Initiateur avec Stephan Chedri de l’Appel des appels, Roland Gori est un psychanalyste et un chercheur de haut niveau – sensiblement irrigué par la pensée de Michel Foucault – qui alerte depuis longtemps, par différents écrits et paroles, sur les dérives du système moderne pris dans les mailles d’une idéologie néolibérale. Une idéologie déshumanisante qui veut faire passer pour des évidences ses diktats et qui tend à faire de l’individu un « entrepreneur de soi-même », dont les critères de valeur, l'apparat, la performance et la compétition, produisent des pathologies liées à la réification de la personne humaine... Pathologies dont la société nie absolument être responsable ! Entretien et analyse de cette réification avec Philippe Schepens pour la revue Semen.
Philippe Schepens : Nous avons souhaité revenir sur le concept d’idéologie, interroger notamment les lieux de création des doctrines idéologiques et les canaux de circulation du discours de la droite, réfléchir aussi aux aliénations que sa présence et son action entraînent. Nous avons souhaité le faire en interrogeant des chercheurs issus de plusieurs disciplines, visant ainsi non tant une définition précise qui comblerait une lacune dans les sciences politiques, qu’une réflexion ouverte sur ce qu’on nomme ici « Novlangue », là « propagande », là « fausse conscience », « tromperie », « mensonge » ou « supercherie intellectuelle », interrogeant ainsi les activités langagières qui, dans la sphère sociale et politique actuelle, nous laissent dépossédés de nous-même ou d’une part de nous-même.
Roland Gori, vous êtes psychanalyste et vous êtes aussi un homme profondément engagé dans les combats sociopolitiques de votre temps, ou au moins dans certains combats qui se déroulent dans la Cité. Ainsi en 2005, pour ne prendre qu’un exemple, vous m’avez demandé de partager l’un d’eux : il s’agissait de faire barrage à une tentative scientiste1, la publication d’un rapport de l’Inserm qui visait rien moins que l’évaluation des psychothérapies ; dans celui-ci, les auteurs soutenaient la thèse selon laquelle la psychanalyse était une psychothérapie, une psychothérapie comme une autre, et qui justifiait dès lors d’une comparaison avec les autres psychothérapies, notamment comportementalistes ; le second temps de la thèse consistait à montrer qu’elle était finalement moins efficace que celles-ci, sans trop se soucier par ailleurs d’une méthodologie même simplement de bonne foi. Vous avez mobilisé beaucoup de monde autour de vous à cette occasion2, et je pense que cet épisode a au moins eu le mérite de rediscuter à neuf les bases les plus fondamentales du rapport qui lie analysant et analyste dans le dispositif de parole qui autorise l’exploration de l’inconscient. Le travail et l’engagement organisé en réplique à cette entreprise frauduleuse a finalement réussi à y faire échec, l’Inserm ayant même dû retirer cet honteux rapport de son site.
Aujourd’hui, vous êtes à nouveau à la pointe d’un engagement proprement politique : vous êtes l’un des initiateurs de L’Appel des appels (décembre 2008), pétition qui a rencontré l’adhésion de centaines de milliers de consciences, et qui continue à représenter un pôle de mobilisation et de réflexion socio-politique extrêmement vivant et fécond3. Mais à vrai dire, vous n’avez jamais cessé de travailler et d’écrire, notamment dans la lignée de Michel Foucault, pour dénoncer les formes contemporaines d’imposture et d’assujettissements. Les titres de quelques uns de vos ouvrages suffiront à le faire entendre : L’empire des coachs. Une nouvelle forme de contrôle social (avec Pierre Le Coz)4, La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence5(avec Marie-José Del Volgo), Le consentement, droit nouveau ou imposture6, (ouvrage collectif que vous avez dirigé avec Jean-Paul Caverni), ou récemment encore, et avec Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime. La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique7.Votre activité éditoriale se préoccupe aussi beaucoup de clinique psychanalytique8, mais ça insiste tant du côté du combat qu’on pourrait se demander si, pour vous, ce n’est pas l’exercice même de la psychanalyse qui relève d’un engagement permanent de cet ordre, un peu comme si on parlait de révolution permanente ?
