Professeur émérite en psychopathologie et co-initiateur de l’Appel des appels, mouvement dont l’ambition est de « remettre l’humain au cœur de la société », Roland Gori dénonce, dans son dernier esssai, les dispositifs d’évaluation quantitative, qui colonisent toutes les dimensions de nos existences, produisent du conformisme et, finalement, de l’imposture. Retour sur un entretien révélateur de sens:
Dans votre ouvrage, la Fabrique des imposteurs, vous attaquez le capitalisme par le biais de la chosification qu’il produit au niveau des rapports humains. Cette critique était déjà celle de Marx, dénonçant le « fétichisme de la marchandise » qui donne aux rapports sociaux de production l’apparence de rapports entre choses. Quelle est la spécificité de votre apport ?
Roland Gori. Le capitalisme, c’est l’économie tout entière tournée vers la quête effrénée de plus-values, de profits calculés. Avec cette réalité, il y a effectivement chosification de l’humain, celui-ci est réduit à un instrument permettant d’accroître les taux de profit. C’est le point commun à tous les capitalismes qui se sont succédé dans l’histoire. C’est le point commun entre le capitalisme industriel analysé par Marx, et le capitalisme financier actuel, contexte de ma réflexion. Ce capitalisme financier a une forte spécificité qui accroît l’aliénation sociale et subjective en jouant toujours davantage sur la fluidité du temps et de l’espace, la vitesse et la globalisation. Désormais, ce qui s’échange, ce sont essentiellement des produits financiers déconnectés de l’économie réelle et favorisant les bulles spéculatives. Cette mutation dans la production s’accompagne d’une dématérialisation des rapports sociaux qui accroît l’aliénation. Marx parlait du prolétaire comme cette aliénation d’un humain auquel la machine avait confisqué son savoir et son savoir-faire, au contraire de l’artisan. Cette prolétarisation s’est étendue aux classes moyennes et à l’ensemble des professionnels des secteurs dédiés au bien commun et à l’espace public. Les machines se sont dématérialisées, elles prescrivent toujours plus de normes de comportement dans tous les domaines de la vie. Le calibrage des comportements opère de manière plus insidieuse, requérant toujours davantage notre servitude volontaire. Dans le domaine de la recherche, plutôt que de nous dire que tout savoir doit devenir marchandise et qu’en conséquence seules les recherches appliquées sont souhaitables, on va jouer sur la grammaire des discours du savoir. Plutôt que d’interdire les recherches qui ne conviennent pas au pouvoir politique, on va les empêcher. Ce genre de procédé se diffuse dans tous les secteurs de la société et fabrique de l’imposture. De nos jours, l’imposteur n’est pas forcément celui qui falsifie des identités, ou s’invente un héritage bidon, une origine aristocratique pour escroquer les autres. C’est plutôt le genre Bernard Madoff, mais en plus ordinaire, avec une série de traficotages au quotidien pour faire face aux exigences des normes imposées. De petites tricheries ont lieu partout. Dans un colloque récent, auquel je participais, le paléontologue Henri de Lumley racontait qu’un chercheur qui avait découvert dans le Rif marocain une dizaine de dents datées d’environ 5 000 ans se trouvait incité par le mode actuel de l’évaluation des scientifiques à produire non un seul article sur sa découverte, mais une dizaine, un pour chaque dent…
Si l’imposture est répandue dans toute la société, est-ce à dire que nous serions autant imposteurs en bas qu’en haut de l’échelle sociale ? Ou bien votre réflexion anthropologique sur l’imposture s’articule-t-elle à une analyse de classe ?
