31 août 2012 5 31 /08 /août /2012 18:43

 Éloge de la table rase: trois décennies à défaire et à refaire le monde !

  

« Pendant plus de trois décennies, Friedman et ses pernicieux disciples avaient perfectionné leur stratégie : attendre une crise de grande envergure, puis, pendant que les citoyens sont encore sous le choc, vendre l’État, morceau par morceau, à des intérêts privés avant de s’arranger pour pérenniser les « réformes » à la hâte. »

  

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  INTRODUCTION :


Semer " le choc et l’effroi " engendre des peurs, des dangers et des destructions incompréhensibles pour certains éléments ou secteurs de la société à l’origine de la menace, ses dirigeants ou les citoyens en général. La nature, sous forme de tornades, d’ouragans, de tremblements de terre, d’inondations, d’incendies incontrôlés, de famines et de maladies, peut provoquer le choc et l’effroi. Shock and Awe. Achieving Rapid Dominance, doctrine militaire établie pour la guerre des États-Unis en Irak.

     

 

    Je fis la connaissance de Jamar Perry en septembre 2005 au refuge de la Croix-Rouge de Baton Rouge, en Louisiane. De jeunes scientologistes au large sourire distribuaient des repas, et Jamar faisait la queue avec les autres sinistrés. Je venais juste de me faire houspiller pour avoir osé m’entretenir avec des évacués en l’absence d’escorte médiatique. Canadienne blanche perdue au milieu d’une mer d’Afro-Américains du Sud, je faisais de mon mieux pour passer inaperçue. Je me glissai dans la queue derrière Perry et lui demandai de me parler comme à une vieille amie, ce qu’il eut l’amabilité de faire. Né et élevé à La Nouvelle-Orléans, Jamar avait quitté la ville inondée une semaine plus tôt. On lui aurait donné dix-sept ans, mais il en avait vingt-trois, me dit-il. Lui et les siens avaient attendu longtemps les autocars d’évacuation promis. En fin de compte, comme ils ne venaient pas, les Perry avaient marché sous un soleil de plomb. Ils avaient abouti ici, dans un palais des congrès tentaculaire, où se tenaient normalement des foires commerciales organisées par l’industrie pharmaceutique ou des manifestations sportives, du type « Carnage dans la capitale : combats extrêmes en cage d’acier ».

 

À présent, les lieux étaient envahis par 2 000 lits de camp et une foule d’évacués, épuisés et mécontents. Des soldats de la Garde nationale à peine rentrés d’Irak patrouillaient, l’air crispé. Ce jour-là, une nouvelle courait parmi les réfugiés selon laquelle un éminent congressman républicain de la ville, Richard Baker, avait tenu les propos suivants : « Nous avons enfin nettoyé les loge ments sociaux de La Nouvelle-Orléans. Dieu a réussi là où nous avions échoué. » Joseph Canizaro, l’un des promoteurs immo biliers les plus riches de la ville, avait exprimé un point de vue similaire : « Nous disposons maintenant d’une page blanche pour tout recommencer depuis le début. De superbes occasions se présentent à nous. » Pendant toute la semaine, l’Assemblée légis lative de la Louisiane à Baton Rouge, la capitale, avait grouillé de lobbyistes s’employant à verrouiller les « occasions » en question. Au menu : réductions des charges fiscales, allégements de la réglementation, main-d’oeuvre au rabais et création d’une ville « plus petite et plus sûre » – ce qui en pratique revenait à la démolition des logements sociaux et à leur remplacement par des immeubles en copropriété.

    

 

À force d’entendre parler de « nouveaux débuts » et de « pages blanches », on en oubliait presque les cloaques toxiques, débordant de débris, de rejets industriels et de restes humains, qui croupissaient à quelques kilomètres de là. Au refuge, Jamar, lui, ne pensait à rien d’autre. « Pour moi, la ville n’a pas été nettoyée. Tout ce que je sais, c’est que des tas de gens sont morts dans les quartiers populaires. Des gens qui devraient être encore en vie aujourd’hui. » Jamar s’était exprimé calmement, à voix basse. Pourtant, devant nous, un vieil homme qui avait surpris notre conversation se retourna vivement : « À quoi est-ce qu’ils pensent, ces types de Baton Rouge ? Des “occasions” ? Quelles “occasions” ? C’est une foutue tragédie, oui. Ils sont aveugles ou quoi ? » Une femme accompagnée de ses deux enfants se joignit au choeur : « Non, ils ne sont pas aveugles. Ils sont juste mauvais. Ils voient parfaitement clair. » Parmi ceux pour qui les eaux de crue de La Nouvelle- Orléans étaient synonymes de « superbes occasions » se trouvait Milton Friedman, grand gourou du mouvement en faveur du capitalisme sans entraves. C’est à lui qu’on attribue la paternité du credo de l’économie mondialisée contemporaine, caractérisée par l’hypermobilité.

 

Âgé de 93 ans et de santé fragile, « Oncle Miltie », ainsi que l’appelaient ses partisans, trouva malgré tout la force d’écrire un article pour la page d’opinions du Wall Street Journal, trois mois après l’effondrement des digues : « La plupart des écoles de La Nouvelle-Orléans sont en ruine, faisait-il observer, au même titre que les maisons des élèves qui les fréquentaient. Ces enfants sont aujourd’hui éparpillés aux quatre coins du pays. C’est une tragédie. C’est aussi une occasion de transformer de façon radicale le système d’éducation. » L’idée radicale de Friedman se résume comme suit : au lieu d’affecter à la remise en état et au renforcement du réseau des écoles publiques de La Nouvelle-Orléans une partie des milliards de dollars prévus pour la reconstruction de la ville, le gouvernement devrait accorder aux familles des « bons d’études » donnant accès à des écoles privées (dont bon nombre à but lucratif) subventionnées par l’État. Il était essentiel, selon Friedman, que ce changement fondamental constitue non pas une solution provisoire, mais au contraire une « réforme permanente5 ». Des think tanks (groupes de réflexion) de droite s’emparèrent de l’idée et prirent la ville d’assaut. L’administration de George W. Bush appuya leurs projets et versa des dizaines de millions de dollars destinés à convertir les écoles de La Nouvelle- Orléans en « écoles à charte », c’est-à-dire en établissements subventionnés par l’État, mais administrés par des entités privées n’obéissant qu’à leurs propres règles. Les écoles à charte soulèvent la controverse aux États-Unis, plus particulièrement à La Nouvelle-Orléans, où de nombreux parents afro-américains voient en elles une façon détournée de balayer les acquis du mouvement pour les droits civiques, qui garantissent à tous les enfants l’accès à des services d’éducation égaux.

