La clarté et la pertinence de sa pensée, la singularité de sa démarche ont peu d’équivalent, à mon avis. Il inflige surtout un démenti cinglant, et vivant, à tous ceux qui croient impossible d’être à la fois musulman, philosophe, démocrate et rationaliste. Né au Sénégal, élève d’Althusser et de Derrida à l’Ecole normale de la rue d’Ulm, diplômé de Harvard, ancien conseiller du président Abdou Diouf, il a enseigné au Sénégal avant de rejoindre la Northwestern University (Chicago) et aujourd’hui Columbia (New York). Ses travaux ont porté successivement sur la logique et l’algèbre de Boole, l’oeuvre de Senghor, la philosophie en islam, et sont tous marqués par une prose exacte et lumineuse. Entre les langues, les cultures, les disciplines, comment s’agence aujourd’hui le parcours d’un philosophe ? C’est ce que nous nous sommes demandé.
 
Roger-Pol Droit : Pour ma part, je définis volontiers les philosophes comme des « passeurs de frontières » parce que leur mission propre est de traverser toutes sortes de barrières et clôtures, en commençant par celles qui s’élèvent entre les disciplines en raison de la spécialisation des savoirs. Les philosophes ne peuvent plus et ne doivent plus se contenter de ruminer uniquement les questions dites « philosophiques ». Il leur faut, au contraire, aller camper chez d’autres tribus – chez les mathématiciens ou les ethnologues, chez les biologistes ou les écrivains, et dans bien d’autres lieux encore – pour tenter de comprendre comment la pensée s’organise dans cette contrée, de quelle manière s’oriente le regard des habitants. Il me semble que c’est là une des leçons essentielles que nous a transmises notre maître commun, le philosophe Jean-Toussaint Desanti (1914-2002) qui avait acquis la nationalité de mathématicien, si j’ose dire, afin de saisir du dedans comment fonctionne ce langage. Es-tu d’accord, Souleymane, avec cette définition ?
 

Souleymane Bachir Diagne : Je suis totalement en accord avec cette idée : pour être philosophe, il faut parler une autre langue que celle que l’on considère être immédiatement celle de la philosophie. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai travaillé avec Desanti sur l’histoire de la rencontre entre les mathématiques et la logique, qui était traditionnellement une discipline philosophique et qui aujourd’hui s’écrit dans les signes de l’algèbre. Je crois que j’ai également traduit, dans ce travail, ce qui était ma propre instabilité entre mathématiques et philosophie. Après mon baccalauréat, je suis en effet venu en France, depuis mon Sénégal natal, avec deux lettres en poche : l’une m’admettait en khâgne pour faire de la philosophie, l’autre à l’Insa de Lyon pour devenir ingénieur. Cette hésitation ne m’a jamais quitté. Se tenir à la frontière entre les disciplines, je crois avoir compris par ce premier travail ce que tu veux dire par là. Mais une autre instabilité, que je connais bien, consiste à vivre entre plusieurs cultures, plusieurs langues.

 

R.-P.D. : Le voyage entre les langues est effectivement un exercice majeur pour la pensée. De l’une à l’autre, les frontières ne sont jamais infranchissables, sinon la traduction serait impossible, et nous ne serions plus en mesure de nous comprendre. Toutefois, chacune opère un découpage spécifique de la réalité, et met en oeuvre des schémas mentaux qui lui sont propres. Ceci entretient un rapport direct avec la philosophie qui s’est développée dans certaines langues et pas dans d’autres. Ma langue maternelle est le français, et j’ai été éduqué dans les autres langues de la philosophie (le grec et le latin, l’allemand, l’anglais). Ce n’est que dans un deuxième temps que j’ai dû m’initier à d’autres langues, en particulier le sanskrit, pour découvrir de nouveaux paysages mentaux. Il m’a fallu quitter une certaine terre natale pour entrevoir des perspectives différentes. Et toi ?

