La démission généralisée des parents : manque d'autorité parentale et laxisme des parents dans l'éducation de leurs enfants ! Voici quelques-uns des meilleurs articles de presse à lire, méditer ou critiquer, concernant les raisons de l'échec de la transmission des savoirs-vivre à l'actuelle génération en cours de développement.
L'aveu du laxisme... confusion et laisser-aller
75% des parents avouent être trop laxistes
Le Figaro - 3 octobre 2011 - Delphine de Mallevoüe
Les parents reconnaissent être trop stressés et souvent désemparés par rapport aux réactions de leur progéniture.
Constat d'échec ou examen de conscience, 75% des parents se jugent eux-mêmes trop peu autoritaires avec leurs enfants. C'est ce que révèle une enquête Ipsos [...]. Articulée sur une approche croisée «parents» et «non parents», cette étude peu optimiste montre une nette tendance à la dévalorisation et la culpabilisation: 46% ont une mauvaise image d'eux-mêmes.
Ils avouent se trouver trop stressés, pour 70% d'entre eux, complètement désemparés par rapport à certaines réactions de leur progéniture (58%) et ont le sentiment de passer à côté de l'enfance/adolescence de leur enfant. Enfin, 75% estiment qu'il est plus difficile d'élever un enfant aujourd'hui qu'autrefois.
Des chiffres étonnants qui, à tous les étages, font apparaître des parents véritablement aux abois. A en croire l'étude, la perception générale des Français sur l'éducation n'est pas meilleure. Le manque d'autorité arrive en première place du podium des critiques (71%). Une large majorité juge aussi que les parents entretiennent une relation trop «axée copain» (66%), qu'ils sont trop tolérants (61%) et donc pas assez sévères (81%).
Paradoxalement, si la discipline n'est pas leur fort, 70% des parents estiment avoir eu parfois des réactions trop dures par rapport à ce qu'exigeait la situation. «Ces réactions inadéquates ne font que montrer le désarroi des parents qui, au terme d'une carence installée ou d'un laisser-aller, réagissent à l'excès par l'excès, seulement quand il survient», analyse Christine Perrault, psychologue spécialiste des relations familiales. Pour autant, 81% des parents interrogés s'opposent à l'interdiction de la fessée.
Bertrand et Marie, parents d'adolescents, le confessent: «Lutter chaque soir après notre journée de boulot pour interdire à l'un et calmer l'autre, il faut avouer qu'on n'a pas toujours le courage, disent-ils. Et comme d'un point de vue pédagogique on veut éviter les punitions, l'équilibre n'est pas facile à trouver».
Dépassés par cette tâche complexe, les parents auraient ainsi tendance à s'en remettre aux institutions pour les suppléer. Vieux réflexe pointé du doigt par les profs «qui ne sont pas là pour faire le travail des parents mais apprendre le leur aux enfants», peste Nathalie, professeur de Français dans un collège lillois. Pour elle, «il est grand temps de laisser l'instruction au corps enseignant et de restituer l'éducation aux familles».
[...] «Les pouvoirs publics pourront prendre toutes les mesures qu'on veut, rien n'y fera si les parents ne revisitent pas leur relation avec leurs enfants, en reprenant leur rôle et en restaurant leur autorité, souligne Christine Perrault. La frustration n'est pas un sévice mais un apprentissage à respecter les règles. Dire non à un enfant, décider à sa place sans son avis, ce n'est pas risquer son désamour, comme le craignent tant de parents, c'est au contraire l'aider à apprendre à vivre dans un monde normé, avec ses contraintes sociales».
Quelles causes à cette crise de l'autorité parentale ? Qui est responsable ? A qui la faute ?
Avez-vous suffisamment d'autorité sur vos enfants ?
L'Express - 23 août 2011 - Angelina Guiboud
Dans un sondage publié ce lundi dans le mensuel, Psychologies Magazine, 81% des Français estiment que leurs compatriotes manquent d'autorité mais 83% des parents affirment ne pas avoir de difficultés. Déni ou réalité?
[...] Un déni face au manque d'autorité? Enfants rois ou simplement sages? Psyschologies évoque un déni face au problème d'autorité. Une absence de conscience qui se justifierait par une méconnaissance "de l'importance des transgressions des enfants petits". Les parents ne penseraient donc pas manquer d'autorité s'ils leur cèdent.
Selon la psychanalyste et rédactrice en chef Claude Halmos, la difficulté des parents à dire non à leurs enfants est liée à "la confusion trop fréquente entre autorité et autoritarisme, et la méconnaissance du rôle du père."
L'Express - 11 juin 1998 - par L'Express
Jamais les enfants n'ont été si désirés, programmés, choyés, investis, comblés de droits et promus consommateurs n°1. Et pourtant, jamais ils n'ont autant inquiété, déconcerté, troublé et humilié le monde des adultes, qui ne peut que constater collectivement ses échecs. Enquête après enquête, les chiffres tombent comme des grenades dégoupillées au milieu d'un sitcom: le nombre de délits commis par des mineurs a augmenté de 41% en quatre ans et doublé depuis vingt-cinq ans. A 11 ans, 15% des enfants boivent de l'alcool au moins une fois par semaine. Entre 10 et 20 ans, 12% des jeunes «oublient» régulièrement d'aller au collège ou au lycée, 17% prennent des médicaments contre la nervosité ou l'insomnie, 11% se réfugient dans un mutisme absolu face aux adultes [chiffres datant de 1998, qui ont empiré depuis]. A qui la faute? Hier, on en appelait aux juges, aux policiers, aux enseignants, aux prêtres, aux éducateurs, à l'Etat. Aujourd'hui, pour une fois consensuels, tous les corps constitués se retournent d'un même mouvement pour désigner d'un doigt accusateur les nouveaux grands coupables de ladite démission généralisée: parents, levez-vous!
