Sur les ondes, dans la presse ou sur Twitter, la dramatisation permanente de l'info est partout. L'obsession des polémistes et autres contestataires (parfois cachés en robe de bure) pourrit-elle notre rapport à la politique et aux idées ? Intellectuels et bêtes de plateau s'interrogent pour « Marianne ».
Et voici venir la mère de toutes les polémiques, la réforme des retraites... Petites phrases, tweets, droits de réponse, posts rageurs des internautes. Une fièvre belliqueuse s'est emparée de l'espace public. Une hystérisation qui fait s'interroger. Combien de temps allons-nous tenir à ce rythme ? Ce climat de rixe permanente ne va-t-il pas déteindre sur la société, et dégénérer en violence bien réelle, comme on l'a vu lors de La Manif pour tous ? Et d'abord, comment expliquer cette inflation « débatteuse » ?
La réponse tient en un clic. « Internet fonctionne comme une formidable caisse de résonance, qui amplifie la plus petite peccadille à un niveau assourdissant, rappelle le politologue Stéphane Rozès, président de CAP. Chacun peut recevoir une info, y réagir, la relayer à l'infini, mais aussi lancer tout seul sa propre polémique ! » Ainsi de l'internaute qui balança les images de Brice Hortefeux et sa sortie sur les Arabes et les Auvergnats... Mieux encore, l'information est pensée sur le Web pour créer du buzz, de la controverse.
Voir ces sites d'info qui vous demandent de voter pour des sondages express : êtes-vous pour ou contre Justin Bieber, la PMA, le salaire de Zlatan ?... « Sur Internet, la notion même d'info factuelle, plate, n'existe quasiment plus, explique Frédéric Taddeï, l'animateur de « Ce soir (ou jamais !) ». Si vous regardez bien, toute info, tout titre d'article est conçu pour accrocher l'attention, pour être repris, dupliqué, cliqué. » Bienvenue dans l'ère de la polé-clic...
Mais Internet n'est pas le seul responsable. Pour faire face à la crise de la presse, et se distinguer dans le flot d'infos continu, les médias traditionnels sont obligés de monter le moindre événement en épingle. Le « Sarkozy bashing », puis le « Hollande bashing » en furent un exemple.
On peut d'ailleurs se demander si, derrière les couvertures virulentes des magazines, parlant de François Hollande comme d'un « mou », d'un « faible » ou d'un « pépère », ne se cachait pas aussi une déception, un cri du cœur... Car ce qui y est aussi reproché à Hollande, n'est-ce pas le fait qu'il alimente si peu la polémique ? Qu'il se montre si médiocre fournisseur en controverses rageuses, comparé à son prédécesseur ? De la pure polémique sur l'absence de polémiques, en somme.
Pour autant, ces controverses sont-elles à tout coup futiles ? Pas forcément. Elles auraient peut-être même un rôle vital. « Elles viennent remplacer les bras de fer idéologiques qui avaient lieu dans les années 60 et 70 », avance Stéphane Rozès. A l'heure de la mondialisation inéluctable, quand droite ou gauche sont obligées de mener peu ou prou les mêmes politiques économiques, on s'étripe sur des questions de style : devait-on parler à Angela Merkel de cette façon ? François Hollande fait-il trop de blagues en conférence de presse ?
« On ne peut plus polémiquer sur les politiques à mener, ajoute Stéphane Rozès, alors on polémique sur la façon de faire de la politique. L'affrontement concerne la forme plus que le fond, le présent plus que le futur. » Ce qui explique toutes ces controverses un peu vaines sur les couacs du gouvernement, sur le style de la « gouvernance ».
"Climat toxique"
La dramatisation perpétuelle de l'info, la controverse à outrance présentent-elles un risque pour la démocratie ? «Je ne le crois pas, explique Elisabeth Levy, bouillonnante polémiste, fondatrice du magazine Causeur. Il ne faut pas exagérer, nous ne sommes pas dans les années 30 ! Les séditieux dont vous parlez sont une petite minorité. Et il me paraît inutile de diaboliser les nouveaux moyens de communication. Le climat était bien plus violent avant ou après-guerre, alors qu'il n'y avait pas Internet ou les débats télévisés.»
Certes. Le niveau de virulence atteint par les journaux des années 30 - et qui se traduisait par des débats violents, au café, voire par des bagarres ou des duels... - étaient d'une autre envergure qu'aujourd'hui... «Il est normal de s'engueuler en démocratie ! ajoute Elisabeth Levy. Tant qu'on ne tombe pas dans le mépris ou la haine de l'adversaire.
