Habitude et audience aidant, depuis dix ans France Culture impose dans sa grille d’été les conférences de l’université populaire de Caen. Michel Onfray s’y est taillé avec brutalité un franc succès, en exhumant des figures mineures de la pensée et en contestant l’institution qui les avait "soit-disant" oubliées ou enterrées pendant des siècles.
Aujourd'hui, Michel Onfray et son compagnon Didier Pleux, ne représentent absolument plus la fédération des Universités populaires de France, qui de leur côté, ont suivi la voie de l'ouverture et de l'intégration de toutes les disciplines.
Michel Vignard, producteur à France culture: Le problème est que, n’ayant jamais fait pour son compte œuvre scientifique, jamais porté au jour un seul de ces penseurs, jamais traduit ou édité leurs livres, il doit se contenter d’en parler à partir des travaux irremplaçables de ces universitaires qu’il fustige tant par ailleurs. Passons sur la contradiction ou l’imposture, comme on voudra dire, et venons-en à son style tout droit sorti de la Troisième République des lettres. Une bonne dose de biographie dans l’esprit de Gustave Lanson, de l’aimable paraphrase, ça ne mange pas de pain et ça apprend toujours quelque chose, des citations répétées pour permettre aux auditeurs d’en identifier l’importance et les noter sans faute. Une parole magistrale, des applaudissements en fin de cours, pas de quoi renverser la table.
Il n’en va pas de même depuis le séminaire sur Freud diffusé la saison 2010-2011. Changement d’orientation, Michel Onfray ne ressuscite plus, il enterre ! "Sa thèse principale consiste à faire de la psychanalyse la science de Freud en personne, accusant sans répit vingt-cinq séances durant l’auteur de l’Interprétation du rêve d’avoir capté à son profit la substance et la gloire de la psychanalyse, sans compter les griefs annexes de terrorisme ou d’adultère". Un livre paru à la même époque, Rêver avec Freud, signé par Andreas Mayer et la regrettée Lydia Marinelli (Aubier, 2009), fait la litière de cette thèse. Dans ce volume, sous-titré l’Histoire collective de l’Interprétation du rêve, les auteurs, comparant les huit éditions du texte, de 1899 à 1930, montrent «une interactivité permanente entre l’auteur Sigmund Freud et son public de disciples, de critiques, de collègues et de patients». Ainsi est mis un grand bémol à «l’image héroïque de l’auto-analyse» complaisamment véhiculée depuis la biographie d’Ernest Jones, et reprise sans distance par Michel Onfray.
Ce seul exemple suffit à mettre en évidence tout à la fois l’approche vieillotte, la bibliographie datée et le manichéisme de l’apôtre de Caen. Mais notre redresseur de torts ne s’en est pas tenu là, un nouveau cap semble avoir été franchi avec la saison qui s’achève, consacrée aux «réfractaires», George Politzer, Paul Nizan ou encore Albert Camus. Il exhibe face à eux des figures académiques qui concentrent ses foudres. Ainsi, se réfugiant derrière la parole de Politzer, il n’hésite pas à parler de «Bergson comme source du fascisme». Qui, reprenant le discours raciste de Hegel sur l’homme noir, aurait la mauvaise idée de s’effacer derrière l’autorité du philosophe de Iéna. Ne pas dire qu’un philosophe aussi a des opinions, et ne pas leur appliquer la critique qu’elles exigent est un péché contre l’esprit. Et quel est le sens de cette contre-philosophie «de classe» qui cite cette fois l’autorité de Bourdieu pour faire pencher la balance du côté du prolétaire Camus au détriment du bourgeois Sartre ? Et on ne parlera pas du flou systématique sur la chronologie, qui n’est pas sans valeur en histoire, ni de quelques erreurs factuelles comme à propos de Heidegger, qui n’a pas consacré sa thèse de doctorat à Jean Scot Erigène mais bien à Jean Duns Scot, le «docteur subtil».
"L’ultime séance hebdomadaire du séminaire est consacrée aux questions de la salle, c’est la goutte qui fait déborder le vase !" Rien pour contredire, discuter, relativiser, préciser. Partout et toujours la même révérence envers la parole du maître, c’est ce qui fait dire que la philosophie est trahie. Et avec elle la mission d’une chaîne comme France Culture. Au fil des saisons, l’université populaire de Caen s’est transformée en grand-messe et le philosophe, plus soucieux de bien et de mal que de vérité, a pris les travers fâcheux d’un gourou. Les époques en crise en quête de valeurs plébiscitent le simplisme, c’est regrettable mais guère surprenant. Mais comment accepter que chaque été une antenne publique ouvre à Michel Onfray, sans contrepartie aucune, pareille tribune officielle ? Au nom du public et de l’esprit, de toute évidence, cela ne peut plus se prolonger sans débat.