30 mai 2014 5 30 /05 /mai /2014 11:05

"J'ai reconnu le bonheur au bruit qu'il faisait en partant" écrivait Jacques Prévert. Le bonheur a actuellement la côte dans le champ de l'édition scientifique et grand public... Revues diverses et médias de masses s'emparent du bonheur : Voilà un thème lucratif qui fait grand bruit ! Mais au-delà de l'idéologie dominante, n'est-il pas tant de se demander ce que cache véritablement la "positive thinking" entretenue par le système consumériste ?

   

  

Roland Gori: La psychologie positive, renouant avec les délices de l'autogestion et de la méthode Coué, retrouve ici une deuxième jeunesse. Elle nous prescrit de chasser les pensées tristes et de ressasser les jours heureux. Nul doute qu'en haut lieu on s'adonne joyeusement à cette méthode, psalmodiant tous les jours le retour d'une croissance, cette belle arlésienne qui fait d'autant plus de bruit qu'elle a disparue. C'est que le bonheur est devenu depuis la fin du XVIIIe siècle "un facteur de la politique", et que rares sont les Constitutions révolutionnaires qui ne l'inscrivirent pas dans leurs principes. Depuis qu'aux dires de Saint Just "le bonheur est une idée neuve en Europe" les gouvernants n'ont eu de cesse de justifier leur politique en son nom.

 

A partir du moment où le sort de chacun n'est plus le lot de la Providence divine, le citoyen sorti de l'état de minorité et de tutelle se doit de prendre en main son destin. A condition que le Gouvernement l'aide dans cette rude tâche, il pourra vivre son Paradis sur terre et avec ses concitoyens. Nonobstant les événements qui favorisent ou entravent la fabrique de ce bonheur des peuples, c'est à sa toise que les gouvernants se voient jugés. Après une période qui a vu le bonheur confondu avec l'hédonisme de masse, les délices de la société de la marchandise et du spectacle, gavant toutes les attentes et tous les espoirs de biens matériels et divertissants, tendus vers leur amélioration constante dans la promesse des lendemains qui chantent, une santé pour tous en l'an 2000, la propriété pour chacun, l'embourgeoisement continu des classes laborieuses et l'ascenseur social dans le cartable de tous les écoliers, retraites et vacances incluses, il nous faut déchanter. Après le déclin des discours d'émancipation politique et sociale qui s'est matérialisée par la chute du mur de Berlin, ouvrant au marché planétaire le succès que l'on connaît, sur les marchés comme dans les esprits, c'est aujourd'hui la croissance qui fout le camp.

 

Cette crise économique devient une crise politique puisque c'est au nom du bonheur des peuples que le politique prétend gouverner ! C'est au nom de ce devoir de faire le bonheur de ses concitoyens que les gouvernants assurent à chaque citoyen une place, une fonction et un rôle social correspondants à ses mérites et à ses besoins, lui évitant la misère sociale et celle de ceux qu'il a en charge. Lorsque les jouissances matérielles se font plus rares le pouvoir se rabat sur la promesse de "sécurité" qui a toujours constitué le masque du bonheur lorsque celui-ci tend à se réduire comme peau de chagrin. Aujourd'hui l'exemple qui nous est offert est la chose même : le progrès social laisse sa place à la volonté de lutter contre les délinquances et les incivilités. A défaut de pouvoir rendre les citoyens heureux le pouvoir leur promet de les protéger, non de la misère elle est déjà là, mais des plus miséreux qu'eux. Le champ des pratiques professionnelles chargées de prendre en charge les souffrances psychiques et sociales, psy, travailleurs sociaux, rééducateurs de toutes sortes, se trouve remodelé de fond en comble par cette "pensée du risque". On ne soigne plus, on participe à l'hygiène publique du corps social en évaluant les probabilités de voir réapparaitre des comportements indésirables.