 

Aux yeux de Milton Friedman, cependant, l’idée même d’un réseau d’écoles administré par l’État empeste le socialisme. Pour lui, l’État a pour unique fonction « de protéger notre liberté contre ses ennemis extérieurs et contre nos concitoyens eux-mêmes : il fait régner la loi et l’ordre, il fait respecter les contrats privés, et il favorise la concurrence ». En d’autres termes, il s’agit de fournir les policiers et les soldats – tout le reste, y compris l’éducation publique gratuite, n’est qu’ingérence au sein des marchés. Contrairement à la réfection des digues et au rétablissement du réseau électrique, la vente aux enchères du réseau scolaire de La Nouvelle-Orléans s’effectua avec une rapidité et une précision toutes militaires. Dix-neuf mois après les inondations, alors que la plupart des pauvres de la ville étaient encore en exil, presque toutes les écoles publiques de La Nouvelle-Orléans avaient été remplacées par des écoles à charte exploitées par le secteur privé. Avant l’ouragan Katrina, le conseil scolaire comptait 123 écoles ; il n’en restait plus que 4. Il y avait alors 7 écoles à charte ; elles étaient désormais 317. Les instituteurs de La Nouvelle-Orléans étaient représentés par un syndicat puissant ; leur convention collective était dorénavant réduite en lambeaux, et les quelque 4 700 membres du syndicat licenciés. Certains jeunes instituteurs furent réembauchés par les nouvelles écoles à charte, où ils touchaient un salaire nettement inférieur qu’auparavant. Bien d’autres n’eurent pas cette chance.

 

Selon le New York Times, La Nouvelle-Orléans servait à présent de « principal laboratoire des écoles à charte », tandis que l’American Enterprise Institute, groupe de réflexion inféodé à Friedman, s’émerveillait : « Katrina a accompli en un jour […] ce que les réformateurs du système d’éducation ont été impuissants à faire malgré des années de travail. » Pendant ce temps, les instituteurs du réseau public, témoins du détournement des fonds alloués aux victimes de l’inondation – qu’on utilisait pour anéantir le réseau public et le remplacer par un réseau privé –, qualifièrent le projet de Friedman de « spéculation immobilière appliquée au monde de l’éducation ». J’appelle « capitalisme du désastre » ce type d’opération consistant à lancer des raids systématiques contre la sphère publique au lendemain de cataclysmes et à traiter ces derniers comme des occasions d’engranger des profits. L’intervention de Friedman sur La Nouvelle-Orléans contenait son ultime recommandation publique : en effet, il mourut moins d’un an plus tard, le 16 novembre 2006, à l’âge de 94 ans. La privatisation du réseau d’écoles publiques d’une ville américaine de taille moyenne peut passer pour un enjeu modeste, s’agissant d’un homme considéré comme l’économiste le plus influent de la deuxième moitié du siècle dernier. Friedman comptait parmi ses disciples quelques présidents des États-Unis, des premiers 15 ministres britanniques, des oligarques russes, des ministres des Finances polonais, des dictateurs du tiers-monde, des secrétaires du Parti communiste chinois, des administrateurs du Fonds monétaire international et les trois derniers chefs de la Réserve fédérale des États-Unis. Pourtant, sa détermination à profiter de la crise de La Nouvelle-Orléans pour faire progresser une version fondamentaliste du capitalisme signait à merveille les adieux de ce professeur énergique d’un mètre cinquante-sept à peine qui, dans ses jeunes années, s’était décrit lui-même « comme un prédicateur à la mode d’autrefois en train de prononcer le sermon du dimanche11 ». Pendant plus de trois décennies, Friedman et ses puissants disciples avaient perfectionné leur stratégie : attendre une crise de grande envergure, puis, pendant que les citoyens sont encore sous le choc, vendre l’État, morceau par morceau, à des intérêts privés avant de s’arranger pour pérenniser les « réformes » à la hâte. Dans l’un de ses essais les plus influents, Friedman définit le remède universel que propose le capitalisme moderne et énonce ce que j’en suis venue à considérer comme la « stratégie du choc ». « Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements, fait-il observer. Lorsqu’elle se produit, les mesures à prendre dépendent des idées alors en vigueur. Telle est, me semble-t-il, notre véritable fonction : trouver des solutions de rechange aux politiques existantes et les entretenir jusqu’à ce que des notions politiquement impossibles deviennent politiquement inévitables. »

 

