Nos lointains ancêtres reptiles s'émouvaient peu de la douleur de leurs congénères. Pourtant, nous y sommes devenus sensibles : nous partageons naturellement les émotions des autres, une faculté que l'on nomme empathie. Comment l'avons-nous acquise ?
De quand date le concept d'empathie ?
J. Decety : Le mot lui-même date du xixe siècle et nous vient de la philosophie esthétique allemande (c'est une traduction de Einfühlung), en particulier de Robert Vischer. Il désigne alors une forme de compréhension intuitive d'une œuvre d'art. Theodore Lipps en Allemagne, puis Edward Titchener en Angleterre, font ensuite glisser son sens vers la psychologie.
Mais la véritable origine du concept, sous-tendue par une vision naturaliste des phénomènes psychologiques, dérive de ce que la philosophie des Lumières écossaise nommait « sympathie ». David Hume, dans son Traité de la nature humaine (1740), et Adam Smith en 1759 décrivent celle-ci comme un moyen naturel de communication, qui nous permet de partager les sentiments des autres lorsque nous les observons, de ressentir leur peine lorsqu'ils souffrent, leur joie lorsqu'ils réussissent. C'est cette définition que retiendront, pour le terme d'empathie, les neurosciences, la psychologie du développement et la psychologie sociale.
Les animaux éprouvent-ils aussi de l'empathie ?
J. Decety : Oui, et Darwin l'avait d'ailleurs noté, en pointant une certaine continuité entre les animaux et les hommes dans l'expression des émotions et les manifestations d'empathie (qu'il appelait sympathie, comme les philosophes écossais). L'espèce humaine n'est pas la seule à ressentir des émotions, à les communiquer, et à répondre à celles des autres. Cette capacité serait partagée par tous les mammifères.
En laboratoire, on utilise beaucoup les rongeurs pour étudier les mécanismes neuro-hormonaux impliqués dans l'empathie. Sue Carter, de l'Université de l'Illinois, s'est focalisée, chez les campagnols, sur l'ocytocine et la vasopressine (des hormones synthétisées dans l'hypothalamus) : depuis plus de 20 ans, elle étudie le codage génétique de ces hormones et leur rôle dans l'attachement entre mâles, femelles et enfants, ainsi que dans les comportements sociaux et agressifs. Dans mon laboratoire, nous soumettons des rats à des situations de stress et de détresse émotionnelle pour comprendre l'influence de leur état physiologique sur la manifestation – ou non – de comportements prosociaux.
Si l'empathie ne nous est pas propre, son couplage avec le langage, la mémoire, la conscience et les capacités métacognitives lui confère un rôle particulier dans le cas de notre espèce – pour le meilleur et pour le pire. Chez l'homme, l'empathie est la base sur laquelle se développent les émotions morales comme la culpabilité et le remord. Elle permet également de manipuler ou de torturer autrui.
L'empathie est-elle un avantage adaptatif ?
J. Decety : Chez l'homme, de nombreuses études en psychologie sociale indiquent que l'empathie favorise les comportements altruistes. Or nous sommes des animaux sociaux, et nous ne pouvons survivre que grâce à nos interactions avec les autres. La capacité de ressentir l'état émotionnel de nos congénères et d'y répondre de manière appropriée nous a alors apporté, ainsi qu'aux mammifères en général, un avantage adaptatif évident pour la survie de l'individu et du groupe.
Précisons toutefois qu'à l'origine, notre sociabilisation n'est pas due à l'empathie : la biologie de l'évolution nous enseigne que les comportements altruistes sont apparus avant l'acquisition de cette capacité. De plus, certaines espèces dénuées d'empathie manifestent de tels comportements : c'est le cas des insectes sociaux – comme les abeilles qui, mourant sitôt après avoir piqué leur cible, se sacrifient pour protéger l'essaim – et des oiseaux, qui poussent des cris d'alarme pour alerter leurs congénères d'un danger, ce qui les expose davantage. Le lien entre empathie et altruisme n'est donc pas automatique.
