Selon une étude récente*, 86 % des Français se déclarent favorables à la légalisation de l'euthanasie, perçue comme compassionnelle et cohérente avec le droit de chacun de disposer de sa vie. Mais, dès lors que l’on entre dans le vif du sujet, les certitudes s’effacent, tant il est difficile, individuellement et collectivement, de négocier avec l’interdit de tuer. Comment penser l’impensable ?
* Sondage Ifop pour Le Pèlerin en octobre 2012
Pourquoi vouloir choisir sa mort ?
Le retour du débat sur l’euthanasie pourrait laisser croire à la montée d’une aspiration collective, résultant de la « tendance de nos sociétés à considérer la vieillesse comme une maladie dont on peut se soustraire par seulement deux traitements : la DHEA (déhydroépiandrostérone, réputée pour ses effets ralentissant le vieillissement) pour commencer, l’euthanasie pour en finir », comme le déplore le philosophe LucFerry. Mais selon Marie de Hennezel, qui a travaillé pendant dix ans comme psychologue dans la première unité de soins palliatifs créée en France, « la demande d’euthanasie n’existe pas chez les patients, ou alors de manière rarissime. Vouloir choisir sa mort, l’heure et la manière, est une aspiration de “bien portant”, qui ne parvient pas à se projeter dans un avenir qui lui fait peur ».
Si de nombreux soignants affirment avoir reçu des « demandes d’en finir », « celles-ci émanent pour la plupart de personnes dont la douleur est mal traitée et qui se sentent abandonnées par la médecine », affirme Marie de Hennezel. Elles tendent à disparaître lorsque les souffrances physique et morale du patient sont soulagées. « Il existe cependant des volontés de mourir qui résistent aux soins palliatifs », assure le sociologue Philippe Bataille. Membre du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin, à Paris, il a côtoyé pendant des années le drame de personnes incurables, emmurées dans le handicap, ou de proches sidérés devant leur enfant en état de mort cérébrale. « Certaines questionnent le sens de cette non-vie qu’elles n’en peuvent plus d’endurer, explique-t-il. Ne pas vouloir accorder “une aide médicale à s’éteindre” à ces demandes conduit à l’insoutenable. » « Au nom de quoi voudrait-on obliger des malades à aller au bout de leur agonie ? interroge Martin Winckler, médecin et écrivain. Au nom de quoi s’opposer à la décision de personnes incurables qui souhaitent, en conscience, mettre fin à leurs jours avant de connaître la souffrance et la déchéance ? » On parle alors de « suicide assisté », par injection létale ou délivrance d’un poison que le patient boit seul, comme aux Pays-Bas, en Belgique ou en Suisse. « Des études menées dans ces pays montrent que les candidats sont le plus souvent des hommes, non croyants, qui jusque-là ont maîtrisé leur existence », constate Martin Winckler. Ce geste est vécu comme un ultime acte de liberté.
Qu'est-ce qu'une mort digne ?
Quelle que soit leur motivation, ces demandes appellent une réponse. Avant d’envisager d’y accéder, il convient de s’interroger : quelles conditions offre-t-on aux mourants pour que ceux-ci leur préfèrent la mort ? Où est la « dignité » à laquelle se réfère François Hollande : dans une fin de vie entourée jusqu’au bout, ou dans la possibilité de tirer sa révérence avant l’insupportable ? Marie-Frédérique Bacqué, psychologue spécialiste du deuil, cite les critères d’indignité exprimés par les patients : « Beaucoup redoutent l’extrême dépendance et la dégradation physique ou mentale. » À l’opposé, « la bonne mort » est celle dans laquelle on peut jouer un rôle, conserver un corps intègre, choisir le moment.
La dignité est-elle le seul bon argument ? « Le problème, observe Éric Fourneret, philosophe et membre de la mission Sicard, c’est qu’il est brandi aussi bien pour justifier l’euthanasie que pour s’y opposer. Si l’on considère, comme les tenants de la légalisation, qu’elle est une affaire subjective, alors pourquoi ne pas accepter le lancer de nains ? Et si l’on estime qu’elle est inaltérable, comme les partisans du non, alors on répond à un appel au secours par des grands principes, et l’on ne se met pas à l’écoute de ce que le patient exprime. »
Ramenant le débat sur la possibilité qu’offre la loi Leonetti de rédiger des directives anticipées avant de ne plus être en mesure d’exprimer sa volonté, Philippe Bataille estime que l’« on doit entendre les limites que se donne une personne. Il y a des patients qui ne consentent plus aux soins donnés. Or, parce que la loi est méconnue ou parce que certains médecins sont mal à l’aise devant des situations qu’ils ont contribué à produire par leur technicité, trop de patients se retrouvent encore dans l’exacte situation qu’ils voulaient éviter » .