En prévision de désastres, certains stockent les boîtes de conserve et les bouteilles d’eau ; les disciples de Friedman, eux, stockent des idées relatives au libre marché. En cas de crise, le professeur de l’université de Chicago était convaincu qu’il fallait intervenir immédiatement pour imposer des changements rapides et irréversibles à la société éprouvée par le désastre. Ce n’est qu’à cette condition qu’elle échapperait durablement à « la tyrannie du statu quo ». Selon Friedman, « un nouveau gouvernement jouit d’une période de six à neuf mois au cours de laquelle il peut opérer des changements fondamentaux. S’il n’en profite pas pour agir avec détermination, une telle occasion ne se représentera plus ». Variation sur un thème cher à Machiavel, selon qui le mal devait « se faire tout d’une fois », cette idée constitue l’un des legs stratégiques les plus durables de Friedman. C’est au milieu des années 1970, à l’époque où il conseillait le général Augusto Pinochet, dictateur chilien, que Friedman eut pour la première fois l’occasion d’exploiter un choc ou une crise de grande envergure. Au lendemain du violent coup d’État orchestré par Pinochet, les Chiliens étaient sans contredit en état de choc. De plus, le pays était aux prises avec les traumatismes causés par une hyperinflation galopante. Friedman conseilla à Pinochet de procéder aussitôt à une transformation en profondeur de l’économie – réductions d’impôts, libéralisation des échanges commerciaux, privatisation des services, diminution des dépenses sociales et déréglementation. Bientôt, les Chiliens virent même leurs écoles publiques remplacées par des écoles privées auxquelles donnaient accès des bons d’études. C’était la métamorphose capitaliste la plus extrême jamais tentée. On parla désormais de la révolution de l’« école de Chicago », de nombreux économistes de Pinochet ayant étudié à l’université de Chicago sous la direction de Friedman. Ce dernier prédit que la soudaineté et l’ampleur des changements économiques provoqueraient chez les citoyens des réactions psychologiques qui « faciliteraient l’ajustement14 ». Friedman créa l’expression « traitement de choc » pour parler de cette douloureuse tactique. Au cours des décennies suivantes, les gouvernements qui imposèrent de vastes programmes de libéralisation des marchés eurent justement recours au traitement de choc ou à la « thérapie de choc ». Pinochet, lui, facilita l’« ajustement » au moyen d’une autre forme de chocs : dans les nombreuses salles de torture du régime, les corps qui se convulsaient sous l’effet de la douleur étaient ceux des personnes les plus susceptibles de s’opposer à la transformation capitaliste.

 

En Amérique latine, nombreux sont ceux qui établirent un lien direct entre les chocs économiques qui se soldèrent par l’appauvrissement de millions de personnes et l’épidémie de tortures qui punirent dans leur chair des centaines de milliers de personnes qui rêvaient d’une autre forme de société. D’où la question posée par l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano : « Comment préserver cette inégalité autrement que par des décharges électriques ? » Exactement trente ans après que ces trois formes de chocs eurent frappé le Chili, la formule reprend du service en Irak, de façon beaucoup plus violente. Il y eut d’abord la guerre, qui, selon les auteurs de la doctrine militaire des États-Unis Shock and Awe (parfois traduite par « choc et effroi »), avait pour but « de contrôler la volonté, les perceptions et la compréhension de l’adversaire et de le priver de toute capacité à agir et à réagir ». Vint ensuite la thérapie de choc économique, imposée, à l’heure où le pays brûlait toujours, par l’émissaire chef des États-Unis, L. Paul Bremer : privatisations massives, libre-échange sans restrictions, taux d’imposition uniforme de 15 %, réduction spectaculaire de l’appareil d’État. Le ministre du Commerce par intérim de l’Irak, Ali Abdel-Amir Allaoui, déclara à l’époque que ses compatriotes en avaient « assez de servir de cobayes à des expériences. Après tous les chocs auxquels le système a été soumis, ils n’ont pas du tout envie que l’économie subisse le même sort ». En cas de résistance, les Irakiens étaient arrêtés et jetés dans des prisons où leur corps et leur esprit subissaient d’autres chocs, ceux-ci beaucoup moins métaphoriques. C’est aux premiers jours de l’occupation de l’Irak par les États- Unis, il y a quatre ans, que je commençai à m’intéresser à la dépendance du libre marché à l’égard des chocs en tous genres. Après avoir rendu compte depuis Bagdad de la tentative avortée de Washington de faire suivre la phase « choc et effroi » de celle du traitement de choc, je me rendis au Sri Lanka, quelques mois après le tsunami dévastateur de 2004.

 

Là, je fus témoin d’une autre version de la même manoeuvre. En effet, des investisseurs étrangers et des prêteurs internationaux s’étaient ligués pour exploiter le climat de panique et céder le magnifique littoral à des entrepreneurs qui s’étaient empressés d’ériger de vastes stations balnéaires, empêchant ainsi des centaines de milliers de pêcheurs de reconstruire leurs villages au bord de l’eau : « Par un coup cruel du destin, la nature a offert au Sri Lanka une occasion unique. De cette grande tragédie est née une destination touristique d’exception », claironna le gouvernement. Lorsque l’ouragan Katrina s’abattit sur La Nouvelle-Orléans et que les politiciens, les groupes de réflexion et les promoteurs immobiliers républicains se mirent à parler de « page blanche » et d’occasions en or, il apparut clairement que telle était désormais la méthode privilégiée pour aider l’entreprise privée à réaliser ses objectifs : profiter des traumatismes collectifs pour opérer de grandes réformes économiques et sociales. La plupart des survivants d’une catastrophe souhaitent l’exact contraire d’une page blanche : ils veulent sauver tout ce qui peut l’être, remettre en état ce qui n’a pas été entièrement détruit et renforcer les liens qui unissent les citoyens aux lieux qui les ont façonnés. « En participant à la reconstruction de la ville, j’ai l’impression de me reconstruire moi-même », déclara Cassandra Andrews du Lower Ninth Ward, quartier lourdement endommagé de La Nouvelle-Orléans, en enlevant des débris au lendemain de la tempête. En revanche, rétablir l’ordre ancien n’intéresse nullement les tenants du capitalisme du désastre. En Irak, au Sri Lanka et à La Nouvelle-Orléans, on entreprit le processus faussement qualifié de « reconstruction » en parachevant le travail du cataclysme initial (guerre ou catastrophe naturelle) : on effaça les derniers vestiges de la sphère publique et des communautés profondément enracinées afin de les remplacer par une sorte de Nouvelle Jérusalem des grandes entreprises – le tout avant que les victimes n’eussent eu le temps de se ressaisir et d’affirmer leurs droits de propriété. Mike Battles résuma la situation à merveille : « La peur et le désordre nous ont admirablement servis. »

 

