L’abord du thème de la sublimation impose une double approche. Il existe en effet une double entrée, selon que l'on privilégie les conditions de son avènement au sein de l’économie psychique d'un sujet, ou que l’on centre la réflexion sur ce qu’est la culture et le processus de civilisation. De fait, toute réflexion sur la sublimation suppose un va et vient entre ces deux polarités qui constituent son essence. C’est notre partie pris.
civilisation...
Pour certains, nous serions entrés dans une ère post-culturelle, pour d'autres, dans une période post-humaine, eu égard aux progrès modernes de reproduction artificielle qui bouleversent l 'univers fantasmatique touchant aux origines de l 'humanité. Période marquée par un vacillement sans précèdent des paradigmes qui ont depuis la renaissance construits les modèles culturels qui nous furent transmis et dont la sublimation, est, et fut, un des moteurs. Y aurait- il une crise du processus sublimatoire lui-même, un malaise dans la sublimation, dont nous serions les témoins et les acteurs face à ce mouvement d'acculturation, de deculturation généralisée? Accordons-nous à constater que le cycle séculaire qui faisait de la culture le cadre de notre vie et de nos aspirations, ciment de la civilisation occidentale est en train de se fermer. Le cycle, dont l’épicentre trouve ses appuis les plus solides dans le siècle des lumières, et dont notre civilisation en crise porte un héritage mourant. Aujourd'hui, les échos du passé deviennent presque imperceptibles. Ils se dissolvent, le sentiment de continuité culturel, qui jusque là, permettait de contempler dans notre imaginaire les traces de ce qui avait fait l 'objet de cet héritage, paraissent effacées; les conséquences sont doubles:
- menace de l 'identité culturelle avec le retour des fanatismes et de ses formes les plus barbares!
- fascination pour " la supériorité du fait" , l'impérialisme de la preuve, inlassablement requise face aux incertitudes de la pensée et de la réflexion, s'emparent du pouvoir sans grande résistance. Ils animent un positivisme simplificateur et imparable dont le pragmatisme pourrait conduire la culture vers un abîme sans fond, en attendant l' hypothétique jaillissement de nouveaux éclats.
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Du point de vue psychanalytique, la question de la sublimation oblige, à la fois a interroger la complexité de sa nature telle que Freud en a esquissé les contours, mais aussi à ne pas se défiler devant les limites de sa propre conceptualisation, et ses contradictions; Vouloir déceler une cohérence interne au concept qu’il ne contient pas, en appauvri la richesse.
Or, ainsi que le propose Baldacci , Freud « lie sur le mode antithétique sublimation et sexualisation, puisque tantôt la sublimation évite la sexualisation ( Leonard) tantôt la sexualisation défait les sublimations ( Schreber) ; il y a là une contradiction qui n’est pas levée loin sans faut par le commentaire de Baldacci qui considère « qu’ il semble que la désexualisation soit à entendre dans son opposition à la sexualisation, ce qui n’est pas une opposition au sexuel » Comment le sexuel et la désexualisation ne seraient pas en opposition ?! Vouloir à l’excès réduire les tensions internes propres au développement freudien nuit à la richesse dont elles sont porteuses.
N’est-il pas plus stimulant de faire le constat comme le fait Christian David que la sublimation conjugue " l’inachèvement et l’incertitude théorique" , plutôt que de s’efforcer de gommer les apories. Malgré son incomplétude et c'est un premier paradoxe, la sublimation est une des pièces maîtresses de la métapsychologie.
Rappelons de quelles critiques la sublimation dans la théorie freudienne a, par le passé, fait l’objet. Que retrouve t-on chez les grands mystiques si l’opération sublimatoire recèle les mêmes incertitudes ?
Rappelons brièvement quels sont les points d'achoppement de la théorie freudienne et ses apories. Ils sont répertoriés avec rigueur par Laplanche, trop connues pour être rappelées en détail ici. Je me référerai plutôt à la lecture que fait François Roustang, du travail de Laplanche.
