François Noudelmann reçoit Pierre Bras à propos de la revue L'homme et la Société, qu'il coordonne avec Michel Kail, pour parler du n°179-180, "Simone de Beauvoir et la Psychanalyse" (l'Harmattan, février 2012).
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En 1976, Simone de Beauvoir déclare à Alice Schwarzer : « Il y a une autre chose que j'aimerais beaucoup faire si j'avais aujourd'hui 30 ou 40 ans : c'est un travail sur la psychanalyse. Pas en repartant de Freud, mais en retraçant le chemin d'un point de vue féministe : selon le regard d'une femme et non celui d'un homme » (Simone de Beauvoir aujourd'hui, 94). Par cette phrase, Simone de Beauvoir rappelle à la fois son intérêt pour la psychanalyse et sa position critique vis-à-vis de l'oeuvre de Sigmund Freud.
La célébrité de Simone de Beauvoir ne repose pas sur la psychanalyse. Elle n’y a pas laissé son nom. Aussi l’intitulé de cet article a-t-il pu surprendre. On constatera, à la lecture des Actes publiés dans ce volume, comment et combien les intervenants du colloque ont trouvé matière à ranimer l’actualité de la question : Beauvoir et la psychanalyse. Tout a commencé, en 2008, à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, par des marques d’intérêt portées à la bibliographie raisonnée qu’elle consacre à la psychanalyse dans "Le Deuxième Sexe".
On pouvait aisément y percevoir, au-delà du souci méthodique et de la perspective critique, une résonance à l’œuvre de Freud, celle de ses contemporains et ses successeurs parmi lesquels, tout particulièrement, Jacques Lacan. On sait qu’historiquement, disons même socialement, Simone de Beauvoir a appartenu à une génération d’intellectuels qui tous, même ceux qui furent étrangers à la cause de la psychanalyse, avaient lu Freud et côtoyé Lacan à un moment ou à un autre de leur parcours. Dans les années vingt, aucun intellectuel engagé dans ses humanités n’ignora la psychanalyse et ses œuvres majeures.
Simone de Beauvoir prolongea sa connaissance par des lectures, son passe-temps favori depuis l’enfance. L’article précoce de Lacan, paru en 1938 dans L’Encyclopédie française, sur " Les complexes familiaux dans la formation de l’individu " retint son attention. On y trouve un argument essentiel relatif au Stade du miroir que Lacan exposa brièvement deux ans plus tôt au congrès de psychanalyse à Marienbad. Ernest Jones, le biographe de Freud et président du congrès, ne lui permit pas de dépasser le temps de parole alloué à chaque orateur.
Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir s’attarde sur le rapport de l’enfant au miroir. Elle l’inclut dans la genèse de ce qui, à ses yeux, fait obstacle au devenir de la femme. « Il semble, écrit-elle, que ce soit à partir du moment où il [l’enfant] saisit son reflet dans les glaces — moment qui coïncide avec celui du sevrage — qu’il commence à affirmer son identité : son moi se confond avec ce reflet si bien qu’il ne se forme qu’en s’aliénant.
En privilégiant cette partie du texte, Simone de Beauvoir entre spontanément en résonance avec le thème, cher à Lacan, de l’inévitable aliénation du petit d’homme dans le processus de sa découverte du semblable. Un thème ou plus exactement une thématique qu’il reprend dix ans plus tard dans deux congrès qui ont fait date, l’un à Bruxelles et l’autre à Zürich que Simone de Beauvoir, à l’évidence, ignora. Quoi qu’il en soit, une coïncidence de dates mérite d’être rappelée. On sait en effet, qu’elle achève son manuscrit en 1948 et elle appelle Lacan, qu’elle n’avait plus revu depuis des années pour avoir son avis sur la part psychanalytique de son texte, notamment sur la bibliographie et sur le long chapitre intitulé « Formation ».
Il est très occupé, préoccupé peut-être ou intéressé par la polémique que soulève Beauvoir, et il lui dit que leurs rencontres devront s’écouler sur quelques mois. Elle refuse. Elle et lui ont une vision différente du temps nécessaire à la rencontre : il lui parle de quelques mois, elle se dit prête à quatre rendez-vous. Quelque influence qu’ait pu exercer son livre sur la manière de concevoir la sexualité féminine ou, comme le rappelle Elisabeth Roudinesco, sur la tenue d’un congrès que Lacan consacra à cette question dix ans plus tard en 1958, les psychanalystes ne mentionneront jamais "Le Deuxième Sexe" que ce soit pour sa bibliographie raisonnée ou pour ses positions sur l’aliénation de la femme.
Il reste, autre fait marquant, que si Beauvoir a retenu le rôle du miroir et du reflet sur le moi de l’enfant, elle lui consacre une étonnante note de bas de page dans le chapitre intitulé « Formation » où elle privilégie une expression qu’emploie Lacan dans son texte selon laquelle « le moi garde la figure ambiguë du spectacle ». Il s’agit d’un rappel effectué de mémoire sans retour au texte où la phrase se dessine de façon différente. La voici : " Disons, écrit Lacan, que le moi gardera de cette origine la structure ambiguë du spectacle qui, manifeste dans les situations plus haut décrites du despotisme, de la séduction, de la parade, donne leur forme à des pulsions, sadomasochiste et scoptophilique (désir de voir et d’être vu), destructrices de l’autrui dans leur essence ".
S’agissant du spectacle, la confusion, sinon le lapsus, entre figure et structure est loin d’être indifférente. Car avec Beauvoir, nous ne sommes pas sortis du spectacle. Il traverse son histoire, sa pensée, sa vie, son œuvre et ses amitiés. C’est avec elle, pour et par le spectacle, que ce colloque a été conçu. Chacun, à sa manière, en a traité pour restituer l’originalité d’un propos et d’une structure, celle de Simone de Beauvoir, qui, à sa manière, marqua son époque et son siècle. Que tous les auteurs et intervenants en soient ici remerciés.