Âgé de 34 ans, l’ex-agent de la CIA faisait référence au chaos consécutif à l’invasion de l’Irak : malgré son inexpérience et sa nouveauté, son entreprise de sécurité, Custer Battles, profita de la situation pour arracher au gouvernement fédéral des contrats d’une valeur d’environ 100 millions de dollars21. Les propos de Battles pourraient servir de slogan au capitalisme du désastre – la peur et le désordre sont les moteurs du progrès. Lorsque j’entrepris mon enquête sur les liens entre mégaprofits et mégadésastres, je crus assister à une transformation radicale de la façon dont les marchés étaient « libérés » un peu partout dans le monde. Ayant fait partie du mouvement de lutte contre l’accroissement démesuré des pouvoirs du secteur privé qui avait été propulsé sur la scène internationale à Seattle en 1999, je connaissais bien les politiques, hautement favorables aux entreprises, qu’on imposait lors de sommets de l’Organisation mondiale du commerce ou encore comme conditions assorties aux prêts du Fonds monétaire international. Les trois exigences traditionnelles – privatisation, déréglementation et réduction draconienne des dépenses sociales – étaient en général très impopulaires auprès des citoyens, mais, au moment de la signature des accords, on pouvait au moins invoquer comme prétexte le consentement mutuel des gouvernements participant aux négociations et l’existence d’un consensus chez les prétendus experts. Désormais, on imposait le même programme idéologique par les moyens les plus ouvertement coercitifs qui soient : lors d’une occupation militaire étrangère ou encore dans le sillage immédiat d’une immense catastrophe naturelle.

 

Après les attentats du 11 septembre, Washington s’estima dispensé de demander aux pays concernés s’ils voulaient bien « du libre-échange et de la démocratie » à la mode états-unienne ; il recourut simplement à la force militaire inspirée de la doctrine « choc et effroi ». En réfléchissant à la progression de cette vision des marchés qui règne désormais un peu partout sur la planète, je me rendis toutefois compte que l’idée d’exploiter les crises et les désastres était le modus operandi du mouvement de Milton Friedman depuis ses débuts – de tout temps, cette forme de capitalisme fondamentaliste a dû compter sur les catastrophes pour progresser. Les catastrophes « facilitatrices » se font maintenant plus destructrices et plus horribles, sans doute, mais la situation observée en Irak et à La Nouvelle-Orléans n’est pas le fruit d’une nouvelle invention consécutive au 11 septembre. Au contraire, l’exploitation effrontée des crises est l’aboutissement de trois décennies d’application stricte de la stratégie du choc. Vues sous cette optique, les trente-cinq dernières années apparaissent sous un jour sensiblement différent. On avait jusque-là tendance à voir certaines des violations les plus flagrantes des droits de l’homme comme des actes sadiques dont se rendaient coupables des régimes antidémocratiques. En fait, il s’agissait plutôt de mesures prises dans le dessein de terroriser la population et de préparer le terrain à l’introduction de « réformes » radicales axées sur la libéralisation des marchés. Dans l’Argentine des années 1970, la junte fit « disparaître » 30 000 personnes, pour la plupart des militants de gauche, afin d’imposer les politiques de l’école de Chicago ; à la même époque, le Chili eut recours à la terreur pour accomplir sa métamorphose économique. Dans la Chine de 1989, le massacre de la place Tiananmen et l’arrestation de dizaines de milliers de personnes permirent aux communistes de transformer une bonne partie du pays en une gigantesque zone d’exportation, où travaillent des salariés trop terrifiés pour faire valoir leurs droits. Dans la Russie de 1993, la décision prise par Boris Eltsine de lancer les chars d’assaut contre le Parlement et de faire emprisonner les chefs de l’opposition pava la voie à la privatisation précipitée qui engendra les célèbres oligarques du pays. Au Royaume-Uni, la guerre des Malouines, survenue en 1982, eut le même effet : le désordre et l’élan nationaliste nés de la guerre permirent à Margaret Thatcher de recourir à une force extraordinaire pour étouffer la grève des mineurs du charbon et lancer la première vague de privatisations effrénées en Occident. En 1999, les bombardements de Belgrade par l’OTAN créèrent des conditions favorables à des privatisations rapides en ex-Yougoslavie – objectif du reste antérieur à la guerre. La politique économique ne fut pas le seul facteur à l’origine de ces conflits, bien sûr, mais chacun de ces chocs collectifs servit à préparer le terrain au traitement de choc économique. Les traumatismes ayant servi à affaiblir les résistances ne furent du reste pas toujours ouvertement violents.

  

En Amérique latine et en Afrique, dans les années 1980, c’est la crise de l’endettement qui obligea les pays « à privatiser ou à crever », selon la formule d’un ex-représentant du FMI22. Minés par l’hyperinflation et trop endettés pour dire non aux exigences dont s’assortissaient les nouveaux prêts, des gouvernements acceptèrent le traitement de choc dans l’espoir qu’il les préserverait de l’effondrement. En Asie, c’est la crise financière de 1997-1998 – presque aussi dévastatrice que la Grande Dépression – qui affaiblit les « tigres » asiatiques et les obligea à ouvrir leurs marchés à ce que le New York Times appela la « plus grande vente de faillite du monde23 ». Bon nombre de ces pays étaient des démocraties, mais les transformations radicales visant la libéralisation des marchés ne furent pas imposées de façon démocratique. En fait, ce fut exactement le contraire : conformément aux prévisions de Friedman, le climat de crise généralisée permettait de faire fi de la volonté des électeurs et de céder le pays aux « technocrates » de l’économie. Dans certains cas, bien entendu, l’adoption des politiques de libéralisation des marchés se fit de façon démocratique, quelques politiciens ayant été portés au pouvoir malgré des programmes draconiens : l’élection de Ronald Reagan aux États-Unis et, plus récemment, celle de Nicolas Sarkozy en France en constituent des exemples frappants. Dans de tels cas, cependant, les croisés du libéralisme économique se heurtent à l’opposition du public et doivent adoucir ou modifier leurs projets radicaux, accepter les changements à la pièce plutôt qu’une reconversion totale. On voit bien que le modèle économique de Friedman, s’il est en partie compatible avec la démocratie, a besoin de conditions totalitaires pour être imposé dans son expression la plus pure. Pour que le traitement de choc économique soit appliqué sans contrainte – comme ce fut le cas au Chili dans les années 1970, en Chine à la fin des années 1980, en Russie dans les années 1990 et aux États- Unis au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 –, on doit compter sur un traumatisme collectif majeur, lequel entrave ou suspend provisoirement l’application des principes démocratiques. Cette croisade idéologique prit naissance au sein des régimes autoritaires d’Amérique du Sud ; dans les territoires nouvellement conquis – la Russie et la Chine –, elle cohabite encore aujourd’hui, sans difficulté et de façon rentable, avec un régime à la poigne de fer.