Accepteriez-vous de retrouver ce qui a été gagné sur l’indistinction par l’activité de pensée et d’écriture que vous avez mené ces dernières années, activité souvent collective d’ailleurs ; et quand je dis « gagné sur l’indistinction », j’ai le sentiment à la fois d’être au cœur du sujet que Semen essaie de traiter, et à la fois proche de votre démarche. Est-ce le cas ?
Roland Gori : Si j’ai bien compris votre question, il y a effectivement pour moi une véritable unité entre ma pratique psychanalytique, l’interrogation épistémologique et théorique qu’elle suscite et l’engagement socio-politique qui en découle. L’unité de ces engagements ne m’est apparue qu’après-coup. Elle s’est révélée fondée par la conviction intime que le « sujet historique » fabriqué par la psychanalyse se trouvait inséparable de certaines formes de démocratie qui reconnaissent à la mémoire et à la parole leur pleine et entière valeur, fondements d’un monde humain que nous aurions en partage, en commun et dont l’espace public aurait à prendre soin. Ce sujet historique existe malgré, avec et contre le flux incessant des évènements qui frappent sa conscience mais ne s’inscrivent dans sa mémoire comme histoire qu’à la suite d’un travail particulier, psychique autant que social, bref symbolique9. Dés lors la haine ou le mépris que la psychanalyse suscite aujourd’hui proviendrait moins de ses limites thérapeutiques ou épistémologiques, qui existent et qu’il importe de connaître bien sûr, que des conditions sociales, politiques et culturelles de notre civilisation, de ses dispositifs de subjectivation, de la manière dont ils fabriquent ce que Michel Foucault nomme « un sujet éthique ».
L’unité de ces engagements provient aussi d’une autre conviction tout aussi intime, acquise par plusieurs décennies de pratiques thérapeutiques : la manière dont une culture accueille et traite la vulnérabilité, symbole d’une « humanité dans l’homme », conditionne culturellement les formes du lien social, autant que du savoir10. Je ne crois pas à l’Immaculée Conception des Savoirs. Ils émergent de la « niche écologique » d’une culture qu’ils participent en retour à recoder. La manière de soigner comme celle d’informer, de juger, d’éduquer, de faire de la recherche, révèle la substance éthique d’une civilisation, la hiérarchie de ses valeurs, son horizon philosophique, c’est-à-dire politique. Parviendra-t-on encore à soigner demain, à faire de la politique, à enseigner, à juger, à chercher, à informer ?
La manière de penser le singulier et le collectif dans une civilisation n’est pas sans conséquences morales, politiques et psychologiques. Cette manière de penser le sujet singulier dans notre culture comme une simple copie, un exemplaire de la série, un segment de population à laquelle statistiquement il appartient, se trouve profondément liée aux processus d’industrialisation qui affectent non seulement les rapports sociaux de production mais plus encore tous les secteurs de l’existence sociale : santé, éducation, information, culture, justice, recherche, travail social, relations sociales, etc. Nous avons montré avec l’Appel des appels que la souffrance au travail aujourd’hui émerge chez des professionnels qui concevaient jusque là leurs pratiques selon le modèle de l’artisan, médecins, psychologues, juges, artistes, enseignants, journalistes, travailleurs sociaux, etc.11 Professionnels qui se trouvent brutalement mis en demeure de recomposer leurs pratiques sur la base des valeurs de la production industrielle des services qu’ils rendent. Cette recomposition des champs12 opère sous la double injonction idéologique et politique d’une rationalisation économique et d’une rationalité technico-administrative, modélisées par la pensée statistique. Cette manière de penser le sujet singulier autant que collectif est constituée de pied en cap, dans sa nature et sa fonction, par nos pratiques sociales qui permettent notamment au pouvoir politique de gouverner et de faire des choix idéologiques sans les avouer comme tels en les justifiant au moyen de la rationalité statistique, comme une administration objective et scientifique du vivant. Le sujet n’est plus alors que l’élément exemplaire d’une loi des grands nombres, un effet de cette notion hybride économico-morale de « populations13 » qui le fait apparaître comme une unité numérique et disparaître en tant qu’être concret, irréductible à toute typologie, à toute force égalisatrice des nombres et à toute poussée homogénéisante des normes. Le sujet se trouve alors réduit par l’instrumentalisme qui n’est pas seulement l’application pratique d’une manière de penser l’humain mais devient la forme et l’essence même de toute pensée, de toute pensée « calculante », à des années-lumière de ce que Bourdieu nommait la « pensée pensante ».