Laplanche considère que la sublimation est certainement une des croix (dans tous les sens du terme, à la fois un point de recoupement, de croisement, mais aussi ce qui met à la croix) de la psychanalyse et une des croix de Freud.
La sublimation étant définie comme le passage du sexuel vers des buts non sexuels d'ordre culturels, ou pourrait-on dire supérieurs, destinés nous dit Freud, à fournir les forces d'une grande part des "œuvres de la civilisation".
Le passage du sexuel au non-sexuel constitue au regard de la théorie des pulsions un point de difficulté peut être irréductible, assurément un deuxième paradoxe!
La question centrale posée est celle là:
y a t'il un destin non-sexuel à la pulsion sexuelle qui ne soit pas de l 'ordre du symptôme, de la formation réactionnelle?
La réponse suggérée par Roustang serait: "ou bien le non sexuel est interprétable en sexuel, alors la sublimation n’existe pas, ou bien la sublimation existe, et il y a du non sexuel qui échappe à l'analyse et s'écarte de la théorie des pulsions, menaçant du coup sa cohérence". La difficulté revient à imaginer comment le sexuel peut il, en se développant, produire du non-sexuel ? ( tout en restant du pulsionnel)
Freud contourne la difficulté et propose avec le " Léonard" une hypothèse qui évacuerait la question, en développant l’idée qu’il y aurait une sublimation dès l’origine, idée qui ne le convaincra que peu de temps, puisque son travail sur le narcissisme offrira l’occasion d'une nouvelle conception de la sublimation. La transformation d'une activité sexuelle en une activité sublimée nécessiterait un temps intermédiaire; le retrait de la libido sur le moi, qui rend possible la désexualisation. A partir de ce constat, Freud suggère que l 'énergie du moi s’affirme comme une" énergie désexualisée et sublimée" !
Les commentaires sont appelés à être sans fin, inépuisables pour éclairer ce mystérieux passage ! A t’il pressenti la fragilité conceptuelle de ses hypothèses? Probablement! Le chapitre sur la sublimation destiné à la contribution de l’ouvrage métapsychologique n' y survivra pas! Sublimation ratée, peut être ou exercice impossible?
La question de la sublimation sera néanmoins toujours présente, touchant plus précisément les rapports entre sublimation et désintrication pulsionnelle... ce que je voudrais illustrer:
Claire est peintre et sculpteur, née dans un milieu d’artistes qui occupa et occupe encore le devant de la scène depuis la guerre. Violemment dénigrée par son père quant à ses dons artistiques, car elle est une femme, elle ne cessa de trouver dans la réalisation d'œuvres monumentales, une reconnaissance réparatrice. Mais l’intéressant dans le rapport de Claire avec la création concerne ce bouleversement interne qu’elle éprouve lorsqu' elle peint.
Voici le contenu d'une séance au cours de laquelle ce bouleversement est évoqué.
Dès que je peins, j’ai envie de faire l'amour. Quand je fais de la sculpture je n’éprouve pas le même désir. C'est physique au niveau du ventre. Le relâchement de ma sexualité me permet de peindre, alors je me masturbe pour pouvoir continuer.
L’excitation ressentie, et la violence de son activité créatrice l’entraînent vers des états proches de la dépersonnalisation. Elle se réfugie alors dans une masturbation, sorte de procédé auto-calmant, qui contrecarre l’hémorragie narcissique, liée à l’investissement de l 'œuvre en gestation. L'activité sublimatoire est ici à son acmé. La brutalité de l'oscillation des investissements narcissiques et objectaux est une menace pour son intégrité. Elle dépossède furtivement l’artiste de son sentiment d’existence. L’œuvre attire à elle, dans une violence créatrice, toute la libido narcissique exacerbant le risque de désintrication pulsionnelle.
