17 novembre 2012 6 17 /11 /novembre /2012 12:36

Après Émile Durkheim, ce sont Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron qui ont vraiment donné naissance à la sociologie de l'éducation. En diversifiant ses objets de recherches et en se recentrant sur les stratégies des acteurs, la sociologie contemporaine est aujourd'hui en recherche de nouveaux cadres théoriques.

 

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-Vincent Troger pour Sciences Humaines-

 

Genèse et objet


Émile Durkheim (1858-1917) est le précurseur incontesté de la sociologie de l'éducation. Bien qu'il n'ait pas publié sur ce sujet de son vivant, il a donné de nombreux cours de sociologie de l'éducation à la Sorbonne, où il a occupé à partir de 1906 une chaire de sciences de l'éducation. Ses leçons ont été réunies, avec d'autres textes, dans trois publications posthumes : Education et Sociologie (1922), L'Education morale (1925) et L'Evolution pédagogique en France (1938). E. Durkheim applique à l'éducation le principe fondateur qu'il avait formulé dans Les Règles de la méthode sociologique (1895) : « Les faits sociaux doivent être considérés comme des choses. »

 

Il insiste sur la relation étroite qui unit les structures politiques et sociales avec les pratiques éducatives en vigueur dans une société et les formes scolaires qui s'y développent. Il analyse par exemple l'essor des collèges au XVIIe siècle comme le signe d'une généralisation des modes d'éducation aristocratiques au profit de la bourgeoisie montante. E. Durkheim met aussi en évidence la fonction de socialisation que remplit l'école dans les sociétés modernes : « L'éducation consiste en une socialisation méthodique de la jeune génération. » Il conçoit cette socialisation comme la transmission de valeurs et de normes communes à tous les individus de la même société, « à quelque catégorie sociale qu'ils appartiennent ». Après lui, il a fallu attendre les années 60 pour que les questions d'éducation réapparaissent dans les interrogations sociologiques en France.

 

Des processus de sélection sociale masqués

 

Ce sont surtout Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron qui ont fait de la sociologie de l'éducation une préoccupation importante de la sociologie contemporaine en publiant Les Héritiers (1964) et La Reproduction (1970). Ils y prennent en quelque sorte le contre-pied de l'analyse de E. Durkheim. Leur thèse centrale est que l'école reproduit les inégalités sociales à travers des méthodes et des contenus d'enseignement qui privilégient implicitement une forme de culture propre aux classes dominantes. La pratique du cours magistral, qui se fonde sur l'usage d'un langage cultivé sans en dévoiler les mécanismes, induit une « complicité cultivée » entre les enseignants et les élèves des milieux culturellement favorisés, déjà accoutumés à ce type de rapport au langage. Sous couvert d'universalisme, l'école leur permettrait en fait de faire fructifier le « capital culturel » que leur transmettent leurs parents. Là où E. Durkheim voyait la transmission de valeurs communes, P. Bourdieu et J.-C. Passeron dénoncent une légitimation des inégalités, puisque l'école masquerait derrière un discours sur l'égalité des chances des processus de sélection sociale qui aboutissent à justifier ces inégalités par la sanction du diplôme scolaire.

 

Le travail des deux sociologues a atteint un niveau d'élaboration théorique qui lui a valu une large notoriété. Il faut néanmoins souligner qu'il s'inscrit dans un ensemble de recherches qui, au cours de la même période, ont visé chacune à sa manière à démontrer que les systèmes scolaires contribuent à l'aliénation des classes populaires. Parmi les plus connues, il faut citer celles de Christian Baudelot et Roger Establet (L'Ecole capitaliste en France, 1971), de Claude Grignon (L'Ordre des choses, 1971) ou du Britannique Basil Bernstein (Langage et classes sociales, 1975).

 

Le postulat de l'acteur social rationnel


Mais l'analyse de P. Bourdieu et J.-C. Passeron a aussi été très tôt critiquée. Dès 1972, dans un livre intitulé L'Inégalité des chances, Raymond Boudon récuse la thèse déterministe des deux auteurs, qui posaient que les individus agissent en fonction de « dispositions » sociales qu'ils ont inconsciemment « intégrées » pendant leur enfance et qui dirigent leurs comportements. R. Boudon part d'un postulat inverse : celui de l'acteur social rationnel, emprunté aux théories économiques. De son point de vue, les inégalités sociales observées dans les parcours scolaires sont le résultat de la juxtaposition de stratégies divergentes, adoptées consciemment par les familles en fonction des informations dont elles disposent et de leur manière d'évaluer les avantages et les coûts d'une poursuite d'études. « L'éventualité de devenir, par exemple, instituteur, écrit R. Boudon, n'est pas perçue de la même manière par le fils d'un ouvrier et par le fils d'un membre de l'académie des sciences. » Le fils d'ouvrier se satisfera d'un statut qui constitue pour lui une progression sociale notable, alors qu'il anticipera négativement le coût psychologique et financier d'études longues, ce qui ne sera évidemment pas le cas du fils d'universitaire. Le phénomène de « reproduction » sociale analysé par P. Bourdieu et J.-C. Passeron ne serait alors qu'un effet pervers d'une accumulation de choix individuels rationnels (d'où le nom d'« individualisme méthodologique » donné à cette interprétation), mais dépendants de la position sociale initiale des acteurs.