Les résultats du sondage que l'Ifop vient de réaliser pour L'Express sont sans appel: 74% des Français estiment que les parents assument de moins en moins leurs obligations et leurs responsabilités à l'égard de leur progéniture. Paroles de vieux barbons nostalgiques? Pas du tout. Les jeunes de 15 à 24 ans ne sont pas les derniers à taper sur les doigts des parents en déroute. En réalité, tout le monde est d'accord sur un constat d'échec massif. Même le fait d'avoir ou non des enfants n'a guère d'incidence sur la brutalité du jugement des Français interrogés _ ce qui ne signifie pas, certes, qu'il s'agisse là d'une autocritique.
Alors, que faire? Comment s'extirper de cette impasse éducative? Il faut sanctionner les parents, les doper, et même les remplacer, claironnent des hommes politiques à droite, mais aussi - et c'est nouveau - à gauche. [...] Cet empressement démontre surtout que les Français éprouvent un sentiment d'urgence: il faut agir, semblent-ils dire, et vite. Il faut que l'Etat se bouge. Il faut réveiller les parents.
Mais lesquels? De qui parle-t-on quand on dénonce l'impuissance parentale? [...] La commémoration des événements de Mai a bizarrement fait office de lessiveuse, et les vannes de la coulpe collective se sont ouvertes: nombre d'intellectuels ont stigmatisé [...] le manque d'autorité de la génération 68 et mis en doute sa compétence éducative. Martine Aubry, Elisabeth Guigou et Jean-Pierre Chevènement ont fait plancher sur la famille des sociologues, des juges et des élus. De rapport en rapport, leurs auteurs concluent clairement que, menacés par l'anomie générale et pris dans le grand maelström de la dissolution des liens, les parents d'aujourd'hui ne sont pas tout à fait à la hauteur, et qu'il faut les stimuler. [...] Il ne faut pas stigmatiser les parents, mais les aider. Il faut étayer l'autorité parentale.
Ce sera le credo culturel de cette fin de siècle. Ironie des retournements de tendances: on vilipendait hier l'autoritarisme parental au nom des libertés individuelles, d'une Convention des droits de l'enfant mal comprise et d'un savoir psychanalytique un peu court. Aujourd'hui, au nom des mêmes droits et de la même psychanalyse, on réclame le retour de la loi paternelle. [...]
Certes. Mais si la famille est redevenue une valeur forte, «elle reste une institution molle, fragilisée», affirme le sociologue Michel Fize. Ils ne disent pas autre chose, tous ces proviseurs, ces juges, ces éducateurs, ces élus qui brûlent d'étriller les parents ou suggèrent de les soutenir tout en déplorant un peu hypocritement leur désarroi patent. «Certains parents nous posent des questions sidérantes, raconte une psychologue scolaire. Exemples: Mélanie vient dans mon lit toutes les nuits, dois-je la gronder? Lucien me frappe dès que je suis au téléphone, dois-je cesser mes coups de fil? Caroline vide le frigo, dois-je lui dire non?» [...] A Paris, les conseillères de la ligne d'écoute téléphonique Inter service parents ont reçu 34 000 appels en 1997, soit un tiers de plus que l'année précédente. «Les parents, des mères surtout, nous demandent conseil sur les tout-petits et les ados, raconte Brigitte Cadéac, animatrice du service. Comment réagir à la sexualité de leurs enfants? Comment exercer l'autorité?» Martine Gruère, qui anime l'Ecole des parents d'Ile-de-France, résume: «Les gens qui nous téléphonent sont débordés, épuisés, et anxieux de bien faire.»
En réalité, jamais on n'a autant attendu d'eux. On leur serine que le développement de leurs enfants est déterminé par les relations qu'ils ont avec eux dès les premières minutes de leur vie. Du coup, chauffés à blanc, les Français se passionnent pour le potentiel et l'épanouissement de leurs rejetons. Jamais ils n'ont souhaité à ce point être de bons parents. Jamais ils n'ont autant douté de l'être. L'avenir est flou. Le monde est incertain. Comment éduquer un enfant aujourd'hui? Quelles valeurs lui enseigner, quels repères lui offrir, quelles limites lui imposer?
[...] [C'est une] guerre de tranchées que se mènent en douce les parents et les institutions publiques depuis que l'enfant a commencé à être considéré comme un bien national, au XIXe siècle, puis, peu à peu, comme une personne à part entière. «Depuis, accuse Martine Gruère, la guerre n'a jamais cessé. Il ne faut pas dire que les parents sont démissionnaires. Ils sont démissionnés.» L'Ecole des parents, qu'elle dirige en région parisienne, s'est d'ailleurs fondée sur cette rivalité: «En 1929, le ministre de l'Instruction avait décidé que l'éducation sexuelle des jeunes filles devait être assurée par l'enseignement public. Ulcérés par cette intrusion de l'Etat dans la vie privée des Français, de grands bourgeois catholiques ont créé l'Ecole des parents pour aider les parents à s'occuper eux-mêmes de cette affaire délicate.» Dans les années 50, les enfants du baby-boom, chargés d'incarner la reconstruction de la France, ont fait l'objet d'attentions passionnées. «Il y eut énormément de recherches sur la médecine infantile, la pédagogie et la psychanalyse, raconte Martine Gruère. Les experts se sont multipliés, et ils ont mis les parents à la porte des nurseries. Aujourd'hui encore, dès qu'une femme est enceinte, elle s'entend asséner par des professionnels: c'est moi qui sais.» Présumés incompétents, les parents sont censés obéir aux diktats éducatifs, quitte à subir ensuite les revirements des spécialistes et à écouter sans ciller le Dr Spock - théoricien de l'éducation permissive - dégainer son autocritique avant de mourir et les pédiatres avouer que leur obsession du «coucher ventral» n'était pas étrangère aux morts subites du nourrisson.
