« Le bonheur est un principe ; c’est pour l’atteindre que nous accomplissons tous les autres actes » écrit Aristote. Selon le philosophe grec, la recherche du bonheur serait donc le but de toute vie. Bonheur se disant « eudemonia », par extension, on nomme « eudémonisme » les doctrines qui font de la quête du bonheur le but suprême de l’existence.
Mais qu’est-ce donc que le bonheur ? Est-ce la recherche des plaisirs (« s’éclater ! », « se faire plaisir » comme on dit aujourd’hui). S’agit-il plutôt de trouver une certaine sérénité, plus durable que le plaisir ? Ou plus modestement, est-ce simplement le fait de s’éviter des souffrances inutiles ?
Dans l’Antiquité, en Grèce, terre de naissance de la philosophie, deux grands courants de pensée ont formulé leur recette pour atteindre une vie heureuse : l’épicurisme et le stoïcisme.
L’épicurisme
On assimile souvent à tort l’épicurisme avec la recherche des plaisirs charnels : la fête, la bonne chère, le vin et le sexe… L’épicurien ne serait rien d’autre qu’un « bon vivant », qui ne pense qu’à se faire plaisir. Pourtant Épicure (341-270 av. J.-C.) n’était pas un partisan de la débauche. Le philosophe soutient que, pour atteindre le bonheur personnel, il faut savoir tempérer ses envies, repousser les plaisirs futiles et factices comme le luxe, le pouvoir et la gloire, fuir les passions. La passion amoureuse elle-même est pour lui une source de souffrance plus que de satisfaction. Le bonheur se trouve donc dans la sagesse. C’est en tout cas sur ce modèle qu’Épicure a copié sa vie. À Athènes où il s’était établi, il est resté en marge de l’agitation de son temps. Ayant acheté un bout de terrain, il y fonde une école philosophique : « l’école du jardin ». À l’écart de la vie agitée de la Cité, de ses ambitions démesurées, de ses troubles, il a mené une existence simple, cultivant l’amitié, l’art et les sciences. Son école fut une sorte de confrérie, ouverte à tous, hommes et femmes, jeunes ou vieux, Athéniens ou étrangers.
L’épicurisme est un refus de la course effrénée des plaisirs. Il se démarque d’un hédonisme uniquement préoccupé par les plaisirs immédiats, tel les préceptes enseignés actuellement. Il se démarque aussi de l’ascétisme, qui est un renoncement total aux plaisirs de ce monde. Être heureux, pour Épicure et les siens, c’est choisir entre l’essentiel et l’accessoire, entre les ambitions futiles et celles qui comptent vraiment.
Le stoïcisme
Le stoïcisme désigne un vaste courant de pensée qui eut une très grande influence dans l’Antiquité gréco-romaine. Comme l’épicurisme, le stoïcisme est entré dans le vocabulaire courant, mais le sens initial en a été déformé. Être « stoïque », au sens courant, c’est garder son sang-froid, résister à la souffrance et au malheur qui peuvent nous affecter. Il y a bien de cela dans le stoïcisme, mais la philosophie stoïcienne était une doctrine beaucoup large qui comportait aussi une théorie physique, une conception de la nature humaine, une morale et un style de vie. Le stoïcisme ne peut être attribué à un seul auteur mais à toute une école qui s’est déployée durant cinq siècles. On lui associe des penseurs grecs (Zénon de Citium, Antipater de Tarse) et romains (Sénèque, Épictète et l’empereur Marc-Aurèle).
Pour les stoïciens, le monde est uniquement un monde matériel gouverné par des lois et non le caprice des dieux (c’est aujourd’hui une évidence, mais ne l’était pas à l’époque.) En matière morale, la doctrine stoïcienne prônait les vertus d’une « vie simple » et naturelle. Bien vivre, c’est vivre en harmonie avec la nature et avec soi-même. Et pour cela, il faut maîtriser ses passions, repousser les fantasmes et illusions qui nous égarent.
Le bonheur repose donc sur la tempérance, c’est-à-dire la limitation des désirs. Il vise à atteindre l’ataraxie, un état de quiétude marqué par l’absence de désir et de troubles, une sérénité et une paix intérieure qui s’apparentent à celles du repos tranquille (voir encadré).
Des choses qui dépendent ou pas de nous
Épictète, un ancien esclave devenu philosophe, fut l’un des illustres représentants de l’école stoïcienne. Né esclave, Épictète était au service d’un certain Épaphrodite qui, bien que parfois brutal à son égard, lui donna une éducation philosophique et l’affranchit (c’est-à-dire lui redonna sa liberté) à l’âge adulte. Devenu homme libre, Épictète partit pour Rome et y ouvrit son école philosophique. À l’époque, on pouvait en effet « s’installer » comme philosophe, comme aujourd’hui on ouvrirait un cours privé. Une « école » philosophique désignait à la fois un lieu d’enseignement (où on apprenait toutes sortes de disciplines) et un courant de pensée (car chaque fondateur d’école y professait une doctrine particulière). Menacé par la politique répressive à l’encontre des philosophes, en particulier les stoïciens, que connut Rome au temps de l’empereur Domitien, Épictète se réfugia à Nicopolis et y refit sa vie à l’âge de quarante-trois ans.
D’Épictète, on a surtout retenu la distinction célèbre entre « les choses qui dépendent de nous et celle qui n’en dépendent pas ». Les choses qui dépendent de nous – la pensée, le désir, les amours et haines – nous pouvons les contrôler, les diriger par la volonté. Là est notre liberté et nous devons l’employer pleinement. Les choses qui ne dépendent pas de nous – la chance, la maladie, la mort, le monde extérieur – il faut les prendre comme elles viennent puisque « elles ne sont pas notre œuvre propre. Pourquoi donc s’émouvoir de ce qui est inévitable ? Pourquoi s’attrister de la mort, de la maladie, voire de la disparition d’un être cher puisqu’on n’y peut rien ? »
La doctrine d’Épictète est stoïcienne en ce qu’elle enseigne à renoncer aux désirs factices. Mais ce n’est pas qu’une école de renoncement. C’est aussi une philosophie de la liberté intérieure et de la volonté. En se déprenant de ses illusions et aspirations déraisonnables, on conquiert une certaine liberté.
La philosophie comme art de vivre
Épictète nous dit que la sagesse et la maîtrise de soi, dont doit faire preuve le philosophe, ne peuvent survenir d’un seul coup. L’exercice de la sagesse suppose un apprentissage et un entraînement régulier. « On devient philosophe comme on devient athlète », écrit Épictète, en commençant par des « petites choses » c’est-à-dire des petites épreuves personnelles.
Ce faisant Épictète ne fait que reprendre une idée centrale dans la philosophie grecque : vivre est un art et comme tout art, cela s’apprend. De même qu’il existe un art du combat, un art culinaire, un art de la chasse, un art du jardin…, il existerait donc aussi un art de vivre. Apprendre à vivre suppose un enseignement (par un maître), un entraînement régulier, une expérience et une discipline de vie.
En Grèce, le philosophe n’était pas qu’un penseur dont le but ultime était la recherche de la vérité.
Le philosophe est un « ami de la sagesse » et la philosophie un art de vivre. Le sage s’employait donc à mener une « bonne vie ». Cette bonne vie impliquait non seulement l’étude mais comprenait d’abord une certaine « éthique » impliquant une discipline, une maîtrise de ses pensées et de ses passions.
Le sage devait adopter un modèle de vie pouvant servir d’exemple à tous et livrait ses enseignements à qui voulait l’entendre. (Une pensée pour Bernard Stiegler, grand philosophe).