La « tarification à l’activité » qui recompose l’ensembles des pratiques professionnelles ne procède pas seulement d’une rationalité économique ou technique, elle est devenue le moyen par lequel le Pouvoir politique institue la matrice permanente d’une « servitude volontaire »14 au moyen des « expertises ». L’expertise se trouve promue opérateur d’un nouveau paradigme de civilisation, d’une nouvelle morale positive et curative, et produit des mutations sociales et culturelles profondes, comparables à celles que le concept d’« intérêt » avait su produire dès le XVIIe siècle dans l’art de gouverner. C’est une étape supplémentaire dans la « mathématisation » du monde conduisant à laisser aux « spécialistes de la résolution des problèmes », spécialistes issus de l’univers de l’économie expérimentale et de la théorie des jeux15, « scribes » privilégiés des « expertises » le soin de « décider » à notre place. Non sans devoir laisser aux médias le soin de convaincre les individus de se soumettre librement à cette manière de voir le monde comme un ensemble de situations-problèmes à résoudre.
C’est de ce « rationalisme morbide » dont procèdent nos idéologies et les pratiques actuelles qu’elles légitiment16. De ce fait, lorsque nous adoptons les valeurs et les critères des « spécialistes de la solution des problèmes » pour penser le monde et notre existence à partir de leur calcul et si cette transmutation des valeurs s’avère inappropriée à notre vie, ce n’est pas seulement tel ou tel problème qui demeure sans solutions, mais c’est bien le monde comme notre existence que nous risquons de perdre. Ce que les analyses d’Hannah Arendt ont montré à partir des « documents du Pentagone » qui rendaient compte de la manière dont aux États-unis la guerre du Vietnam avait été préparée, à partir des scénarios des spécialistes de résolution de problèmes et de leurs ordinateurs. Ce n’est pas seulement la Guerre que ces experts ont perdu, mais c’est aussi le monde, notre monde, auquel ils avaient substitué un monde virtuel, perdant au passage le goût de la vérité, du jugement et de la responsabilité pour leur substituer cet art du mensonge, au centre des rhétoriques de propagande, de communication et de marketing politiques, culturels et sociaux.
Cette perte de la substance éthique, sociale et psychologique de nos sociétés de masse et des modes de gouvernement politique qui les contrôlent et les normalisent, constitue sans nul doute le grand défi de la démocratie à laquelle ces mêmes sociétés prétendent. Ce sujet singulier et collectif, ce « pluriel des singuliers » dont parle Hannah Arendt, dès lors qu’il passe à la trappe de l’individualisme et de la massification – deux versants du même phénomène – se trouve recouvert, aliéné, ou au moins falsifié par une vision du monde qui en l’objectivant le façonne comme une marchandise et un spectacle, spectacle où la marchandise se contemple elle-même dans la consommation des illusions collectives qu’elle produit.
Donc m’intéressant à la pragmatique comment aurais-je pu ne pas me préoccuper des dispositifs de subjectivation qui oeuvrent dans la culture et participent aux enveloppes formelles des symptômes au nom desquelles les patients viennent nous consulter ?
Philippe Schepens : Je crois savoir que vous occupez, en tant que psychanalyste et parmi les psychanalystes, une place un peu à part, du fait de l’attention que vous portez de manière effective à la matérialité de la parole, ce qui d’ailleurs vous rend plus qu’un autre attentif aux travaux actuels des linguistes. En effet, je crois pouvoir dire que la plupart de vos confrères préfèrent se cantonner à la « linguisterie » lacanienne, dans la refonte qu’elle opère des travaux saussuriens et jacobsonniens. C’est, bien sûr, déjà considérable. Cependant, en dehors de votre attention au tournant pragmatique de la linguistique, c’est à l’archéologie des discours tentée par Foucault que vous reliez votre travail. Quelques-uns dont je suis appellent cela l’analyse du discours, et tentent d’en formuler les arrière-plans et les méthodologies. Vous le reliez également au projet de philosophie critique de l’École de Francfort. Voudriez-vous préciser la pensée qui est la vôtre à cet égard, votre rapport avec ces éléments que j’évoque intentionnellement de manière un peu vague ?