Quels risques y a-t-il à légaliser l'euthanasie ?
Michela Marzano, philosophe, enseigne l’éthique médicale à l’université Paris-V-Descartes. Elle a souffert d’anorexie de longues années. « Au plus profond de ma maladie, j’ai voulu en finir, confie-t-elle. J’ai demandé leur aide à des amis médecins, qui ont refusé. Maintenant que j’en suis sortie, je m’interroge : à quel point les perfusions que l’on impose à des anorexiques en danger de mort peuvent-elles être considérées comme de l’acharnement thérapeutique ? La souffrance morale est-elle un critère justifiant l’euthanasie ? Quel est le seuil à partir duquel on peut répondre favorablement à la volonté de mourir d’un patient ? »
Et comment définir des critères sans mettre en danger les plus vulnérables, ceux qui ne sont plus en mesure d’exprimer leur volonté ? « Une grande majorité des plus de 75 ans est opposée à l’euthanasie, ils se sentent menacés », révèle Marie de Hennezel, citant une étude dirigée par la docteure Véronique Fournier, du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin, en octobre 2011. Cette pratique, estime-t-elle, doit rester une transgression de la loi. Celle-ci, actuellement, permet aux médecins de soulager la douleur, au risque que la sédation provoque le décès – c’est le fameux « double effet », où la mort survient dans une logique de soin, et non de meurtre –, tandis que la justice sait faire preuve de tolérance dans des cas extrêmes d’euthanasie compassionnelle. Selon Éric Fourneret, « légaliser la pratique risque d’annuler le questionnement éthique. En Belgique, où elle est autorisée, parmi les demandeurs d’euthanasie, seule une personne sur deux s’est vu proposer des soins palliatifs. N’est-ce pas un peu hâtif ? » Cela dit, « ne pas vouloir légaliser, c’est condamner à la violence et à la clandestinité ceux dont la volonté est de s’éteindre au moment de leur choix, prévient Martin Winckler. De même qu’il y a toujours des avortements malgré la contraception, l’euthanasie ne disparaîtra pas avec les soins palliatifs. Il vaut mieux que la pratique soit transparente et encadrée, à la fois pour ceux qui souffrent en silence et pour ceux qui poussent la seringue trop vite ».
Qui peut donner la mort ?
« Ce que je trouve gravissime, c’est que pour satisfaire une demande minoritaire, on veuille changer une loi qui protège les médecins, les patients et les familles de leurs pulsions mortifères », s’insurge Marie de Hennezel. Elle confie s’interroger sur les motivations de ces bénévoles, dans les associations suisses, qui préparent et tendent aux candidats au suicide assisté la potion létale : « Quelle est la part d’altruisme ? La part de perversion ? » « Qui peut donner la mort ? Là n’est pas la question ! s’agace Martin Winckler. On peut aussi envisager, si tel est son choix, que le patient puisse disposer d’une perfusion autocommandée à l’aide d’une pompe, et partir au moment où il le désire », cela dans l’hypothèse où il serait encore en mesure de le faire.