Recherches actuelles


En introduisant la notion de stratégie des acteurs dans la sociologie de l'éducation, R. Boudon lui a offert une autre grille de lecture que celle qu'avait imposée la théorie de la reproduction. Si la quasi-totalité des sociologues contemporains de l'éducation reconnaissent leur dette à l'égard de P. Bourdieu et J.-C. Passeron, ils ont aussi cherché à dépasser ou à approfondir une analyse qui tend à enfermer les pratiques éducatives dans une logique unilatérale, et l'ont fait en cherchant à mieux saisir les pratiques des acteurs.

 

C'est par exemple le cas des sociologues suisses Philippe Perrenoud et Cléopâtre Montandon, qui publient en 1988 un recueil d'études sur les difficultés de communication entre les parents, surtout d'origine modeste, et les enseignants (Entre parents et enseignants, un dialogue impossible). La même année, dans L'Ecole primaire au quotidien, Régine Sirota met en évidence les inégalités de considération que les maîtresses d'école manifestent quotidiennement à l'égard de leurs élèves (fréquence des regards, sourires, félicitations ou interrogations) et qui révèlent des préférences subjectives souvent liées à leurs origines sociales. François Dubet s'intéresse pour sa part à la vie quotidienne des lycéens (Les Lycéens, 1991) et à leur mal de vivre.

 

Subjectivation versus socialisation


F. Dubet est d'ailleurs un des premiers à tenter de donner à ces nouvelles approches un cadre théorique renouvelé. Dans A l'école. Sociologie de l'expérience scolaire, écrit en 1996 avec Danilo Martuccelli, il analyse la manière dont les élèves vivent ce qu'il appelle leur expérience scolaire. Selon lui, la construction individuelle de la personnalité, ce qu'il nomme la « subjectivation », qui passe notamment chez les jeunes par la participation à une consommation culturelle spécifique, entre en conflit au cours de la scolarité avec la socialisation, c'est-à-dire l'imposition des normes collectives et la compétition scolaire. Pour résoudre ce conflit, les élèves disposent de ressources différentes selon leurs origines sociales. Cette tension entre subjectivation et socialisation est plus violente chez les jeunes d'origine populaire, notamment en raison de l'écart entre leur culture familiale et la culture scolaire, et peut expliquer leurs plus fréquents échecs.

 

Dans la suite de ces travaux, Anne Barrère a proposé d'analyser le travail scolaire à la manière des sociologues du travail (Les Lycéens au travail, 1997). Elle montre par exemple que la principale difficulté des élèves dont les familles ne disposent pas d'un capital culturel élevé est de comprendre ce que les professeurs attendent vraiment d'eux. Pour mémoriser le maximum de connaissances, nombre de ces élèves travaillent beaucoup, mais ils ne comprennent pas toujours comment les enseignants souhaitent que ces connaissances soient réutilisées au moment des contrôles.

 

Cette interrogation sur le sens du travail scolaire a été parallèlement approfondie par plusieurs chercheurs, notamment Elisabeth Bautier, Bernard Charlot et Jean-Yves Rochex (Ecole et savoirs dans les banlieues et ailleurs, 1992). Ils y montrent que les élèves qui réussissent à l'école sont ceux qui donnent du sens au savoir scolaire, c'est-à-dire qui trouvent du plaisir dans le travail intellectuel sans en attendre des résultats concrets à court terme. Or ce type de rapport au savoir et à la culture est plus rare dans les milieux populaires, où la confrontation quotidienne aux problèmes matériels conduit à privilégier les connaissances utilitaires.

 

Cherchant lui aussi à comprendre les trajectoires scolaires des élèves d'origine populaire, Bernard Lahire a conduit une longue enquête au sein de familles populaires, particulièrement immigrées. Il y met en évidence, entre autres, l'importance du rôle des mères. La réussite scolaire des enfants dans ces familles est en effet liée à la capacité des mères à maîtriser l'emploi du temps de la vie familiale, à mobiliser toutes les ressources sociales disponibles pour la réussite scolaire (voisinage, frères et soeurs...), et à leur vigilance à l'égard du mode de vie de leurs enfants (Tableaux de familles, 1995).