[...] Selon une enquête réalisée par le Credoc [...], 58% de ces professionnels [de l'enfance] - enseignants, puéricultrices et travailleurs sociaux - déclarent que l'attitude la plus fréquente des parents, lorsqu'ils butent sur un problème éducatif, consiste à «démissionner». Ambiance.
Disqualifiés par les professionnels, présumés incompétents, RMIstes ou chômeurs, les parents les plus démunis rentrent sous terre lorsqu'ils sont dépassés par leurs enfants, ou explosent, comme Zephora Nachite, à Marseille. [...] Mais les parents en difficulté ne ressemblent pas tous à Zephora. La plupart restent tétanisés, en particulier les pères traditionnels d'origine maghrébine ou africaine. La démographe Michèle Tribalat raconte très bien comment ils se retrouvent ligotés par un double interdit: on exige d'eux qu'ils reprennent en main leurs garçons, mais on les empêche d'exercer la seule forme d'autorité qu'ils connaissent: «une bonne volée». Président du tribunal pour enfants de Paris, Alain Bruel confirme: «Les pères se plaignent: si je tape mon gosse, on me fait passer devant le juge. Alors, éduquez-le vous-même, mon enfant, si vous êtes si malin!»
[...] «Vous avez commencé l'alimentation des solides?» Christelle, 33 ans, interpelle une autre mère, à l'autre bout du canapé. Elle est venue à la Maison ouverte pour échanger ses impressions de mère anxieuse avec d'autres. Inspirée de la Maison verte de Françoise Dolto, cette Maison ouverte accueille des parents de tous milieux [...].
«Je ne trouve pas ça facile, de commencer les solides, reprend Christelle. Le bébé réclame à manger la nuit.
- Oui, mais ça passe, réplique Eve. Il faut faire comme on le sent.
- Mais parfois on ne sent rien du tout!»
Ce doute incroyable, ce refus de croire en son propre bon sens, beaucoup de parents l'éprouvent de façon décuplée quand leurs enfants atteignent l'âge de l'adolescence. «Par moments, on ne sait plus à quel saint se vouer, racontent Christine et Albert, éditeurs d'art. Alors, on en parle aux copains qui ont des enfants. On compare nos façons de réagir.» Mère au foyer, Corinne, elle, demande conseil à la mère de son mari, restaurateur: «Elle est la seule personne qui ait vraiment de l'autorité sur mes enfants. Ils font ce qu'elle dit. Avec nous, ils demandent toujours: pourquoi?»
Que répondre à un enfant qui pose une question à laquelle on ne sait pas répondre? «Vous parlez d'une crise d'autorité, mais il s'agit d'une crise de fiabilité! s'exclame le psychanalyste Serge Tisseron. Les enfants veulent croire en l'autorité de leurs parents, mais ceux-ci ne sont pas convaincus de ce qu'ils disent à leurs enfants.» Le pédopsychiatre Samuel Lepastier renchérit: «On n'a plus rien à dire à nos enfants parce qu'on n'ose plus rien dire. Ce qui crée la crise des valeurs, c'est l'écart entre ce qu'on dit et ce qu'on fait. Or, collectivement, nous avons trahi nos principes, et on assiste à une faillite de tous les engagements idéologiques depuis la chute du mur de Berlin.» Déboussolés par l'accélération des savoirs, leur sophistication, leur multiplicité, les adultes ne savent plus que choisir dans le fatras du monde. [...]
L'essentiel, justement, où est-il? Quel est le rôle des parents [...] ? Ou plutôt que devrait-il être puisqu'on leur reproche de mal l'exercer? «De transmettre des valeurs telles que l'honnêteté, le respect des autres, le goût de l'effort», répondent en choeur les Français. Voilà dix ans, l'Ifop leur avait déjà posé la question: l'ordre des priorités était alors inversé. On privilégiait l'accès à l'autonomie et l'épanouissement personnel des enfants. Cette fois, on réclame des repères. Mais les parents eux-mêmes ne se font pas confiance pour donner l'exemple. Un peu gênés aux entournures?
[...] La confusion des rôles
Les parents d'aujourd'hui appartiennent encore à une génération qui a rendu un culte à la jeunesse et répugne à vieillir, une génération plus soucieuse de fusion que d'autorité, une génération qui a pu programmer ses enfants et voudrait - expression pathétique - «en profiter».