Avant de devenir psychothérapeute, Marie-Gabrielle Héril a accompagné sa grand-mère dans une agonie interminable. « Elle vivait depuis plusieurs jours ses derniers soubresauts, inconsciente. Ses râles étaient incessants. Épuisée, je suis arrivée à ce moment où l’on souhaite la mort comme un soulagement. Mais comment assumer de la demander ? J’ai simplement pu dire à l’infirmière : “Il faut que cela s’arrête.” Je l’ai vue se tourner vers le médecin. Nous nous regardions tous les trois. Le médecin est parti vers la pharmacie. C’est à ce moment-là que ma grand-mère s’est éteinte. J’aime penser qu’elle a voulu m’épargner la culpabilité d’avoir provoqué sa mort. »
Issu d’une famille juive oranaise, le psychanalyste Bernard-Élie Torgemen dit appartenir à une culture dans laquelle on accompagne la mort. « Tout petit, j’ai vu les hommes de ma famille parler au mourant, chanter, psalmodier, accorder leurs respirations à la sienne et dire une prière au moment du départ. » Porté par sa tradition, Bernard-Élie Torgemen revendique d’avoir « plusieurs fois poussé la seringue ». « On préparait les choses en amont. Je voyais le malade pendant plusieurs mois. Je promettais d’être là au moment voulu. Et puis il y avait un appel, de sa part ou de la famille. La morphine était fournie par des internes... » Comment se sent-il d’avoir donné la mort ? « Bien, parce que j’ai accompli un acte de frère humain. Euthanasier n’est pas tuer. La mort est là, inéluctable. Il s’agit juste d’adoucir l’ultime passage. »
Le deuil des proches est-il facilité ?
Une étude parue aux Pays-Bas (« Effects of euthanasia on the bereaved family and friends » de N.B. Swarte et al., British Medical Journal, 2003). compare les deuils après euthanasie et mort naturelle. Elle établit que les symptômes de stress post-traumatiques chez les endeuillés sont moins fréquents dans le premier cas. « Lorsque la mort est discutée entre le patient, la famille et les médecins, la fin de vie et le deuil se passent mieux, atteste Marie-Frédérique Bacqué. Mais faut-il attendre les demandes d’euthanasie pour avoir un dialogue sur la fin de vie ? »
Qu’elle provienne d’un malade ou de son entourage proche, la demande d’en finir s’accompagne d’une forte culpabilité, rappelle la psychologue. Une étude plus récente (« Death by request in Switzerland » de B. Wagner, J. Müller et A. Maercker, European Psychiatry, octobre 2012). s’est penchée sur les complications du deuil pour les témoins du suicide assisté. « Un quart des personnes concernées doivent suivre une thérapie », rapporte l’auteure, Birgit Wagner, chercheuse à l’université de Zurich, en Suisse. Est-ce d’avoir consenti à l’impensable ? De n’être pas intervenu pour l’empêcher ? Y avait-il une autre solution ? A-t-on pris le temps de se séparer, de se dire au revoir, de se quitter apaisés ? « Il faut faire le travail de mourir bien avant que la mort se présente. Réintroduire du rituel, du symbole, conclut Marie-Frédérique Bacqué. Sans quoi l’euthanasie risque d’être une fuite en avant. »
Pour aller plus loin
En souvenir d’André de Martin Winckler. Dans un futur proche où l’euthanasie serait autorisée, un médecin accompagne les dernières heures de candidats au suicide assisté (POL, 2012).
À la vie, à la mort. Euthanasie : le grand malentendu de Philippe Bataille. Face au réel de ces situations de souffrance extrême, le lecteur est invité à revoir ses certitudes (Autrement, 2012).
Choisir sa mort, les débats de l’euthanasie d’Éric Fourneret. Comment penser l’euthanasie sans retomber dans l’éternelle opposition pour/contre ? Les réponses d’un philosophe (PUF-Le Monde, 2012).
Euthanasie : ce que dit la loi
L’arrêt des traitements : La loi du 22 avril 2005, dite loi Leonetti sur la fin de vie, interdit l’« obstination déraisonnable » (acharnement thérapeutique) et reconnaît au patient le droit de s’opposer à tout traitement, y compris l’alimentation et l’hydratation artificielles.
La sédation terminale : Dans les cas de phase avancée ou terminale d’une maladie incurable, la loi Leonetti précise les conditions d’utilisation d’antalgiques qui peuvent avoir pour effet secondaire de précipiter la mort. L’intention est de soulager la douleur, non de hâter la fin. Le malade et son entourage doivent en être informés, et mention doit en être faite sur le dossier médical.
Les « directives anticipées : Le patient a la possibilité d’indiquer par écrit les limites qu’il souhaite voir respectées lorsqu’il ne sera plus en état d’exprimer sa volonté. Le médecin a l’obligation de les consulter pour toute décision.
Le suicide assisté : Toute aide active à mourir, qu’il s’agisse d’une injection létale en phase terminale (Belgique) ou de la prescription de pentobarbital avant l’agonie (Suisse) reste assimilée en France à un homicide, et est donc interdite.