Roland Gori. Ce que je souligne, c’est que le capitalisme exige une rationalisation de la production qui aboutit à une fragmentation des actes professionnels. Marx montrait déjà que, pour le capitalisme, le « travailleur idéal » était un travailleur sans subjectivité et sans citoyenneté. Marx comme Weber montrent que, pour parvenir à cet asservissement de l’homme aux exigences des machines, le processus de rationalisation doit s’étendre au-delà du temps de travail et s’emparer du temps de l’existence tout entière. Le temps du loisir, par exemple, se verra de plus en plus confisqué par la logique de la marchandise et du spectacle. Cette évolution porte une exigence d’adaptation sociale et subjective toujours plus intense, et qui, en tant que telle, n’est pas le lot de telle ou telle classe mais traverse au contraire toute la société. Alors il arrive que, face à un système qui colonise toutes les dimensions de l’existence en le privant de ses possibilités de création, l’individu cherche à se protéger par la ruse et le semblant. L’imposteur n’est pas seulement l’escroc conscient et responsable de ses actes, jouissant de duper, de feindre et de mentir. L’imposture dont je parle concerne aussi les individus ou même les États qui ont été dépossédés, expropriés de leur souveraineté, et qui dès lors se parent de mensonges, de tricheries, de masques pour contrer un système normatif qui exige trop d’eux. Par analogie, disons qu’il arrive qu’un enfant mente moins parce qu’il est malade ou immoral que parce qu’il ressent son environnement comme trop intrusif. Le mensonge devient le moyen, le fétiche par lequel l’enfant se reconstitue un monde intérieur, une intimité mise à l’abri de l’environnement perçu comme traumatique. Cela donne une multitude de personnalités particulières, type as if (comme si), des faux soi ne répondant qu’en apparence aux exigences de l’environnement qui les fait vivre au-dessus de leurs moyens. C’est une fausse adaptation fabriquée par la violence des normes imposées. Cela ne disculpe pas l’imposteur, cela montre simplement que l’environnement dont il émerge a sa part. Et cette part est grande, eu égard à la comédie sociale des mœurs qui est la nôtre. J’en donne plusieurs exemples. Ce sont les mécanismes de telles situations que j’essaie de percer à jour.
Vous disiez qu’aujourd’hui la prolétarisation n’est plus limitée au travail et qu’elle se combat au niveau de l’existence dans sa globalité. Mais vous écrivez aussi que « l’émancipation politique des travailleurs suppose leur émancipation préalable dans les activités de travail ». N’est-ce pas, alors, qu’il ne peut y avoir de réelle émancipation sans une action collective pour libérer le travail du joug de la logique capitaliste ?
Roland Gori. Oui, mais l’émancipation ne saurait être seulement une émancipation des conditions matérielles du travail. Gramsci soulignait déjà que l’action des syndicats est nécessairement limitée dans la mesure où ils ne réunissent les travailleurs que sur la seule base de la force de travail, souci qu’ils partagent avec le patronat. Aujourd’hui encore, les syndicats se battent davantage sur les conditions de l’emploi que sur la défense des métiers. L’emploi, c’est évidemment crucial du point de vue de la « citoyenneté sociale », comme l’a bien montré Robert Castel. On assiste aujourd’hui à l’évidence à une érosion des droits sociaux, et il faut y résister. Mais la prolétarisation n’est pas réductible à cette érosion. Elle consiste aussi en une confiscation de la pensée même de l’acte professionnel. Prenons l’exemple des médecins. Au travers de dispositifs comme la tarification à l’activité (T2A) ou le contrat d’amélioration des pratiques individuelles (Capi), des critères hétérogènes à la logique médicale leur sont imposés. Les dispositifs d’évaluation requièrent une soumission sociale librement consentie les invitant à incorporer toujours davantage des préoccupations de gestion au détriment de l’acte de soin en lui-même. Tout est fait pour que la dimension du soin s’estompe au profit de la valeur marchande de l’acte et soit subordonnée aux autorités administratives. Du coup, par exemple, ce sont les spécialités les plus techniques qui sont valorisées au détriment des autres.Par petits bouts, c’est l’acte même du soin qui se trouve modifié. C’est pour cela qu’il y a urgence à déployer une « politique des métiers », comme s’y emploie l’Appel des appels (1).
Dans vos travaux, vous montrez que l’imposture est inhérente à la « folie de l’évaluation », qui prétend tout mesurer, tout « quantifier », et produit du conformisme et du faux-semblant. Mais l’évaluation ne peut-elle pas être un recours pour démasquer l’imposteur ? Évaluer les compétences des uns et des autres, n’est-ce pas se doter d’un outil pour débusquer les beaux parleurs, qui masquent l’absence de fond par un jeu subtil sur les formes ?