Cette violence, pour Freud est liée, je cite, à " la transposition de la libido d'objet en libido narcissique (qui) comporte nécessairement l’abandon des buts sexuels, une désexualisation, donc une espèce de sublimation. En s'emparant ainsi de la libido des investissements d’objet, en s'exposant comme seul et unique objet d'amour, en désexualisant et en sublimant la libido du ça, le moi travaille à l'encontre des destins d'éros et se met au service de motions pulsionnelles adverses" .
Pour Julia Kristeva, " Le tressage habituel qui rassemble pulsion de vie et pulsion de mort se défait. Dans l’activité sublimatoire, la pulsion érotique ne vise plus un objet sexuel de satisfaction, mais un médium qui est soit un pole d'idéalisation amoureuse (la beauté, d'un autre ou de soi), soit une production verbale, musicale ou picturale, elle même hautement idéalisée. Quant à la pulsion thanatique qui s'en trouve ainsi libérée, elle a le choix: soit de se diriger vers le dehors ( objet, autre) et de l'attaquer avec un maximum de violence, de destructivité, de cruauté; soit de s'infléchir vers le moi sous l 'aspect d'une dépréciation, d'une sévérité critique, d 'une dépressivité, voire d'une mélancolie suicidaire… l'aventure sublimatoire expose en réalité le sujet qui s' y engage aux risques d'une catastrophe psychique dont seul peut le sauver… la continuation de la créativité sublimatoire elle- même.
Apparaît très nettement enfin toute la dimension violente, tragique, traumatique et douloureuse inhérente à toute aventure sublimatoire. Il est curieux de constater que l’idée de violence est quasi absente des travaux portant sur ce thème. Elle est largement contre investie, comme si l'attente du meilleur qui côtoie implicitement l 'idée de sublimation, était en soi suffisante, pour oublier la rupture profonde qui la précède. Il n'y a pas de sublimation sans crise préalable, sans effacement de la cohérence, sans deuil préalable. Il n'y a pas de sublimation sans oubli. Cet oubli est l’œuvre d'un renoncement, d'une séparation d'avec soi-même, dont le deuil de soi, et souvent de l’autre, s'imposent.
Les points d'achoppement de la théorie psychanalytique de la sublimation sont nombreux. Si la sublimation problématise la théorie des pulsions, l’énigme de la transformation d’une pulsion sexuelle en un but (procurant un plaisir) autre que sexuel laisse dubitatif. (Elle constitue un paradoxe majeur de la métapsychologie. ( L'intérêt de ce paradoxe est qu'il laisse ouvert le débat en soulevant non seulement la question de la dérive des buts pulsionnels, mais aussi celle de l'origine de cette transformation qui conduirait la satisfaction pulsionnelle vers des buts non sexuels.)
La sublimation n’a jamais été considérée par Freud comme une finalité de la cure. " Aimer et travailler" sont des buts bien en deçà des aspirations sublimatoires que l’on imaginerait. Reste absent de la réflexion freudienne un point essentiel: Les rapports entre sublimation et temporalité. La sublimation s’installe t-elle de manière durable? Porteuse d’une dynamique dont on percevrait durablement les manifestations... N’est elle pas souvent la manifestation d'un mouvement interne frappé par son " éphemerité" ? S'agirait-il alors non pas de sublimation, mais d'une banale idéalisation?
Elargissons à d’autres champs notre réflexion. Celui propre au mystique et celui du rêveur...
Sublimation et religion
Les incertitudes, les impasses de la théorie freudienne touchant à la sublimation nous autorisent à parcourir les champs ou les manifestations de la sublimation fleurissent. Je veux parler de la place centrale que la sublimation occupe au sein de la religion et de ses formes mystiques.
Peuvent-elles constituer des modèles au sein desquels nous pourrions puiser des éléments d'une réflexion? Pointer cette proximité peut-il enrichir le débat? C' est le pari proposé, qui vise à prolonger les interrogations freudiennes concernant la religion, telles qu 'elles figurent dans l'Avenir d' une Illusion.