 

LA THÉRAPIE DE CHOC RENTRE AU BERCAIL

 

Depuis les années 1970, l’école de Chicago, sous la coupe de Friedman, ne cesse de conquérir de nouveaux territoires ; jusqu’à tout récemment, cependant, la vision de l’économiste n’avait encore jamais été pleinement appliquée dans son pays d’origine. Certes, Reagan avait réalisé des percées, mais les États-Unis conservaient l’assistance publique, la sécurité sociale et des écoles publiques, où les parents, pour reprendre les mots de Friedman, nourrissaient « un attachement irrationnel au socialisme24 ». Lorsque les républicains prirent le contrôle du Sénat, en 1995, David Frum, Canadien expatrié aux États-Unis et futur rédacteur de discours pour George W. Bush, était au nombre des « néoconservateurs » qui réclamaient pour les États-Unis une révolution économique inspirée de la stratégie du choc : « Voici, à mon avis, comment on devrait procéder : au lieu de sabrer çà et là dans les programmes, de façon graduelle, on devrait, en plein été, éliminer d’un seul coup trois cents programmes d’environ un milliard de dollars chacun. Les changements ne seraient peut-être pas spectaculaires, mais je vous jure que le message passerait. Et rien ne nous empêche de le faire tout de suite25. » À l’époque, Frum ne put faire imposer le traitement de choc dont il rêvait pour les États-Unis, notamment parce qu’aucune crise ne vint préparer le terrain. Puis, en 2001, la situation changea du tout au tout : au moment des attentats du 11 septembre, la Maison-Blanche était pleine à craquer de disciples de Friedman, dont son grand ami Donald Rumsfeld. L’équipe de Bush profita de cet instant de vertige collectif avec une ahurissante célérité – non pas parce que l’administration avait sournoisement orchestré la crise, comme certains le laissaient entendre, mais bien parce que les principaux ténors de cette administration, vétérans de l’imposition du capitalisme du désastre en Amérique latine et en Europe de l’Est, appelaient une crise de tous leurs voeux, de la même façon que les agriculteurs frappés par une sécheresse implorent la pluie de tomber et que les sionistes chrétiens, convaincus que la fin du monde est proche, rêvent du jour du Ravissement.

 

Quand arrive le désastre tant attendu, ils savent que leur heure est enfin venue. Pendant trois décennies, Friedman et ses disciples exploitèrent de façon méthodique les chocs subis par d’autres pays – pendants, à l’étranger, du 11 septembre 2001, à commencer par le coup d’État de Pinochet du 11 septembre 1973. À partir de la chute des tours jumelles, l’idéologie née dans des universités américaines et nourrie par les grandes institutions de Washington eut enfin l’occasion de rentrer au bercail. L’administration Bush profita de la peur suscitée par les attentats non seulement pour lancer sans délai la « guerre contre le terrorisme », mais aussi pour faire de cette dernière une entreprise presque entièrement à but lucratif, une nouvelle industrie florissante qui insuffla un dynamisme renouvelé à une économie chancelante. C’est ce qu’il convient d’appeler le « complexe du capitalisme du désastre », entité tentaculaire beaucoup plus vaste que le complexe militaro-industriel contre lequel Dwight Eisenhower avait mis les Américains en garde à la fin de sa présidence : on a ici affaire à une guerre totale, menée à tous les niveaux par des sociétés privées dont les interventions sont financées à même les fonds publics. Ces dernières ont pour mandat perpétuel de protéger le sol américain tout en éliminant le « mal » là où il se manifeste à l’extérieur. Au bout de quelques années seulement, le complexe a déjà pénétré de nouveaux marchés : ne se contentant plus de lutter contre le terrorisme, il participe à des missions internationales de maintien de la paix, organise des polices municipales et répond aux catastrophes naturelles, de plus en plus fréquentes. L’objectif ultime des grandes sociétés qui forment le coeur du complexe, c’est d’introduire le modèle du gouvernement à but lucratif – qui progresse rapidement dans des circonstances extraordinaires – dans le fonctionnement ordinaire, au jour le jour, de l’État. Autrement dit, il s’agit de privatiser le gouvernement. Pour stimuler le complexe du capitalisme du désastre, l’administration Bush externalisa, sans débat public, bon nombre des fonctions les plus délicates du gouvernement, de la prestation de soins de santé aux soldats aux interrogatoires de prisonniers, en passant par la collecte et l’analyse en profondeur (data mining) de données sur chacun d’entre nous.

 

Dans le contexte de cette guerre sans fin, le gouvernement agit non pas comme l’administrateur d’un réseau de fournisseurs, mais plutôt comme un investisseur de capital-risque à la bourse bien garnie qui fournit au complexe les fonds d’amorçage dont il a besoin et devient le principal client de ses services. Voici quelques chiffres qui donnent une idée de l’ampleur de la transformation : en 2003, le gouvernement des États-Unis passa 3 512 marchés avec des sociétés chargées d’exécuter des fonctions liées à la sécurité ; au cours de la période de 22 mois ayant pris fin en août 2006, la Sécurité intérieure (Department of Homeland Security) attribua à elle seule plus de 115 000 contrats du même ordre. L’industrie de la sécurité intérieure au sens large – d’une importance économique négligeable avant 2001 – vaut aujourd’hui 200 milliards de dollars. En 2006, les dépenses du gouvernement des États-Unis dans le domaine de la sécurité se chiffraient à environ 545 $ par foyer. Et il n’est ici question que de la guerre au terrorisme en sol américain. Les gros bénéfices viennent des guerres menées à l’étranger. Sans tenir compte des fournisseurs d’armements, dont les profits ont monté en flèche grâce à la guerre en Irak, la prestation de services à l’armée des États-Unis est aujourd’hui l’une des économies tertiaires qui connaît la croissance la plus rapide au monde. « Jamais deux pays ayant des restaurants McDonald sur leur territoire ne se sont fait la guerre », écrivit avec assurance le chroniqueur du New York Times Thomas Friedman, en décembre 1996. Les événements lui donnèrent tort deux ans plus tard.

