Problèmes relationnels, harcèlement, déconsidération... De nouveaux maux ont remplacé les névroses du xxe siècle. Enquête sur ce qu’entendent les psy aujourd’hui.
Betty Draper est une blonde de 25 ans. Chaque semaine, elle s’allonge sur le divan d’un psychanalyste qui note les divagations de son discours amer et plaintif. Elle s’ennuie dans la maison que son mari vient d’acquérir, ose à peine évoquer sa libido, se félicite de bien tenir son foyer, ses enfants… mais souffre de paralysies intermittentes et inexplicables de la main gauche. « Manifestation psychosomatique ou hystérique », aurait diagnostiqué Freud !
Ce portrait de patiente vous surprend ? Rien d’étonnant à cela : c’est une pure fiction, une scène emblématique de la série « Mad Men », hymne à l’Amérique des années 1960. On y découvre le désarroi des femmes au foyer et la foi aveugle de leurs maris absents, occupés à créer une société moderne sous l’influence de la publicité et des médias. Ce joli monde peine à se libérer des tabous sexuels imposés par le puritanisme ambiant, mais avec l’achat d’un nouveau réfrigérateur-freezer-pileur de glace ou d’une nouvelle Chrysler, les frustrations s’apaisent…
Avec Betty, nous sommes loin, presque à l’opposé, de la « patientèle » reçue aujourd’hui par les psy. De l’hystérie telle qu’elle fut décrite par l’inventeur de la psychanalyse et telle qu’il s’en diagnostiquait dans la première partie du siècle, ils en voient peu désormais. Du refoulement sexuel, des femmes qui s’ennuient, de la satisfaction purement matérielle, encore moins. La crise économique de 2008 a mis en attente de nombreux rêves de réussite. Par contre, certains tabous émergent. Yves-Alexandre Thalmann, psychologue en Suisse, s’amuse des nouvelles pudeurs des patients : « Aucune difficulté à vous décrire leurs ébats sexuels dans le détail… mais impossible de dévoiler leur salaire ! L’argent, ils ont du mal à en parler. »
Les psy qui reçoivent depuis plus de trente ans constatent d’autres changements : « Aller voir quelqu’un », selon l’expression consacrée, n’est plus considéré comme pathologique. « On consulte plus facilement, avec un réel désir de prise en charge de soi », note Marianne Rabain, psychanalyste à Paris. Le peuple des patients s’est diversifié, en genre comme en âge. « Je peux recevoir un enfant de 4 ans le matin et une dame de 70 ans le soir, observe Muriel Mazet, psychothérapeute en Bretagne. Les hommes, grands absents jusque-là des cabinets d’analystes, s’y montrent enfin. « Ils sont plus nombreux à consulter, mais pour des problèmes ponctuels et dans une recherche de solution rapide », reconnaît la psychanalyste Marie-France Hirigoyen. « Ils ont plus de mal à se remettre en question, à approfondir, que ceux qu’on voyait avant. » S’il n’est plus frustré sexuellement ni en quête de son inconscient, qu’est-ce qui agite le patient d’aujourd’hui ? Quels soucis le poussent à consulter ?
« J’ai des problèmes de relations au travail, dans mon couple… »
C’est un paradoxe de notre temps : les moyens de communiquer abondent mais le sentiment de solitude domine. « Le désir d’être entendu et de parler est fort », observe Marianne Rabain. « Nous, les psy, entendons cette plainte qui ne s’exprime pas dans le corps social. » Le bug dans le contact avec l’autre constitue le premier motif de consultation : « Mon conjoint ne me parle pas », « je ne m’entends pas avec mes collègues » ou « impossible de discuter avec mon ado ». La liberté de tout dire n’a pas réglé la question de réussir de vrais échanges, de parvenir à se faire comprendre tout en acceptant l’autre. On observe des déserts relationnels dissimulés sous des centaines de textos et SMS. La vie affective notamment en subit les conséquences. « La plupart des 28-35 ans n’arrivent tout simplement pas à vivre à deux », affirme Marianne Rabain. « Ils cultivent un zapping relationnel fait de rencontres sur Internet, de flirts en ligne, d’amitiés virtuelles. » Résultat : un rapport très déçu à la relation amoureuse. « Des bandes de filles et de garçons qui s’effleurent mais ne se rencontrent pas vraiment. Tous ont du mal à s’ancrer et cultivent des projets de vie aussi flous que leurs personnalités », selon la psychanalyste Florence Lautredou.