Mais comment? On a tendance à câliner quand il faudrait semoncer, à se faire consoler par l'enfant quand il faudrait le rassurer, à lui demander son avis sur tout quand il faudrait lui imposer un choix. Tous les psy et les sociologues soulignent la confusion des rôles, des sexes et des générations dans les familles d'aujourd'hui. Le sociologue Michel Fize, très pessimiste, prétend que cette confusion nourrit une sorte d'indifférence grandissante: «Jeunes et adultes se font face et ne se comprennent pas: ils sont devenus des extraterrestres les uns pour les autres.» Et Samuel Lepastier diagnostique: «Il y a un malaise des pères qui sont tenus de jouer aux mères et un malaise des mères à qui l'on demande de jouer les superwomen, au-delà de leurs forces. Les enfants n'arrivent plus à se situer.» Jamais la crise de la masculinité et celle de la paternité n'ont autant passionné les sociologues et les magistrats: Alain Bruel parle joliment de l' «évanouissement» des pères. Ils détenaient seuls la puissance paternelle. Depuis 1970, ils partagent l'autorité parentale. Mais, en cas de séparation, un quart d'entre eux ne revoient plus jamais leurs enfants.
La confusion vient aussi de la variété des configurations familiales auxquelles s'adonnent aujourd'hui les Français, sans souci apparent de la précarité qui guette leur couple et leurs amours. On ne se marie pas, ou on le fera plus tard. On a plusieurs vies successives. Ce n'est plus le mariage qui fonde désormais la famille, mais l'enfant, qui en est le coeur et le pivot.
L'idéologie dominante: Un obstacle à la libre résolution des problèmes éducatifs
"Contre l'idéologie de la compétence, l'éducation doit apprendre à penser"
Le Monde - 2 septembre 2011 - Marcel Gauchet (historien et philosophe), Philippe Meirieu (pédagogue et essayiste), débat animé par Nicolas Truong
Dans quelle mesure l'évolution de nos sociétés ébranle-t-elle les conditions de possibilité de l'entreprise éducative ?
Marcel Gauchet : Nous sommes en proie à une erreur de diagnostic : on demande à l'école de résoudre par des moyens pédagogiques des problèmes civilisationnels résultant du mouvement même de nos sociétés, et on s'étonne qu'elle n'y parvienne pas... Quelles sont ces transformations collectives qui aujourd'hui posent à la tâche éducative des défis entièrement nouveaux ? Ils concernent au moins quatre fronts : les rapports entre la famille et l'école, le sens des savoirs, le statut de l'autorité, la place de l'école dans la société.
A priori, famille et école ont la même visée d'élever les enfants : la famille éduque, l'école instruit, disait-on jadis. En pratique, les choses sont devenues bien plus compliquées.
Aujourd'hui, la famille tend à se défausser sur l'école, censée à la fois éduquer et instruire. Jadis pilier de la collectivité, la famille s'est privatisée, elle repose désormais sur le rapport personnel et affectif entre des êtres à leur bénéfice intime exclusif. La tâche éducative est difficile à intégrer à ce cadre visant à l'épanouissement affectif des personnes.
Philippe Meirieu : Nous vivons, pour la première fois, dans une société où l'immense majorité des enfants qui viennent au monde sont des enfants désirés. Cela entraîne un renversement radical : jadis, la famille "faisait des enfants", aujourd'hui, c'est l'enfant qui fait la famille. En venant combler notre désir, l'enfant a changé de statut et est devenu notre maître : nous ne pouvons rien lui refuser, au risque de devenir de "mauvais parents"...
Ce phénomène a été enrôlé par le libéralisme marchand : la société de consommation met, en effet, à notre disposition une infinité de gadgets que nous n'avons qu'à acheter pour satisfaire les caprices de notre progéniture.
Cette conjonction entre un phénomène démographique et l'émergence du caprice mondialisé, dans une économie qui fait de la pulsion d'achat la matrice du comportement humain, ébranle les configurations traditionnelles du système scolaire.
[...] Est-ce à dire que l'autorité du savoir et de la culture ne va plus de soi, classe difficile ou pas ? Et comment peut-on la réinventer ?
Marcel Gauchet : L'autoritarisme est mort, le problème de l'autorité commence ! Le modèle de l'autorité a longtemps été véhiculé par la religion (puisque les mystères de la foi vous échappent, remettez-vous en au clergé) et par l'armée (chercher à comprendre, c'est déjà désobéir). Ces formes d'imposition sans discussion se sont écroulées [...] Mais il faut bien constater qu'une fois qu'on les a mises à bas, la question de l'autorité se repose à nouveaux frais.
Des conséquences désastreuses : mal-être des jeunes, augmentation de la violence, dérives comportementales, moindre capacité à vivre en société, enfance perdue (hyper-sexualisation des fillettes et phénomène des lolitas), ...
L'Express - 1 septembre 2004 - Lire
Sur l'évolution de la famille et de l'école, [...] le dépérissement de l'autorité s'accompagne de pathologies familiales et sociales alarmantes. Lire décrit les quatre comportements limites. Et lance le débat: faut-il accepter la confusion des rôles? Faut-il sauver l'autorité?
Dans La fin de l'autorité, le philosophe Alain Renaut diagnostique la mort de l'autorité parentale et celle du maître. [...] Alain Renaut soutient, avec la plus grande clarté, que notre société est entraînée dans une dynamique irréversible et illimitée de démocratisation. Sur fond d'égalité et de liberté, héritage inaliénable des Lumières et de la Révolution française, chacun voit désormais dans l'autre un semblable, un alter ego, un autre soi-même, bref un égal. Dans ces conditions, il devient inadmissible de supporter la moindre relation dissymétrique entre citoyens. Il faut donc aplanir tout dénivelé (on ose à peine dire toute hiérarchie) entre parents et enfants, maître et élève, médecin et malade, juge et prévenu.