Cette faculté est-elle liée aux neurones miroirs ?
J. Decety : Les « neurones miroirs », découverts chez le singe, sont des neurones sensorimoteurs qui s'activent de la même façon lorsqu'on réalise une action et lorsqu'on la voit faire. Ils participent activement au codage des actions dirigées vers un but, et en ce sens, ils contribuent à la perception et à la compréhension du comportement des autres. Ils sont alors probablement impliqués dans la construction de représentations communes des actes associés aux émotions (résonance motrice) et peut-être aussi dans la contagion des émotions.
Cependant, la vision selon laquelle ils seraient la base neurobiologique de l'empathie est un peu simpliste. Le rôle de ces neurones dans la perception et l'expression des émotions est encore peu évident et les premiers résultats sont à prendre avec prudence.
Quelle serait alors la base neurobiologique de l'empathie ?
J. Decety : Il n'y a pas une région cérébrale unique. L'empathie est un concept phénoménologique, regroupant plusieurs capacités : partage et compréhension des émotions d'autrui, mais aussi réponse adaptée. C'est donc une véritable symphonie psychique, qui repose sur un ensemble de mécanismes divers, présents dès la naissance.
Nos connaissances des bases neurobiologiques de l'empathie proviennent de deux sources d'études : d'une part, l'animal et le sujet volontaire sains et, d'autre part, des patients souffrant de lésions ou de dysfonctionnements neurochimiques associés à des déficits socio-émotionnels. Ces études montrent que l'empathie implique les circuits neurophysiologiques de l'expression des émotions (le cortex somatosensoriel, l'insula, le cortex cingulaire, le cortex préfrontal ventro-médian et l'amygdale), mais aussi le système nerveux autonome (qui régule notamment la respiration et le rythme cardiaque) ainsi que les systèmes hormonaux du cerveau.
Des lésions neurologiques peuvent faire disparaître certaines composantes de l'empathie. En associant la zone cérébrale détruite à la faculté disparue, on établit une carte fonctionnelle : les régions sous-corticales et temporales sont ainsi liées à la capacité de ressentir les émotions d'autrui, les régions préfrontales à celle de les comprendre, et les régions orbitaires et cingulaires à celle d'y répondre de manière appropriée.
Différents troubles psychiatriques peuvent aussi « désaccorder » l'empathie. Grâce à la neuro-imagerie, nous avons récemment étudié la réaction à la douleur d'autrui chez les adolescents agressifs et antisociaux, présentant des désordres de conduite, des tendances psychopathiques et un manque d'empathie. Contrairement aux prédictions des travaux comportementaux, ces jeunes activent le même réseau cérébral de perception de la douleur d'autrui que les adolescents « standards ». La différence est qu'au lieu de provoquer une réaction aversive, cette information est associée à une réponse dans l'amygdale et le striatum ventral, impliqués dans le plaisir et la récompense.
Quand ces structures sont-elles apparues chez l'homme ?
J. Decety : Les reptiles ne possèdent pas les substrats neurobiologiques nécessaires à l'empathie, qui sont donc apparus chez les mammifères après la séparation de ces deux familles il y a 200 millions d'années. Parmi les animaux doués d'empathie, l'homme a en propre une capacité à prendre conscience de ses émotions, de ses sentiments et de ses rapports aux autres, et à réguler volontairement ces aspects subjectifs. Cette capacité serait liée à l'important développement de notre cortex préfrontal depuis les débuts du Pléistocène, il y a environ deux millions d'années.
Attention cependant à ne pas réduire aux dernières couches cérébrales nos émotions sociales les plus récentes, car les circuits neuronaux qui en sont responsables opèrent en interaction avec les niveaux ancestraux. Certains mécanismes impliqués dans l'empathie sont accessibles à la conscience, tandis que d'autres, les plus anciens, ne le sont pas. L'évolution a construit des couches de complexité croissante, qui doivent être prises en considération pour une compréhension complète de la nature humaine.n
d'empathie ?