Le choix du titre de cette contribution, est une paraphrase un peu provocatrice d'une référence biblique généralement galvaudée, puisque on a coutume de dire ou d'entendre, " les voies du seigneur sont impénétrables!"
Je cite la traduction telle qu 'elle figure dans le texte " L'épître aux Romains" , traduit du grec, tiré de " l 'Hymne à la sagesse miséricordieuse":
" O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de dieu! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles! ". " L' impénétrabilité" n'est pas forcement incompréhensible; elle peut être un symptôme. Les hystériques peuvent en attester!
Je n'insisterai pas! Cette référence trouve ici sa place, car la psychanalyse, de mon point de vue, est une formation de compromis entre science et religion.
Comme les trois monothéismes, la théorie psychanalytique repose sur la référence axiologique au meurtre, ou au sacrifice, du père primitif. La psychanalyse se nourrit sans cesse de ce double référentiel, que constituent la religion d'un coté, la science de l 'autre, qu'elle enrichit d'une découverte majeure, celle de l'inconscient! Ainsi toute tentative de formalisation de la sublimation va se nourrir de ce double référentiel, pas seulement au regard de l 'exploration de cette puissante volonté et curiosité de savoir, mais en donnant à la passion d'investigation, dès quelle aboutit, une coloration nouvelle, c'est à dire non- sexuelle. Ce positionnement singulier de la psychanalyse entre science et religion nous permet d' opérer un changement de perspective, afin d'examiner le processus sublimatoire sous un angle nouveau?
Sublimation, Sublimations? La métamorphose intérieure.
Tout réexamen de la théorie de la sublimation, du fait même de la richesse de ses modalités d' expression permet de soulever trois hypothèses:
La première hypothèse: l 'expérience des mystiques, si on admet que la vocation qui les anime procède d'un processus sublimatoire, peut elle enrichir notre réflexion?
Deuxième hypothèse: existe t-il des invariants propres à toutes les expériences sublimatoires quelques soient leurs champs d'expression?
Troisième hypothèse: les psychanalystes, en vertu de leur pratique mais aussi de leur analyse personnelle, peuvent-ils, comme observateurs privilégiés de ce que sont les processus de changement, apporter leur contribution dans le prolongement ou au-delà du témoignage freudien?
Ce qui réunit les différentes modalités de la sublimation, c'est la transformation du moi soumis à la violence d'une métamorphose intérieure.
Aux frontières du théologique, la sublimation est, pour les mystiques, l' épreuve qu 'affronte le sujet dans la rencontre avec l' idéal. Cette étape est la " Conversion" même ; Conversion prise ici, comme action de tourner, comme passage ou changement. Pour Plotin, c'est ce mouvement par lequel les êtres se retournent vers l 'être originel dont ils procèdent. Quel est cet idéal, dont les effets animent ce mouvement conversif, et déterminent ce " saut" , non pas dans le somatique, mais dans l'esprit ? ( même si les processus qui relient les diverses formes de conversion s'entrecroisent). Cet univers se construit-il paradoxalement à partir de l 'expérience du vide, de la vacuité interne, propice à l' accueil de l'être noétique?
Pour maître Eckhart et d'autres à sa suite, c'est le détachement, l' abandon de soi qui est la voie vers le rien. Se faire " comme guenille dans la gueule du chien"; S'épurer jusqu' à s'abolir!
"L 'âme affranchie de toute image temporaire, accomplit l 'anéantissement de son être matériel, par où elle rejoint son essence" .
