Les démarches de prospective semblent se multiplier actuellement et partagent l'idée que l'avenir ne se prévoit pas mais se construit... Il était temps que cette idée de base et poutant fondamentale remonte à la surface !
La variété et la fécondité de ces initiatives montrent qu'il n'existe pas « une seule et bonne manière de faire de la prospective » (Hugues de Jouvenel, prospectiviste). Depuis son émergence en France après la seconde guerre mondiale, la demande de prospective, bien que fluctuante, s'est toujours renouvelée. Revenons brièvement sur les fondements de la prospective, son histoire et ses raisons d'être.
- La prospective selon le philosophe Gaston Berger
C'est le philosophe Gaston Berger qui va définir la prospective « à la française ». A la fin des années 1950, il décrit la prospective comme une attitude avant d'être une méthode ou une discipline. Il s'appuie pour cela sur cinq caractères fondamentaux : la prospective consiste à « voir loin » (se tourner vers l’avenir en regardant au loin et en intégrant les dynamiques du changement), à « voir large » (en associant des compétences et des responsabilités différentes), à « analyser en profondeur » (rechercher les facteurs déterminants, significatifs), à « prendre des risques » (il fait distinguer les personnes en charge de l’étude prospective de celles en charge de la mise en œuvre de la prospective) et à « penser à l’homme » (la prospective s’attache au fait humain).
Cette définition reste d'actualité, mais après la mort de Gaston Berger en 1960, la prospective s'est détournée un temps de ces principes pour aller sur le terrain des outils, des méthodes et des approches qualitatives. Elle a même connu une traversée du désert après le premier choc pétrolier. Depuis les années 1990, la prospective opère un retour aux sources et se tourne vers des approches plus qualitatives. Philippe Durance (Professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers) énonce l'enjeu à faire passer les questions de finalités avant celle des méthodes : « Sa méthode (celle de Gaston Berger) combine à la fois une réflexion sur les finalités et la recherche de moyens adéquats pour les atteindre. Et il y a bien là un sens à respecter : il s’agit d’agir en partant des finalités, pas des seuls moyens disponibles, ce qui reviendrait à une forme de déterminisme.
La prospective est donc d’abord, fondamentalement, une attitude. Le problème est qu’aujourd’hui, elle est souvent réduite aux méthodes, que la pratique qui en est faite s’attache davantage aux moyens qu’aux finalités. Au point qu’elle est susceptible de répondre à n’importe quelle question, indépendamment des valeurs sous-jacentes. (...) Ne pas oublier les méthodes, loin de là, mais rappeler que c'est un accessoire, que cela vient en second. Avant tout il y a une posture, une tournure, un esprit, qu'il faut retrouver ».
- Un rapport aux temps : passé, présent et futur
Pour Gaston Berger, « notre civilisation s'arrache avec peine à la fascination du passé. De l'avenir, elle ne fait que rêver et, lorsqu'elle élabore des projets qui ne sont plus de simples rêves, elle les dessine sur une toile où c'est encore le passé qui se projette. Elle est rétrospective, avec entêtement. Il lui faut devenir « prospective » » (« L'attitude prospective », 1959). Sans pour autant ignorer le passé, le philosophe en appelle aux capacités d'invention de l'humanité.
Il s'agit bien de réfléchir sur le passé pour éclairer les choix du présent et se préparer à l'action. « Se tourner vers l'avenir, au lieu de regarder le passé, n'est donc pas simplement changer de spectacle, c'est passer du « voir » au « faire ». Le passé appartient au domaine du sentiment. Il est fait de toutes les images dont nous regrettons la disparition et de toutes celles dont nous sommes heureux d'être délivrés. L'avenir est affaire de volonté. Prendre l'attitude prospective, c'est se préparer à faire » (Gaston Berger, « Méthodes et résultats », Prospective, cahier n°6, 1960). Mais pour Gaston Berger, la connaissance de l’histoire permet la théorisation et la modélisation sur lesquels s’appuient les scénarios de prospective est évidemment indispensable.