Roland Gori : Depuis près de 40 ans, j’ai dans mes travaux divers et variés essayé d’ancrer la théorisation de mes pratiques dans le cadre d’un matérialisme discursif qui rappelle que nous n’avons que la parole et le langage pour dire le monde et agir sur lui. L’évidence des faits ne mérite pas qu’on les néglige. Vous vous souvenez sans doute des débats que nous avions eus à propos de l’interprétation des rêves quand j’affirmais que pour le psychanalyste, elle procédait de jeux de paroles et de langage et qu’à ce titre « le rêve n’existe pas »17.
Je demeure adossé à cet opérationalisme méthodologique qui veut que les faits dont une pratique et une science peuvent rendre compte, sont davantage créés par une méthode que révélés ou découverts par elle. À distance de toute prétention transcendantale, la psychanalyse ne peut rendre compte que de ce qu’elle prend dans son dispositif et que d’une certaine façon elle fabrique. La psychanalyse est pour moi la mise en acte d’une méthode dans une pratique où la fonction symbolique joue un rôle essentiel. Je me méfie de la notion de « causalité psychique » qui ouvre tôt ou tard la porte à cette idéologisation du discours psychanalytique qui a fait beaucoup de dégâts. C’est la raison pour laquelle j’ai essayé de savoir à quelles conditions, la psychanalyse risquait de se dégrader en conception du monde, en idéologie et en rhétorique d’influence. Par exemple, j’ai essayé de montrer comment dans l’histoire du mouvement psychanalytique Freud et ses disciples ont été « roussis au feu du transfert », transfert que les conditions particulières de la méthode produisent. Ces relations passionnelles naissent de l’usage particulier que la psychanalyse fait du langage et de la parole, de leur pouvoir de révélation et de leur fonction symbolique. Pouvoir et fonction que les sciences actuelles tentent de récuser en « naturalisant » l’humain et en destituant la « preuve par la parole »18. À partir de là, vous comprendrez aisément comment nous nous sommes intéressés, avec Marie-José Del Volgo, à la manière dont dans nos sociétés la médicalisation de l’existence accouplée à un langage de plus en plus économique risquait de conduire à un gouvernement de plus en plus totalitaire des individus et des populations. C’est-à-dire comment par le langage et dans le langage, la médicalisation de l’existence recodait le sujet éthique et le lien social, pour conduire à une administration scientifique et technique du vivant au sein de laquelle des dispositifs de servitude volontaire conduisaient à une soumission sociale librement consentie. La santé devient un enjeu éthique et politique essentiel dans nos démocraties et le langage pour la saisir et l’instrumentaliser révèle une forme particulière de civilisation.
La santé a d’autant plus préoccupé les différents systèmes de gouvernements politiques que ces systèmes ont dû répondre à la nécessité de rationalisation du corps et du temps des individus. Je quitte ici la théorie de Georges Canguilhem pour en venir à celle de Michel Foucault. Dans le cadre de la nécessité d’une rationalisation des conduites, et en particulier de l’utilisation du corps et du temps, à des fins d’accroissement de productivité et de performance, on a requis la médecine et les sciences du vivant, du bien être en général, à devoir répondre à cette réquisition politique des pratiques professionnelles de santé. Donc, c’est historiquement daté. Les exigences de rationalisation des conduites afférentes à l’esprit capitaliste et l’éthique protestante, selon Max Weber19, se sont accrues. Rationaliser notre vie quotidienne au nom de la science est un mode de pensée occidental. Le XIXe siècle est le siècle majeur de l’industrialisation normative des comportements.