 

De plus, en vertu du modèle de la guerre à but lucratif, l’armée américaine part désormais en campagne avec Burger King et Pizza Hut dans son sillage. Ces entreprises exploitent en effet des franchises destinées aux soldats américains dans des bases militaires, en Irak comme dans la « mini-ville » de Guantánamo Bay. Il ne faut pas oublier non plus l’effort de reconstruction et d’aide humanitaire. Peu après leur apparition en Irak, la reconstruction et le secours à but lucratif constituent déjà le nouveau paradigme mondial, que la destruction initiale résulte d’une guerre préemptive, comme l’attaque lancée par Israël contre le Liban en 1996, ou d’un ouragan. Comme les ressources se font rares et que le changement climatique provoque un flot ininterrompu de nouvelles catastrophes, les interventions d’urgence représentent un marché émergent trop prometteur pour qu’on l’abandonne aux seules organisations caritatives. Pourquoi l’UNICEF devrait-elle reconstruire des écoles quand Bechtel, l’une des plus grandes sociétés d’ingénierie des États-Unis, peut s’en charger ? Pourquoi installer les personnes déplacées du Mississippi dans des logements sociaux vacants quand on peut les loger dans des paquebots de Carnival ? Pourquoi déployer des casques bleus de l’ONU au Darfour lorsque des entreprises de sécurité privées comme Blackwater sont à la recherche de nouveaux clients ? C’est d’ailleurs ce qui a changé au lendemain des attentats du 11 septembre : auparavant, guerres et catastrophes offraient des débouchés à un secteur restreint de l’économie – les fabricants d’avions de chasse, par exemple, ou encore les entreprises de construction chargées de rebâtir les ponts bombardés. Les guerres avaient pour rôle principal d’ouvrir de nouveaux marchés jusque-là inaccessibles et, une fois la paix revenue, de générer des booms économiques. De nos jours, les interventions en cas de guerre et de catastrophe sont à ce point privatisées qu’elles constituent en soi le nouveau marché. Pour le boom, inutile d’attendre la fin de la guerre. Le médium, c’est le message.

 

L’un des avantages propres à cette approche postmoderne, c’est que, du point de vue commercial, elle ne peut pas échouer. Comme le fit remarquer un analyste des marchés à propos des gains réalisés par Halliburton, entreprise de services énergétiques, au cours d’un trimestre particulièrement rentable : « L’Irak a donné de meilleurs résultats que prévu. » C’était en octobre 2006, jusque-là le mois le plus meurtrier de la guerre : on avait dénombré 3 709 victimes chez les civils irakiens. Pourtant, rares étaient les actionnaires qui ne se montrèrent pas impressionnés par une guerre qui, pour cette seule société, avait généré des revenus de vingt milliards de dollars. De tous ces éléments – commerce des armes, soldats privés, reconstruction à but lucratif, industrie de la sécurité intérieure et traitement de choc administré par l’équipe de Bush au lendemain des attentats du 11 septembre –, il émerge une économie nouvelle redéfinie de A à Z. Née sous le règne de Bush, elle jouit désormais d’une existence indépendante de toute administration et demeurera solidement en place jusqu’au jour où l’idéologie des suprématistes du secteur privé sera reconnue pour ce qu’elle est, en proie à l’isolement et à la contestation. Bien que dominé par des sociétés américaines, le complexe est mondialisé : des entreprises britanniques mettent à profit leur expérience dans le domaine des caméras de surveillance, désormais omniprésentes ; des sociétés israéliennes exploitent leur expertise dans la construction de clôtures et de murs de haute technologie ; l’industrie canadienne du bois d’oeuvre vend des maisons préfabriquées à un prix plusieurs fois supérieur à celui des maisons produites localement, et ainsi de suite. « À ma connaissance, personne n’avait encore considéré les efforts de reconstruction consécutifs à une catastrophe en tant que marché immobilier à part entière, dit Ken Baker, PDG d’un groupe industriel forestier du Canada. C’est pour nous une stratégie de diversification à long terme. »

 

Du point de vue de son ampleur, le complexe du capitalisme du désastre vaut bien le « marché émergent » et les progressions enregistrées par les technologies de l’information dans les années 1990. En fait, certains initiés déclarent que les marchés conclus sont encore plus intéressants qu’aux beaux jours des « point com » et que la « bulle de la sécurité » occupe le terrain abandonné à la suite de l’éclatement des bulles antérieures. Assorties des profits astronomiques de l’industrie des assurances (qui, en 2006, devraient avoir atteint un seuil record de 60 milliards de dollars aux États-Unis seulement) comme des superprofits de l’industrie pétrolière (qui croissent à chaque nouvelle crise), l’économie du désastre a peut-être sauvé les marchés mondiaux de la menace de récession complète qui pesait sur eux à la veille du 11 septembre 2001. Lorsqu’on cherche à reconstituer l’histoire de la croisade idéologique ayant conduit à la privatisation radicale des guerres et des catastrophes, un problème surgit : l’idéologie en question est un caméléon qui change sans cesse de nom et d’identité. Friedman se qualifiait de « libéral », tandis que ses disciples américains, qui associaient ce vocable aux impôts et aux hippies, se considéraient plutôt comme des « conservateurs », des « économistes classiques », des « tenants du libre marché » et, plus tard, comme des partisans de la Reaganomics ou du « laisser-faire ». Dans la majeure partie du monde, leur orthodoxie est connue sous le nom de « néolibéralisme », même si on parle souvent de « libre-échange » ou simplement de « mondialisation ».