A l'évidence, le prospectiviste sait se faire un peu historien, par exemple quand il collecte des faits, analyse des tendances passées et actuelles pour comprendre le présent et imaginer des futurs vraisemblables. Au final, en s'efforçant d'envisager l'avenir, la prospective s'appuie bien sur les trois temps : passé, présent et futur.
- Une demande de prospective fluctuante mais toujours renouvelée
Après la seconde guerre mondiale, en pleine reconstruction du pays, l'Etat est confronté à des choix concernant des domaines aussi variés que les transports, l'énergie, l'urbanisme, l'agriculture, l'industrie... Le besoin de lieux de réflexion se fait sentir. Dans ce contexte, « la prospective émane à la fois de l’Etat planificateur, et d’initiatives de précurseurs, dont les plus fameux sont Gaston Berger, Bertrand de Jouvenel et Jean Fourastié qui créent des organismes de prospective, adaptent des outils, institutionnalisent la prospective, la professionnalisent » (Cédric Polère, p22)
Créée en 1963, la DATAR (Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale) va contribuer à faire évoluer la vision et les méthodes de la prospective. On ne cherche pas à prédire le futur mais à partager des visions de l'avenir, des choix souhaitables et des orientations pour le présent. C'est aussi une prospective qui cherche à intégrer les questions sociales.
Entre 1975 et la fin des années 1980, la France est marquée par une perte de légitimité de la prospective. Plusieurs raisons peuvent être avancées : le recul de la planification étatique, la montée des incertitudes, la prégnance du court terme et de la gestion de l'urgence, le pessimisme ambiant à l'approche de l'an 2000... La prospective n'avait pas non plus anticipé des événements majeurs comme les chocs pétroliers ou l'effondrement du bloc de l'Est.
Toutefois, durant les mêmes années 1970 et 1980, la prospective va s'élargir aux préoccupations de nature socio-économique : les politiques économiques, les stratégies d'entreprise, les modes de vie, l'emploi, les technologies et la société, etc. Les entreprises publiques (EDF, SNCF, RATP, etc.) et privées (L'Oréal, Peugeot, Danone, etc.) deviennent à la fois productrices et consommatrices d'études prospectives. Nombreuses utilisent les scénarios pour examiner les conditions d'apparition et les conséquences d'hypothèses et de ruptures.
Dans les années 1980, se développe un courant de « prospective territoriale ». Ce mouvement propre à la France montre à la fois une appropriation de la prospective aux différentes échelles territoriales et la transformation de la prospective. Celle-ci est de plus en plus utilisée comme un outil de gouvernance locale, un moyen de comprendre le territoire, d'agir sur lui, etc. Ce renouveau s'incarne dans les Régions d'abord, puis dans les agglomérations. Cette multiplication des terrains de la prospective s'accompagne d'un intérêt renouvelé pour le champ sociétal.
- L’art de décaler les représentations et les questionnements
L'anticipation est une composante forte de la prospective mais son histoire en révèle d'autres. La prospective consiste aussi à produire ou mobiliser des connaissances pour l'action. Mais cela n'est possible que parce qu'elle apporte une compréhension renouvelée des « objets » (un phénomène, une politique publique, un projet...) grâce à sa faculté de connecter ces objets aux évolutions du monde (évolutions des conceptions et des pratiques, évolutions sociétales, culturelles, techniques, réglementaires, politiques, économiques...) et donc de décaler les conceptions, représentations, questionnements liés à ces objets.
Ce « pas de côté », cette manière d'amener des solutions et des façons d'agir non pensées au départ, est certainement l'un des principaux apports de la prospective. « La prospective consiste d'abord à poser les bonnes questions, elle est à situer davantage du côté du questionnement que de l'apport de solutions. Elle vise ensuite à accompagner les processus d'apprentissage et de changement des acteurs en situation de responsabilité. (…) Elle permet de s'affranchir de la pensée binaire, de décaler les regards, d'ouvrir le champ des possibles, de trouver, face à la complexité, des voies de sorties... » précise Edith Heurgon.
Ainsi, prospective et projet politique présentent des traits de caractère communs : comprendre le monde et agir sur lui en toute connaissance de cause. En ce sens, la prospective participe au travail du politique.