Ce ne sont pas seulement les industries qui « se sont fabriquées » avec des agencements normatifs, c’est l’ensemble de la société. On pourrait presque dire, je prends ici un risque de provocation à l’égard des sociologues, que la sociologie est le concept qui se déduit de cette massification. C’est au moment où se délite le lien social qu’apparaît le spectre de la sociologie afférant, bien évidemment, à l’organisation, à la mise en place des manufactures et des productions industrielles. Alors, les sciences du vivant se trouvent invitées, en quelque sorte, à conceptualiser, à réguler – en tant que pratiques sociales et pas uniquement en tant que rationalité scientifique – cette normalisation des individus et des populations. À partir du moment où c’est au nom de la science que l’on peut imposer des normes – c’est-à-dire des exigences à des existences pour ne pas quitter la pensée de Canguilhem, puisque c’est sa définition – au nom de la science, de la raison, il est d’autant plus difficile de contester ces exigences et d’ouvrir un débat politique. Au début du XXIe siècle, le drame est le totalitarisme qui s’installe au nom des sciences et qui fait que rien n’est débattu puisque c’est scientifique... Revenons au XIXe siècle, Michel Foucault montre que la France a normalisé ses canons et ses professeurs, que l’Allemagne a normalisé ses médecins. C’est le siècle qui installe les dispositifs de normalisation. D’ailleurs, je n’emploierai pas le terme de « norme » : la norme est en effet seconde par rapport au dispositif de normalisation qui la produit. Il est aussi intéressant de noter qu’au niveau linguistique, le terme de norme est peu utilisé dans le sens qui est le nôtre jusqu’au XIXe siècle. Bien sûr, on parlera de norme, dans le sens latin norma, l’équerre, ou de norme grammaticale, etc.
Mais l’extension linguistique se fait vraiment au XIXe siècle. Cette extension est le reflet de ce qui – socialement et psychologiquement – se met en place. Aujourd’hui, on ne parle plus de norme, mais d’anomalie ou de « trouble » ou encore de « vulnérabilité ». On ne peut pas détacher la manière de se penser sujet et celle dont le sujet se fabrique. C’est une des raisons pour lesquelles la « santé mentale » actuelle constitue l’acte de décès de la psychiatrie : il n’y a plus exigence d’une psychopathologie authentique pour pratiquer, comprendre le sens et l’histoire des symptômes, le vécu du patient, l’importance de ses idiosyncrasies, de son style ; l’hygiénisme du corps social suffit : repérer les individus appartenant statistiquement à des populations à risques, suivre leur trajectoires et les coacher toutes leurs vies, si nécessaire par des méthodes rééducatives ou chimiques. Politiquement parlant c’est aussi le retour aux « classes dangereuses », mais avec en prime une « naturalisation » des déviances grâce à la neurobiologie et à la génétique des comportements. On ne peut pas rêver mieux pour cette nouvelle forme de darwinisme social qui disculpe la société de la part qui est la sienne dans l’émergences des déviances : les compétences affectives, sociales, comportementales sont prédéterminées par des « vulnérabilités génétiques » qui, activées ou inhibées par des facteurs « environnementaux » (on ne parle plus d’Autre ou de Politique !), produisent des dysfonctionnements neuro-cognitifs à l’origine des « troubles » de toutes sortes !
Comment ne pas s’intéresser aux langages et aux dispositifs qui fabriquent les savoirs dominants autant que l’opinion à laquelle on demande par la mise en spectacle des « expertises » d’adhérer à ce qui contribue à les asservir ?
Philippe Schepens : Dans la rédaction que vous avez faite de L’Appel des appels, j’ai été frappé par le fait que vous utilisiez à plusieurs reprises le mot idéologie. Pendant un temps, j’ai pensé que vous ne l’utilisiez pas de manière pleinement notionnel, mais plutôt pour caractériser l’imposture intellectuelle, le dessein stratégique qui se tapit à l’arrière-plan de telle mesure juridique, de tel discours de méfiance, ou même dans la conjoncture la plus récente, de tel discours de ségrégation et de haine, tel qu’il vient du plus haut sommet de l’État. J’ai pensé que pour un psychanalyste, ce qui est idéologique, c’est tout ce qui vient recouvrir l’humain d’inhumain. Cependant lorsque j’ai lu votre ouvrage Exilés de l’intime, j’en suis venu à modifier ce jugement et je crois maintenant que vous explorez la fabrique du discours médical et psychiatrique comme la fabrique même d’un naturalisme triomphant et d’un discours de pouvoir, et en cela pleinement idéologique, au sens le plus marxiste que le terme recèle. J’aimerais qu’on y revienne plus loin, mais en attendant, y a-t-il une anthropologie psychanalytique à partir de laquelle il devient possible d’apercevoir les recouvrements de l’humain auxquels ce naturalisme conduit ? Y a-t-il une Ratio, issue de la clinique psychanalytique, qui permette de renouveler aujourd’hui le combat des Lumières ?
Roland Gori : L’idéologie est pour moi une forme de discours, de savoir et de dispositif qui assure une prescription sociale au nom d’une description prétendument scientifique ou du moins objective de la réalité. Elle s’incarne dans le matérialisme des pratiques sans lesquelles elle ne serait qu’une abstraction en quête de croyance !