Robert Neuburger, psychiatre, en conclut que la « désappartenance » est le nouveau mal contemporain. « A l’époque de Freud, les sujets étouffaient sous leur milieu. Aujourd’hui, ils en sont éjectés : incapables de vivre une relation amoureuse stable, licenciés de leur boulot ou plaqués par leur conjoint, ils souffrent d’être foncièrement seuls. »
« je suis Harcelé par des pervers narcissiques »
De là à penser que « l’enfer, c’est les autres », il n’y a qu’un pas. « Beaucoup manquent cruellement de simples outils », explique Yves-Alexandre Thalmann. « Ils ne savent pas communiquer sans juger ni manipuler. Mon boulot consiste à leur donner quelques clés pour ne pas envenimer la situation. »
Le couple est évidemment la zone sensible, carrément en danger après l’arrivée du premier enfant car, après la fusion amoureuse, les partenaires réalisent souvent qu’ils n’ont pas grand chose à se dire. Mais pour la psychanalyste Virginie Megglé, « c’est plutôt l’agressivité contenue tout au long des journées de travail qui s’exprime le soir à la maison ». Du coup, l’impression d’être en guerre, sous une menace non dite, se diffuse lentement. « C’est fou le nombre de patients qui vivent avec des pervers ! » s‘étonne, avec une pointe d’ironie, le psychanalyste Jacques Arènes. Des épouses qui se sentent à la merci d’un manipulateur, des employés qui attaquent leur chef pour harcèlement, il en voit quotidiennement. Marie-France Hirigoyen, créatrice du concept de harcèlement moral, reconnaît que la prise de conscience a dépassé ses espérances : « Autant je pense que la loi sur le harcèlement moral était une avancée, autant j’y vois un grand danger de manipulation. Il faudrait que je fasse un nouveau livre pour redéfinir la notion… Aujourd’hui, on vit dans un monde un peu parano, à l’américaine, où chacun se sent victime d’un bourreau froid et calculateur. » Selon elle, cette dérive tient à la peur du conflit vissée au corps de la plupart des contemporains. Domine donc une manière persécutée de percevoir son interlocuteur dès qu’il n’est pas comme on l’attend : « Soit l’autre est merveilleux, soit il est manipulateur. » Incapables de se différencier, beaucoup ont du mal à admettre que l’on puisse ne pas avoir le même ressenti qu’eux.
Cependant, crise oblige, les faits sont là : « Les gens qui travaillent encore subissent de plus en plus de pression et n’importe qui peut se permettre d’être ignoble », observe Yves-Alexandre Thalmann. « On nous rapporte de vraies gangrènes sous forme de ragots négatifs dans les entreprises. Sans outils pour communiquer sainement, des équipes entières pratiquent la rumeur rampante et alimentent la paranoïa. » Effets pervers de la supercompétitivité érigée en mode de vie, la solidarité s’effrite.
