26 octobre 2014 7 26 /10 /octobre /2014 09:06

Phénomène mis en exergue par Freud dès les débuts de la psychanalyse, 
le transfert a une fonction essentielle dans la cure. Pourquoi 
est-ce un passage obligé pour le patient ? Et qu’en est-il hors psychanalyse  ?

 

Image Les Amants (1525) - Auteur Guilo Romano(1499-1546) - Domaine Public

  

Übertragung, qui signifie littéralement « report » en allemand, mais qui sera traduit en français par « transfert », recouvre l’ensemble des sentiments positifs et négatifs ressentis par le patient à l’égard de l’analyste, en tant qu’ils sont la transposition d’une relation ancienne. Le terme figure dès 1895 dans les Études sur l’hystérie de Sigmund Freud et Josef Breuer. Ce dernier avait accepté de recevoir Bertha Pappenheim (passée à la postérité sous le nom d’Anna O.), qui présentait un catalogue de symptômes très envahissants : paralysie des membres inférieurs, troubles de la vue, anorexie, toux nerveuse, qui disparaissaient lorsqu’elle parlait en séance. Mais bientôt la patiente déclenche un élan passionnel, une forte énamoration pour Breuer, et celui-ci en est désemparé. Le récit de cette cure à son collègue et ami Sigmund Freud va avoir un impact direct sur la façon dont ce dernier va envisager le traitement des patients.


 

Convaincu que l’hypnose, alors pratiquée massivement à la fin du XIXe siècle, confère au thérapeute un bien trop grand pouvoir de suggestion sur le patient, Freud délaisse cette méthode au profit de la cure par la parole. Or, rapidement, le Viennois fait ce constat : ce n’est pas parce que la suggestion est forte que le transfert est fort. En réalité, plus le transfert est fort, plus le pouvoir de suggestion devient grand. De fait, note Freud dans Selbstdarstellung (Sigmund Freud présenté par lui-même) en 1925 (1), « dans chaque traitement analytique, s’instaure, sans aucune intervention du médecin, une relation affective intense du patient à la personne de l’analyste, relation qui ne peut s’expliquer par aucune des circonstances réelles. Elle est de nature positive ou négative, va de l’état amoureux passionnel, pleinement sensuel, jusqu’à l’ex­pression extrême de la révolte, de l’exaspération et de la haine. Cette relation, qu’on appelle, pour faire bref, transfert, prend bientôt la place chez le patient du désir de guérir et devient, tant qu’elle est tendre et modérée, le support de l’influence médicale et le ressort véritable du travail analytique commun. »


 

À la fois moteur et résistance


 

Le modèle prototypique de la cure freudienne étant l’analyse des patients névrosés, il est postulé qu’à la névrose ordinaire, celle qui a amené le patient à consulter, va se substituer la névrose de transfert, définie comme une « maladie artificielle ». Cette répétition dans le transfert permet alors au patient de se remémorer des attitudes incon­s­cientes qu’il va revivre dans son rapport à l’analyste, le but étant cette fois, dit Freud, d’aboutir « à une solution différente  ». Mais le transfert est aussi responsable des résistances les plus fortes face à la thérapie, puisqu’il s’oppose à la remémoration du matériel refoulé. Cette idée est centrale chez Lacan et ses élèves pour qui le transfert imaginaire est précisément ce qui fait obstacle à la cure. Car, à chaque fois que l’analysant évoque en séance quelque chose de l’ordre du transfert (« Je me demande à quoi vous pensez quand je vous parle » ; « J’avais peur de vous décevoir en racontant cela  », etc.), c’est une résistance, c’est-à-dire une résistance pour éviter de parler d’autre chose. Le transfert véritable est, lui, d’ordre symbolique.


 

Dans la conception lacanienne de la cure, l’analyste est dit en position de « sujet supposé savoir ». Le patient se figure que l’analyste a toutes les réponses aux questions qu’il se pose, le transfert devient donc de « l’amour qui s’adresse à du savoir ». Dans son Séminaire sur le transfert (2), Lacan prend l’exemple de Socrate et d’Alci­biade pour illustrer le prototype de ce qu’est l’analyse. Quand Alcibiade déclare son amour à Socrate, celui-ci ne cède pas. Il réussit à lui dévoiler l’objet de son désir inconscient, qui le renvoie à un autre : Agathon. En d’autres termes, Socrate, en ne répondant pas au désir d’Alcibiade, réussit à le guider vers la vérité de son désir. Mais alors, le transfert, est-ce donc de l’amour ? Ou bien l’amour de transfert n’est-il donc qu’un amour factice ? Au fond, quelle différence y a-t-il entre amour de transfert et amour ?