Aujourd’hui il y a un renouveau des idéologies « totalitaires » qui fabriquent cette « fiction anthropologique » d’un « homme neuro-économique » : individu stratège, froid calculateur, cynique, intériorisant les normes du marché et régulant sa conduite comme dans un jeu d’économie expérimentale, s’instrumentalisant lui-même et autrui pour optimaliser ses parts de jouissance. Compétences émotionnelles et sociales prédéterminées génétiquement mais améliorables par l’apprentissage. Cette fiction actuelle au croisement des sciences économiques et des neurosciences assure la liquidation du sujet tragique construit par la psychanalyse et la philosophie politique, sujet divisé en conflit avec lui-même et les autres, ordonnateur de son propre destin par le récit et l’histoire.
Ces idéologies néolibérales qui recomposent aujourd’hui nos savoirs et nos pratiques, dont la souffrance au travail est le symptôme, tendent depuis une trentaine d’années à devenir totalitaires en recodant l’ensemble des champs de nos existences avec le langage de l’économie (Gary Becker) et des théories de l’information. Quand je dis « totalitaire », c’est à la suite des travaux comme ceux de Hannah Arendt et Theodor W. Adorno qui ont montré que les germes des États totalitaires se déduisaient de la condition de l’homme moderne dans sa prétention à organiser rationnellement le monde, c’est-à-dire que rien n’échappe à la raison.
Dans mon dernier ouvrage20 notamment, je forme l’espoir que cette « humanité dans l’homme » est cela même dont la psychanalyse pourrait être le nom aujourd’hui, à condition sans doute que les psychanalystes ne cèdent pas trop aux sirènes de notre époque et à la tentation sans cesse renouvelée de se transformer en idéologie ou en religion. Dans une société où règne la tyrannie de la norme, faire de la psychanalyse le site de résistance du singulier, du contingent, du hasard et de l’inattendu aux dispositifs de chosification de l’humain peut surprendre. Mais c’est cette thèse que je soutiens.
Philippe Schepens : Revenons à cet ouvrage écrit avec Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime. Vous interrogez de manière très acérée une série de concepts que le discours médical et psychiatrique charrie. Parmi ceux qui vous mobilisent, celui de « consentement ». Pour ma part, je n’avais effectivement jamais entendu, jusqu’au moment de vous lire, ce que ce terme comportait d’équivoque. Sur quel mode sommes-nous « éclairés », et à quoi donc est-ce que nous consentons, lorsque nous remettons notre corps entre les mains de la médecine d’aujourd’hui, ou simplement lorsque nous consentons à l’ensemble de plus en plus étendu de ses prescriptions et de ses représentations ? Vous décrivez une sphère de discours et de pratiques dont l’importance n’a cessé de croître, et qui se renforce compte tenu de la légitimité acquise grâce aux succès thérapeutiques des 50 dernières années et grâce au lien organique qu’elle a tissé avec le pouvoir politique. Vous soulignez la naissance d’un empire législatif structuré par un nouvel hygiénisme qui encadre, « coache », surveille, norme, vise une « rationalisation des moeurs », construit l’addiction à la performance, et finalement même en vient à produire des politiques de dépistage qui sont en fait des ségrégations aussi précoces que féroces des gens fragiles. Vous montrez que faute d’apercevoir ce consentement au naturalisme, nous risquons finalement de nous représenter nous-même comme animal, comme « exemplaire de l’espèce », hypostase de la pensée scientifique de Mengele. Mais ce sur quoi vous insistez particulièrement, c’est sur la reconfiguration de notre rapport à nous-même que cette idéologie et ces pratiques parviennent à tisser insidieusement (vous utilisez même les termes de « mutation anthropologique », de « désymbolisation du monde »). Cette reconfiguration naturaliste, attestée et étayée par les nouveaux discours bio-scientifiques que vous identifiez nettement21, y compris dans leur convergence conceptuelle, tend à nous faire adhérer à une représentation de nous-même comme organisme biologique autonome, comme cerveau ne calculant dans ses rapports à autrui que des gains et des pertes, comme « entrepreneur de soi-même ». Pourriez-vous, pour les lecteurs de Semen, revenir sur ce que ce naturalisme à l’œuvre recompose en nous, et que le psychanalyste est peut-être plus particulièrement en position de nommer ?