« Je ne me sens pas reconnu à ma juste valeur »
Pris dans l’urgence de « se maintenir » en poste ou de sauver leur couple, beaucoup cherchent désespérément à l’extérieur une reconnaissance qu’ils ont du mal, faute de temps et de ressources intérieures, à tenir pour eux-mêmes. « Avant, on souffrait de ne pas être aimé », explique Marianne Rabain. « Aujourd’hui, on souffre de ne pas être reconnu. » C’est le trouble narcissique de notre temps et il a, pour de nombreux psy, quelque chose d’irrationnel. « Nous cherchons avec nos patients l’origine de ce besoin dans leur histoire personnelle. Mais comme ils sont moins portés sur l’association libre et capables d’“insight”, comme ils restent dans le contrôle d’eux-mêmes et l’adaptation, on tourne en rond. »
« C’est comme si on avait déplacé dans le champ social une demande affective jusque-là réservée au cercle familial », explique Jacques Arènes. Jugeant la société particulièrement normative, Marie-France Hirigoyen ne s’étonne guère des difficultés fréquentes à y affirmer sa différence, son identité profonde, sa pensée propre : « Dans ce règne de l’image et de l’apparence, ceux qui s’en tirent au mieux et réussissent sont les caméléons, les hyperadaptables, les politiques sans états d’âme. Ceux qui sont tels qu’on leur demande d’être. Les autres souffrent. » Ainsi cet agent informatique qui s’entend dire lors d’un entretien de recrutement : « Nous ne savons pas comment nous pourrions vous utiliser. » « A force de n’être ni valorisés ni même considérés, la plupart perdent leur sentiment de dignité », affirme Robert Neuburger. « Et aucune prescription médicamenteuse ne peut restaurer cette part perdue. »
« Je passe à côté de ma vie »
A trop quêter cette reconnaissance, on s’épuise. Or le rythme ambiant est vorace. Avec l’accélération du temps et le climat de supercompétition, il reste peu de temps pour jouir de la vie. « C’est drôle, note Marianne Rabain, avant ils souffraient de ne pas avoir de liberté. Aujourd’hui, ils l’ont mais ne peuvent en profiter ! » “J’ai tout mais je me sens mal” est la phrase que j’entends le plus souvent », raconte Virginie Megglé. « Et aussi : “Qu’est-ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire” comme dans le film de Godard, sauf qu’aujourd’hui ceux qui s’en plaignent font mille choses à la fois, et tout le temps ! » C’est donc la coupure d’avec l’intériorité qui fait mal. Celle de cette patiente de 25 ans qui voyage beaucoup « pour avoir l’air d’assurer » mais réalise un jour qu’elle est en fait rongée par la peur de s’engager. Ou celle de cet étudiant qui ne peut parler à une fille s’il n’a pas « fumé du hasch ou picolé un peu ». « L’avenir est oppressant. Pas seulement à cause de la crise, mais parce qu’on s’éloigne de ses désirs profonds et de ses propres sentiments pour se lancer dans la course ambiante. »
Une course qui mène trop souvent au point mort. Florence Lautrédou, psychanalyste, reçoit des artistes et intermittents du spectacle en attente de projets qui ne se font pas. « Ils perçoivent le monde avec les nantis d’un côté et eux de l’autre. Malgré leur soif de pureté et d’imaginaire, ils se retrouvent largués avec la chape de plomb de la crise sur les épaules et une anxiété diffuse. Seule l’élection d’Obama a levé un peu de souffle et d’espoir en eux. » Chez les cadres, le défaut de projet et le manque d’audace dominent. « Malgré de confortables dividendes, eux aussi se demandent à quoi ils servent », rapporte la coach. Une impression d’autant plus désagréable que le bonheur est devenu un « must », si on en croit les journaux people et les campagnes publicitaires. Seuls existent les beaux, riches, célèbres, épanouis… « On aurait pu croire que les carcans avaient lâché, en conclut Marianne Rabain, mais c’est un leurre : jamais l’idéal du moi n’a été aussi oppressant. »
Dans ce contexte de « pathologies de l’insuffisance », la thérapie permet de retrouver des limites. Conscients d’un tel enjeu, des psychanalystes changent leur manière de travailler. « Pas question d’écouter les plaintes sans rien faire, explique Florence Lautrédou, car cela peut durer longtemps. Il faut des techniques plus frontales pour accompagner réellement des personnalités de plus en plus fragiles. » Objectif : remettre ces patients en contact avec leur créativité et leurs ressources. Et ils en ont ! Revenus des sirènes de la société de compétition, beaucoup inventent des parcours singuliers. Cette cadre d’une banque d’affaires va ouvrir un pub avec des amis, ce responsable de compagnie d’assurance conçoit un lieu de vacances pour les fans de golf. Pour s’en sortir, il s’agit aussi, parfois, de simplement déléguer : « Celles de mes patientes qui vont mieux sont celles qui osent dire non à des demandes qu’elles auraient honoré tout de go avant », remarque Muriel Mazet. « Elles inscrivent leurs enfants à des cours de soutien scolaire au lieu de s’obliger à faire les devoirs avec eux en rentrant du travail. » Tout est bon pour retrouver un peu d’attention à soi dans un système qui en demande trop et n’en peut plus de toucher à sa fin.