Les cathares considéraient que l 'âme d'essence divine habitait un corps d'essence diabolique. C'est par le baptême dit " de feu et d'eau" que le consolamentum apportait la pureté souhaitée. Cet idéal, on le sait, n'était pas partagé par Rome fustigeant le manichéisme. L 'attachement à cet idéal soulève une question toujours actuelle, concernant les processus à l 'œuvre dans la conversion spirituelle. Quelle force psychique a pu conduire en 1244 les hérétiques sur le bûcher à quelques pas d'ici? Un seul mot eut suffit à leur grâce. S'agit il encore dans ce sacrifice, de sublimation, portée ici à son extrême, d'une sublimation outrepassée, d' une de ses formes ultimes? L' idéalisation de la promesse d 'être libéré de la tyrannie du corps et de ses impuretés côtoie la poussée pulsionnelle. Il n' y a pas de sublimation à l'état pur, elle contient toujours une partie de d 'idéalisation de l 'objet, et forme un mixte indissociable!
Si l'intensité des forces sublimatoires est variable, les formes de l'idéal qui les animent sont innombrables. Elles sont toujours le fait d'une rencontre, a commencer par la rencontre avec cette figure paternelle internalisée, qu'est le surmoi. Freud avait bien saisi les rapports de la sublimation et de l'identification. Mais la rencontre avec d' autres idéaux peut avoir les mêmes conséquences. La rencontre avec les textes sacrés en atteste. Le processus d'intériorisation de l'objet idéalisé produira les mêmes effets. Le processus d'intériorisation rappelle Jeanine Chasseguet-Smirgel n' est il pas lié au remplacement des objets externes par des symboles?
Cette rencontre consacre un changement radical dans l' existence du sujet; elle donne naissance à une métamorphose intérieure profonde, durable. Désormais, rien ne sera plus comme avant! Cette expérience de la rencontre se déploie aux limites de la raison, du savoir et du pouvoir, aux limites même de soi, en un mot aux limites de l 'identité. Cette expérience est hors-langage. Elle mobilise des charges émotionnelles melancoliformes, qui côtoient une sorte de dépouillement imaginaire, cousin de la déréalisation.
Pourtant là encore, cette expérience s'effectue sous le signe du paradoxe. La sublimation, se caractérise à la fois par sa fragilité, à la fois par sa capacité irréductible à nourrir une profonde conviction quant au choix qui se sont imposés au sujet. La lucidité qui accompagne cette certitude est singulière, irritante parfois, arrogante même ; le doute, pour qui a fait l 'expérience de la rencontre avec l 'idéal, est absent. L' autre n' existe plus! Il s'est passé quelque chose! Le regard est ailleurs! L 'émotion est à son apogée.
C' est peut-être à ce point précis que la sublimation comme expérience ultime des mystiques, se démarque de la sublimation supposée avoir déterminée nos choix professionnels de psychanalystes. Notre choix, et c'est assez spécifique de la condition d' analyste et de sa posture, maintient et anime un double courant. La croyance en l' inconscient est indéfectible, absolue, mais sans cesse à renouveler (croyance qui se fonde sur l' expérience d' un élargissement de nos capacités auto-perceptives avec l 'analyse personnelle) mais le doute méthodologique institué comme outil de connaissance est tout aussi présent! cette posture si singulière structurellement " clivante" , folle à certains égards, nous démarque du credo sans faille des mystiques et illustre l' hypothèse formulée plus haut, indiquant ce cheminement original de la pensée et de la pratique psychanalytique sur ce sentier bordé d'un coté par la science et sa rigueur à la recherche de la validation d' hypothèses, et de l 'autre par la religion, nourrie par une inspiration divine qu 'il convient de célébrer "ad vitam aeternam" .
Une question, quelque peu hors de propos, en tout cas impertinente trouve pourtant ici sa place. Embrasser la carrière d’analyste, reposerait sur une sublimation? Ce choix professionnel, engage l’essentiel de la personne de l 'analyste dans une certaine ascèse, y compris dans ses choix existentiels. Pourtant un certain degré de perplexité s 'impose quand on observe la vie des analystes, l'activité de certaines formes de clivages résistants bien aux effets de la sublimations.
