Sans le système actuel de subventions , la très riche culture française disparaîtrait. Ce qui serait une lourde perte pour le monde entier, explique un chroniqueur du Financial Times. Chaque français doit la défendre avec ferveur.
-The Artist, qui a remporté cinq Oscars à Hollywood, est le produit du système de soutien au cinéma français-
Revoilà la polémique autour de la fameuse exception culturelle française, dispositif combinant subventions, quotas et allégements fiscaux pour soutenir le cinéma, la télévision et la musique.
Paris menace de faire avorter le projet d’accord commercial entre les Etats-Unis et l’Union européenne si celui-ci ne lui permet pas de maintenir cette exception. Comme toujours, ses détracteurs raillent la France, sa haine de la culture anglo-saxonne et ses illusions de grandeur. Ils se trompent : la France accueille à bras ouverts les produits culturels étrangers, et les arguments en faveur de cette exception culturelle sont mesurés et raisonnables. Puisque la barrière de la langue semble empêcher les Français de plaider eux-mêmes leur cause en anglais, je me sens l’obligation, moi qui suis Parisien depuis 2002, de le faire pour eux.
Il y a cinquante ans, quand les Français ont commencé à protéger leurs produits culturels, l’esprit anti-anglo-saxon a joué un rôle. Mais cette hostilité a disparu. A partir des années 1990, quand Internet a chassé son précurseur français, le Minitel, les Français ont commencé à admettre qu’ils vivaient dans un monde anglophone – et la transition est en cours, souvent avec bonheur. Aujourd’hui, à Paris, la culture américaine est omniprésente.
La récente exposition des peintures d’Edward Hopper a été un triomphe. J’ai vu des foules parisiennes en délire accueillir Andre Agassi à Roland-Garros. J’ai vu aussi des intellectuels français assister à un cours de Bruce Ackerman, professeur de droit à Yale, s’imprégnant de sa sagesse en anglais. Le mois dernier, l’Assemblée nationale a voté une loi visant à promouvoir l’usage de l’anglais dans les universités françaises. Les quatre films ayant le plus rapporté ces derniers temps en France ont été produits à Hollywood, et ce malgré la taxe de soutien au cinéma français prélevée sur tous les billets. L’exception culturelle n’est en rien un blocus des produits culturels américains ; ce n’est d’ailleurs pas son objectif. Un rapport officiel des autorités françaises [le rapport Lescure] rappelait récemment que cette politique n’est pas “l’expression d’une conception défensive de la culture”.
Il faut en effet voir dans l’exception française un outil positif, pensé pour préserver une niche qui puisse accueillir certains produits culturels français. La France accepte parfaitement que l’essentiel du marché mondial du cinéma et de la télévision soit en anglais. L’exception culturelle entend simplement faire en sorte que la culture française obtienne elle aussi des financements. Car ce n’est pas la main invisible du marché qui s’en chargera. Etant donné la mort du français comme grande langue mondiale et le désintérêt des étrangers pour une France qui soit autre chose qu’une destination touristique et gastronomique, les cinéphiles étrangers sont de plus en plus rares à suivre le septième art hexagonal. Le dernier grand succès français au cinéma, The Artist, récompensé en 2012 par cinq oscars, était un film muet, délesté donc du handicap linguistique.
A cela s’ajoute la surproduction cinématographique mondiale. Il y a cinquante ans, très peu de pays avaient produit ne serait-ce qu’un seul film ; aujourd’hui, tous les gamins qui ont un iPhone en sont capables. D’où une concurrence d’une ampleur inédite. Si Jean Renoir avait réalisé sa Grande Illusion aujourd’hui, et non en 1937, son public à l’étranger se serait résumé aux dix-sept cinéphiles d’une salle d’art et d’essai de Greenwich Village.
C’est pourquoi l’Etat français donne un coup de pouce à ses artistes. Les taxes imposées aux chaînes de télévision, aux films et aux fournisseurs d’accès Internet font beaucoup ricaner à l’étranger. Pourtant, de très nombreux autres pays subventionnent leurs arts. Les exemptions fiscales accordées par les Etats-Unis aux mécènes ne sont pas autre chose. En avril, Leonard Lauder, héritier de l’empire cosmétique Estée Lauder, a fait don au Metropolitan Museum de New York de tableaux cubistes d’une valeur dépassant le milliard de dollars. A elle seule, cette somme est pratiquement équivalente au milliard d’euros de subventions que la France accorde chaque année à son cinéma.
Caricatures: Certains des films français subventionnés sont des navets, certes ; mais d’autres sont de petits bijoux. Ils viennent enrichir non seulement la culture française, mais aussi la culture mondiale. Il est de charmants petits films français des années 1990, comme Le bonheur est dans le pré ou Western, qui continuent de me trotter dans la tête. Ces productions ne pouvaient espérer se lancer à l’international et décrocher le jackpot, contrairement à leurs équivalents britanniques, comme ce fut le cas de Quatre mariages et un enterrement. Il n’en reste pas moins que la disparition de la culture française serait une perte pour le monde entier.
Aujourd’hui, alors que les produits culturels ont colonisé Internet, la France planche sur les moyens de taxer aussi ce mode de diffusion. Le gouvernement envisage ainsi une taxe de 1 % sur les smartphones et les tablettes connectées, ce que l’on interprète inévitablement à l’étranger comme un refus de la France de vivre au XXIe siècle. Mais il faut plutôt y voir le prolongement logique de l’exception culturelle, politique mesurée qui a fait ses preuves. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que treize autres pays de l’UE aient apporté leur soutien à la position française en matière de culture dans une lettre à la Commission.
La querelle illustre en fait un problème plus vaste : quel que soit le sujet, les arguments de la France sont systématiquement caricaturés. Le monde ne parlant pas le français, il entend rarement ce que disent les Français. De ce fait, c’est le discours anglo-saxon qui prévaut, selon lequel la France est toujours l’adversaire irrationnel du progrès. Nous l’avons vu durant l’escalade qui a conduit à la guerre en Irak – et rebelote aujourd’hui dans les négociations commerciales transatlantiques. Les Français doivent apprendre à mieux plaider leur cause dans la langue de Shakespeare. Car, pour peu que l’on entende correctement leurs arguments à l’étranger, tout le monde se dira qu’après tout ils ne sont peut-être pas si arriérés.
de Simon Kuper