Par la rédaction de ParisTech Review.
Comment, parmi les technologies de rupture qui font parler d’elles aujourd’hui, identifier celles qui changeront vraiment le monde en profondeur ? Le cabinet de conseil en stratégie McKinsey s’est livré à l’exercice courant 2013 en privilégiant dans un rapport les technologies dont l’impact économique est le plus facilement mesurable. Les douze technologies retenues pourraient, si elles sont bien diffusées, créer chaque année, dès 2025, une valeur mondiale combinée de plusieurs dizaines de milliers de milliards de dollars. Au sein de ce hit parade, trois retiennent plus particulièrement l’attention.
Les technologies de l’homme augmenté
En premier lieu, l’automation du travail intellectuel : des logiciels de plus en plus sophistiqués seront capables d’intégrer des capacités d’analyse étendues, des jugements subtils et des solutions innovantes pour répondre aux problèmes posés par les utilisateurs, ce qui fera de la machine « apprenante » un interlocuteur à haute valeur ajoutée, capable de répondre à des requêtes d’information effectuées en langage ordinaire (« non structuré »). Ultimement, cela devrait permettre à la fois une hausse de la productivité des travailleurs les plus qualifiés, une fiabilisation de la prise de décision et l’automation des emplois intellectuels de base.
Ensuite, les robots de nouvelle génération. Longtemps tenus à l’écart dans les usines à cause de leur dangerosité, ils seront de plus en plus mélangés aux hommes sur les chaînes de production. Équipés de capteurs, capables d’interagir entre eux et de s’auto-perfectionner, ils effectueront des tâches de plus en plus complexes et devraient même remplacer les salariés dans les emplois de production mais aussi de service.
Dans les hôpitaux, les robots dotés d’une vision haute définition et d’un logiciel de reconnaissance d’image pourront positionner précisément les objets pour les opérations délicates. Les chirurgiens seront assistés par des systèmes miniatures de chirurgie robotique, réduisant à la fois la durée des procédures, leur caractère invasif et le temps de récupération du patient. Les personnes souffrant de paralysie après un traumatisme médullaire pourraient remarcher grâce à un exosquelette robotisé directement connecté au système nerveux.
Quant à la génomique avancée, elle combine les progrès dans la science du séquençage et la modification du matériel génétique avec les dernières avancées en matière d’analyse de données (« Big data »). En 2013, un génome humain peut être séquencé en quelques heures et pour quelques milliers d’euros, ce qui constitue l’aboutissement d’un projet (Human Genome Project) qui a duré 13 ans et coûté 2,7 milliards de dollars. Avec le séquençage rapide et les nouvelles puissances de calcul, les médecins pourront tester systématiquement l’impact des différences génétiques sur les maladies, y compris dans les diagnostics de routine, afin de concevoir des traitements sur mesure pour les patients.
La prochaine étape, c’est la biologie de synthèse, c’est-à-dire la possibilité de fabriquer des organismes en écrivant leur ADN. Ces avancées dans la puissance et la disponibilité de la génétique pourraient avoir un impact profond sur la médecine, l’agriculture et même la production de substances à haute valeur ajoutée tels que les biocarburants, et accélérer le processus de découverte de nouveaux médicaments.
Ces trois technologies appartiennent à une famille qui fait beaucoup parler d’elle. Son nom : NBIC, pour nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives.
L’ingénierie de l’esprit
Pour ses promoteurs, c’est la convergence de ces quatre approches qui peut apporter des progrès scientifiques majeurs dans la connaissance de l’homme et de son organe majeur, le cerveau. Dès 2002, la National Science Foundation (NSF) de Washington et le département américain du commerce publiaient conjointement un rapport retentissant sous le titre : « Technologies convergentes pour l’amélioration de la performance humaine». Il contenait une profession de foi vigoureuse : « l’ingénierie de l’esprit est une entreprise qui se révélera au moins aussi techniquement difficile que les programmes Apollo ou Génome humain. Nous sommes convaincus que les avantages pour l’humanité seront équivalents, sinon supérieurs. La compréhension de la manière dont fonctionnent l’esprit et le cerveau apportera des avancées majeures en psychologie, en neurosciences et en sciences de l’éducation ».
La NSF, qui est la plus influente des agences scientifiques fédérales, ajoutait : « Une théorie computationnelle de l’esprit peut nous permettre de développer de nouveaux outils pour guérir ou maîtriser les effets des maladies mentales. Elle sera certainement à même de nous fournir une appréciation plus profonde de ce que nous sommes et sur la place que nous occupons dans l’univers. Comprendre l’esprit et le cerveau nous permettra de créer une nouvelle espèce de machines intelligentes, capable de produire une richesse économique sur une échelle jusqu’alors inimaginable. L’ingénierie de l’esprit est donc beaucoup plus que la poursuite d’une curiosité scientifique, beaucoup plus qu’un monumental défi technologique. C’est l’occasion d’éradiquer la pauvreté et d’ouvrir un âge d’or pour l’humanité tout entière ».