Peut-on ainsi, en différenciant sublimation telle que l' élation des mystiques en atteste, et sublimation dont les créateurs et les analystes peuvent temoigner, concevoir plusieurs formes de sublimations? Je ne le croix pas. Il existe un processus sublimatoire . En revanche les occurrences de la sublimation dépendent du degré de clivage du moi toujours actif, même dans le silence et le retrait, parfois même dans les formes d'engagement les plus irréductibles. Aussi , il n'y a pas d' état pur de la sublimation!
Une constante, un point de convergence entre les diverses modalités d'expression du fait sublimatoire se dessine: C' est la découverte que le véritable sujet c'est l 'Autre; le moi se dépouille de ses certitudes au profit de la naissance d'une croyance ;" je crois en dieu ou encore, je crois en l' Inconscient ; je l 'ai rencontré!"
Lacan ne disait t'il pas:" l 'inconscient c'est dieu! '' formule oh combien séductrice, (qu'il aurait plus ou moins récusé) qui, si elle touche quelque chose de profond, possède un pouvoir attractif redoutable. A un glissement prés on pourrait considérer que la tentation oraculaire des mystiques prompt à interpréter les rêves, serait concurrentielle de l 'interprétation psychanalytique, qui ne l 'oublions pas, confère au rêve une intelligibilité potentielle, au prix d'un travail auto-reflexif. Cette " compétition" dont le terrain de jeu serait l' interprétation du rêve est toute relative, car dans l 'ancien testament, c 'est Dieu qui donne l 'interpretation. N' observe t' on pas à nouveau, combien est incertaine la ligne de crête empruntée par la psychanalyse qui serpente entre religion et psychanalyse. Dès l' instant ou on postule l 'existence d'un contenu latent déguisé en contenu manifeste, la tentation mystique rode. Freud dans " les Nouvelles conférences" constate que le sujet mystique est lui même en quête des profondeurs de l 'âme et le je le cite; " nous voulons ajouter que les efforts thérapeutiques de la psychanalyse se sont attaqués au même point ( que celui des mystiques) avec le même objectif ; élargir le champ perceptif: le devenir conscient; le wo es war…comme finalité commune?
Freud en appelle à la pratique herméneutique pour déjouer et circonvenir la tentation mystique qui ne cesse de le hanter, même s'il considère, dans un lettre à Jung, je le cite; " la mystique m' est aussi fermée que la musique" .
Le souci de conférer le statut de science à la psychanalyse, définie elle- même comme nouvelle discipline scientifique, résonne t 'il comme formation réactionnelle face à cette trop grande proximité entre psychanalyse et religion? Les conséquences de cette proximité ne seront pas explorée par Freud. Elles seront evitées! Ni les positions de Jung, ou l'enthousiasme messianique de Romain Rolland ne troubleront durablement l' esprit de Freud. L'ancrage dans le champ de la science de la nouvelle discipline est une priorité.
Sublimation et rêve...
Il existe une fonction commune au travail du rêve et à la sublimation; celle de transformer la pulsion en un contenu acceptable pour le moi. L' un et l 'autre travaillent à contenir, transformer l 'énergie sexuelle, soit dans la sublimation en la déviant de son but, orientant alors l' énergie au dehors vers une réalisation artistique ou un dépassement de soi; soit dans le rêve en transformant celle ci au dedans du moi, en un matériau énigmatique. Ainsi, sublimation et rêve imposent un travail au moi. La sublimation dépossède le moi de ses prétentions. Le moi du mystique s'est vidé, dans la rencontre initiatique, de toute consistance; Thérèse d' Avilla résume son sentiment;" je vis, mais sans vivre en moi -même" . C'est le prix à payer pour l 'accueil du divin. Le sujet y perdra son identité, son histoire.
le rêve quant à lui, profite de la régression induite par le retrait sensori-moteur physiologique du sommeil, pour mettre en scène le désir inconscient. Au moi de subvertir, de détourner ce désir en le transformant pour apaiser l' excitation qu'il contient. Le moi du rêveur laisse un chance au sujet d'étendre son territoire; son champ d'investigation s'ouvre. Ses propres perceptions endo-psychiques le conduisent vers une conquête incertaine et difficile, vers l 'exploration de l'univers inconscient animé par la poussée pulsionnelle.