Mais quid de l'autorité? Qu'en reste-t-il et quels en sont les effets? Alain Renaut rappelle très justement que l'autorité est un pouvoir doté d'une dimension magique ou sacrée qui doit susciter une adhésion sans condition de ceux à qui elle s'adresse. Alors que le pouvoir autoritaire naît et se maintient par la force, l'autorité s'impose, idéalement, à tous par le prestige (l'expertise, l'âge ou le savoir) ou la sacralité (l'Eglise, le pape).
[...] Mais, aujourd'hui, le roi est nu et sans prestige: on a même vu récemment des jeunes cracher sur le président de la République en tournée dans les banlieues dites «sensibles», les enseignants ont, quoi qu'en disent les progressistes les plus fanatiques, quelques difficultés à assurer leur enseignement, les pères sont désorientés et les symboles de l'autorité, malmenés. La violence n'est plus à la marge, elle est devenue une pathologie sociale ancrée dans la vie de tous les jours: la violence urbaine, des cités, des transports en commun, des jeunes à l'école, les violences sexuelles étouffées dans les familles... La gamme est large et le spectre ouvert: de l' «incivilité» - méprisable euphémisme pour dire agression traumatisante - à l'inceste, en passant par le harcèlement moral - une spécialité qui se porte comme un charme dans l'entreprise. [...] Il faut donc insister, quitte à enfoncer le clou: une violence inédite a émergé, dont l'absolue nouveauté porte la signature de notre époque laxiste jusqu'au relâchement criminel de l'ordre humain. Il s'agit d'en prendre la mesure et de cesser d'être désinvolte avec la loi, l'interdit de l'inceste et du meurtre, avec l'autorité de la langue et de la parole. Voici quelques symptômes criants, peut-être même hurlants, de ces pathologies qui ont émergé à mesure que l'autorité s'est affaiblie [...].
1. Les familles «hors la loi»
Il y a, le fait n'est guère contestable et les statistiques l'attestent, une explosion de la violence et de la délinquance sexuelles. A considérer seulement l'inceste, on agite nécessairement la question de l'autorité, plus précisément celle de la loi symbolique qui structure la famille. Corinne Daubigny, psychanalyste et contributrice à cette somme remarquable qu'est l'Encyclopédie de la vie de famille (La Martinière), définit, très simplement, la loi qui fait du petit d'homme un humain: «L'ensemble des injonctions et des interdits fondamentaux nécessaires à l'enfant pour se construire humainement, pour devenir un sujet parlant, conscient de ses sentiments et de ses désirs propres, et apte à la vie sociale, c'est-à-dire ouvert au rapport à l'autre.» [...]
2. De l'enfant roi à l'enfant tyran
Dans l'Encyclopédie de la vie de famille, le psychologue clinicien Daniel Coum rappelle avec humour que savoir dire non au désir insatiable de l'enfant est au fondement même de toute autorité parentale, du moins jusqu'à présent. L'interdit, dans son acception la plus simple, c'est opposer une parole à un acte. Savoir dire non. C'est la phrase qui énonce et marque la limite de la toute- puissance dévorante, de l'appétence folle de l'enfant: «Tu ne feras pas ça.» Si les parents - c'est un métier certainement difficile, la dernière aventure des temps modernes, disait Charles Péguy - ne s'essaient pas à limiter les gestes de l'enfant, alors un boulevard s'ouvre qui le mène tout droit vers le trône familial qu'il saura occuper, avec une rare habileté, comme un tyran. «Je suis le seigneur du château» (titre d'un film de Régis Wargnier), peut-on l'entendre dire à tout moment, rapporte Daniel Coum. Alors, il faut le répéter à satiété: interdire n'est pas empêcher. C'est se tromper sur le sens des mots et chacun peut constater les ravages de l'alliance objective de la désinvolture libertaire et du libéralisme. La psychiatrie américaine, dans ses traités de diagnostic, adore évoquer les enfants hyperactifs, au point d'avoir créé, à leur usage, une maladie spécifique. Ils sont massivement traités à coup de thérapies comportementalistes et de psychotropes. Mais ne s'agit-il pas, tout simplement, d'enfants à qui les parents n'ont jamais osé dire non?
3. Quand l'acte tient lieu de parole
Un adolescent en regarde un autre de travers. A peine quelques injures bizarrement formulées. Trois fois rien. Le coup d'Opinel est parti, un gamin tombe à terre, mortellement blessé, sans motif apparent. [...] Le refus de donner une cigarette à un «jeune» peut aussi valoir la mort. Il n'est pas rare de voir comparaître, devant les tribunaux, d'étranges délinquants qui ont l'air d'être là de passage. [...] Voilà encore un symptôme de notre temps: faute de pouvoir exprimer l'émotion qui nous submerge, on passe à l'acte violent. C'est le fameux acting out des psychanalystes britanniques. On n'a pas attendu Freud, bien sûr, pour savoir qu'une bonne engueulade dispense d'en arriver au pire. [...]
Comme le dit Guy Ausloos, psychiatre à l'université McGill de Montréal, dans Guérir les souffrances familiales (PUF): «Les enfants et adolescents qui expriment leur malaise, leur mal-être, leur souffrance par des actes sont souvent peu capables de verbalisation.» L'acte violent vient suppléer la parole manquante. [...] Ces jeunes viennent souvent de familles défavorisées, mais cette observation n'autorise pas le misérabilisme pour la bonne raison qu'il existe des familles pauvres qui ne sont pas des fabriques à délinquants.
