Don ou relation marchande : quelle forme d’échange domine aujourd’hui ? Tout est question de définition...
« Le don représente dans la société française contemporaine une grandeur approximativement équivalente aux trois quarts du PIB. » Cette étonnante évaluation faite par l’économiste Ahmet Insel n’est pas une plaisanterie, mais elle ne signifie pas que les Français dépensent l’essentiel de leur énergie en cadeaux de Noël (1).
Ce n’est pas non plus une tentative pour mesurer l’ampleur de phénomènes comme la gratuité sur le Web, les cadeaux d’entreprises, ou les seuls dons caritatifs ou humanitaires. Non, le don auquel il pense embrasse tous les transferts de temps, d’énergie et d’argent « qui ne sont pas régis par le marché » et peuvent être considérés comme volontaires. Ainsi défini, le domaine du don, explique A. Insel, se répartit en deux cercles, du fait des méthodes de recueil des données. Il y a, d’un côté, le cercle des ménages, et, d’autre part, ce qui circule entre ces derniers. Or, c’est dans le ménage que réside le « noyau dur » du don sous la forme du travail domestique qui, tout en étant « gratuit », n’en est pas moins productif : une évaluation ancienne (1985), mais considérée comme inchangée en 1999, estimait à 47,3 milliards d’heures par an le travail domestique des Français, accompli à 80 % par des femmes. La même année, le travail rémunéré s’élevait à 37 milliards d’heures seulement… Estimation de la valeur de ce travail domestique : 64 % de la valeur du PIB. À cela, il ajoute les services non marchands rendus par l’administration puis – passant au second cercle – les dons aux associations (0,2 % du PIB), le bénévolat (120 millions d’heures de travail, 2 % du PIB), et les invitations entre ménages (12,2 milliards d’euros).
Des sociétés capitalistes… dominées par le don ?
On dépasse sans peine les fameux trois quarts du PIB… alors que ces chiffres ne comprennent ni les donations entre personnes, ni les héritages, ni les cadeaux familiaux, car ils ne sont pas chiffrables. Mais le bilan est clair : l’économie réelle des échanges permettant aux gens de satisfaire leurs besoins serait en grande partie assurée par le don. Affirmation paradoxale au début d’un xxie siècle qui ne jure plus que par l’économie de marché…
Vivons-nous, sans même le savoir, dans une société non seulement habitée, mais dominée par le don ? Comme nous le verrons, le problème est surtout celui de sa définition. Le constat d’A. Insel repose en effet sur une conception héritée de Marcel Mauss, celle que défend également le mouvement d’Alain Caillé, Serge Latouche et Jacques Godbout. Dans leur pratique, on inclut dans le don tout échange qui n’est ni marchand ni strictement comptable.
Or cette vision est aujourd’hui contestée par certains sociologues. Selon Viviana Zelizer, la séparation « marchand » ou « non marchand » n’est pas une bonne base. Elle ne permet pas de distinguer vraiment ce qui se passe : un artiste qui fait cadeau d’un de ses tableaux à son médecin fait-il un don ou un paiement déguisé ? Une personne qui touche une indemnité pour la perte d’un de ses proches suite aux attentats du 11 septembre 2001 reçoit-il le prix de cette perte ou un don de reconnaissance ? Comme le souligne V. Zelizer, « tout dépend de la manière dont les partenaires définissent la situation (2) », ou bien font appel à un tiers arbitre (observateur, expert, juriste).
Florence Weber propose donc d’éclaircir la question en distinguant deux sortes de prestations (3) : les « transferts », qui ne comportent pas de contrepartie exigible, et les « transactions », qui en comportent une précisée dès le départ. Rien n’empêche les transferts d’être réciproques, cela ne change rien au fait qu’il s’agit d’actes séparés. Il est clair à ses yeux qu’un don ne saurait être qu’un transfert.
Payez le restaurant, ne demandez pas la nuit
Elle rejoint sur ce point Alain Testart qui, lui, pratique une distinction principale entre don et échange, marchand ou non marchand. Le point fondamental est qu’à ses yeux un don n’est pas un échange, comme un transfert n’est pas une transaction. Toute la sphère du don circonscrite par M. Mauss se trouve alors modifiée, dans son étendue comme dans ses implications morales. M. Mauss et ses héritiers considèrent que donner crée une obligation de rendre. Pour A. Testart, c’est faux : le concept de « don » n’a de signification sociale que si l’on admet que, justement, il n’oblige pas le donataire à rendre. Ce n’est pas qu’une question de mots. Pour prendre un exemple, si je donne une pièce à un mendiant et que celui-ci me remercie par la formule « Dieu vous le rendra », est-ce un échange ? Non, car justement cela veut dire que le mendiant ne se sent lié par aucune dette. Quant à Dieu, comment pourrait-il avoir une dette ? Autrement dit, le don peut créer des sentiments de dette, mais pas d’obligation de rendre.
Une autre façon de décomposer le don maussien concerne ses intentions et ses effets. Son élévation au rang de concept lui a attribué des qualités qu’il n’a pas forcément. Ainsi, on perçoit souvent le don comme plus généreux, moins individualiste, moins matérialiste que les échanges commerciaux. En fait, il peut être très intéressé. L’important est de ne pas en faire état. Imaginez un homme qui, à l’issue d’un bon dîner en compagnie d’une femme, lui propose cet échange : « Ma chère, puisque j’ai payé le restaurant, vous m’accorderez bien cette nuit ? » Le plus probable est qu’elle s’en ira outrée. S’il s’était abstenu, la dame, séduite par sa largesse, aurait peut-être fait le pas elle-même. L’essentiel est qu’aucun rapport entre la note de restaurant et l’affectueux service ne soit établi explicitement. Ainsi va le monde du don : ce ne doit pas être un échange, même si l’intérêt est au cœur de l’affaire.
Si, comme le souligne A. Testart (4), le don doit être distingué par sa forme – et non par ses intentions ou son résultat –, alors il ne peut désigner la plupart des échanges, même non marchands, que nous pratiquons tous les jours. Pour en revenir au constat établi par A. Insel, une définition plus restrictive ne donnerait pas le même résultat. D’abord, en toute rigueur, il faudrait vérifier que dans chacune des situations, la forme des prestations est bien celle du don : le travail domestique ne comporte-t-il pas une bonne part d’échanges ? Échanges d’ailleurs inscrits dans les textes du mariage : « Les époux se doivent assistance mutuelle, etc. » Ensuite, il est possible que les services rendus par l’administration seraient aussi reclassés : assurer des services sociaux exige que les citoyens paient des impôts. Cependant, il n’y a pas de lien entre le service reçu et le montant de l’impôt : on appelle cela « redistribution ». S’agit-il d’un échange non comptable ou de quelque chose qui, comme le pense A. Testart, « ressemble au don » ?
Au bilan, seuls subsisteraient sans discussion au rayon du don les donations personnelles, caritatives, et peut-être le travail bénévole. Cela ne représenterait plus qu’un faible pourcentage du PIB. Allons, constater que nous ne sommes pas aussi généreux qu’on nous le disait n’est pas vraiment une surprise…
NOTES :
(1) Ahmet Insel, « La part du don », in Philippe Chanial (dir.), La Société vue du don. Manuel de sociologie antiutilitariste appliquée, La Découverte, 2008.
(2) Viviana Zelizer, The Purchase of Intimacy, Princeton University Press, 2005.
(3) Florence Weber, « Introduction », in Marcel Mauss, Essai sur le don, Puf, 2007.
(4) Alain Testart, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, Syllepse, 2007.