 

Ce n’est que depuis le milieu des années 1990 que le mouvement intellectuel, sous l’impulsion des groupes de réflexion de droite auxquels Friedman fut longtemps associé – la Heritage Foundation, le Cato Institute et l’American Enterprise Institute –, s’autodésigne au moyen de l’expression « néoconservateur », vision du monde en vertu de laquelle toute la puissance de l’armée américaine est mise au service des entreprises privées. Dans toutes ces incarnations, cette idéologie suppose l’adhésion à la trinité stratégique – élimination de la sphère publique, déréglementation totale des entreprises et réduction draconienne des dépenses publiques –, mais aucun des noms qu’elle a empruntés ne semble lui convenir tout à fait. Friedman considérait son mouvement comme une tentative de libérer les marchés du joug de l’État, mais les résultats obtenus, lorsque sa vision puriste en passe par l’épreuve des faits, sont d’un tout autre ordre. Dans tous les pays où les politiques inspirées de l’école de Chicago ont été appliquées au cours des trois dernières décennies, on a assisté à la formation d’une puissante alliance entre de très grandes sociétés et des politiciens pour la plupart riches – les lignes de démarcation entre les uns et les autres demeurant floues et changeantes. En Russie, on appelle « oligarques » les milliardaires qui font partie de cette élite régnante ; en Chine, ce sont les « principicules » ; au Chili, les « piranhas » ; pendant la campagne électorale Bush-Cheney, les « pionniers ».

 

Loin de soustraire les marchés aux griffes de l’État, ces membres de l’élite politique et commerciale se contentent de fusionner leurs activités et de s’échanger des faveurs afin de s’approprier les précieuses ressources qui appartenaient jusque-là au domaine public – des champs pétrolifères de la Russie aux terres collectives de la Chine en passant par l’octroi (sans appels d’offres) de contrats pour la reconstruction en Irak. Le mot qui convient le mieux pour désigner un système qui gomme les frontières entre le Gouvernement avec un G majuscule et l’Entreprise avec un E majuscule n’est ni « libéral », ni « conservateur », ni « capitaliste ». Ce serait plutôt « corporatiste ». Il se caractérise au premier chef par d’immenses transferts de ressources publiques vers le secteur privé, démarche qui s’accompagne souvent d’une explosion de l’endettement, d’un accroissement de l’écart entre les riches à outrance et les pauvres sans importance et d’un nationalisme exacerbé qui justifie des dépenses colossales dans le domaine de la sécurité. Pour ceux qui font partie de la bulle d’extrême richesse ainsi créée, il n’y a pas de moyen plus rentable d’organiser la société. Étant donné les désavantages manifestes pour la vaste majorité des citoyens, condamnés à rester en marge, l’État corporatiste doit adopter d’autres tactiques : le resserrement de la surveillance (le gouvernement et les grandes sociétés s’échangeant une fois de plus des faveurs et des contrats), le recours massif aux emprisonnements, le rétrécissement des libertés civiles et, souvent (mais pas toujours), la torture.


LA TORTURE COMME MÉTAPHORE


Du Chili à la Chine en passant par l’Irak, la torture a été le partenaire silencieux de la croisade mondiale en faveur de la libéralisation des marchés. Cependant, elle n’est pas qu’un simple moyen utilisé pour forcer des citoyens rebelles à accepter des politiques dont ils ne veulent pas. On peut aussi y voir une métaphore de la logique qui sous-tend la stratégie du choc. La torture, ou l’« interrogatoire coercitif » comme on l’appelle à la CIA, est un ensemble de techniques conçues pour plonger les prisonniers dans un état de choc et de désorientation grave et les forcer à faire des concessions contre leur gré. La logique de la méthode est exposée dans deux manuels de l’agence qui ont été déclassifiés à la fin des années 1990. On y explique que la façon de vaincre les résistances des « récalcitrants » consiste à provoquer une fracture violente entre le prisonnier et sa capacité à comprendre le monde qui l’entoure. D’abord, on « affame » les sens (au moyen de cagoules, de bouchons d’oreilles, de fers et de périodes d’isolement total) ; ensuite, le corps est bombardé de stimuli (lumières stroboscopiques, musique à tue-tête, passages à tabac, électrochocs). Cette phase d’« assouplissement » a pour but de provoquer une sorte d’ouragan dans la tête des prisonniers, qui régressent et ont peur au point de perdre toute capacité à penser de façon rationnelle et à protéger leurs intérêts.

 

C’est dans cet état de choc que la plupart des détenus donnent à leurs interrogateurs ce qu’ils veulent – des informations, des aveux, l’abandon d’anciennes croyances. On trouve dans un des manuels de la CIA une explication particulièrement succincte : « Il existe un intervalle – parfois extrêmement bref – d’apathie, de choc ou de paralysie psychologique. Cet état est causé par un traumatisme ou un traumatisme secondaire qui fait en quelque sorte voler en éclats le monde familier du sujet et l’image qu’il a de lui-même. Les interrogateurs chevronnés reconnaissent ce moment et savent que le sujet est alors plus ouvert à la suggestion et beaucoup plus susceptible de coopérer qu’avant le choc. » La stratégie du choc imite la démarche en tentant de reproduire, à l’échelle d’une société, les résultats obtenus avec un seul détenu dans une cellule de prison. À cet égard, l’exemple le plus probant est le choc du 11 septembre, qui, pour des millions de personnes, fit voler en éclats le « monde familier ». Il déclencha du même coup une période de désorientation et de régression que l’administration Bush exploita de main de maître. Soudain, nous nous retrouvions en quelque sorte en l’an zéro. Tout ce que nous savions du monde relevait d’« avant » la catastrophe. Nous, les Nord- Américains, qui de toute façon connaissions mal notre histoire, formions désormais un État vierge, une « feuille blanche » sur laquelle « on peut écrire les mots les plus beaux et les plus nouveaux », ainsi que Mao le dit à propos de son peuple. Une nouvelle armée de spécialistes se chargea aussitôt d’écrire des mots beaux et nouveaux sur la table rase de notre conscience traumatisée : « choc des civilisations », « axe du mal », « islamo-fascisme », « sécurité intérieure ».

