Philosophe, André Comte-Sponville a notamment publié Le Bonheur, désespérément (Pleins Feux), L’Amour, la Solitude (Albin Michel) et Petit traité des grandes vertus (Livre de Poche).
L’horreur reste toujours possible. La paix, la sécurité, toujours fragiles. La douceur, toujours improbable...
L’homme est un loup pour l’homme, c’est par quoi il est pire que les loups. Aucune bête n’aime à tuer ses semblables. La guerre est le propre de l’homme. Pourquoi ? Parce que les hommes sont violents. Parce qu’ils sont rivaux. Parce qu’ils sont vaniteux.
Qu’est-ce que la violence ? C’est l’usage immodéré de la force.
La modération, comme toute vertu, est acquise. La violence est donc première : c’est la force native, la force brute et brutale. Qu’elle soit toujours déjà là, c’est ce que cache la faiblesse du nouveau-né. Mais regardez ses colères, ses cris, ses petits poings qui se crispent… Laissez-le grandir sans frein, sans amour, sans éducation, vous aurez un monstre parfait : la violence faite homme, l’homme abandonné à sa propre violence.
Pourquoi les hommes sont-ils violents ? Parce que ce sont des animaux, et que les animaux, presque tous, sont violents.
Parce que ce sont des mâles, et que les mâles, dans notre espèce comme dans beaucoup d’autres, sont plus violents que les femelles. Croyez-vous que ce soit par jeu qu’on castre les taureaux ? Je n’ignore pas que plusieurs faits divers récents mettaient en cause des jeunes filles… Mais j’y vois une exception, souvent pathologique, davantage qu’une règle. Qu’une femme puisse être violente, c’est une évidence. Mais qu’un homme puisse ne pas l’être, ce serait plutôt une surprise ou un mystère. Le moindre wagon de bidasses en dit long sur la masculinité, comme le moindre groupe de supporters… J’ai tort ? Très bien. Supprimez la police dans les stades, et voyons…
Mais les hommes ne sont pas seulement des animaux, ni des mâles. Ce sont aussi des rivaux...
...que leurs désirs rapprochent et opposent. Ils désirent tous les mêmes choses, qu’ils ne peuvent tous posséder, et ils les désirent d’autant plus que d’autres les désirent également ou en jouissent… Comment ne seraient-ils pas jaloux de ce qu’ils n’ont pas, ou craintifs pour ce qu’ils ont ? Que les jeunes de nos cités aient la haine, quand ils viennent sur les Champs-Elysées, quoi de plus compréhensible ? Tant de luxe, tant de tentations, tant d’injustices… Et que d’autres craignent pour leurs biens, quoi de plus humain ? La haine nourrit la peur, qui nourrit la haine. J’ai tort ? Très bien. Supprimez la police dans les rues, et voyons…
Les hommes sont aussi vaniteux.
Cela signifie qu’ils désirent être reconnus, estimés, admirés, et surtout qu’ils ne supportent ni le mépris ni la honte. Ils vivent dans le regard de l’autre, et pour ce regard. Combien tueraient, s’ils le pouvaient sans risque, pour une blessure d’amour-propre ? J’ai tort ? Très bien. Supprimez la police, les tribunaux, les prisons, et voyons…
La violence n’est ni un accident ni une dégénérescence. Elle est constitutive de l’animalité, de l’humanité, de la sociabilité.
Pas de société sans forces et sans rapports de forces, pas de société sans désirs, sans rivalités, sans vanités : pas de société sans violence.
Plutôt que de s’étonner que la violence existe, il faudrait plutôt s’étonner qu’elle fasse place, parfois, souvent, à de l’ordre, à de la paix, à de la tranquillité, à de la concorde.
Tous ces gens dans le métro qui se serrent pour vous laisser entrer, qui s’excusent quand ils vous bousculent, qui vous renseignent quand vous êtes perdus… La peur est l’exception. La haine est l’exception. Parce que l’amour domine ? Ne rêvons pas. Parce que la prudence domine. Parce que l’intelligence domine. Parce que la violence est contrôlée, maîtrisée, surmontée. Comment ? Par des signes, ce qui est politesse. Par des menaces, ce qui est police. Par un certain équilibre des forces et des intérêts, ce qui est politique. Enfin par certaines valeurs, certains interdits, certains exemples, ce qui est morale.
" L’Etat, disait Max Weber, a le monopole de la violence légitime. " Et l’individu, ajouterai-je, celui de la douceur nécessaire. C’est pourquoi nous avons besoin de policiers, et c’est pourquoi la police ne suffit pas.