 

 

L'individu est réduit à la somme de ses comportements, de préférence de ses comportements passés. Pour cela il est passé à la moulinette des "grilles d'évaluation" diverses et variées, simplistes de préférence, mais visant toutes à contraindre le professionnel à adopter un langage de machine pour diagnostiquer et traiter l'usager dont il s'occupe. Afin de s'assurer qu'il incorpore bien dans son travail un langage de machine, une machine comptable de préférence, un logiciel d'agence de notation, le professionnel est lui même soumis au même traitement. A l'infini. La technique est venue remplacer l'éthique. Elle évite les états d'âme de la culpabilité, elle ne requiert que son exécution. Le professionnel comme l'"usager" sont ils encore des citoyens ? La machinerie des protocoles, des règles de bonne conduite, de la standardisation et du benchmarking, les notations et les prescriptions ont confisqué leurs savoirs, leurs savoir-faire, leurs possibilités de créer. Ils sont prolétarisés. Il en va de même aujourd'hui de l'homme politique, du gouvernant, prisonniers de l'"économie" et de l'opinion. Le politique serait-il lui aussi devenu un nouveau prolétaire ? J'aurais tendance à répondre positivement à cette question.

 

Les politiques, au nom du bonheur matériel, des exigences de consommation et de bien-être auxquels les marchés prétendaient répondre, cèdent leur pouvoir de décision et d'initiative. Ils se désistent au profit d'un système dérégulé, affolé, incontrôlable, dont plus personne, ou presque, ne possède la maitrise se contentant d'en exercer la fonction. La technique, encore elle, décide pour nous. Dans tous les domaines les automatismes tendent à prévaloir sur la liberté. Bien sûr pas les automatismes d'antan, mais des automates souples, fluides, numériques, captant et façonnant insidieusement les conduites humaines. Ils n'aident plus à la décision, ils la prennent. Ils permettent toutes sortes de connexions que l'on confond hardiment avec des communications. C'est ainsi que pour plagier Camus je dirai que nous avons remplacé le dialogue par le communiqué, celui de la connexion. Tout n'est peut être pas perdu là aussi, et la scène numérique constitue déjà le champ de bataille où s'affrontent les partisans du bien commun et ceux de l'empire marchand. C'est exactement en ce point d'affrontement politique et idéologique qu'il convient de rappeler comment le "bonheur" est devenu cette promesse faite aux peuples pour les soumettre et les gouverner. Opium dont la fonction politique et culturelle est comparable à celle des religions et des doctrines totalitaires. Le bonheur comme récit de légitimation sociale de l'ordre établi. Le bonheur comme moyen d'obtenir l'adhésion aux dispositifs de gouvernement et d'administration de la multitude, comme justifiant la dépendance aux techniques et aux procédures sans avoir à penser la culpabilité et le conflit inhérents au lien social.

 

Le bonheur et la technique ont progressivement favorisé une conception du monde qui puisse se passer de l'Autre, d'un autre dont chacun attend tout autant la reconnaissance que l'amour, la haine que la gratitude. Un autre qui altère l'autarcie de ce monde d'addictifs, qui ne soit réduit à l'instrument de mon plaisir ou à l'excitation de sa concurrence. Un autre qui puisse devenir un "ami" (friend), tant il est vrai que ce mot étymologiquement se rapproche de "libre" (free). C'est ainsi que l'on fabrique des citoyens, en leur parlant le "langage de l'humanité" disait Camus, le seul à produire cette confiance indispensable à la Démocratie. L'humain n'est rien d'autre que cette volonté qui refuse ce fatalisme. C'est ce langage de l'humanisme que le néolibéralisme a tenté de détruire en renouant avec les lunes mortes du darwinisme social. C'est ce défi du "langage de l'humanité" que les politiques aujourd'hui se doivent de relever, faute de quoi ils seront les nouveaux prolétaires du système qu'ils pensaient fidèlement servir. Levant alors le voile d'une amnésie collective, à laquelle ils contribuent tous les jours, ils pourront se rappeler qu'avant d'être une jouissance matérielle le bonheur était "bonheur public", c'est à dire liberté, liberté politique qui invitait les humains à devenir ensemble ordonnateurs de leur propre destin.

 

Roland Gori, psychanalyste pour www.huffingtonpost.fr

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