 

Et le contre-transfert 
de l’analyste  ?


 

Freud souligne en 1915 dans un texte intitulé Observations sur l’amour de transfert que « rien ne nous permet de dénier à l’état amoureux qui apparaît au cours de l’analyse le caractère d’un amour "véritable", tout amour étant "une réédition de faits anciens, une répétition de réactions infantiles". Il n’en existe pas, qui n’ait son prototype dans l’enfance et c’est précisément "le facteur déterminant infantile" qui confère justement à l’amour son ca­ractère compulsionnel et frisant le pathologique » (3).


 

Nuance de taille toutefois, comme Socrate avec Alcibiade, l’analyste ne doit pas se prendre pour celui à qui cet amour est véritablement adressé. Répondre à la demande d’amour du patient, c’est courir à la catastrophe. Aussi l’analyste doit-il garder pour lui son contre-transfert, c’est-à-dire la sympathie ou l’anti­pathie qu’il a pour tel ou tel patient. Le terme « contre-transfert » apparaît dès le 7 juin 1909 dans une lettre de Freud, dans laquelle il fait allusion à la relation amoureuse entre Jung et sa patiente Sabina Spielrein, le mettant en garde contre ces débordements regrettables. La question du contre-transfert est l’un des ferments de la brouille entre Freud et un autre de ses disciples, Sándor Ferenczi. En 1910, Ferenczi prend « Madame G. » en analyse, et en tombe amoureux . Une fois l’analyse terminée, Madame G. lui demande de prendre en analyse sa fille Elma, jeune femme en détresse dont un fiancé potentiel se suicidera. Ferenczi perd pied et propose alors à la jeune fille de… l’épouser, alors même qu’elle est la fille de son amante, ancienne patiente non encore divorcée.


 

À mille lieues de cette conception de la cure, un courant amorcé par Carl Gustav Jung, qui se développe avec Donald W. Winnicott (auteur de La Haine dans le contre-transfert, en 1948) et Paula Heimann*, conduit aux intersubjectivistes anglo-­saxons, pour lesquels la thérapie devient une rencontre entre deux personnes. Ici, le contre-transfert de l’analyste et son expression maîtrisée sont un pilier de l’analyse. Ainsi, selon Paula Heimann, «  la réponse émotionnelle de l’analyste à son patient dans la situation analytique représente l’un des outils les plus importants pour son travail » (4). En rendant compte au patient névrosé de ce qu’il suscite, l’analyste peut l’aider à mieux décrypter ses mouvements inté­rieurs. Par ailleurs, être à l’écoute de ses émotions, dans la rencontre éprouvante avec la psychose de certains patients, permet justement d’être pour ces patients un contenu qui peut héberger les pensées qu’ils ne parviennent pas à appréhender.


 

Et dans les autres thérapies  ?

 

Le transfert, loin de concerner seulement la psychanalyse, intéresse une multitude d’autres thérapies. Mais, en y regardant de plus près, il y a même transfert dans n’importe quel type de relation humaine (5), à l’école, au travail, en amour, en amitié… Toute­fois, on s’aperçoit que si les notions de transfert et de contre-transfert existent dans certaines thérapies, elles recouvrent des réalités bien différentes. On l’a rappelé, l’hypnose avait été abandonnée par Freud qui craignait qu’elle donne lieu à des débordements transférentiels massifs. Un siècle plus tard, l’hypnose semble bénéficier d’un certain retour en grâce, étroitement lié à son utilisation médicale dans certains hôpitaux (6). Pour Jean-Marc Benhaiem, créateur du Diplôme Universitaire (DU) d’Hypnose médicale à la Pitié Salpêtrière et directeur du centre Hypnosis, « Freud a eu raison d’aban­donner une pratique autoritaire et simpliste de l’hypnose. Le mérite d’Erickson*, quarante ans plus tard, a été de montrer une autre façon de faire de l’hypnose, ce qui aurait proba­blement plu à Freud. Mais il n’est pas utile ni éclairant de mettre l’hypnose et la psychanalyse face à face. Ce sont des pratiques qui poursuivent des objectifs et des stratégies différents ! »

 