Roland Gori : Nous sommes aujourd’hui dans une société du spectacle et de la marchandise dont nos dispositifs de subjectivation ne sauraient rester indemnes. J’évoque, et après Bourdieu, dans mon dernier ouvrage ce pouvoir invisible et anonyme de la télévision qui manipule d’autant mieux son public et ses journalistes qu’ils en sont inconscients, qu’ils en intériorisent les normes en usage et finissent par penser comme on le leur demande. Comme on le leur demande, c’est-à-dire selon une logique de marché mise en œuvre par les prescriptions de l’audimat. Ce faisant, si aux dires d’Hegel l’époque moderne se caractérise par le fait que la lecture quotidienne du journal a remplacé la prière du matin, on mesure l’impact de la télévision et de ses annexes sur l’opinion. Dans une civilisation où les jeunes français passent plus de temps avec ces « industries de programmes22 » qu’avec leurs parents, on peut légitimement s’inquiéter du rôle et de la fonction de ce dispositif de transmission culturelle dans la formation des esprits. On sait par exemple que la télé reste allumée en moyenne 5H30 par jour dans les foyers français, que les enfants de 11-14 ans passaient en 2008 en France en moyenne 2H par jour devant la télévision23. Si la télévision tend à occuper une place essentielle dans les systèmes de transmission, le rapport privilégié qu’elle entretient à l’urgence, au scoop et aux nouvelles, heurte frontalement les exigences de la tradition et de la mémoire. Or comme le remarquait déjà Alexis De Tocqueville « le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. » C’est donc la formation même des esprits qui se trouve mise en question par cette « corruption structurelle », comme écrivait Bourdieu24, de la télévision comme canal privilégié de communication, organisé par le court terme des scoops et des nouvelles dont le flux incessant objecte à la « pensée pensante ».
Cette civilisation de l’opinion heurte structurellement le travail de la culture en exigeant du sujet singulier autant que collectif des formes de temporalité propres à l’urgence des « nouvelles » nouvelles, à la structure de leur message et au mode d’attention qu’elles requièrent. Nous sommes ici en contrepoint de la temporalité de la pensée réfléchie ou du rêve, qui nécessite un temps d’après coup pour incuber l’actualité dans une mémoire qui transforme les événements en histoire. Que devient le « sujet historique » dans une civilisation du court terme, où l’individu est soumis à des flux incessants d’informations et de nouvelles ? Alors même que les informations exigent pour prendre sens et trouver une valeur d’être triées, sélectionnées, unifiées, mises en récit, inscrites dans une histoire. Pour qu’un événement fasse histoire il faut qu’il « dure », qu’il « dure » dans une mémoire collective autant qu’individuelle, structurée par des traces, des archives, des souvenirs, des réminiscences et des objets matériels autant que symboliques. Que l’on puisse se rappeler de quelque chose sans en avoir le souvenir, c’est ce dont témoigne l’expérience psychanalytique avec ses concepts de transfert, de répétition et d’inconscient. C’est ce qui fait d’ailleurs de la psychanalyse une création analogue à la rencontre amoureuse telle qu’André Breton l’évoque au moment où il écrit : « C’est comme si je m’étais perdu et qu’on vint tout à coup me donner de mes nouvelles ».
Cette mémoire qui fait histoire, c’est aussi celle que Marx découvre avec le matérialisme historique en coordonnant les croyances et les idéologies aux conditions sociales de l’existence et à leurs métamorphoses. Chacune à leur manière, la psychanalyse, la sociologie marxiste, les connaissances historiques et les humanités heurtent frontalement les « valeurs » de notre civilisation qui prônent la culture du potentiel, la rentabilité du court terme, la flexibilité des expériences, l’idéalisation des instants et des évènements, la liquidité des relations et le speed dating avec les œuvres et les partenaires. Dans mon dernier ouvrage je vois dans le succès des livres de Michel Onfray un de ses symptômes propres au « pétainisme culturel » de notre temps, retour d’une révolution conservatrice toute « grosse » des valeurs néo-libérales de potentiel, de concurrence, de liquidité, d’immanence et de cynisme, « animal » écrivait Nietzsche, dans lesquels se consume le sujet en consommant ses expériences vitales !