L’aspect quelque peu messianique de ce passage peut frapper, et il faut savoir que le concept même de NBIC a été critiqué. On lui reproche notamment d’être avant tout un concept marketing, forgé de toutes pièces par les promoteurs américains des nanotechnologies et des biotechs afin de décrocher des crédits publics, mais qui ne repose sur aucune réalité scientifique. Dans les faits, entre les nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives on peut certainement repérer des convergences deux à deux (par exemple entre les sciences de l’information et les nanotechnologies), mais rien qui soit à l’intersection des quatre domaines considérés. Au Japon, pays qui a énormément investi sur ces différentes technologies, le concept n’existe pas !
Améliorer l’espèce humaine ?
L’élan donné par la NSF est venu conforter le transhumanisme, un courant de pensée, pour l’instant très américain, où se croisent « technoprophètes », chercheurs ayant pignon sur rue et grands dirigeants d’entreprises dans les secteurs de haute technologie, à l’image de l’informaticien Ray Kurzweil, le directeur de l’ingénierie de Google. En 1999, la Déclaration de l’Association transhumaniste mondiale contenait deux articles très révélateurs :
1- Les transhumanistes prônent le droit moral, pour ceux qui le désirent, de se servir de la technologie pour accroître leurs capacités physiques, mentales ou reproductives et d’être davantage maîtres de leur propre vie. Nous souhaitons nous épanouir en transcendant nos limites biologiques actuelles.
2- Nous prônons une large liberté de choix quant aux possibilités d’améliorations individuelles. Celles-ci comprennent les techniques afin d’améliorer la mémoire, la concentration et l’énergie mentale ; les thérapies permettant d’augmenter la durée de vie, ou d’influencer la reproduction ; la cryoconservation, et beaucoup d’autres techniques de modification et d’augmentation de l’espèce humaine.
Leur objectif de long terme : à l’aide des technologies, améliorer l’espèce humaine. D’abord réparer l’homme et le libérer de ses vulnérabilités biologiques, puis augmenter ses capacités, notamment cérébrales, pour en faire un homme beaucoup plus puissant ; enfin, enrayer le phénomène de vieillissement. N’est-ce pas l’ambition affichée de Calico, l’entreprise lancée à l’automne 2013 par Google ?
Dans son rapport de 2012, « Global Trends 2030 », le National Intelligence Council (NIC), un organisme qui coiffe les seize agences américaines de renseignement, insistait lui aussi sur ces technologies de la transformation transhumaniste. Il évoque les psychostimulants permettant aux militaires de rester efficaces plus longtemps au combat, les implants rétiniens permettant de voir la nuit et dans les spectres non visibles par les humains traditionnels, ainsi que les neuromédicaments décuplant l’attention, la vitesse de raisonnement et la mémoire.
Les transhumanistes attendent aussi beaucoup des grands projets actuels sur le cerveau. Reconstituer la complexité d’un cerveau humain et de ses quelque 100 milliards de cellules avec leurs connexions, c’est le but poursuivi à la fois par le projet Human Cognome aux États-Unis et par le projet Blue Brain en Suisse. En attendant un hypothétique « uploading », c’est-à-dire le transfert du contenu d’un cerveau humain sur un ordinateur, sa dématérialisation dans le « cloud » ou sa réimplantation sur un robot.
Google, l’un des acteurs les plus impliqués dans les projets d’humanité augmentée, est partie prenante d’un projet encore plus inquiétant : l’université de la singularité. La « singularité » est un concept selon lequel, à partir d’un certain moment de son évolution technologique, la civilisation humaine connaîtra une croissance technologique d’un ordre supérieur. L’ « Ecole de la Singularité » annonce même l’avènement vers 2060 d’une intelligence supérieure à l’intelligence humaine ! Larry Page, fondateur de Google, ainsi que différentes figures liées à la firme, ont même lancé une Université de la Singularité, destinée à dynamiser, faire converger et diffuser les différents travaux de recherche qui permettraient d’atteindre ce but.
Ces projets grandioses aux postulats scientifiques souvent discutables, mais exploités avec bonheur par les auteurs de science-fiction, posent des questions morales fondamentales. Avons-nous le droit de modifier l’espèce ? Que devient l’homme, l’idée même d’humanité, dans cette vision d’un futur habité de surhommes qui n’est pas sans évoquer les pires heures du XXe siècle, quand les totalitarismes se mirent en tête de créer « l’homme nouveau », et pour ce faire massacrèrent à tout va. Car dans ce monde de surhommes, que deviennent les hommes, ceux qui resteront en arrière ?
Vastes questions. Si vastes qu’elles semblent presque irréelles. Et elles auraient presque tendance à nous faire oublier que le transhumanisme est déjà une réalité, une construction dynamique par petites étapes, plus modestes mais bien réelles, dans l’« augmentation » de l’homme. Et que pour chacune de ces étapes, les mêmes questions se posent : comment l’éthique devra-t-elle et pourra-t-elle encadrer l’avancée ? Comment y adapter le système de santé pour respecter à la fois l’exigence de bio-équité et l’équilibre des finances publiques ?