Selon le Dr Benhaiem, il est donc impératif de « mettre de côté les termes de transfert et contre-transfert qui appartiennent à la psychanalyse, sinon on mélange et on complique tout. » Et de parler plutôt, s’agissant de l’hypnothérapie, de « confiance » et de « compréhension ». «  Pour pratiquer l’hypnose, le thérapeute fait sentir à son patient qu’il ne le juge pas, qu’il l’accepte comme il est. C’est le point de départ. S’il montrait une hostilité, la thérapie n’aurait plus lieu d’être poursuivie. Donc pas de sympathie, ni d’hostilité, mais une simple compréhension profonde de ce que ressent son patient. L’hypnose ne fait pas appel aux sentiments ou aux émotions, elle vise à rétablir des réflexes vitaux d’adaptation chez une personne paralysée par la peur. » Et d’ajouter : « Les recherches actuelles tendent à favoriser un changement rapide, voire une séance unique. La question du transfert et de la résolution du transfert et du contre-transfert ne se pose plus dans ce contexte. » Mais la demande de thérapie, qui consiste à s’adresser à tel praticien plutôt qu’à tel autre (le fameux « Je viens vous voir parce que…  »), ne suppose-t-elle pas, dès la prise de rendez-vous, une amorce transférentielle ? Pour Lise Bartoli, hypnothérapeute et psychologue clinicienne, « lors d’une hypnothérapie, le rôle du transfert est plus important que dans d’autres thérapies, car le patient devra se laisser guider, les yeux fermés, pendant la majeure partie des séances. Une forme d’abandon physique afin d’être plus actif psychiquement. » Lise Bartoli fait donc en sorte que ses patients puissent apprendre l’hyp­nose et pratiquer à leur tour car « le transfert, même massif, qu’il peut y avoir en début de thérapie ne doit pas durer tout le temps de la thérapie, je pense qu’il faut savoir transférer à notre tour au patient une forme de connaissance ». Lacan et son allégorie du banquet socratique ne disent pas autre chose. Mais la durée de la thérapie n’est pas la même. En hypnothérapie, note Lise Bartoli, « les patients savent que la durée de la thérapie sera courte, de 4 à 8 séances environ », ce qui ne garantit pas un soulagement dans la durée. « Disons que le pouvoir de suggestion est désormais non pas "Dormez je le veux" (et c’est moi thérapeute qui ferai tout le travail) mais "Vous avez la capacité de vous réveiller" (et c’est vous, patient, qui trouverez la solution). » 


 

Pour Carl Rogers, créateur de l’Ap­proche Centrée sur la Personne, où l’on ne parle plus de patient mais de « client » et où l’écoute du thérapeute se doit d’être « empathique », le transfert est envisagé comme un « type de relation de dépendance prégnante et persistante qui n’a pas tendance à se développer » (7). Ce n’est pas ce que relate Marie-Jeanne Marti dans Les marchands d’illusions (8), où l’un de ses interlocuteurs témoignant dans l’ouvrage se retrouve sous la coupe d’un thérapeute rogérien qui a tout du gourou de faits divers… Or, une ana­lyse ou une thérapie sérieuse est justement celle qui va permettre la liquidation du transfert. Liquider son transfert, c’est être enfin délivré de certaines répétitions liées à des pro­blématiques œdipiennes. Ou être libéré de l’illusion qu’un autre (le psy par exemple) sait, choisit ou existe à notre place. Subsiste alors une question à laquelle il reste à chacun une vie entière pour réfléchir : peut-il y avoir un amour sans transfert ?

 

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(1) Sigmund Freud, Sigmund Freud présenté par lui-même, 1925, Gallimard, Folio, 1987.

(2) Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, 
Le Transfert, Le Seuil, 1960-1961.

(3) Sigmund Freud, La technique psychanalytique (1904-1919), Puf, coll. « Quadrige », 2013.

(4) Paula Heimann, « On counter-transference », International journal of psycho
analysis, vol. 31, n° 1-2, 1950, et « Counter-transference », British journal of Medical psychology, vol. 33, n° 1, 1960.

(5) L’idée est présente chez Jung dès 1913.

(6) Voir l’article de Sarah Chiche, « Hypnose : 
le retour en grâce ? », Sciences Humaines, n° 240, août-septembre 2012.

(7) Voir l’article d’Héloïse Junier, « Qu’est-ce que l’Approche Centrée sur la Personne ? », 
Le Cercle Psy n° 7, décembre 2012/
janvier-février 2013.

(8) Marie-Jeanne Marti, Les marchands d’illusions. Dérives, abus, incompétences 
de la nébuleuse « psy » française, 
Mardaga, 2006.

 

Source: Sarah Cliche pour le-cercle-psy.scienceshumaines.com

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