J. Decety : Le mot lui-même date du xixe siècle et nous vient de la philosophie esthétique allemande (c'est une traduction de Einfühlung), en particulier de Robert Vischer. Il désigne alors une forme de compréhension intuitive d'une œuvre d'art. Theodore Lipps en Allemagne, puis Edward Titchener en Angleterre, font ensuite glisser son sens vers la psychologie.
Mais la véritable origine du concept, sous-tendue par une vision naturaliste des phénomènes psychologiques, dérive de ce que la philosophie des Lumières écossaise nommait « sympathie ». David Hume, dans son Traité de la nature humaine (1740), et Adam Smith en 1759 décrivent celle-ci comme un moyen naturel de communication, qui nous permet de partager les sentiments des autres lorsque nous les observons, de ressentir leur peine lorsqu'ils souffrent, leur joie lorsqu'ils réussissent. C'est cette définition que retiendront, pour le terme d'empathie, les neurosciences, la psychologie du développement et la psychologie sociale.
Les animaux éprouvent-ils aussi de l'empathie ?
J. Decety : Oui, et Darwin l'avait d'ailleurs noté, en pointant une certaine continuité entre les animaux et les hommes dans l'expression des émotions et les manifestations d'empathie (qu'il appelait sympathie, comme les philosophes écossais). L'espèce humaine n'est pas la seule à ressentir des émotions, à les communiquer, et à répondre à celles des autres. Cette capacité serait partagée par tous les mammifères.
En laboratoire, on utilise beaucoup les rongeurs pour étudier les mécanismes neuro-hormonaux impliqués dans l'empathie. Sue Carter, de l'Université de l'Illinois, s'est focalisée, chez les campagnols, sur l'ocytocine et la vasopressine (des hormones synthétisées dans l'hypothalamus) : depuis plus de 20 ans, elle étudie le codage génétique de ces hormones et leur rôle dans l'attachement entre mâles, femelles et enfants, ainsi que dans les comportements sociaux et agressifs. Dans mon laboratoire, nous soumettons des rats à des situations de stress et de détresse émotionnelle pour comprendre l'influence de leur état physiologique sur la manifestation – ou non – de comportements prosociaux.
Si l'empathie ne nous est pas propre, son couplage avec le langage, la mémoire, la conscience et les capacités métacognitives lui confère un rôle particulier dans le cas de notre espèce – pour le meilleur et pour le pire. Chez l'homme, l'empathie est la base sur laquelle se développent les émotions morales comme la culpabilité et le remord. Elle permet également de manipuler ou de torturer autrui.
L'empathie est-elle un avantage adaptatif ?
J. Decety : Chez l'homme, de nombreuses études en psychologie sociale indiquent que l'empathie favorise les comportements altruistes. Or nous sommes des animaux sociaux, et nous ne pouvons survivre que grâce à nos interactions avec les autres. La capacité de ressentir l'état émotionnel de nos congénères et d'y répondre de manière appropriée nous a alors apporté, ainsi qu'aux mammifères en général, un avantage adaptatif évident pour la survie de l'individu et du groupe.
Précisons toutefois qu'à l'origine, notre sociabilisation n'est pas due à l'empathie : la biologie de l'évolution nous enseigne que les comportements altruistes sont apparus avant l'acquisition de cette capacité. De plus, certaines espèces dénuées d'empathie manifestent de tels comportements : c'est le cas des insectes sociaux – comme les abeilles qui, mourant sitôt après avoir piqué leur cible, se sacrifient pour protéger l'essaim – et des oiseaux, qui poussent des cris d'alarme pour alerter leurs congénères d'un danger, ce qui les expose davantage. Le lien entre empathie et altruisme n'est donc pas automatique.
Cette faculté est-elle liée aux neurones miroirs ?