 

Tout en étant moins orientés vers la compréhension des comportements individuels, d'autres sociologues ont également travaillé sur les stratégies des acteurs. C'est le cas de Robert Ballion (Les Consommateurs d'écoles, 1982) et d'Alain Léger et Gabriel Langouët (Le Choix des familles, 1997). Ces auteurs insistent sur le développement de comportements consuméristes à l'égard de l'institution scolaire. Ils montrent que la supériorité des familles culturellement favorisées tient aussi à leur habileté à profiter des marges de manoeuvres qu'offre le système scolaire pour faciliter les parcours de réussite de leurs enfants, notamment par l'utilisation des dérogations à la carte scolaire ou le recours à l'enseignement privé. A l'opposé de ces stratégies de réussite, Stéphane Beaud met en évidence la désillusion et le sentiment de déclassement des jeunes titulaires de baccalauréats professionnels qui cherchent à poursuivre des études à l'université et y subissent souvent de sévères échecs (80 % au bac, et après ?, 2003).

 

L'absence d'une théorie unificatrice

 

Mais les stratégies d'acteurs, ce sont aussi celles des personnels des établissements et de ceux qui décident ou appliquent les politiques éducatives. Des auteurs comme Jean-Louis Derouet (Ecole et Justice, 1992) ou Agnès van Zanten (L'Ecole de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, 2001) ont ainsi analysé l'éclatement des points de vue d'acteurs et la diversité des arrangements locaux auxquels les évolutions des politiques éducatives ont donné lieu au sein des établissements scolaires. De nombreux chercheurs tentent également de repérer au milieu de la disparité des établissements ceux qui sont le moins socialement ségrégatifs. A la lecture de ce très bref état des lieux, on peut dire avec Jean-Manuel de Queiroz que la sociologie de l'éducation n'est pas aujourd'hui « unifiée au sein d'une théorie unique et cohérente ». La distance prise à l'égard des « paradigmes hégémoniques des années 70 » a abouti à des recherches abondantes et diversifiées, mais qui n'autorisent pas pour l'instant l'élaboration d'une théorie unificatrice.

 

Pourtant, ces recherches ont contribué à rendre aux acteurs leur consistance et à mieux comprendre comment les individus subissent, supportent, contournent ou combattent les injustices de la compétition scolaire. Un bon exemple de ces nouvelles problématiques est sans doute offert par les enquêtes sur la scolarité des filles. Devant le constat indiscutable de la meilleure réussite scolaire des filles, tous milieux sociaux confondus, des auteurs comme C. Baudelot et R. Establet (Allez les filles !, 1992) ont été amenés à nuancer les analyses antérieures sur la reproduction des inégalités ou sur la domination masculine. La réussite scolaire des filles peut en effet s'interpréter comme une inversion à leur profit, grâce aux logiques scolaires, des stéréotypes sexuels traditionnels.

 

La docilité et les compétences relationnelles que les modes d'éducation dominants développent chez les filles, a priori pour les confiner dans leur futur rôle de mère de famille, deviennent des atouts pour réussir à l'école, alors que les comportements virils d'affirmation de soi valorisés dans l'éducation masculine préparent mal les garçons à se soumettre aux normes scolaires. En bref, les filles travaillent quand les garçons chahutent. Certes, malgré leurs meilleures performances scolaires, les filles continuent d'être minoritaires dans les filières scientifiques de haut niveau. Pour l'expliquer, on peut suivre Marie Duru-Bellat qui interprète cet écart en termes de conditionnement au manque d'ambition et à l'autocensure (L'Ecole des filles. Quelle formation pour quels rôles sociaux ?, 1990). Mais on peut aussi observer qu'elles sont désormais nettement majoritaires dans des filières aussi sélectives que les grandes écoles de commerce ou les facultés de médecine. La question de l'interprétation sociologique de la réussite scolaire des filles reste, comme beaucoup d'autres, ouverte.

 

En se recentrant sur l'acteur, la sociologie de l'éducation a élargi son champ de réflexion et produit des recherches fructueuses pour la connaissance des pratiques éducatives. Elle semble cependant traverser une période où elle paye cette pluralité de recherches par un déficit de cadre théorique. Or les repères théoriques clairement identifiés sont sans doute indispensables pour permettre aux chercheurs de se positionner les uns par rapport aux autres et alimenter les débats sans lesquels une science sociale a du mal à progresser. C'est un des principaux défis pour l'avenir de la discipline.

 
Vincent Troger pour www.scienceshumaines.com

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