Souvent, il n'y a pas de cadre, donc pas d'autorité. Les deux parents travaillent. Le plus marquant est certainement cette incroyable et insoutenable intolérance à la frustration: tout et tout de suite, à consommer sur place, immédiatement, que ce soit une femme ou un objet. Ce sont pourtant les mots, ces symboles des choses, qui permettent d'aménager et de supporter la frustration, de différer la satisfaction, de jouer avec les images de ce qui ne s'offre pas, ne se donne pas. De remettre à plus tard. On appelle ça séduire et, dans la «novlangue» édulcorée, fantasmer.
4. Se tuer
Les conduites suicidaires constituent un tragique problème de santé publique en France. Tout spécialement, les adolescents - jeunes âgés de 15 à 24 ans - sont très nombreux à s'essayer à la mort. Combien? Les chiffres n'ont aucun intérêt et le bilan comptable confirmerait le caractère massif et, surtout, totalement inédit de cette violence retournée contre soi. [...] L'article consacré au suicide de l'adolescent dans Guérir les souffrances familiales montre, en toute clarté, que l'émergence d'idées suicidaires, éventuellement assorties d'une tentative, va de pair avec les difficultés d'une famille en désarroi: lésion irrémédiable de l'estime de soi de l'enfant, non-dits et secrets de famille inavouables, coalition avec l'un des parents contre l'autre. L'adolescent doit réussir, sans trop de casse, son passage à l'âge et à l'être adultes. Il lui faut naviguer, sans cesse, entre deux écueils: la surprotection des parents qui ne veulent pas lâcher prise et le laxisme de ceux qui «copinent», c'est-à-dire la défaillance de la fonction parentale qui peut se solder par une adolescence qui se traîne. Autrement dit, la parole du père et de la mère ne s'adresse pas à leur enfant avec la justesse requise. L'autorité des parents n'est ni un noeud coulant ni un élastique. La bonne distance doit être trouvée. Le grand pédopsychiatre Philippe Jeammet a écrit à propos du suicide: «Au "Je n'ai pas demandé à naître" que ces adolescents jettent comme un défi à la figure des parents, ils opposent un "Je peux choisir de mourir" qui reflète à leurs yeux la maîtrise retrouvée de leur propre destin.» Comme un phénix qui renaît de ses cendres, l'adolescent aspire, dans sa tentative, à son propre engendrement. Il veut se faire auteur de sa propre histoire. Hors famille.
[...] La négociation gagne, occupe le terrain. Maître et élèves aplanissent leurs différends dans l'arrangement. En amont, le rectorat, le principal ou le proviseur accordent rarement la sanction appropriée. La référence tierce va vers sa propre disparition: le règlement intérieur, la loi ou la simple civilité sont mollement invoqués. Imaginons le jeu d'échecs privé de règles, livré au bon plaisir des joueurs. Impensable. L'autorité en a pris décidément un sacré coup. [...] «La dynamique de l'égalité a fragilisé l'autorité, précise Renaut. La discussion, l'argumentation, la négociation ont envahi toutes les relations. L'enseignant doit, continuellement, justifier sa pratique. A quoi ça sert les exercices de maths? [...]
C'est une nouveauté typique des temps modernes. Cette façon d'enseigner ouvre une brèche irrémédiable dans l'autorité, fragilisée par la dynamique de l'individualité, le droit affirmé à la différence et à la singularité culturelle. [...] Ce qui s'annonce donc, c'est la concertation illimitée, englobant des zones de plus en plus vastes. Par exemple [...] la démocratie et le droit, épine dorsale de la République. Fort bien. Mais le droit ne finira-t-il pas par céder à toutes les pressions: retournements fugaces d'opinion ou gesticulations de lobbies minoritaires? Au point que le législateur négociera bientôt chaque terme de la loi avec le citoyen. Les parents devront rendre raison et se justifier, pour un oui ou pour un non, devant leurs enfants.
Claude Halmos : "Il faut que les parents réapprennent à dire non"
Le Monde - 6 mars 2012 - Claude Halmos (psychanalyste, auteure de Dis-moi pourquoi. Parler à hauteur d'enfant), propos recueillis par Sylvie Kerviel
Dans un rapport parlementaire intitulé "Contre l'hypersexualisation, un nouveau combat pour l'égalité", remis le 5 mars à Roselyne Bachelot, ministre des solidarités, la sénatrice (UMP) Chantal Jouanno s'inquiète d'une tendance à l'érotisation du corps des petites filles dans la publicité, la mode et les médias, qu'elle met en corrélation avec une "banalisation de la pornographie". Elle propose une sensibilisation des parents et des enfants par le biais d'associations familiales ou de l'école, une charte à destination des marques et distributeurs de mode afin qu'ils s'engagent à ne pas mettre sur le marché de produits inadaptés, ou encore l'interdiction des concours de mini-miss. La psychanalyste Claude Halmos, auteure de Dis-moi pourquoi. Parler à hauteur d'enfant (Fayard, 206 p., 18 euros), réagit aux questions soulevées par ce rapport.
Cette "hypersexualisation" des fillettes que pointe Chantal Jouanno, l'avez-vous observée ?
