Dark Vador sur le divan du psychanalyste en adolescent mélancolique qui bascule du « côté obscur de la force », l’idée n’a rien d’incongru si l’on se souvient que l’auteur de la série de films de science-fiction qu’on peut dire « mythique », Georges Lucas a lui-même pensé son œuvre comme un conte de fées moderne avec ses épisodes terrifiants, qu’il s’est inspiré des travaux de l’anthropologue Joseph Campbell sur la mythologie pour construire ses personnages comme des « archétypes » et qu’il a conçu toute la Trilogie, articulée autour de son « climax », la découverte dans l’épisode V de la paternité de Dark Vador, comme une version revisitée du mythe d’Œdipe. Freud lui-même estimait que la littérature était un gisement largement inexploré par la psychanalyse et il affirmait, dans son livre sur « Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen » qu’il fallait placer bien haut le témoignage des écrivains « car ils connaissent d’ordinaire une foule de choses entre le ciel et la terre dont notre sagesse d’école n’a pas encore la moindre idée. Ils nous devancent de beaucoup, (…) notamment en matière de psychologie ». L’entreprise est donc à la fois éclairante pour l’analyse de l’œuvre cinématographique, mais aussi pour ce que peuvent y trouver à l’état de représentations en partie inconscientes, les très nombreux adolescents qui se sont reconnus ou projetés en elle.
La suite inversée des six films, pour les spectateurs qui les ont vus dans l’ordre de leur sortie sur les écrans, la Trilogie d’abord puis la Prélogie qui remonte à l’enfance de Dark Vador et où l’on apprend que le plus célèbre méchant du cinéma était « le garçon le plus gentil de toute la galaxie », cet ordre inversé invite à la démarche introspective et accentue la dynamique de « passage » qui caractérise cet âge de l’adolescence et que le réalisateur avait déjà exploré dans son premier film, « American Graffiti ». Visiblement, il était conscient de l’effet produit par cette inversion et cette remontée dans le temps, et des possibilités narratives qu’elle ouvrait, puisqu’il déclarait : « J'ai pris beaucoup de plaisir à renverser la trajectoire des films à l'origine. Si vous les visionnez dans l'ordre de leur parution, IV, V, VI, I, II, III, vous obtenez un certain film. Si vous les visionnez en partant du I jusqu'au VI, le résultat est complètement différent. Une ou deux générations les ont vus d'une certaine manière, qui sera complètement différente pour les prochaines. C'est une façon de faire du cinéma extrêmement moderne, presque interactive. Vous prenez des cubes, vous les agencez différemment, et vous obtenez des états émotionnels différents. »
Pour le spectateur « historique », celui qui est entré dans la saga par la Trilogie, l’effet produit par la révélation de Dark Vador, monstre à l’allure de chevalier de l’apocalypse, à son fils Luke en situation de combat singulier avec lui était saisissant et la surprise totale. Pour la ménager au mieux, le réalisateur avait caché à l’équipe le contenu de la célèbre réplique : « Luke, je suis ton père » et seul le comédien concerné la connaissait. Les auteurs comparent cette découverte renversante à celle que fit Freud au seuil du XXème siècle lorsqu’il tomba, en analysant ses propres rêves, sur son désir de mort et d’inceste. « De cette découverte stupéfiante – disent-ils – émergent le désir de connaissance, la plongée généalogique, celle qui appelle la Prélogie : d’où vient le Père ? D’où vient le mal ? » Et ils confessent que ces angoissantes questions, ils se les sont posées vingt durant en attendant la sortie de la rétrospective Prélogie alors qu’ils étaient eux-mêmes devenus pères entre-temps. Un entre-temps mythique pour les épreuves initiatiques qui conduisent un père à naître à sa fonction symbolique.
La réponse à ces questions sur l’incarnation du mal dans la personne de Dark Vador est venue de Lacan : « A mère sainte, fils pervers » énonce-t-il dans le tome III du Séminaire paru sous le titre « Les psychoses ». En analysant la scène de la séparation du jeune Anakin Skywalker d’avec sa mère et les relations antérieures avec elle, Hugues Paris et Hubert Stoecklin y trouvent la clé de la mélancolie de l’adolescent que fut Dark Vador, un enfant privé d’enfance par une sommation à être adulte avant l’heure. Sa mère, une femme d’une grande dignité ayant été réduite en esclavage, ne décide de rien, subit son état dans une sorte de brouillard dépressif. Les mères en situation d’exil ou d’isolement social ont souvent ce type d’attitude. Du coup l’enfant se trouve en demeure de devoir prendre en charge sa mère impuissante et de faire preuve d’un sens précoce de ses responsabilités à l’égard d'une maman dépressive. Une vigilance constante, excessive, anxieuse où pointe la peur de l’abandon et qui est un symptôme fréquent chez les enfants dans des circonstances identiques. D’où l’autre symptôme, celui de l’hyperactivité, de la peur du vide et du « rien-faire » qui chez d’autres serait le prélude à la rêverie. Et à l’égard d’une mère aimée, la haine est impossible. Tout cela conduit fatalement au retournement dans la violence qui caractérise l’attitude de Dark Vador à l’âge adulte. Jusqu’à cette confrontation rédemptrice et fatale avec le fils, où se renoue le fil rompu d’une lignée.
Jacques Munier pour France Culture.fr