 

S.B.D. : Venir en France faire mes études signifiait m’installer dans la langue française, qui a toujours été ma langue, et penser philosophiquement dans cette langue. Aujourd’hui, habitant aux Etats-Unis, j’ai dû m’installer dans la langue anglaise, me mettre à penser philosophiquement en anglais. Cela m’a conduit à considérer autrement la relation que je pouvais avoir avec le wolof, mon autre langue maternelle. Est-ce que je voulais avoir une langue n’ayant d’autre signification pour moi que privée ? Penser la littérature, la philosophie ou la science uniquement en français ou en anglais ? Voilà une grande question qui se pose aujourd’hui en Afrique, chez beaucoup de philosophes parfaitement installés dans les langues de travail qui sont les leurs, français ou anglais, mais qui ont le sentiment que leur langue maternelle a quelque chose à leur apprendre et à leur dire de leurs pratiques philosophiques.
 
Va paraître aux Etats-Unis, en décembre, un ouvrage dirigé par un de mes anciens étudiants qui a demandé à des philosophes africains installés aux Etats-Unis – nous sommes une dizaine – d’écrire chacun un texte philosophique dans sa langue avec une traduction anglaise en vis-à-vis. Pour écrire un texte philosophique directement en wolof, j’ai utilisé un artifice. Je me suis mis dans la situation de Socrate dialoguant avec un de ses interlocuteurs, et j’ai centré mon texte sur les concepts de vérité et de tradition. Ceci n’est pas sans relation avec notre entretien d’aujourd’hui puisque le propos consiste à montrer que nous ne devons pas suivre la traduction simplement parce qu’elle est la tradition et qu’elle détiendrait sa vérité d’un passé millénaire. Evidemment, ces personnages sont en désaccord parce que je ne crois pas qu’une langue, même si elle nous incline vers certaines attitudes, nous enferme dans une seule manière de penser. Si tous ceux qui parlent une même langue devaient penser de la même manière, ce serait une douleur sans nom…
 

R.-P.D. : Heureusement, il y a le dialogue ! On oublie que dia, en grec ancien, signifie « à travers » : un dialogue n’est pas du tout, comme on le pense, le fait d’être deux à parler, mais l’acte de traverser la parole et la pensée par la conversation. L’équivalent latin, c’est tra ou trans qui se retrouve dans « traduction », « transfert », « transport »,etc. Il s’agit toujours de n’être jamais ancré dans une seule place, mais porté par le mouvement qui traverse différents lieux. Une question majeure est de savoir si toutes les religions peuvent être réellement traversées par ce voyage, car on bute évidemment sur la question de la Révélation. S’il existe des vérités révélées, le voyage du philosophe n’est-il pas arrêté ? Avec le bouddhisme, sujet de plusieurs de mes livres, cette difficulté n’existe pas. Mais avec l’islam, auquel tu as consacré de nombreux travaux, on peut avoir l’impression qu’à un moment donné, la liberté de critique se soumet à une autorité extérieure.

  

S.B.D. : D’abord, un mot sur ce que tu viens de dire, sur le sens des mots « dialogue » et « traduction » qui me semble très important. Tu te souviens d’Umberto Eco disant : « La langue de l’Europe, c’est la traduction.» J’aurais envie d’élargir son propos et de dire que la langue de l’humanité, c’est la traduction. D’ailleurs, c’est par des traductions qu’a commencé la philosophie dans les sociétés islamiques, traductions des oeuvres grecques, à partir du syriaque qui a été l’intermédiaire entre le grec et l’arabe, puis des traductions directes.Y a-t-il conflit avec la Révélation? Cela peut arriver, car l’exigence critique de la philosophie doit être la même partout et son acte premier est de tenir à distance l’objet qu’elle examine. Or, la religion semble s’interdire cette prise de distance qui lui apparaît hostile ou hérétique, en tout cas condamnable. Averroès répond à cela : si la vérité que je découvre par la raison semble contredire la Révélation, ce qui est dit par la Révélation doit être interprété de manière à s’accorder avec ce que dit la raison. Les implications de ce principe peuvent être immenses. C’est cet esprit que nous devons retrouver aujourd’hui.  

 

Source: http://www.cles.com/

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