Claude Halmos : Dans les médias, cette tendance est évidente et cela m'inquiète en tant que psychanalyste clinicienne. Pour une petite fille, porter des talons, se maquiller, faire gonfler sa poitrine à l'aide de soutiens-gorge rembourrés, sont des moteurs pour grandir plus vite. Or, si l'on donne l'illusion à une enfant qu'elle est une femme, cela trouble la perception qu'elle a de sa place dans la famille et l'empêche de se construire. A partir du moment où on est habillée, coiffée, maquillée comme maman, c'est compliqué de prendre conscience que l'on n'est pas maman et que l'on n'a pas les mêmes droits qu'elle. Et, surtout, cela a pour effet de désigner la fillette comme objet sexuel. Lorsque l'on sait à quel point les adolescentes ont besoin d'être accompagnées, au moment où leur corps se transforme et où elles voient changer le regard que les hommes posent sur elles, on mesure la violence que cela peut représenter pour une petite fille.
Les garçons sont-ils concernés ?
Non, parce qu'ils sont beaucoup moins soumis que les fillettes à la pression du marketing. Transformer ces dernières en femmes miniatures constitue un marché extrêmement rentable, ce qui ne marche pas pour les garçons. Il n'y a que peu de différence réelle dans les tenues vestimentaires des jeunes garçons et des adolescents.
Les parents n'ont-ils pas une part de responsabilité dans cette dérive ?
On dit les parents d'aujourd'hui laxistes, je pense pour ma part qu'ils sont surtout désemparés. Je vois des enfants de 3 ans qui ont encore un biberon au petit-déjeuner parce que c'est jugé "plus pratique" par leurs parents, des plus grands de 5 ans qui vont à l'école avec une tétine dans la bouche, ce qui est aberrant, des fillettes de 7 ans auxquelles on propose des vêtements de femmes... Tous les repères flottent actuellement en ce qui concerne l'enfance. Notamment parce que les parents ont plus de difficulté qu'hier à s'opposer à leur enfant. Il y a la pression des autres, de l'environnement. Il faut qu'ils réapprennent à dire "non", qu'ils sachent expliquer à leurs enfants que les interdits qu'ils posent visent à les aider à bien grandir.
Le rapport de Chantal Jouanno met aussi en avant la responsabilité d'Internet dans la sexualisation de l'environnement quotidien des enfants...
Surfer sur Internet et les réseaux sociaux n'est pas nocif en soi. Mais cela exige un accompagnement parental qui n'est pas toujours effectif, et demande que les enfants aient plus de repères éducatifs qu'autrefois, ce qui est loin d'être le cas. Plus largement, je crois que la notion d'enfance est aujourd'hui en danger. En thérapie, on a tendance à les traiter comme des adultes, on est en train de détruire la justice des mineurs en la rapprochant de celle des majeurs, on supprime le Défenseur des enfants. C'est très préoccupant.
...plus d'informations sur l'hypersexualisation des fillettes et le phénomène des lolitas
La voie du bon sens pour sortir de cette crise : c'est aux parents (le père et la mère) d'assumer conjointement leur rôle d'éduquer leurs enfants
“Aujourd’hui, celui qui détient l’autorité, c’est l’enfant”
Figaro Madame - 1 avril 2008 - Aldo Naouri (pédiâtre), Caroline Thompson (psychologue, auteur de La violence de l'amour), propos recueillis par Sophie Carquain
Dans son dernier livre, le pédiatre Aldo Naouri dénonce une nouvelle fois l’ « infantolâtrie ». Dans son sillage, la psychologue Caroline Thompson remarque que, souvent, au nom de l’amour, les parents renoncent à leur rôle. À méditer.
Madame Figaro. – Aldo Naouri, les enfants sont-ils aussi peu, voire mal, élevés que vous le prétendez ?
Aldo Naouri. – En quarante ans de pratique, j’ai constaté une réelle évolution. Les parents ont hissé leur enfant au sommet de la pyramide familiale et se sont mis à son service. C’est une vraie inversion hiérarchique : celui qui détient l’autorité, ce n’est plus l’adulte, c’est l’enfant. Comment voulez-vous alors vous imposer comme éducateur ?
Caroline Thompson. – C’est d’autant plus difficile qu’aujourd’hui les parents tentent de séduire leurs enfants. Ils veulent être aimés d’eux, à tout prix – sans doute pour suppléer aux défaillances de leur couple – à tel point qu’ils ne leur posent aucune limite.
A. N. – Petits, nous entendions : « On ne peut pas tout avoir dans la vie. » Désormais, la formule est : « Tu as droit à tout. » Et tout de suite !
- Est-ce à dire que l’enfant n’est plus considéré comme un être en devenir ?
C. T. – On nie le processus même de croissance et de temporalité. On a tellement glosé sur les compétences des bébés, que l’on craint aujourd’hui de les abîmer, en les éduquant ! Le fait d’être hissé d’emblée au sommet de la pyramide, comme vient de le noter Aldo Naouri, contredit l’idée même de grandir. Or les parents sont là d’abord pour pousser leurs enfants à sortir du règne des pulsions et les introduire dans le monde adulte.
Vous pensez sérieusement que les parents ne veulent pas voir grandir leurs enfants ?
A. N. – Consciemment, ils le souhaitent, bien sûr… Mais ils désirent garder leurs enfants tout contre eux, pour combler leur narcissisme. Il suffit de voir le nombre d’enfants « addicts » à la sucette et au biberon, même à cinq ou six ans ! Ce sont des gestes qui les maintiennent dans l’infantile. Et qui renforcent les mères dans leur toute-puissance. Le parfait cercle vicieux…
Est-ce un effet de génération ? Le quotidien de jeunes parents qui sont aussi les enfants de la génération 68 ?
