C’est un document exceptionnel, sur Freud praticien et sur son rôle dans le mouvement psychanalytique international, notamment ses relations avec les Sociétés de Psychanalyse de New York, Londres ou Berlin.
L’auteur, jeune psychiatre à l’époque, effectue à Vienne en 1921 une « tranche » avec Freud, une formation dans le but de devenir psychanalyste et il sera par la suite l’une des figures du courant culturaliste américain avec Ruth Benedict ou Ralph Linton, un courant qui conjugue les points de vue de l'anthropologie et de la psychologie pour rendre compte du processus de l'intégration sociale. On peut lire sous sa plume un ouvrage publié en 1969 chez Gallimard : L'individu dans sa société : essai d'anthropologie psychanalytique. Abram Kardiner a également travaillé sur les névroses et les traumatismes causés par la guerre.
Il y a beaucoup de fraîcheur et d’authenticité dans ce témoignage de première main. L’homme est jeune, il a connu l’enfance difficile d’un petit immigré à New York, voyant son père, un ancien tailleur d’origine ukrainienne, se débattre pour obtenir des petits boulots. Sa mère succombe à la tuberculose alors qu’il a trois ans, et le souvenir, corroboré ensuite par sa sœur, lui reviendra en analyse d’avoir lui-même constaté sa mort alors qu’il était en train de jouer à ses côtés. Bref, résume-t-il dans le récit qu’il fait à Freud : « Ma petite enfance est dans l’ensemble un cauchemar incessant, marquée par la faim, le délaissement, l’impression de ne compter pour rien ». Le bon client, en somme, pour le psychanalyste, lequel devant son récit déroulé d’une seule traite, l’arrête et lui demande : « Avez-vous préparé cette séance ? ». « Non – lui répond Kardiner – mais pourquoi me posez-vous cette question ? – Parce que cette présentation était parfaite, je veux dire druckfertig comme on dit en allemand. A demain. » Le mot est l’équivalent de notre « bon à tirer », une expression utilisée dans l’édition.
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Son père se remarie et une relation œdipienne se noue avec une jeune belle-mère qui, ne pouvant avoir d’enfants, compense sa frustration en l’invitant à monter dans son lit pour « lui caresser et lui téter les seins », des cajoleries que l’enfant de quatre ans trouve très « stimulantes », à l’ombre d’un père pour lequel il éprouve des sentiments ambivalents de profonde sympathie et de terreur. A l’époque où il fait son analyse avec Freud, ses rêves sont limpides et pourtant il contestera rétrospectivement le postulat œdipien, pour son propre cas, et dans l’absolu il réfutera le caractère « universel » du complexe, objectant qu’il ne peut s’appliquer à toutes les cultures. Au cours de l’analyse se font jour des sentiments de résistance et de culpabilité, et la découverte, qu’il juge « effrayante », de nourrir des pensées dont il n’avait pas conscience.
Très vite le transfert lui apparaît massif avec la personne du psychanalyste, qui se met à jouer dans son esprit le rôle du père, ce que confirme Freud au cours d’une conversation ultérieure où Kardiner lui demande comment il se voit comme analyste. « A dire les choses franchement – lui répond Freud – les problèmes thérapeutiques ne m’intéressent pas beaucoup. Je suis à présent beaucoup trop impatient. Je souffre d’un certain nombre de handicaps qui m’empêchent d’être un grand analyste. Entre autres, je suis beaucoup trop un père. Deuxièmement je m’occupe tout le temps de théorie, je m’en occupe beaucoup trop, si bien que les occasions qui se présentent me servent plus à travailler ma propre théorie qu’à faire attention aux questions de thérapie. Troisièmement je n’ai pas la patience de garder les gens longtemps. Je me fatigue d’eux et je préfère étendre mon influence. »
Cette influence, on peut en prendre la mesure dans les descriptions que fait Kardiner des réunions de la Société de Psychanalyse de Vienne. « C’était là – dit-il – que Freud montrait toute sa maîtrise : maîtrise des hommes, maîtrise des problèmes ». Un jour, pour mettre un terme à un débat animé concernant un des membres accusé de plagiat des idées de Freud sur l’hypnose, et auquel celui-ci ne prêtait qu’une oreille distraite alors qu’on s’affrontait avec véhémence en son nom, il s’exclama « Pourquoi me traitez-vous comme si j’étais déjà mort ? Vous êtes assis en train de discuter entre vous de ce que j’ai écrit dans tel article, vous me citez ici et là. Pendant ce temps je préside, et personne ne vient me demander : qu’est-ce que vous vouliez dire au juste ? » Et il ajouta : « j’imagine facilement ce qui arrivera quand je serai mort pour de bon ».
Abram Kardiner, qui évoque aussi certaines de ses colères, parle d’un « être aimable et attachant, un homme charmant, plein d’esprit et d’érudition » et qui avait un grand sens de l’humour. Lors d’une conversation au sujet du parricide de la scène primitive dans Totem et tabou, il lui souffle : « bah ! Ne prenez pas ça trop au sérieux. C’est une chose que j’ai rêvée un dimanche de pluie. » Et en apprenant le suicide de deux analystes à Vienne, les yeux pétillants de malice il déclara : « le jour n’est pas loin où l’on considérera la psychanalyse comme une cause légitime de décès. » Comme le rappelle Lacan, lorsqu’il se rendit aux Etats-Unis en 1909 à l’invitation de Putnam, il dit à Jung qui l’accompagnait : « ils ne savent pas que nous leur apportons la peste ».