C'est ce que j'appelle le désaccord civilisé.» Rokhaya Diallo, chroniqueuse à la télé et à la radio, militante antiraciste, éternelle adversaire d'Elisabeth Levy sur les plateaux, n'est pas loin de penser la même chose. «Je crois que ces polémiques sont une bonne chose. Bien sûr, il m'arrive de regretter qu'il y en ait trop, qu'elles soient artificielles, sans intérêt, et qu'elles détournent l'attention des problèmes de fond. Mais elles expriment aussi le rôle nouveau que joue chaque citoyen dans nos démocraties : grâce à Internet, chacun peut exercer une vigilance face aux abus des gouvernants et de tous ceux qui, autrefois, croyaient pouvoir agir en toute impunité, protégés par leur statut. Ce n'est pas rien.»
Face à ces attitudes optimistes, le philosophe Alain Finkielkraut se montre plus sceptique : «Je constate une dégradation du climat intellectuel. Nous sortons d'une période heureuse, celle des années 80 et 90, où les controverses étaient civilisées. La chute du Mur avait marqué la fin d'un certain progressisme triomphant. Plus personne n'avait de certitudes définitives. Le débat d'idées y avait gagné en sérénité et en profondeur.» Aujourd'hui, il déplore qu'on soit revenus au «temps des listes noires» et qu'on retrouve un manichéisme qui existait dans l'après-guerre. «Le simple fait d'essayer de regarder la réalité en face vous fait taxer de racisme ou d'islamophobie, accusation imparable qui vous disqualifie d'emblée. On est revenu aux années 50 et à la lutte des classes, quand la politique était indexée sur le modèle de la guerre.»
Pour Finkielkraut, le temps s'éloigne où l'on pouvait reconnaître que la vérité avait un pied dans l'autre camp. Nous ne serions plus capables de pensée complexe. Et notre période souffrirait d'un déficit d'intelligence, alors même que, comme l'écrivait Fitzgerald, dans la Fêlure, «la marque d'une intelligence de premier plan est qu'elle est capable de se fixer sur deux idées contradictoires sans pour autant perdre la possibilité de fonctionner».
Plus inquiétant encore, Alain Finkielkraut fait remarquer que, dans ces polémiques, s'exprime souvent un populisme délétère. On y épingle les propos ou les actes d'un homme politique, d'un intellectuel, d'un expert ou d'un journaliste, tous membres supposés d'une «élite» suspectée des pires maux : «Désinhibé par la technique, par l'anonymat, l'internaute se venge des puissants. Un certain affect démocratique s'exprime, celui du ressentiment, comme l'avait si bien prophétisé Nietzsche, et qui est une chose dangereuse.»
Difficile de lui donner complètement tort quand on voit la violence des commentaires postés par des internautes totalement décomplexés. «Comme le disait Tocqueville, dans la démocratie, il peut exister une pulsion égalitaire qui ne supporte pas l'éminence, la transcendance. On s'exaspère de voir quelqu'un s'élever par son mérite, son expertise, son savoir. Alors, par la dérision, ou par la polémique, on va s'évertuer à le ramener au niveau le plus commun, le plus bas.» La polémique permanente, ce moment où la démocratie se retourne contre la démocratie ?
"Questionnement binaire"
Reste une question. Si ces controverses nous paraissent souvent vaines, idiotes, absurdes, pourquoi nous rendent-elles accros ? Quel plaisir pervers trouvons-nous dans l'affrontement hebdomadaire, sur yahoo.fr, entre Clémentine Autain et Elisabeth Levy ? «Rien que de très normal, explique le psychanalyste Jean-Pierre Winter. Les polémiques se présentent toujours de façon binaire : êtes-vous pour ou contre ? Trouvez-vous cela tout blanc ou tout noir ? Ces oppositions sont très apaisantes pour l'esprit. On n'a pas besoin de se remettre en question. Tant qu'on se scandalise, on reste dans la passion, dans l'immédiateté. On ne rentre pas dans la réflexion, la nuance...»
Se focaliser sur des controverses sans intérêt serait ainsi un moyen d'éviter les questions qui fâchent. «Quand vous prenez parti dans une polémique, reprend Jean-Pierre Winter, vous éprouvez la satisfaction de dénoncer chez les autres un défaut qui semble vous épargner.» S'enflammer sur la malhonnêteté d'un politicien éviterait de s'interroger sur sa propre «malhonnêteté» à soi, sur ses petits renoncements, ses petites lâchetés, dans la vie quotidienne, dans son couple, dans son rôle de citoyen.
La polémique renverrait ainsi à un très vieux réflexe mental : penser le monde en deux grands blocs antagonistes, ce qui peut constituer une formidable tactique d'évitement, un moyen aisé d'avoir bonne conscience. D'où une évidence. Quelle que soit la forme qu'elle prenne, la controverse a de beaux jours devant elle... Pour le plus grand malheur des français, lassés de ces frasques médiatiques !