C. T. – Nous récoltons en quelque sorte le résultat d’un processus trigénérationnel : les grands-parents qui ont soixante ans aujourd’hui, et en avaient vingt dans les années 70, ont refusé les premiers de se considérer comme des parents, et des modèles…
A. N. -... du coup, ils ont encouragé leurs enfants à rester en position de petit dieu. Au moment où ils donnent naissance à leurs propres enfants, ces jeunes parents subissent un énorme retour du refoulé. Tout ce qui n’a pas été résolu dans l’enfance revient. Et ces parents se mettent à régresser en même temps que leurs petits ! Ils ont les plus grandes peines du monde à se séparer d’eux…
“C'est aux parents d'éduquer”
Et pourtant, Aldo Naouri, vous dites qu’on traite nos enfants comme de petits adultes : on les habille en jean à trois mois, on leur donne un portable à sept ans… N’est-ce pas contradictoire ?
A. N. – Non, cela participe au contraire du même mouvement. En leur accordant d’emblée les mêmes prérogatives qu’aux adultes, on leur fait croire qu’ils n’ont rien à apprendre de leurs parents. Ça n’est pas leur rendre un fier service, car on n’éveille plus en eux le désir d’évoluer. Or éduquer, c’est pousser l’enfant vers une instance tierce, que ce soit des valeurs, la société, un modèle… Longtemps, le père a tenu ce rôle de modèle éducatif. Aujourd’hui on l’a évacué, purement et simplement. L’enfant reste donc dans une bulle fusionnelle avec sa mère…
C. T. – Je ne suis pas tout à fait d’accord, je vois beaucoup de pères très investis. En revanche, les mères me semblent plus culpabilisées que jamais, écartelées entre l’angoisse de la bonne mère, et l’envie de continuer à travailler. De retour à la maison, elles renoncent à éduquer, à sévir. Au nom de l’amour, elles n’interdisent rien. Quel contresens !
A. N. – La plus grande crainte des parents est de traumatiser leurs enfants ! Mais les petits sont solides ! Souvent, quand les parents viennent me voir, je donne l’image du pont suspendu : votre enfant est sur un pont qui doit l’amener vers l’âge adulte. Il va aller à droite, à gauche, et va vérifier l’existence de parapets qui le protègent du vide. En l’absence de parapets, que va-t-il faire ? Il sera paralysé de trouille et n’avancera plus. En revanche, si les parapets sont bien solides, il avancera doucement en se sachant protégé. Ce qui ne l’empêchera pas de temps en temps de tester les limites de ces parapets – surtout à l’adolescence.
Est-ce à l’école de renforcer ces parapets ? Le gouvernement préconise même, dès la rentrée, le retour aux fondamentaux – lecture, calcul – et aux leçons de morale !
A. N. – Oui, il faut revenir aux vertus de l’apprentissage et de l’effort. Aujourd’hui, tout se passe comme s’il fallait s’alléger du moindre effort intellectuel ! L’école aurait-elle peur de traumatiser en éduquant ?
C. T. – Si je suis tout à fait favorable au retour de la politesse, je suis un peu dubitative quant aux leçons de morale à l’école. C’est vraiment aux parents de s’approprier l’éducation de leurs enfants.
À vous entendre, l’école est devenue une partie de plaisir. Mais elle peut aussi être douloureuse, frustrante !
C. T. – C’est exact. À l’entrée au CP, en sixième, en seconde, elle reprend les rênes et devient terriblement frustrante. Soudain, tout se passe comme s’il lui fallait reprendre avec force ce qu’elle avait contribué à lâcher les autres années ! On est dans une injonction paradoxale, « sois toi-même » et « sois le meilleur ».
Que faire alors ? Recourir à des coachs en éducation ?
A. N. – Certainement pas ! On a essayé de résoudre cette carence éducative en allant chez le psy, chez l’orthophoniste… Mais c’est aux parents d’éduquer ! Dès les premiers jours de vie, il faut faire comprendre à l’enfant qu’il n’est pas ce petit être qui commande et préside aux destinées du couple. Il y a un couple avant lui. Même si certains jugeront mon propos provocateur, je soutiens que dès le retour à la maison, il faut penser à soi, rien qu’à soi ! À soi et à son couple…
C. T. – Tout à fait d’accord. C’est en continuant à mener sa vie de parents que l’on va frustrer l’enfant de son narcissisme et que l’on commencera à l’éduquer. Si vous saviez le nombre de femmes qui s’interdisent de sortir en couple ! C’est très mauvais, car l’enfant est considéré comme un partenaire amoureux. Je prescris, en tant que psychanalyste, des sorties en couple.
A. N. – Et vous avez bien raison ! Nous sommes curieusement entrés, au moment même de la libération de la femme, dans l’ère de la maternité sacrificielle. Ce que Winnicott appelait la « préoccupation maternelle primaire », et qui enferme la mère et l’enfant dans une bulle fusionnelle pendant quelques mois, se prolonge désormais pendant des années ! On risque de fabriquer alors des adultes qui ne pensent qu’à eux, et à l’« ici et maintenant », qui vivent dans une « logique bouchère », selon la formule de Pierre Legendre. Or s’ouvrir à l’autre, respecter son prochain, penser à l’« après-soi », n’est-ce pas là, la vertu première de l’éducation ?