Philippe Schepens : Je voudrais finir cet entretien en vous interrogeant sur la vague tragique de suicides qui ont eu lieu récemment à France Telecom, et à la manière dont ils ont été saisis dans le terme de « stress », stress au travail. C’est un concept curieux, à mi-chemin du biologique et du social. Ce concept évoque-t-il pour vous, et là encore, une dépossession naturaliste ?
Roland Gori : Le « stress » c’est ce qui reste d’une civilisation qui a oublié le caractère tragique de l’existence au profit de la fuite éperdue dans l’instant, la mort au profit du « semblant », l’Autre au profit de l’« environnement », le sujet singulier et collectif au profit de l’individu et des communautés, la subjectivité du travailleur au profit de la « victime » (de la souffrance au travail), le citoyen au profit du consommateur et de ses droits… Bref c’est un cache-misère d’une pensée qui a perdu ses dimensions politiques, intersubjectives, historiques. Une notion-fétiche pour ne pas reconnaître tout ce que notre civilisation désavoue de la dette que chacun a vis à vis de l’Autre et de l’Histoire, en somme du réel qu’elles bordent. Mais c’est une autre histoire…
Notes :
1 … et aussi bien misérable : il s’agissait bel et bien de récupérer une clientèle qui, en France, a plutôt tendance à faire confiance aux psychanalystes.
2 « Soigner, enseigner, évaluer ? », Cliniques méditerranéennes N° 71, 2005, Éditions Erès.
3 L’une de ses réalisations, c’est l’édition d’un ouvrage collectif : L’appel des appels. Pour une insurrection des consciences, sous la direction de Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval, 2009, Paris, Mille et une nuits.
4 Albin Michel, 2006.
5 Denoël, 2005.
6 In Press, 2005.
7 Denoël, 2008.
8 Par exemple La preuve par la parole. Sur la causalité en psychanalyse, PUF, 1996, rééd. 2001 et Erès, 2008, ou encore Logique des passions, Denoël, 2002, Flammarion, 2005.
9 Cf. De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité, Denoël, Paris, 2010.
10 Les formes de savoir sont indissociables des formes de pouvoir mises en œuvre comme pratiques sociales et construction d’un monde commun.
11 Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval (sous la dir.), L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Paris, Mille et une nuits, 2009.
12 Au sens de Bourdieu. Cf. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980 et Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000.
13 Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Seuil, 2004 ; Michel Foucault, Naissance de la biopolitique Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Gallimard, 2004.
14 Roland Gori, « De l’extension sociale de la norme à l’inservitude volontaire », in : Gori R., Cassin B., Laval Ch., (sous la dir. de), 2009, op. cit., p. 265-278.
15 Roland Gori, Marie-José Del Volgo, 2008, op. cit.
16 Cf. « De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? », op.cit.
17 Cf. Le N° 15 du Bloc Note de la psychanalyse, 1997-1998, et en dialogue avec Roland Gori, le texte de Philippe Schepens dans le Bloc-Note de la psychanalyse N° 16, 1998-1999 : « En réponse à Roland Gori : le rêve comme interdiscursivité au travail », et « Réponse de Roland Gori aux commentaires de Philippe Schepens ».
18 Roland Gori, La preuve par la parole, PUF, 1996.
19 Max Weber, L’Éthique du protestantisme et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2003.
20 Roland Gori, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité, Paris, Denoël, 2010.
21 Vous citez notamment le conjointement des concepts de comportement, d’interaction et d’information, qui se retrouvent en cybernétique, et l’extension métaphorique à une cybernétique sociale. Vous citez également les travaux de Gary Becker, sociologue et économiste, qui reconstruit une sociologie en pure termes économiques ; la radicalisation de la théorie des jeux, dans les travaux d’Axelrod, pour modéliser les situations et les rapports humains en termes de stratégies égoïstes, les travaux de Kosfeld, neurobiologiste, ou ceux de Kahneman, psychologue et économiste, et finalement les programmes de recherche en neuro-économie, neuro-finance, neuro-marketing, économie comportementale, qui sont fortement subventionnés dans un nombre croissant d’universités, pour ne citer que quelques aspects saillants de vos travaux.
22 Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, Paris, Flammarion, 2006.
23 Aux USA les enfants passent en moyenne 4-5H par jour devant la télévision.
24 Pierre Bourdieu, 1996, op. cit.