Questions éthiques
Le diagnostic pré-implantatoire fournit un exemple édifiant. Il est possible, depuis décembre 2010 et les découvertes du Dr Dennis Lo de la Chinese University de Hong-Kong, de réaliser un diagnostic génomique complet d’un embryon de trois mois à partir de ce qu’on appelle les « cellules circulantes » de la mère, celles en provenance du fœtus et que l’on recueille sur la mère par simple prise de sang. Un algorithme, actionné par un ordinateur très puissant, permet ensuite de différencier les séquences du futur bébé de celles de sa mère. Des milliers de maladies génétiques pourront donc être dépistées sans faire courir aucun risque ni à la mère (plus d’amniocentèse) ni à l’enfant. L’étape suivante de cette « quête de l’enfant parfait », c’est l’implantation de gènes sur demande. Depuis 2009, on sait remplacer les mitochondries (micro-usines produisant les protéines de la cellule) d’une cellule souche de primates. Dès que la chose sera possible sur l’homme, une fécondation in vitro permettra d’optimiser, à la carte, le patrimoine génétique d’un embryon. Cette modification génétique sera transmissible aux générations successives. Tout cela pose évidemment de graves problèmes éthiques, et plusieurs interrogations surgissent spontanément qui concernent la définition même de notre espèce. Par exemple, si la fécondation in vitro offre ces options high tech, quel est l’avenir de la procréation naturelle ? Quelles conséquences l’élimination des imperfections aura-t-elle sur la biodiversité humaine ? Autrement dit, la standardisation génétique de l’humanité est-elle un risque systémique ?
En introduisant la génomique dans la culture collective, explique le chirurgien français Laurent Alexandre dans son livre La Mort de la mort, la révolution NBIC bouleverse le calendrier de l’identification des risques. La progression du diagnostic génétique va donc poser rapidement un épineux problème de politique publique. Chacun connaîtra ses risques et les usagers les moins menacés demanderont un allègement de leurs cotisations d’assurance maladie. Le principe de solidarité, qui fonde la sécurité sociale dans la plupart des pays, est en danger. Si on connaît d’avance, avec certitude, celui qui coûtera le plus cher à la société, c’est-à-dire si on libéralise l’accès de chacun à son ADN (pour quelques centaines d’euros), les porteurs de « mauvais gènes » pourront ils encore s’assurer, trouver des mutuelles ? Puisqu’il est impossible de bloquer l’accès à cette information, chaque pays va devoir réinventer sa politique de santé et les mécanismes d’assurance sur lesquelles celle-ci est adossée.
Autre impact économique de la génomique : à très long terme, avec l’élimination, par sélection génétique, de certaines maladies, il est possible d’espérer une baisse des dépenses de santé. Mais dans les premières décennies de sa diffusion, c’est le contraire qui peut se produire : les dépenses de géno-santé, poursuit Laurent Alexandre, vont augmenter pour les embryons, les enfants et les jeunes adultes, alors que traditionnellement, 70 % des coûts sont générés par 10 % de la population atteinte par les pathologies du vieillissement. Le système devra affronter pendant quelques générations le double poids des jeunes et de la fin de vie. L’équilibre budgétaire s’en trouvera gravement perturbé.
Ce n’est pas un hasard si certains adversaires du transhumanisme, dont le plus actif reste l’historien Francis Fukuyama, auteur de La Fin de l’homme, reprochent à ce mouvement de promouvoir une forme supérieure de l‘inégalité, celle qui règnerait entre hommes naturels et hommes augmentés. Pour Fukuyama, postuler la possibilité d’une transformation de la condition humaine par les technologies pousse à l’extrême l’utopisme technicien hérité de Francis Bacon.
Mais la société utopique qui serait issue de la révolution transhumaniste peut être critiquée de bien d’autres manières. Pour les universitaires français Alain Marciano et Bernard Tourrès, le transhumanisme ouvre sur un contractualisme généralisé où la société peut exister sans « bien commun », sans « vivre ensemble » autre que la juxtaposition des individus « libres », délivrés de tout devoir de solidarité. Cela touche à l’idée même de démocratie telle qu’elle s’est développée historiquement, mais aussi à un rapport à l’autre plus immédiat , celui qui s’exprime dans le couple, la famille, la sexualité. La question de la procréation, en particulier, est troublante, car elle engage avec elle celle de la différence des sexes, de la parentalité, et au-delà de l’identité de la personne humaine. L’utopie technicienne gomme en quelque sorte cette dimension. Le philosophe Jean-Claude Guillebaud repère ainsi dans le transhumanisme une forme d’immaturité militante, marquée par la haine du corps, de ses infirmités et de ses souffrances, de ses imperfections – une haine, en somme, de ce qui fait l’homme. Le transhumanisme – faut-il le dire ? – n’est pas un humanisme.
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