 

Pendant que les citoyens étaient mobilisés par de nouvelles guerres culturelles aux conséquences mortelles, l’administration Bush accomplit ce dont elle n’aurait pu que rêver sans les attentats du 11 septembre : lancer des guerres privatisées à l’étranger et créer un complexe de la sécurité assujetti au contrôle du privé à l’intérieur des frontières des États-Unis. Voici donc comment fonctionne la stratégie du choc : le désastre déclencheur – le coup d’État, l’attentat terroriste, l’effondrement des marchés, la guerre, le tsunami, l’ouragan – plonge la population dans un état de choc collectif. Le sifflement des bombes, les échos de la terreur et les vents rugissants « assouplissent » les sociétés, un peu comme la musique tonitruante et les coups dans les prisons où se pratique la torture. À l’instar du prisonnier terrorisé qui donne le nom de ses camarades et renie sa foi, les sociétés en état de choc abandonnent des droits que, dans d’autres circonstances, elles auraient défendus jalousement. Jamar Perry et les autres évacués entassés dans le refuge de Baton Rouge devaient renoncer à leurs logements sociaux et à leurs écoles publiques. Après le tsunami, les pêcheurs sri-lankais devaient céder aux hôteliers leurs précieuses terres du bord de la mer. Si tout s’était passé comme prévu, les Irakiens, eux, auraient dû être sous le coup du choc et de l’effroi au point d’abandonner aux bases militaires américaines et aux zones vertes la maîtrise de leurs réserves de pétrole, de leurs sociétés d’État et de leur souveraineté.


LE GROS MENSONGE

 

Dans le déluge de mots écrits en hommage à Milton Friedman après sa mort, on souligna à peine l’importance que revêtent les chocs et les crises pour l’avancement de sa vision du monde. Le décès de l’économiste fut plutôt l’occasion de récrire l’histoire officielle et de rappeler que le capitalisme radical qu’il prônait faisait désormais figure d’orthodoxie gouvernementale dans presque tous les coins du monde. C’était un véritable conte de fées, débarrassé des violences et des contraintes si intimement mêlées à cette croisade. Elle représente à n’en pas douter la campagne de propagande la mieux réussie des trois dernières décennies. L’histoire va comme suit.

 

Pendant toute sa vie, Friedman livra une pacifique bataille d’idées à ceux qui soutenaient que les gouvernements avaient la responsabilité d’intervenir au sein des marchés afin d’en émousser les aspérités. Il était d’avis que l’Histoire avec un grand H avait « commencé du mauvais pied » lorsque des politiciens avaient prêté l’oreille à John Maynard Keynes, l’intellectuel à l’origine du « New Deal » et de l’État-providence moderne. À la suite du krach de 1929, un solide consensus avait émergé: le laisser-faire était un échec et les gouvernements avaient l’obligation d’intervenir dans l’économie afin de redistribuer la richesse et de réglementer les entreprises. Pendant ces années sombres pour la doctrine du laisser-faire – durant lesquelles le communisme faisait la conquête de l’Est, que l’Occident misait sur l’État-providence et que le nationalisme économique s’enracinait dans le Sud post-colonial -, Friedman et son maître à penser, Friedrich Hayek, entretinrent patiemment la flamme du capitalisme à l’état pur en la défendant contre les tentatives keynésiennes de mettre les richesses en commun pour créer des sociétés plus justes.

 

« Selon moi, écrivait Friedman dans une lettre adressée à Pinochet en 1975, l’erreur principale fut de croire qu’il était possible de faire le bien avec l’argent des autres. » Peu l’écoutèrent; la plupart des gens étaient d’avis que les gouvernements pouvaient et devaient faire le bien. Dans un article dédaigneux du magazine Time de 1969, on décrivit Friedman comme un « lutin ou un enquiquineur », un prophète adulé par une poignée d’élus. Friedman passa donc des décennies dans une sorte d’exil intellectuel. Vinrent enfin les années 1980 et les règnes de Margaret Thatcher (qui qualifia l’économiste de « combattant pour la liberté intellectuelle »), et de Ronald Reagan (qu’accompagnait, pendant la campagne présidentielle, un exemplaire de Capitalisme et liberté, véritable manifeste de Friedman). Enfin, des dirigeants politiques avaient le courage d’imposer dans le vrai monde des marchés libres de toute entrave. Selon cette histoire officielle, la libéralisation pacifique et démocratique de leurs marchés respectifs par Reagan et Thatcher fut suivie d’une période de prospérité et de liberté si enviables que, au moment de l’effondrement des dictatures, de Manille à Berlin, les masses exigèrent la doctrine économique de Reagan en plus de leurs Big Macs.

 

Lorsque l’Union soviétique s’effondra enfin, les habitants de l’ »Empire du mal » se montrèrent eux aussi empressés de participer à la révolution ourdie par Friedman, au même titre que les communistes devenus capitalistes de la Chine. Plus rien ne s’opposait donc à la création d’un véritable marché mondial, au sein duquel les entreprises nouvellement libérées auraient les coudées franches à l’intérieur de leurs pays respectifs, et, de surcroît, seraient libres de franchir les frontières sans contraintes et de répandre la prospérité partout dans le monde. Concernant le fonctionnement de la société, un double consensus s’affirmait à présent: il convenait que les dirigeants politiques fussent élus et que les économies fussent administrées selon les préceptes de Friedman. C’était, ainsi que l’écrivit Francis Fukuyama, « la fin de l’histoire », « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité ». Au moment de la mort de Friedman, on écrivit dans le magazine Fortune qu’il « avait entraîné à sa suite la marée de l’histoire ». Le Congrès des États-Unis adopta une résolution dans laquelle Friedman était présenté comme « l’un des plus grands défenseurs de la liberté, non seulement dans le domaine économique, mais sur tous les plans ». Le gouverneur de la Californie, Arnold Schwarzenegger, fit du 29 janvier 2007 la « journée Milton Friedman » dans tout l’État, et plusieurs villes, petites ou grandes, l’imitèrent. Un titre du Wall Street Journal résuma à merveille ce récit épuré: « Monsieur Liberté ».


De Naomi Klein, "La stratégie du choc".

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