J. Decety : Les « neurones miroirs », découverts chez le singe, sont des neurones sensorimoteurs qui s'activent de la même façon lorsqu'on réalise une action et lorsqu'on la voit faire. Ils participent activement au codage des actions dirigées vers un but, et en ce sens, ils contribuent à la perception et à la compréhension du comportement des autres. Ils sont alors probablement impliqués dans la construction de représentations communes des actes associés aux émotions (résonance motrice) et peut-être aussi dans la contagion des émotions.
Cependant, la vision selon laquelle ils seraient la base neurobiologique de l'empathie est un peu simpliste. Le rôle de ces neurones dans la perception et l'expression des émotions est encore peu évident et les premiers résultats sont à prendre avec prudence.
Quelle serait alors la base neurobiologique de l'empathie ?
J. Decety : Il n'y a pas une région cérébrale unique. L'empathie est un concept phénoménologique, regroupant plusieurs capacités : partage et compréhension des émotions d'autrui, mais aussi réponse adaptée. C'est donc une véritable symphonie psychique, qui repose sur un ensemble de mécanismes divers, présents dès la naissance.
Nos connaissances des bases neurobiologiques de l'empathie proviennent de deux sources d'études : d'une part, l'animal et le sujet volontaire sains et, d'autre part, des patients souffrant de lésions ou de dysfonctionnements neurochimiques associés à des déficits socio-émotionnels. Ces études montrent que l'empathie implique les circuits neurophysiologiques de l'expression des émotions (le cortex somatosensoriel, l'insula, le cortex cingulaire, le cortex préfrontal ventro-médian et l'amygdale), mais aussi le système nerveux autonome (qui régule notamment la respiration et le rythme cardiaque) ainsi que les systèmes hormonaux du cerveau.
Des lésions neurologiques peuvent faire disparaître certaines composantes de l'empathie. En associant la zone cérébrale détruite à la faculté disparue, on établit une carte fonctionnelle : les régions sous-corticales et temporales sont ainsi liées à la capacité de ressentir les émotions d'autrui, les régions préfrontales à celle de les comprendre, et les régions orbitaires et cingulaires à celle d'y répondre de manière appropriée.
Différents troubles psychiatriques peuvent aussi « désaccorder » l'empathie. Grâce à la neuro-imagerie, nous avons récemment étudié la réaction à la douleur d'autrui chez les adolescents agressifs et antisociaux, présentant des désordres de conduite, des tendances psychopathiques et un manque d'empathie.
Contrairement aux prédictions des travaux comportementaux, ces jeunes activent le même réseau cérébral de perception de la douleur d'autrui que les adolescents « standards ». La différence est qu'au lieu de provoquer une réaction aversive, cette information est associée à une réponse dans l'amygdale et le striatum ventral, impliqués dans le plaisir et la récompense.
Quand ces structures sont-elles apparues chez l'homme ?
J. Decety : Les reptiles ne possèdent pas les substrats neurobiologiques nécessaires à l'empathie, qui sont donc apparus chez les mammifères après la séparation de ces deux familles il y a 200 millions d'années. Parmi les animaux doués d'empathie, l'homme a en propre une capacité à prendre conscience de ses émotions, de ses sentiments et de ses rapports aux autres, et à réguler volontairement ces aspects subjectifs. Cette capacité serait liée à l'important développement de notre cortex préfrontal depuis les débuts du Pléistocène, il y a environ deux millions d'années.
Attention cependant à ne pas réduire aux dernières couches cérébrales nos émotions sociales les plus récentes, car les circuits neuronaux qui en sont responsables opèrent en interaction avec les niveaux ancestraux. Certains mécanismes impliqués dans l'empathie sont accessibles à la conscience, tandis que d'autres, les plus anciens, ne le sont pas. L'évolution a construit des couches de complexité croissante, qui doivent être prises en considération pour une compréhension complète de la nature humaine.
Entretien avec Jean Decety, professeur de psychologie et de psychiatrie. Propos recueillis par Guillaume Jacquemont.