Roland Gori. Je ne critique pas toute forme d’évaluation. J’ai d’ailleurs moi-même passé ma vie à évaluer : des thèses, des mémoires de master, des copies de première année, etc. L’évaluation fait partie de nos vies quotidiennes. On évalue en permanence, quand on va au restaurant, au cinéma, etc. Ce que je dénonce, ce sont les nouvelles formes sociales de l’évaluation, qui se prétendent objectives alors qu’elles sont simplement formelles et procédurales. Prenez le facteur d’impact (ou, en anglais, l’impact factor). Cette expression renvoie au taux de citation d’une revue et c’est devenu un critère essentiel d’évaluation de la recherche scientifique. Cela signifie que plus une revue a des auteurs cités, plus elle a un indice de popularité élevé. À partir de là, plus on publie dans ce type de revue, plus on est évalué comme un bon auteur. On confond valeur et opinion. C’est une politique de la marque, de l’Audimat et du spectacle qui fait de l’article une marchandise comme une autre. Ce type d’évaluation quantitative et spectaculaire prend modèle sur la notation en cours sur les marchés financiers. Les évaluations des chercheurs, celle des enfants de maternelle, celle des équipes hospitalières, du travail social, de l’enseignement, etc. sont établies sur la même base que la notation des agences du même nom. Il s’agit d’émettre une opinion à partir d’un certain nombre d’indicateurs construits à partir des comportements passés. Cette manière d’entrer dans l’avenir à reculons, d’anticiper le futur à partir des logiciels du passé, se généralise à l’ensemble des évaluations sociales. En psychiatrie, cela s’appelle la « méthode actuarielle », qui consiste à évaluer les risques de récidives de comportements déviants de la même manière que les agences de notation définissent les risques encourus lors des placements financiers. C’est la même méthode à tous les étages du social, au risque là encore de produire ce que l’on annonce et de réaliser une prophétie autoréalisatrice.
Le problème n’est donc pas l’évaluation en soi, mais la place et la forme qu’elle prend dans ce que vous appelez la « démocratie d’expertise et d’opinion »…
Roland Gori. On peut dire les choses de façon plus tranchée : le problème, ce n’est pas les chiffres, mais le fait qu’on nous assène des chiffres pour désamorcer par avance la possibilité même du débat. La démocratie d’expertise et d’opinion dont je parle renvoie à cette confiscation systématique de nos possibilités de penser, de débattre. On veut nous faire taire en nous subordonnant aux donneurs de chiffres. De plus en plus, nous nous mettons à croire aux chiffres comme hier en l’animisme, en la bonne parole de l’Évangile ou aux prophéties millénaristes. Nous devons à tout prix nous libérer de cette tendance !
Vous en appelez au désir et aux fictions… Mais ces catégories ont-elles un potentiel subversif, dans notre société de spectacle et de consommation ?
Roland Gori. Le désir n’est pas l’envie ou le caprice. Le désir naît d’un manque qui ne se laisse saturer par aucun objet, personne ou symbole. Il pousse à créer sans cesse, à inventer la vie sans la réduire à la répétition du passé ou aux conformismes des modes d’emploi. Il nous pousse à fictionner, si j’ose dire. Un individu ou une société qui méprise la fiction se condamne au mensonge. C’est la raison pour laquelle il n’y aura pas d’émancipation politique sans émancipation culturelle. Le jeu, la poésie, l’amour sont inutiles en apparence mais essentiels. Notre civilisation technicienne, en confondant le jeu avec le divertissement et le futile, en méprisant les fictions de la culture et de l’imagination, participe à la chosification de l’humain et de la nature. C’est une authentique catastrophe écologique qui finit par détruire l’environnement symbolique autant que celui de la nature.
les normes en question « Respecter les normes, c’est le b.a.-ba de tout imposteur », nous explique Roland Gori dans son essai (1). Ce qui signifie que l’imposteur dont s’occupe le professeur émérite en psychopathologie est potentiellement en chacun de nous. Il dérive d’une société qui ne jure que par la norme et évalue frénétiquement les individus pour produire du conformisme, du faux-semblant. Attention, « il ne s’agit pas de supprimer des normes, mission aussi stupide qu’impossible, mais de permettre un jeu suffisant dans leur usage pour qu’elles n’empêchent pas l’invention », précise Roland Gori. De même, la guerre n’est pas déclarée à l’évaluation en général, mais à « l’évaluation quantitative, formelle et normative » dont l’enjeu est de propager la « religion du marché » dans tous les domaines de l’existence, à commencer par tout ce qui relève directement du bien commun (l’éducation, la santé, la recherche, etc.). En démontant les rouages psychiques et sociaux de l’imposture, ce livre nous aide à sortir de ce que l’auteur appelle un « état de stupeur culturelle ».
(1) La Fabrique des imposteurs, Éditions Les Liens qui Libèrent, 224 pages, 21,50 euros, 2013.