L 'analogie entre sublimation et rêve s'arrête t' elle là?
On pourrait le croire. Si la sublimation et le rêve procèdent d'un travail de transformation de la pulsion sexuelle, la finalité de cette transformation les opposent en apparence; dépossession d'un coté, conquête de l 'autre!
Nombreux sont les exemples ou le rêve apparaît comme médiateur d' une création et trouve son ressort dans la sublimation du courant pulsionnel.
En voici quelques exemples célèbres: Ainsi, Borges rapporte dans son texte le rêve de Coolridge, cette étrange aptitude de Kubilay Khan, empereur mogol, à composer pendant son sommeil 300 vers, dont seuls 54 resteront mémorisés au réveil, aptitude doublée de ce pouvoir d' imaginer le plan dans tous ses détails du palais qu 'il fera construire. Mozart dit- on aurait écrit " la flûte" à la faveur d' un rêve. Wagner, le prélude à l'0r du Rhin. Einstein, on le sait, aurait découvert la théorie de la relativité en puisant son inspiration dans un rêve. Freud enfin, n 'a t' il pas avec l' interprétation du rêve de l'injection faite à Irma et de celui de la Monographie, esquissé les grandes lignes de traumdetung! La substitution passagère de son plaisir addictif, dans une période de forte consommation de cocaïne, par l' étude de l 'activité onirique induite par les phénomènes narcotiques, constitue assurément un bel exemple de sublimation réussie, même si ses propres composantes addictives resteront intactes.
Plus proche, Mick Jagger, au cours d'une tournée en Californie, aurait pendant un rêve composé les premières notes de " Satisfaction" , enregistré dés son réveil sur le petit magnétophone qu'il ne quittait jamais. Rêve et sublimation concourent à la réalisation d'une création ; le rêve a une fonction de médiateur sur la voie de la sublimation d'un courant pulsionnel.
Pour conclure:
La sublimation comme l 'art est une aventure, pour le moi, et pour le narcissisme.
Pour le moi, nous l 'avons évoqué, elle transforme et transcende parfois le destin de l'individu. Le prix à payer est celui d' un renoncement, d'une perte de ses particularités défensives. Pour le narcissisme, l 'aventure est contradictoire ; d' abord, œuvre de mort, elle annihile toute considération positive de soi, afin de " s'épurer jusqu' à s'abolir" . L e sacrifice de soi serait la forme la plus aboutie du renoncement; être pour autrui, tel serait le credo des mystiques, imprimant au narcissisme une portée illimitée. De ce point de vue, on pourrait affirmer que la sublimation œuvre pour l 'auto-conservation, de l' individu, de la culture, voire de l ' espèce.
Comment mieux illustrer la complexité de ce double mouvement, ses effets de rupture et de changement, si ce n 'est en évoquant, après les deux rêves de Freud fondateurs de la science des rêves, la célèbre première phrase du " Moise" ? auquel il s'est largement identifié. Elle a ceci d'intéressant car elle condense, un renoncement et une profonde métamorphose, appelant Freud- Moise, vers son propre destin sublimé.
" Déposséder un peuple de l ' homme qu 'il célèbre comme le plus grand de ses fils est une tache sans agreement, que l 'on accomplit pas d 'un cœur léger. Toutefois aucune considération ne saurait m 'induire à négliger la vérité au nom d'un prétendu intérêt national."
Dr Pierre DECOURT
Psychiatre psychanalyste - www.psychiatriemed.com